Cette fic est dédiée à tous les amoureux du jeu de société Les Loups de Thiercelieux (pour les règles suivre le lien) et particulièrement à Marie, qui, bien que complètement barrée, est une très bonne amie et à ma petite Sam qui m’a apporté la motivation nécessaire pour trouver le courage de terminer cette histoire.
Bonne lecture amis lecteurs, et n’oubliez pas les feedbacks : mark-nomad@noos.fr

 

Première nuit

Duncan Macleod avait voyagé depuis le crépuscule, sans se retourner ni s’arrêter. Ce n’était que maintenant alors que le jour était sur le point de se lever, qu’il accepta l’idée d’avoir échappé à ses poursuivants et consentit à ralentir l’allure. Mais il ne ferait pas halte, pas encore. Pas alors qu’il se trouvait dans une forêt inconnue, plongée dans l’obscurité de la nuit. Non, il attendrait que le jour se lève. Ce n’était plus qu’une affaire d’heure maintenant. Il saurait fournir ce dernier effort et il savait que son cheval le ferait également. Il lui caressa l’encolure et tira doucement sur les rênes. Le galop se mua bientôt en trot. En absence de chemin, Duncan devait se frayer un passage au sein d’une végétation dense et anarchique. Une avance rendue encore plus difficile par le manque de lumière. La lueur de la lune, pleine cette nuit-là, perçait difficilement la barrière de branches et de feuilles qui s’élevaient haut dans le ciel en rang serrés. Maintenant qu’il avait ralenti la cadence, Duncan se laissait gagner par une torpeur qu’il devait combattre à chaque instant pour ne pas sombrer dans le sommeil. Alors qu’il fermait une nouvelle fois les yeux, un grognement sourd se fit entendre et le sortit immédiatement de sa léthargie. D’un coup sec sur les rênes, il fit stopper sa monture et chercha l’origine du bruit. A quelques mètres de là, il vit des feuilles bouger et au-delà une ombre se mouvoir. Puis il sentit l’odeur. Une odeur qu’il connaissait bien, celle du sang.
L’ombre s’immobilisa dans sa direction et, entre deux fourrés, il put apercevoir ses yeux. Deux billes d’un bleu flamboyant semblables à deux petites flammèches suspendues dans l’obscurité.
Duncan mit pied à terre en tirant son épée hors du fourreau. Il fit quelques pas en direction de la silhouette surmontée des deux yeux bleus qui le fixaient et s’arrêta. D’où il était, il pouvait désormais entendre sa respiration précipitée qui précéda un nouveau grognement sourd. Il distingua une gueule striée de crocs de taille démesurée.
Immobiles tous les deux, Duncan et l’ombre se scrutèrent mutuellement pendant un long moment. Quand les yeux s’étrécirent et qu’un nouveau grognement se fit entendre, Duncan crut que la bête allait passer à l’attaque. Au lieu de ça, elle fit volte-face et disparut dans la forêt. Une fois certain que tout danger était écarté, Duncan s’avança à l’endroit où se tenait l’animal. Duncan aperçut tout de suite le cadavre de l’enfant étendu sur un tapis de mousse. Le crâne dévoré, les yeux ouverts, il semblait regarder le ciel avec étonnement. Duncan s’approcha et constata que les blessures correspondaient à la taille des crocs qu’il avait aperçus. L’Immortel soupira et se mit à réfléchir. L’enfant devait venir d’un village situé non loin de là. Le moins qu’il pouvait faire, était de se mettre en quête de celui-ci et de ramener l’enfant à ses parents. Dans un geste d’une infinie tendresse, Duncan ferma les yeux du petit garçon. Il l’enveloppa ensuite dans sa couverture, qu’il attacha sur son cheval Une fois achevée la sinistre besogne, Duncan se remit en selle et poursuivit sa route.


Premier jour

Le hameau apparut à Duncan Macleod avec une étrange soudaineté. Les premiers rayons de soleil transperçaient désormais la forêt de part en part, lui donnant un aspect moins inquiétant. Mais Duncan ne pouvait oublier le lourd fardeau qui se trouvait attaché sur la croupe de son cheval. En traversant un épais buisson de fougères, il jeta un nouveau regard sur la couverture roulée et attachée derrière lui, s’assurant qu’elle n’allait pas se décrocher et qu’il n’aurait pas à récupérer le corps horriblement mutilé au pied d’un arbre. En retournant la tête, il faillit se faire assommer par une branche qu’il écarta d’un mouvement brusque de l’avant-bras. C’est alors qu’il les vit. Une dizaine de fermes faites de bois et de torchis regroupés en cercle, autour d’une place rudimentaire. En son centre, un groupe de paysans discutait âprement, des éclats de voix, des sanglots, se faisant entendre par intermittences. Macleod juché sur son cheval, observait la scène de loin nullement pressé de se faire remarquer. Pourtant, au bout d’un moment, l’un des hommes releva la tête et le vit. Il recula d’un pas, sans détacher son regard. Aussitôt, le groupe se disloqua, s’étira en une rangé d’hommes et de femmes qui l’observaient sans prononcer un mot. Jusqu’à ce qu’un cri s’élève, le cri déchirant d’une femme et Duncan comprit qu’il s’agissait de la mère.
Elle s’avança sans lui accorder un regard, les yeux fixés sur la couverture accrochée derrière lui. Elle s’empara des cordes et se mit à les tirer violemment jusqu’à ce qu’elles cèdent. Puis elle agrippa la couverture et voulut l’attirer vers elle, mais Duncan la retint fermement. Il chercha de l’aide auprès des villageois, les suppliant du regard de ne pas la laisser voir l’enfant dans un état pareil, en vain. Ils demeuraient à distance, suivant la scène, immobiles, silencieux. Duncan regarda la femme aux yeux bouffis de larmes, maintint sa prise sur la couverture un moment puis, à regret, dénoua lentement ses doigts. La mère qui tirait encore sur le fardeau, perdit l’équilibre et tomba sur le sol avec la couverture qu’elle tenait dans ses bras. Dans la chute, un pan s’était ouvert révélant sans ambages à la mère, le haut du crâne de son enfant à moitié dévoré. Le hurlement déchira le cœur de Duncan et il s’apprêtait à mettre pied à terre pour réconforter la pauvre femme, quand un homme sortit du bois et courut dans leur direction. Il s’agenouilla aux côtés de la femme, posa les mains sur la couverture, et en écarta brusquement les pans, révélant à tous le petit cadavre mutilé. Un murmure plaintif s’éleva du côté des villageois.
- Où l’avez-vous trouvé ? demanda l’homme en se tournant vers Macleod, la voix pleine de colère. Où avez-vous trouvé mon fils ?
- A quelques lieues d’ici, au cœur de la forêt. Un loup le trainait avec lui.
Aussitôt ces paroles prononcées, le groupe de villageois se rapprocha. Un homme, petit et gros aux yeux porcins, lui demanda :
- Le loup ? Vous avez-vu le loup ?
- Pas distinctement, il faisait nuit et il était caché par le feuillage. Il m’a observé un instant, je pensais qu’il allait m’attaquer, mais il n’en a rien fait. Il s’est enfui et en approchant de l’endroit où il se tenait, je l’ai vu, dit-il en désignant le cadavre d’un mouvement de tête.
L’homme se pencha vers la mère et posa délicatement une main sur son épaule. Si la présence du cadavre lui posa une quelconque gêne, il ne le montra pas.
- Aliénor, lui dit-il à voix basse. Viens, laisse-nous faire. On va s’en occuper de ton petit gars.
- Non Enguerrand, dit-elle entre deux sanglots. Je ne veux pas le laisser.
Enguerrand croisa le regard de Gauvin, le père de l’enfant et comprit qu’il était inutile d’essayer de la convaincre.
- D’accord, alors va avec lui et prépare-le. Ma Mahaut va t’aider
Il se retourna et appela, d’un ton autoritaire :
- Femme !
Une femme maigrichonne au teint pâle, se précipita et entoura la mère des épaules, tandis que Gauvin qui avait refermé la couverture prit son fils défunt dans les bras.
Quand ils disparurent dans l’une des maisons, Macleod demanda :
- C’est déjà arrivé auparavant, qu’un loup attaque un des villageois ?
- C’est rien de le dire chevalier, rétorqua un jeune homme d’une vingtaine d’années en ricanant. Depuis trente ans, à chaque nuit de pleine lune, les loups dévorent l’un des nôtres.
- Trente ans ! s’écria Duncan. Mais ce n’est pas possible, vous …
L’homme aux yeux porcins esquissa l’ébauche d’un sourire.
- Et pourquoi cela serait-il impossible ? Vous pensiez que ces quelques maisons ne formaient qu’un petit hameau sans importance mais regardez bien autour de vous.
Ce que fit Duncan, et il se rendit compte effectivement de son erreur. En y regardant de plus près, il distingua des ruines qu’il n’avait pas remarquées la première fois car entièrement cachées par le lierre. Il compta ainsi plusieurs dizaines de maisons mais il devina qu’il y en avait encore d’autres cachées plus loin. Comme ce qu’il avait pris pour une petite colline qui se révélait être une masure recouverte depuis bien longtemps par la végétation.
- Ce que vous aviez cru n’être qu’un petit hameau sans importance à votre arrivée, est en fait une ville. Thiercelieux, le plus grand point de passage de la région il y a encore trente ans. Mais ça c’était avant que la malédiction ne s’abatte sur nous.
- Une malédiction ? Vous ne croyez tout de même pas…
- Et comment appelez-vous ça, quand un loup vient précisément à chaque pleine lune pour emporter l’un d’entre nous ? Ce n’est pas naturel.
- Je l’admets. D’autant que la forêt regorge de gibier pour ce que j’ai pu en voir et les loups ne s’aventureraient pas à attaquer des hommes sans autre raison que la faim. Mais de là à parler de malédiction…
- Quoiqu’il en soit, le loup reviendra cette nuit et les six prochaines également, n’en doutez pas. Nous sommes de simples villageois et nos existences, ainsi que celle de notre village, toucheront bientôt à leur terme si personne ne parvient à arrêter ce loup. Je n’ai plus beaucoup d’espoir, mais vous êtes un chevalier et…
Macleod était sur le point de protester quand à sa dénomination de chevalier quand un homme s’interposa.
- Hé bien, Enguerrand, le chef de ce village douterait-il de ma capacité à débusquer le loup, qu’il aille quémander de l’aide au premier maraudeur venu ?
- Voyons du calme Gaspard, personne ne remet en cause tes qualités de chasseur émérite. Mais admets que toi-même tu as été mis en échec par le loup et il ne nous reste plus beaucoup de temps avant d’être exterminés. Si ce chevalier peut nous venir en aide…
- Porter une épée n’a jamais fait de quelqu’un un chevalier. Et je n’y peux rien si cette malédiction nous oblige à dormir du coucher au lever du jour. Je ne puis qu’essayer de débusquer le loup de jour, quand il se cache sous sa façade humaine. Car il est l’un d’entre nous Enguerrand, je le sais. Loup-garou c’est ainsi qu’est nommée cette bête, homme le jour, loup les nuits de pleine lune, dans les livres de sorcellerie.
- Gaspard, tu ne possèdes pas ce genre de livres démoniaques, j’espère ?
- Non bien sûr, répondit le chasseur un peu trop fermement. Mais si je dois m’attaquer à une créature du Malin, je dois quand même obtenir des informations sur elle. Et de toute façon, le Père s’est fait dévorer il y a bien longtemps déjà. Personne ne peut plus me soumettre à l’inquisition.
Il toisa Macleod des pieds à la tête puis dit d’un ton acerbe.
- Maintenant soit, Enguerrand, tu es le chef de ce village. Si tu veux de l’aide de ce prétendu chevalier, je ne m’y opposerai pas mais j’ai pour habitude de chasser seul. Qu’il fasse de même et ne vienne pas m’ennuyer.
Gaspard le chasseur s’éloigna à grands pas en ajustant son arbalète sur l’épaule.
- Tout à fait charmant, dit Macleod en grimaçant.
- Ne lui en tenez pas querelle. Son incapacité à trouver le loup le blesse dans son orgueil, lui qui se targue d’être le plus grand chasseur du pays. Et à mon avis il l’est. Sa qualité est remise en question, et il est vrai que les villageois le voient de plus en plus d’un mauvais œil.
- Il a parlé d’une malédiction qui vous obligerait à dormir la nuit.
- Oui. Dès que le dernier rayon de soleil a disparu à l’horizon, nous nous endormons aussitôt quoique nous fassions et nous plongeons dans un profond sommeil dont rien ne peut nous tirer jusqu’à l’aube. D’un côté ce n’est pas une si mauvaise chose. Au moins, on ne sent rien quand le loup nous dévore. Mais cela nous laisse totalement impuissant et nous rend incapable de le combattre. Je me dis que peut être vous qui n’êtes pas d’ici ne serez pas soumis à cette malédiction.
- Vous avez déjà eu des visiteurs qui n’étaient pas sous le coup de cette malédiction ?
- Nous avons déjà eu des étrangers à Thiercelieux oui, mais tous sans exceptions se sont endormis au même titre que les villageois. Certains se sont même fait dévorer la première nuit de leur arrivée au village. Les autres, et bien les autres, je dois l’avouer, ont été lynchés par les villageois qui les croyaient loups. Nous autres, n’aimons pas beaucoup les étrangers, surtout ceux qui ne parlent pas beaucoup.
- Pourtant je suis un étranger et vous me demandez de l’aide.
- C’est vrai. C’est difficile à expliquer mais je sens que vous vous êtes différent des autres. Je me trompe ?
Duncan aurait pu essayer de mentir mais il décida de ne pas le faire sans pour autant dévoiler la vérité.
- Non. C’est d’accord Enguerrand je vous aiderai du mieux que je le pourrai. D’abord dites-moi quelles sont les victimes privilégiées des loups. Les enfants ?
- Comme le petit Gaëtan vous voulez dire ? répondit-il en se signant. Non justement. Il est impossible de savoir qui il tuera la prochaine fois. Il s’attaque sans distinction aux hommes, aux femmes et aux enfants.
Le soleil était maintenant haut dans le ciel et tandis que le brouillard était en train de dissiper Macleod aperçut la silhouette d’un château perché au sommet de la colline qui jouxtait le village. Enguerrand avait du suivre son regard, car il dit :
- Le château de notre seigneur Clovis de Thiercelieux. Il y vit avec sa femme et ses deux enfants. Mais nous ne le voyons plus guère. A vrai dire, depuis le temps, ils sont peut être déjà tous morts.
- Tués par le loup, vous voulez-dire ?
- Oui. Le château n’a pas été épargné. Plusieurs serviteurs du seigneur sont morts, dévorés par le loup.
- J’aimerai monter les voir.
Enguerrand haussa les épaules..
- Je ne vois pas en quoi leur sort peut vous importer mais si vous y tenez. L’enterrement du petit aura lieu en début d’après-midi.
- J’y serai.
Macleod emprunta le chemin qui menait à la colline. Bien vite, le tranquille sentier se transforma en une montée ardue et harassante. Lorsqu’il arriva à hauteur de la première muraille et qu’il s’arrêta un instant, Duncan sentit toute la fatigue, qui avait refluée avec la découverte du cadavre de l’enfant, s’abattre à nouveau sur lui. En atteignant le pont-levis, il fut accueillit par le croassement d’un corbeau perché sur l’un des merlons du rempart. En s’avançant vers le porche, une rafale de vent vint souffler dans les arbres. Macleod leva la tête en direction du corbeau. Penché en avant, il l’observait de ses yeux noirs. Mauvais présage se dit-il avant de chasser bien vite cette idée de la tête. Il n’était pas homme à adhérer aux superstitions de toutes sortes. Il ne croyait pas à cette histoire de malédiction et surtout pas à celle d’un loup surnaturel qui viendrait dévorer un villageois toutes les nuits de pleine lune depuis trente années. Ce genre de fables n’étaient plus monnaie courante dans les grandes villes, mais il comprenait que dans des endroits reculés comme Thiercelieux, entouré d’une profonde forêt et surveillé par un aussi lugubre château, les esprits puissent encore se laisser aller à croire aux superstitions les plus folles.
Macleod longea une arche étroite et sombre et déboucha dans une cour. Il faisait face au logis, le bâtiment principal. Sur sa droite, un peu plus loin, il reconnut les écuries, qui jouxtaient la conciergerie et les enclos pour animaux. L’endroit était désert. A terre, s’accumulaient divers objets de toutes sortes, allant du simple bol de l’indigent au plastron d’un garde, et qui semblaient avoir été abandonnés sur place au cours d’une fuite car l’on n’avait pas pu tout emporter.
Macleod tourna la tête en direction du logis, en entendant un écho provenant de l’intérieur du bâtiment. Il gravit les quelques marches qui y menaient, se glissa dans l’entrebâillement de la lourde porte qui en gardait l’entrée et pénétra dans une grande salle qu’une longue table de banquet parvenait à peine à remplir. Encastrés dans le mur à sa droite, de fins vitraux éclairaient à moitié la pièce. Dans les coins, étaient empilés des meubles, le plus souvent endommagés. L’atmosphère était âcre, gorgée d’une poussière qui vous piquait la gorge et les yeux. Sur la table, s’amoncelaient des assiettes, des verres et des plats dont certains contenaient encore de la nourriture qui, à l’odeur, avait commencé à pourrir. De derrière une cruche, apparut un rat qui se faufila entre la vaisselle, grignota un morceau de poulet, avant d’en arracher un gros bout et de sauter de la table pour disparaître dans une fissure du mur.
Les bruits venaient d’une pièce adjacente, plus petite et plus confortable. Une tenture représentant une scène de chasse était accrochée sur le mur du fond, au-dessus d’un massif buffet de bois. Au centre de la pièce trônait une femme dans un fauteuil. La tête baissée, le menton contre la poitrine, elle semblait dormir profondément. Duncan s’approcha.
- Ma Dame ?
La femme lui répondit par un ronflement sonore, s’agita quelques secondes dans son sommeil, changeant de position, avant de s’immobiliser à nouveau en silence.
- C’es inutile lui répondit une petite voix derrière lui.
Duncan ne l’aperçut pas immédiatement. Il dut s’approcher d’un pas, pour distinguer la petite fille assise en tailleur dans un coin de la pièce, masquée par l’obscurité. Elle tenait une poupée de tissu entre ses bras.
- Depuis que Bernadette est morte, Mère ne se sent pas très bien.
- Bernadette ?
- Sa dame de compagnie. Mère l’aimait beaucoup. Pour se consoler, elle boit beaucoup de vin.
Duncan avait effectivement remarqué la cruche et le gobelet posés sur le guéridon à côté du fauteuil. Et l’odeur du vin qui émanait de la châtelaine ne lui avait pas échappé non plus.
Duncan allait demander à la petite fille si elle était seule, quand un garçon entra dans la pièce. Avançant en pas chassé, une épée de bois tendue devant lui, il chassait un dragon ou dieu sait quel autre ennemi invisible. Se sentant observé, le garçon s’arrêta de jouer. Il regarda Duncan avant de lancer un cri d’admiration.
- Vous êtes un chevalier n’est-ce-pas ? demanda-t-il sans regarder Duncan. Son regard était attiré par l’épée qu’il portait à la hanche.
- En quelque sorte, répondit Duncan amusé par l’enthousiasme du garçon.
L’enfant était plus âgé que sa sœur, il devait avoir une dizaine d’années déjà. Une masse de cheveux sales recouvrait des yeux d’un bleu profond, pétillants de vitalité.
- C’est une vrai épée, constata t-il en considérant avec dédain sa piètre épée de bois car elle n’était qu’un jouet pour enfant.
- Oui, fit une voix forte. Et celle-ci aussi est une vraie.
Un homme de haute stature, le bas du visage mangé par une barbe hirsute, se tenait, l’épée à la main, sur le pas de la porte.
- Adrien, emmène ta sœur, j’ai à discuter avec cet homme.
- Mais Père, commença à répliquer le jeune garçon.
- Obéis, Fils !
La voix tonna et Adrien ne demanda pas son reste pour s’exécuter.
- Je ne vous veux aucun mal Monseigneur, dit Duncan avec solennité.
A l’entente de son titre, le seigneur de Thiercelieux se détendit quelque peu, même s’il n’abaissa pas son épée pour autant.
- Je viens d’arriver au village ce matin, j’ai ramené le corps d’un enfant, dévoré par un loup.
- Un enfant ? répéta le seigneur d’une voix étranglé.
Son visage se décomposa sous les yeux de Duncan.
- Le fils d’Aliénor et de Gauvin ? Le petit Gaëtan ?
- Oui.
Le seigneur se passa une main sur le visage. Il semblait réellement affecté par la mort de cet enfant, ce qui ne manqua pas d’étonner Duncan qui avait toujours connu des seigneurs qui malmenaient leurs serfs et ne leur portaient que peu de considérations.
- Racontez-moi, dit-il dans un souffle.
Ce que fit Duncan.
- Les pauvres, fit le seigneur quand il eut terminé son récit. Oh je sais ce que vous vous dites. Comment un seigneur peut-il être bouleversé par la mort de ses serfs ? Ce ne sont pas que des serfs pour moi. Je les considère comme mes enfants. En échange des impôts qu’ils me versent, j’ai juré de leur offrir ma protection. Et je me sens coupable de ne pas avoir été en mesure de le faire. Je suis comme eux, impuissant face à la malédiction qui s’est emparé de Thiercelieux.
- La malédiction ? Vous y croyez vous aussi ?
- Venez, lui dit le seigneur. Je vais vous montrer quelque chose.
Duncan le suivit jusque dans la salle du banquet. Le seigneur le mena devant la cheminée et lui indiqua, un bouclier circulaire de couleur pourpre sur lequel se découpait une tête de loup blanc à l’œil rouge placé au milieu d’une spirale de quatre griffes noires.
- Ceci est le blason de ma famille. Le blason de Thiercelieux.
- Un loup ?
- Oui. Et je ne crois pas que cela soit une coïncidence. Enguerrand vous a-t-il raconté l’histoire de la malédiction ?
- Non.
- Cela s’est passé il y a quarante ans. Un étranger arriva au village de Thiercelieux. La légende raconte que c’était un homme inquiétant que les villageois craignaient. La première nuit de son arrivée, une fille du village fut violée. Aussitôt, les villageois se retournèrent contre l’étranger. Ils l’attachèrent à un poteau et avant d’enflammer le bûcher, l’étranger aurait tenu ces paroles : « Malheur à vous villageois pour l’injustice que vous vous apprêtez à commettre. Que s’abatte sur vous ma malédiction en payement de votre manque de clairvoyance. Avant de périr dans vos flammes, je vous le dis, ma vengeance ne trouvera le repos que lorsque tous ceux qui m’auront placé sur ce bûcher ainsi que leur descendance, auront péri jusqu’au dernier. » Bien sûr les villageois hésitèrent, mais leur colère était trop forte et l’étranger périt dans les flammes. Plus tard, un garçon de La Couarde , le village voisin, avoua son forfait. Il ne fut pas puni, les villageois de Thiercelieux et de la Couarde préférant oublier toute cette sombre histoire. Mais l’histoire se rappela à eux par la force des choses. Moins d’une semaine plus tard, un villageois qui était parti chercher du bois dans la forêt revint au village, livide et apeuré. Il était passé près de l’endroit où avait été enterré les restes cramés de l’étranger. La tombe était ouverte et le corps avait disparu.
- Disparu vous dites ? Duncan qui ne croyait pas aux malédictions commença à se demander si elle n’avait pas un fond de vérité après tout. Et si cet étranger avait été un Immortel ? Et si c’était lui qui, depuis trente ans, assassinait tous ces villageois par simple désir de vengeance ? Cela semblait peu crédible, même le plus cruel des Immortel n’irait pas demeurer quarante ans, dans une forêt obscure uniquement pour assouvir sa vengeance. Et puis il n’avait pas rêvé, c’était bien un loup et non un homme qu’il avait aperçu cette nuit. Malgré tout, l’écossais ne parvenait pas à s’ôter cette idée de la tête.
- L’étranger a-t-il réapparu ?
- Non jamais. Personne ne l’a plus jamais revu. D’ailleurs, le village l’oublia bien vite car la paix régna pendant un long moment. Ce n’est qu’au bout de dix années que le loup fit son apparition et que les premiers villageois furent dévorés.
Le seigneur de Thiercelieux leva les yeux vers son blason.
- Je pense, que cet étranger connaissait nos armes et que le sort qu’il nous a jeté y fait référence. Comme une sorte de message : « vous périrez par vos propres armes ». Je pense aussi que c’est pour cela que les villageois se méfient de moi. Incidemment ils jugent que de par mon blason, je pourrais être le loup. Je ne peux pas les condamner pour cela. Ils s’imaginent que je ne souffre pas moi-même de cette situation car plus personne ne monte au château, mis à part Gaspard qui chasse pour mon compte et me ramène du gibier. Mais regardez plutôt autour de vous l’état déplorable dans lequel se trouve mon château. Tous les domestiques sont morts. Il ne me reste plus que mon épouse abrutie par l’alcool et mes deux enfants. Et nous sommes là à nous languir, attendant que le loup vienne nous dévorer les uns après les autres.
- Pourquoi ne partez-vous pas ?
Le pauvre seigneur esquissa un sourire sans joie.
- Ce serait trop simple. Cela aussi fait partie de la malédiction. Tous ceux qui demeurent à Thiercelieux ne peuvent en partir ou, s’ils le font, ils ressentent très rapidement le besoin irrépressible d’y retourner. Ne voyez-vous pas l’ironie de la chose ? Nous sommes prisonniers de notre propre village attendant que le loup vienne nous délivrer de notre sentence. Nous payons pour les pêchés de nos pères. Mais n’en a-t-il pas toujours été ainsi ? Je me dis finalement que c’est dans l’ordre des choses. Quoiqu’il en soit, vous êtes vous aussi prisonnier de Thiercelieux désormais.
Duncan l’ignorait car il avait déjà offert son aide aux villageois et n’avait donc même pas pensé à s’en aller. Car il était de ces hommes d’honneur qui ne se dédisent jamais une fois leur parole donnée.
- J’ai promis à Enguerrand que je les aiderai à combattre le loup.
- D’autres que vous ont déjà essayé et ils ont tous échoué.
Il regarda Duncan droit dans les yeux.
- Pourtant, j’ai le sentiment que si quelqu’un peut réussir, c’est bien vous. Je vous le souhaite en tout cas. Je nous le souhaite. Comment m’avez-vous dit que vous vous appeliez déjà ?
- Duncan Macleod, répondit-il un peu surpris par le changement soudain qu’avait pris le tour de la conversation.
- Hmm, Macleod. N’est-ce pas là un nom d’anglois ? demanda Clovis le visage sévère.
- Ecossais
- Les anglois sont les ennemis naturels de la France.
- Les anglois sont également les ennemis naturels de l’Ecosse, expliqua Macleod avec une fierté toute patriotique.
- Alors, cela fait de nous des amis je suppose, répondit le seigneur.
Et pour la première fois, un sourire sincère et franc s’inscrivit sur son visage fatigué et creusé par les peines qui s’étaient abattues sur lui.
- Sachez que vous serez toujours le bienvenue chez Clovis de Thiercelieux, aussi modeste que soit devenue ma demeure désormais.
Après s’être séparés à l’entrée du château, Duncan redescendit seul le chemin de terre qui menait au village. Lorsqu’il arriva sur la place, la cérémonie en l’honneur du pauvre petit Gaëtan était sur le point de commencer. Le père du garçon et le jeune homme d’une vingtaine d’années qui lui avait déjà adressé la parole portaient le linceul dans lequel l’enfant avait été enveloppé, suivis des autres villageois, la mère du petit, en larmes, à leur tête. La cérémonie, sobre, n’en fut que plus émouvante. En l’absence de membre du clergé, ce fut Enguerrand qui prononça l’oraison funèbre. Duncan en profita pour observer les villageois avec attention, ce qu’il n’avait pas eu loisir de faire lors de son arrivée au village. Il y avait Enguerrand donc, accompagné de sa dame Mahaut, Gauvin et Aliénor les parents du petit Gaëtan, le jeune homme de vingt ans qui enlaçait tendrement une jeune fille de son âge. Puis, Duncan aperçut une femme qui se tenait en retrait, à demi-cachée derrière un arbre. C’était une belle jeune femme aux longs cheveux blonds bouclés qui le regardait avec une dérangeante intensité.
- Je t’interdis d’être ici !
Aliénor venait elle aussi d’apercevoir la jeune femme et se précipitait maintenant vers elle, les mains en avant, tendues comme des griffes, le visage décomposé par la rage. La jeune femme, impassible, recula. Aliénor tenta de lui griffer le visage mais la femme repoussa ses mains d’un mouvement de bras.
- Tu as tué mon fils, Putain du Démon ! C’est toi qui as demandé au Loup avec lequel tu forniques de tuer mon enfant ! Jalouse, tu as toujours été jalouse de moi !
Gauvin entoura sa femme de ses bras puissants la faisant paraître à nouveau si fragile. Sa colère disparut aussitôt pour ne laisser place qu’au chagrin. Elle éclata en sanglots, la tête posée contre la poitrine de son homme.
- Il vaut mieux que tu partes, intervint Enguerrand en s’adressant à la jeune femme. Inutile d’accabler Aliénor d’une douleur supplémentaire.
La jeune femme regarda tour à tour chacun des villageois dans les yeux. Elle se tourna à nouveau vers Enguerrand et hocha la tête. Puis, sans prononcer un seul mot, recula et disparut dans la brume éthérée qui encerclait le village. Les funérailles du petit Gaëtan reprirent et plus aucun incident ne vint troubler la cérémonie. Mais tous désiraient ardemment écourter les choses. À commencer par Enguerrand qui dû faire l’effort de raccourcir son oraison sans pour autant l’expédier. Une fois le corps mis en terre et la tombe refermée, les villageois se dispersèrent en silence à l’exception de Gauvin et Aliénor qui restèrent au bord de la motte de terre fraichement retournée pour dire au revoir une dernière fois à leur enfant.
- Belle cérémonie, glissa Duncan à Enguerrand qui s’approchait de lui.
- Je vous remercie, répondit-il d’un sourire sans joie. Depuis que le père Augustin est mort, c’est moi qui m’occupe de tous les enterrements et j’en ai officié plusieurs depuis. Je commence à être plutôt bon à ce genre d’exercice, je le crains.
Le jeune homme et sa femme s’approchèrent d’eux. Elle posa une main sur le bras d’Enguerrand.
- C’était très jolie ce que vous avez dit tout à l’heure, Enguerrand.
Elle avait un charmant sourire mais le coin de ses yeux pétillait de larmes qui ne demandaient qu’à couler le long de ses joues pâles.
- Merci ma petite Jeanne, merci.
- Un joli petit couple qu’ils forment là n’est-ce pas ? dit Enguerrand en regardant les jeunes gens s’éloigner. Ces deux là passent tout leur temps ensemble depuis qu’ils sont petits, impossible de les séparer plus de quelques heures. Nul besoin d’être voyante pour deviner qu’ils finiraient un jour par se marier. Tout le monde dans le village les surnomme les Amoureux et, ma foi, on ne pourrait pas dire plus juste que ça car Tanguy et Jeanne s’aiment d’un amour pur et sincère.
- Qui était cette femme qui a agressé la mère du petit tout à l’heure ?
- Oh, il ne faut pas prendre cette altercation bien au sérieux. Aliénor et Colombe ne se sont jamais entendues. Il y a toujours eu une rivalité entre elles. Cela remonte au temps où elles étaient jouvencelles. Elles étaient éprises du même garçon et c’est Colombe qu’il a choisi. Forcément elle a toujours été la plus belle de toutes. Tous les garçons lui tournaient autour, Aliénor n’avait aucune chance. Alors elle a inventé cette histoire selon laquelle elle aurait vu Colombe forniquer une nuit avec un loup dans la forêt. Mais tout le monde sait qu’Aliénor était jalouse de Colombe et personne ne l’a vraiment écoutée. D’autant que le garçon dont était amoureuse Colombe fut dévoré par le loup peu après. Depuis, elle reste à l’écart du village et ne se mêle que très peu avec les autres villageois.
Macleod se mit à bailler. Sa fatigue était maintenant si grande qu’il n’était plus en mesure de la dissimuler.
- Vous êtes harassé Chevalier. Si vous devez monter la garde cette nuit, il faut que vous vous reposiez. Suivez-moi. Ce ne sont pas les demeures qui manquent.
Il l’emmena jusqu’à une masure en toit de chaume, guère différente des autres. L’intérieur était austère. Une table de bois cernée de tabourets occupait le centre de la pièce dans l’alignement de la cheminée. Au fond se trouvait un grand lit de paille qui, en son temps, avec dû accueillir toute une famille. Puis, le regard de Duncan se posa sur un petit cheval en bois taillé grossièrement, un jouet qui rappela de manière dérangeante que cette masure avait été un jour, un foyer. Désormais, tout lui apparaissait être un souvenir. La cuillère de bois qu’une mère avait fait tourner dans un chaudron de soupe. Le couteau que le père avait utilisé pour dépiauter un lapin. Les petits sabots à coté de la cheminé qui avaient accueilli les pieds d’un garçonnet ou d’une fillette.
- C’est parfait, dit Duncan qui, au fond de lui, se jura de passer le moins de temps possible sous ce toit.
Mais pour l’heure, la fatigue primait sur sa conscience et il accepta l’invitation avec joie.
- On viendra vous réveiller un peu avant le coucher du soleil, dit Enguerrand en refermant la porte.
Duncan posa ses affaires au pied du lit et s’allongea dans un soupir de soulagement sur la paillasse. Il ferma les yeux pour s’endormir aussitôt.

Ce fut Tanguy qui vint le réveiller.
- Chevalier, Chevalier, réveillez-vous ! Il est l’heure, le soleil va bientôt se coucher. Il est temps pour vous d’affronter le loup.
Duncan se releva péniblement. Il avait bien dormi mais pas suffisamment et la fatigue était toujours là. Moins pesante, mais toujours présente. Après avoir accroché son épée autour de la taille, il suivit Tanguy jusqu’à la place du village.
- Je vous ai préparé un feu, annonça fièrement le jeune homme en lui désignant le ballet de flammes dansant au sein d’un cercle de pierre.
Juste devant avait été disposé un tronc d’arbre en guise de siège. On pouvait rêver plus confortable comme installation mais cela convenait à Duncan qui avait connu bien pire.
Il s’assit sur le rondin et s’enroula dans sa couverture. Il remarqua alors un petit chaudron posé au bord du feu. Le liquide à l’intérieur bouillonnait laissant échapper des effluves appétissants.
- Enguerrand a demandé à sa Mahaut de vous préparer ça. Elle a aussi laissé du pain et des lanières de viande séchée.
- C’est gentil de leur part, dit Macleod se demandant au fond de lui s’ils n’espéraient pas que le loup soit attiré par l’odeur de la nourriture et l’attaque lui plutôt qu’un villageois. Mais Duncan s’en voulu de cette mauvaise pensée. Après tout il était là pour ça : combattre le loup.
- Bon, fit Tanguy dansant d’un pied sur l’autre en scrutant le ciel, il est temps que j’y aille. Le soleil est sur le point de disparaître.
- Va mon garçon, dit Macleod en souriant et le jeune homme s’éloigna en courant rejoindre sa bien-aimée dans la sécurité toute relative de son foyer.
Le jour disparut presque aussitôt et Duncan se retrouva seul dans la nuit, au milieu du village. L’air s’était considérablement rafraichi et malgré la douceur du feu, Duncan prit bien soin d’enrouler la couverture autour de lui. Après avoir englouti son dîner, il commença à bailler de manière irrépressible. La fatigue s’abattit à nouveau sur lui, d’un coup, sans prévenir. Il tenta de résister mais il ne pouvait empêcher ses yeux de se fermer. Duncan s’endormit en apercevant les nuages se déchirer pour laisser apparaître le cercle blanc de la pleine lune se découper dans l’encre de la nuit. L’instant d’après, résonna le hurlement du loup.


Deuxième nuit

La nuit était déjà bien avancée, quand un cri aigu déchira le silence paisible qui régnait sur le village de Thiercelieux. Mais tous les villageois étaient endormis. Ce cri donc, nul ne l’entendit et le loup put, à loisir, accomplir son méfait.

Deuxième jour

Lorsque Duncan se réveilla, il fut surpris de constater que sept paires d’yeux le fixaient avec attention.
- Alors Chevalier, bien dormi ? dit la Mahaut d’un ton sardonique.
- Allons Femme ne l’accable pas trop, répliqua Enguerrand, c’est nous qui avons eu la folie de croire qu’il pourrait résister à la malédiction.
- Pas la folie, l’espoir rectifia Jeanne en se blottissant dans les bras de Tanguy.
- Je vous l’avais bien dit que ce prétendu « chevalier » ne nous serait d’aucune utilité, répliqua Gaspard le chasseur avec morgue.
- Attendez. Ce fut Tanguy qui prit la parole, alors que du regard, il faisait le tour des villageois. Vous n’avez pas remarqué ? Nous sommes tous là. Vivants.
- Il a raison, fit Jeanne avec fierté et soulagement. Le loup n’a fait aucune victime cette nuit.
A peine eut-elle achevée sa phrase qu’un cri strident se fit entendre. Il résonna dans les airs pendant un moment avant de s’évaporer au-delà de la lisière de la forêt.
Duncan regarda en direction du château et s’élança aussitôt, Gaspard et Enguerrand sur ses traces. Il emprunta le même chemin que la veille mais cette fois-ci au pas de course. Il ne s’arrêta ni même ne ralentit un seul instant, au contraire des deux villageois qu’il distança bien vite. Il passa sous le porche qui délimitait l’entrée du château, poussa la lourde porte de bois et de fer et se glissa à l’intérieur. Il resta un moment immobile, reprenant sa respiration. Quand elle fut suffisamment lente et silencieuse, il perçut les gémissements qui se répercutaient en échos de l’étage. Duncan gravit l’escalier en colimaçon et pénétra dans un boyau obscur que la lumière du jour éclairait à peine. Il s’avança dans le couloir étroit et s’arrêta à hauteur d’une porte grande ouverte. D’où il était il pouvait déjà entrevoir les prémisses d’une horreur à laquelle il fut pleinement confronté en pénétrant dans la chambre de feu le Seigneur Clovis et sa dame Guenièvre. Ils étaient allongés sur leur lit le torse ouvert du bas-ventre jusqu’au cou. Les cages thoraciques avaient été défoncées, les viscères prélevées. Les bras de Clovis qui en leurs temps portaient l’épée, avaient été arrachées au niveau de l’épaule. Le visage de Guenièvre, dévoré, ne ressemblait plus qu’à un tas de chairs sanguinolentes. Les draps baignés de rouge, les jets de sang projetés sur les murs de pierre, certains atteignant même le plafond d’une hauteur pourtant respectable, témoignaient de la violence de l’attaque. Duncan avait connu maintes fois la guerre et son lot d’atrocités, mais jamais encore il n’avait été confronté à un tel spectacle. Il resta longtemps interdit au milieu de la chambre, face au lit. Ce furent les exclamations horrifiées d’Enguerrand et de Gaspard qui le tirèrent de sa torpeur. Il réalisa tout à coup ce qu’il avait oublié.
- Les enfants.
Duncan se précipita dans le couloir et se retrouva face à une porte entrouverte. Il la poussa lentement et sentit une résistance. Il insista et la porte s’ouvrit. La petite Clotilde était allongée sur son lit, mais aucune trace de sang ni même d’une quelconque blessure sur son corps. On aurait pu croire qu’elle dormait si ses yeux n’étaient pas grands ouverts observant catatoniques le plafond. Duncan la secoua doucement en l’appelant par son prénom mais n’obtint aucune réponse.
- Je crois qu’elle a vu le loup.
La voix provenait de derrière la porte. Assis par terre dans un coin, Adrien regardait le sol, le regard vide, les bras croisés sur ses genoux relevés à hauteur de la taille.
Duncan s’approcha de lui.
- Qu’est-ce qui s’est passé ?
Adrien tourna son visage ravagé par les larmes. Il essuya un filet de morve de la manche avant de reprendre.
- J’en sais rien. Je dormais. C’est en me réveillant ce matin, que j’ai vu que Clotilde n’était pas dans son lit. Je suis allé voir Père et Mère et…
La gorge du garçon se noua et Duncan comprit qu’il se faisait violence pour retenir un nouveau flot de larmes.
- … je les ai vu. J’ai crié, aussi fort que j’ai pu, tellement j’avais peur. Clotilde était allongée par terre. Avec ses yeux ouverts, j’ai compris qu’elle n’était pas seulement évanouie. Je pouvais plus supporter de voir ça, alors j’ai porté Clotilde jusqu’à son lit et je suis resté avec elle dans la chambre. Je savais pas quoi faire, j’osais plus sortir. J’ai… j’ai rien pu faire pour les aider. Je dormais, j’étais juste à côté et je les ai même pas entendus… je les ai même pas aidé.
Duncan entoura les épaules du garçon avec son bras.
- Tu n’as rien à te reprocher. Tu n’aurais rien pu faire de toute façon. Je trouve moi que tu as été très courageux au contraire.
- Qu’est-ce qu’elle a Clotilde ? Elle va se réveiller hein ?
- Je suis sûre que oui, répondit Duncan qui n’en était pas si sûr que ça. Adrien je vais te laisser ici un moment, mais je vais revenir. Je serais juste à côté, tu n’as rien à craindre, d’accord ?
Adrien hocha la tête.
Duncan sortit de la chambre et rejoignit Enguerrand qui attendait dans le couloir. Le chef du village était blême.
- Où est Gaspard ?
- Dans la cour, il cherche des traces. Par Dieu, vous avez-vu ce carnage ?! Je suis né à Thiercelieux, j’y ai vécu toute ma vie et aussi loin que je m’en souvienne il ya toujours eu des attaques du loup. J’ai vu beaucoup de dévorés donc mais exceptée la mort du Père Augustin, je n’ai jamais vu quelque chose d’aussi horrible que ça. On dirait qu’il s’est littéralement acharné sur eux.
- C’est aussi ce que j’ai pensé. Ecoutez Enguerrand, on ne peut pas laisser ces deux enfants ici. La petite est inconsciente et je n’arrive pas à la réveiller. Elle a besoin qu’on s’occupe d’elle ainsi que de son frère. Et ce que vous pensez que Mahaut…
- … sera contre. Je vais être franc avec vous Chevalier, les villageois ne portaient pas le seigneur et encore moins sa dame dans leur cœur. Leur mort ne les émouvra pas alors ne comptez pas sur eux pour qu’ils acceptent de s’occuper de leurs enfants.
- Enfin Enguerrand, il faut bien que quelqu’un les garde !
- Vous pouvez toujours demander à Colombe. Cette fille est bizarre. Elle ne se mêle pas trop aux autres villageois, qui le lui rendent bien d’ailleurs. C’est une marginale. Je me dis qu’elle pourrait accepter de prendre les enfants de notre défunt seigneur rien que pour le plaisir d’embêter les autres villageois.
- Alors c’est ce que je vais faire. Aidez-moi à trouver un chariot, la petite ne peut pas bouger et je doute que le garçon soit en état de marcher.
Duncan et Enguerrand se retrouvèrent dans la cour. Ils ne virent nulle part Gaspard. S’en doute se trouvait-il dans la forêt aux abords du château.
Ils trouvèrent ce qu’ils cherchaient sous une arche, caché sous un amoncellement d’objets. Il s’agissait d’une petite charrette, pas trop lourde, qui pouvait aisément être tirée par un homme en l’absence d’animal de traie. La roue était cassée mais Enguerrand y remédia rapidement. Avec d’infimes précautions, ils placèrent la petite Clotilde dans la charrette puis installèrent Adrien à ses côtés. Il n’avait plus prononcé un mot depuis que Duncan lui avait parlé. Il se contentait de regarder devant lui, apathique.
Enguerrand se mit à tirer la charrette sur le chemin. La descente fut difficile car la pente était ardue et il devait faire un effort supplémentaire pour retenir, avec sa seule force, le poids de la charrette qui ne demandait qu’à lui rouler dessus. Duncan, quand à lui, avait préféré prendre les devants et aller voir Colombe avant l’arrivée d’Enguerrand et des enfants. Colombe habitait une petite chaumière isolée des autres à l’extrémité du village, à la lisière de la forêt. La jeune femme était assise sur un banc, semblant attendre quelque chose ou quelqu’un.
- Je vous souhaite la bienvenue Chevalier dit Colombe. Son sourire était un peu forcé mais ne manquait pas de charme. Apportez-vous de bonnes ou de mauvaises nouvelles ?
- Le Seigneur de Thiercelieux et sa Dame sont morts. Ils ont été dévorés par le Loup.
- Oh. Je suis navré de l’apprendre.
- Vous n’en avez pas vraiment l’air.
- Vous auriez préféré que je me mette à pleurer, à crier en me roulant par terre ? Ce n’est pas mon genre. Et puis ces gens n’étaient rien pour moi.
- Il était votre Seigneur. Et de ce que j’ai pu en voir, je ne pense pas que c’était un mauvais homme.
- Non, mais il se souciait peu de ses serfs mis à part leur réclamer les corvées et faire valoir ses droits de Seigneur.
- Si je suis venu vous voir Colombe, c’est pour vous demander si vous accepteriez de vous occuper de leurs enfants. Ils ont vu leurs parents morts et la petite est tombée dans l’inconscience sous le choc.
- C’est d’accord.
- Vous acceptez ?
- Bien sûr, ils ont beau être les enfants du Seigneur de Thiercelieux, ils demeurent des enfants. Ils ont besoin de quelqu’un à leurs côtés, maintenant plus que jamais. Je m’occuperai d’eux.
- Je suis heureux de l’apprendre et je vous en remercie. D’ailleurs les voilà.
En effet c’est un Enguerrand soufflant comme le bœuf qui aurait du se trouver à sa place qui apparut au détour du chemin. Adrien se tenait debout à l’intérieur de la charrette, il regardait en direction de la maison.
Enguerrand s’arrêta à quelques mètres d’eux. Il lâcha la charrette avec un indicible soulagement et se pencha en avant, se tenant les cuisses tout en aspirant de grandes goulées d’air. Duncan aida Adrien à descendre de la charrette.
Colombe s’approcha de lui, se baissa à sa hauteur et le prit tendrement dans ses bras. Aussitôt l’enfant se laissa aller et sanglota. Duncan porta Clotilde à l’intérieur de la chaumière et la posa sur le lit.
Après s’être assuré que les enfants ne manqueraient de rien, il repartit en compagnie d’Enguerrand en direction du château afin de récupérer les dépouilles du seigneur et de sa dame et leur offrir une décente sépulture.
Enguerrand accepta la tâche sans rechigner. Après tout, seigneur ou paysan, tout le monde avait le droit de retourner à la terre. C’était chrétien. Mais quand Macleod lui demanda de réunir tous les villageois en vue de l’enterrement, il protesta, arguant que personne ne se déplacerait pour accompagner le seigneur dans sa dernière demeure. Ce fut l’argument de Macleod, selon lequel les enfants devaient pouvoir leur dire adieu qui l’emporta.
Enguerrand avait fait du bon travail. Mis à part la petite Clotilde, toujours plongée dans l’inconscience, tout le monde s’était réuni au cimetière autour du trou béant dans lequel Duncan avait posé feu Clovis et Guenièvre de Thiercelieux. Pour autant, on pouvait lire sur le visage des villageois qu’ils ne s’étaient pas déplacés de leur plein gré. Aliénor et Gauvin semblaient absents, perdus dans la douleur d’avoir perdu leur fils. La Mahaut regardait la fosse d’un air condescendant. Gaspar se dandinait d’un pied sur l’autre impatient d’en finir et de reprendre ses recherches dans la forêt. Les Amoureux s’enlaçaient plus préoccupés l’un par l’autre que par les défunts. Colombe, les mains posées sur les épaules d’Adrien, n’avait d’yeux que pour l’enfant. Même Enguerrand était pressé d’en finir. Son homélie fut courte, dépourvue de chaleur. Il lut maladroitement la Bible du Père Augustin dans un latin approximatif. Les villageois se séparèrent bientôt avec un soulagement à peine dissimulé. Colombe resta un moment encore avec Adrien. Duncan les observait à distance quand Aliénor s’approcha de lui.
- La Mahaut m’a dit que vous aviez confié les enfants de feu notre seigneur à cette Putain du Diable ! cracha-t-elle en désignant Colombe. Grave erreur que vous faites-là Chevalier. Elle a couché avec le loup, je l’ai vu quand nous avions quinze ans. Une nuit, je me suis réveillé. Nos maisons se faisaient face et je l’ai vu déambuler dans la nuit, vêtue simplement de sa chemise de nuit. La garce a marché jusqu’à l’orée de la forêt. Il l’attendait là, tapie dans les buissons. La Bête, un gigantesque loup. Elle a fait glisser son vêtement le long de son corps et nue elle est entrée dans la forêt pour se donner à l’animal. Vous verrez, bientôt le loup dévorera les enfants. Ce sera elle qui les lui aura livrés. Et ce sera votre faute, Chevalier. Votre faute !
Gauvin s’approcha de sa femme qui devenait hystérique. Il la prit par les épaules et l’éloigna doucement mais avec fermeté. D’évidence, Aliénor avait sombré dans la folie. Pour autant son discours avait troublé Duncan d’une façon qu’il ne parvenait pas à expliquer. Il leva les yeux et vit que Colombe le regardait fixement. Son regard était difficile à interpréter. Finalement, elle baissa les yeux en secouant tristement la tête et, tenant Adrien par les épaules, retourna avec l’enfant jusqu’à sa chaumière.
Macleod retourna au château sur les lieux du massacre. Il examina les chambres, le couloir, les escaliers, alla jusque sur les remparts mais nulle part, il trouva un quelconque indice qu’aurait pu laisser le loup, une indication de la direction qu’il aurait pu prendre en quittant le château et qui aurait permis de retrouver sa trace. De son promontoire, Duncan embrassait du regard la forêt. Il aperçut Gaspard et décida de le rejoindre. L’accueil du chasseur ne fut pas des plus chaleureux.
- Ah c’est vous. Le Chevalier. Je vous avais dit de ne pas me déranger durant la chasse.
- Ne vous inquiétez pas, je ne vous gênerais pas. Je suis chasseur moi-même. Je suis retourné au château tout à l’heure. Je n’ai trouvé aucun indice laissé par le loup. Pas un poil, pas une trace de sang qu’il aurait pu laisser après son forfait. Et de votre côté aux abords du château ?
- Pareil. Rien du tout. C’est à n’y rien comprendre. A moins que…
- A moins que ?
- A moins que le loup ait toujours été dans le château.
- Que voulez-vous dire ? Non, vous ne pensez tout de même pas que ça pourrait être un des enfants. Adrien ou… Clotilde ? Mais elle est inconsciente.
- Ce pourrait être une ruse pour nous berner. Endormir notre suspicion. Et à la nuit tombée elle se transformera pour continuer son œuvre.
- Franchement Gaspard, j’ai beaucoup de mal à y croire.
- Je ne dis pas que c’est elle le loup, juste que c’est une possibilité. Ce dont je suis certain, c’est que le loup se cache sous les traits d’un villageois.
- Oui je me souviens vous avoir entendu parler de loup-garou hier.
Gaspard regarda attentivement Duncan, sembla le scruter du regard. Après un long moment, il soupira.
- C’est vrai que vous avez l’œil du chasseur. Alors de chasseur à chasseur je vais vous faire une confidence. Lorsque le Père Augustin était encore en vie, il m’avait montré certains livres traitant du Malin et de ses créatures. Le loup-garou est un démon qui se cache sous les traits d’un homme le jour. Mais dès la nuit tombée, et sous peu que la lune soit pleine, il se transforme en un gigantesque loup mû par une faim dévorante que seule la chair humaine peut assouvir. Quand le Père Augustin fut lui-même dévoré par le loup, j’ai récupéré ses livres afin de pouvoir les étudier. Mais ne comprenant pas le latin, ils ne me sont pas, je le crains, d’une grande utilité.
Duncan n’ajouta pas un mot. Il suivit quelques temps encore Gaspard dans la forêt, repassant dans sa tête l’idée que le loup pouvait être un villageois. Cette idée lui semblait absurde et pourtant elle commençait à faire du chemin dans son esprit. Voyant que les recherches demeuraient vaines, Duncan se sépara de Gaspard et retourna au village. Il avait des remords de s’être endormi la nuit dernière, aussi décida-t-il de se reposer jusqu’au coucher du soleil afin d’être aussi éveillé que possible au moment où il devrait monter la garde. Après avoir demandé à Tanguy de venir le réveiller juste avant la nuit, comme la veille, il retourna à sa demeure et, à son grand étonnement, s’endormit sur la couche peu de temps après s’y être étendu.


Troisième nuit

Comme prévu, Tanguy le réveilla peu avant le crépuscule. Duncan regagna son poste de garde, près du tronc d’arbre et de sa marmite de soupe. Ce soir là pourtant, il décida de ne pas y toucher, craignant que le ventre plein favorise son endormissement. Au lieu de cela, il vida la marmite qu’il remplit d’eau. Après l’avoir fait bouillir, il ajouta des grains noirs qu’il avait rapporté d’un de ses lointains voyages et qui avaient pour propriété d’exciter le corps de manière à le maintenir éveillé. Il but plusieurs gobelets de cette exotique boisson et attendit. Malgré quelques heures de résistance, Duncan sentit irrémédiablement le poids de la fatigue s’abattre sur ses épaules. Son corps tout comme son esprit lui semblait de plus en plus lourd. Ses membres étaient gourds et sa vision devenait de moins en moins nette, comme si, à chaque mouvement de tête qu’il effectuait, il fallait un délai à ses yeux pour transmettre l’information. Alors que Macleod était sur le point de sombrer dans le sommeil, un bruit sourd se fit entendre dans une des masures du village.
Duncan se redressa aussi vite qu’il le put, et se releva maladroitement. Il avança un pied devant l’autre en titubant, empruntant une voie non pas droite mais en zig zag. Il arriva enfin devant la maison emplie de tristesse d’Aliénor et de Gauvin. D’un geste imprécis, il s’empara de son épée, manquant de basculer en arrière sous son poids et poussa la porte de la maison. Sa vision, brouillée par la fatigue, ne permit à Duncan que d’entrapercevoir l’horreur de la scène. Le loup était campé de ses quatre pattes sur la couche d’Aliénor et Gauvin, le museau plongé dans les entrailles d’Aliénor. En entendant, le grincement de la porte, le loup tourna la tête avec une célérité qui fit sursauter Macleod. Le loup replaça le morceau de chair dans sa gueule ensanglantée avant de l’avaler et se jeta sur Duncan. Tous deux, passèrent dans un fracas de bois déchiqueté à travers la porte et roulèrent dans la boue. Duncan leva son épée pour parer les attaques du loup, mais il était trop faible pour maintenir son emprise sur la garde. D’un coup de gueule, le loup le désarma sans difficulté. Tout ce que Duncan voyait lui apparaissait comme dans un brouillard. Il sentait qu’il ne pouvait lutter contre la rapidité du loup, quand ses gestes à lui s’effectuaient avec une lenteur affligeante. Ce n’est qu’au prix d’un suprême effort, qu’il parvint à se détacher de la pesante étreinte de l’animal. Convaincu de sa trop grande faiblesse, Duncan s’éloigna en direction de la forêt, espérant à la fois gagner du temps et éloigner le loup du village. Mais il suffit à l’animal de trois bonds pour parvenir à sa hauteur et se jeter à nouveau sur lui. Sa gueule plongea sur le flanc gauche de Duncan qui hurla de douleur en sentant la morsure. Sa main chercha du côté de sa hanche droite et trouva la garde de son coutelas. Sa latitude de mouvement étant limitée, Duncan, avec le reste de force qui lui restait, plongea la lame effilé où il put. Ce fut au tour du loup de hurler de douleur. Il s’éloigna de Duncan d’un mètre ou deux et se retrouva campé sur ses pattes arrières, regardant dans sa direction, les babines retroussées sur des crocs acérées d’une taille phénoménale. Macleod, pressentant l’animal prêt à bondir, s’empara de la branche la plus solide espérant que le bout serait suffisamment biseauté et, au moment où le loup se jeta sur lui, ficha la pointe dans le poitrail de l’animal en le faisant basculer derrière lui. Duncan, qui avait donné toutes ses forces dans cet ultime effort, glissa à terre. Il eut tout juste le temps de se retourner et de voir le loup précipité dans un ravin. Ses vêtements en lambeaux, le corps ensanglanté dévoré de toutes parts, Duncan sentit la vie le quitter lentement. Dans son passage vers le trépas, il fut accompagné tout du long, par l’orbe livide de la lune qui l’observait entre la cime des arbres.


Troisième jour

Aux premières lueurs de l’aube, une ombre blanche apparut aux côtés du corps sans vie de Duncan. C’était une belle femme recouverte d’un voile blanc que le soleil rendait lumière.
Elle s’agenouilla avec grâce et, d’une main douce, caressa le ventre du guerrier écossais. Puis sa main passa sur le flanc au niveau de la blessure. Ses doigts fins pénétrèrent à l’intérieur de la plaie sanglante. La main ressortit d’un coup sec, un long éclat de bois entre les doigts.
La main en sang reprit sa place sur le ventre du Highlander et d’une voix douce et ferme à la fois, la femme prononça ces mots :
- Vis, Duncan Macleod du clan des Macleod.
Le corps de l’Immortel se cabra violemment, ses yeux et sa bouche s’ouvrirent d’un même mouvement. Après une longue inspiration douloureuse, Duncan resta allongé un long moment. Ce n’est qu’après avoir retrouvé une respiration normale, qu’il se rendit compte de la présence. Ses yeux la reconnurent tout de suite mais il fallut plus de temps à son esprit pour se faire à l’idée qu’elle était là, devant lui.
- Cassandra ?
- Bonjour Duncan, dit-elle en offrant sa main pour l’aider à se relever. .
Ses yeux bleus acier croisaient ceux de Duncan. Comme à son habitude son regard était impénétrable. Un mince sourire s’afficha sur ses lèvres mais Duncan n’aurait su dire si c’était réellement un sourire de joie.
- Qu’est-ce que tu fais ici ?
- La même chose que toi Duncan, aider le village de Thiercelieux, le sauver de sa malédiction.
- La malédiction ? Toi aussi tu y crois ?
- Je n’y crois pas Duncan, elle existe. Elle est l’œuvre d’un puissant sorcier.
- Un Immortel ?
- Un dénommé Roland Kantos qui a décidé de se venger du village de Thiercelieux après avoir subi leur courroux il y a des décennies.
- Oui, c’est le genre d’histoire que m’a raconté le seigneur de Thiercelieux. Comment agit cette malédiction ? Il a crée un loup avec sa magie ?
- Non, il a fait bien pire. Viens avec moi.
Cassandra, d’un pas assuré, descendit au fond du ravin. Là, gisait le corps d’un homme nu. Au milieu de sa poitrine, se dressait une branche d’arbre. Macleod n’eut aucun mal à le reconnaître.
- Gauvin ? C’était lui le loup ?
- Je ne pense pas qu’il soit le seul. Vu le rythme des décès ces dernières années, je pense qu’il en existe encore au moins un, peut être deux.
- Pourquoi ne te sers-tu pas de ta magie pour les débusquer ?
- La magie de Kantos est très puissante, surtout en ces lieux hantés par sa malédiction. Mes pouvoirs sont amoindris, demeurer ici m’épuise. Je dois m’éloigner quelques temps pour me ressourcer, c’est pour cela que tu es là.
Duncan recula d’un pas, la regarda d’un air soupçonneux.
- Attends une minute Cassandra. C’est à cause de toi, ces hommes qui me poursuivaient n’est-ce pas ? Ils t’ont servi de rabatteurs pour m’amener ici.
- Pardonne-moi Duncan mais le temps me manquait et c’était le moyen le plus rapide et le plus facile à mettre en œuvre pour te faire venir.
Duncan était sur le point de protester quand Cassandra se figea. Totalement immobile, elle regardait dans le vide. Duncan scruta ses yeux. Les pupilles d’ordinaire bleus avaient pâli pour devenir presque blanches.
- Tu dois rentrer au village.
Duncan sursauta en entendant la voix de Cassandra. Une voix rauque et éraillé qui semblait venir d’outre tombe. Peu à peu, les pupilles de la sorcière retrouvèrent leur couleur originelle. Elle se tourna vers Duncan.
- Quelque chose de terrible va se produire là-bas, si tu pars tout de suite peut être pourras-tu l’empêcher.
Cassandra tendit une fiole à Duncan.
- Cet élixir te permettra de demeurer éveillé durant la nuit et de trouver le loup. Dès que j’aurais recouvré toute ma puissance, je reviendrais t’aider. Maintenant va Duncan le temps presse.
Duncan s’élança en direction du village. Dans sa course, il prit le temps de jeter un coup d’œil en arrière. Cassandra avait disparu.

- Mahaut est le loup.
Gaspard le chasseur avait prononcé ces mots d’un ton calme mais d’une voix forte et ferme.
Il se tenait sur la place du village entouré des autres villageois. Même Colombe était présente. En face de lui, Mahaut écumait de rage.
Dès l’aube, chacun était sorti de sa masure et tous s’étaient regroupés. Ils avaient tout d’abord constaté l’absence d’Aliénor et de Gauvin, puis celle du chevalier. Ils découvrirent à la demeure d’Aliénor et de Gauvin, la porte défoncée et le corps de la villageoise éventrée sur la couche. Nul effroi dans cette découverte pour aucun d’entre eux, qui étaient depuis longtemps blasés. Tout de suit, ils avaient échafaudé un scénario sur ce qui s’était passé. Gauvin était parti avec le chevalier dans la forêt afin de débusquer le loup ou du moins des indices et se venger. C’est alors que Gaspard avait fait sa révélation.
- Cela fait longtemps que je te soupçonne Mahaut, reprit Gaspard. C’est ton silence qui en premier m’a donné à douter de toi. Pour les autres, c’est simplement dans ton caractère, mais moi je crois que tu as peur de révéler ta véritable nature si tu parles. Et pour les rares fois où tu t’exprimes c’est pour médire sur autrui. J’y vois là une machination pour faire porter les regards ailleurs que sur toi. Enfin, cela fait bien longtemps que j’observe tes allées et venues dans la forêt…
- Fourbe !!! Comment oses-tu ?! Les accusations que tu me portes, tu peux les faire peser sur toi. Diable que tu es de m’accuser sans raison pour détourner l’attention. C’est toi le démon. Explique-nous donc pourquoi toi le grand chasseur tu n’as jamais réussi à attraper le loup, même pas à trouver le moindre indice sur son identité ?
- Toi, explique nous ton acharnement jadis contre feu le Père Augustin. Il m’avait parlé de toi, de tes absences fréquentes lors des offices, de ton attitude dédaigneuse à son égard. C’est lui qui, le premier, m’a ouvert les yeux sur ton trouble comportement. Et lui n’était pas loup, puisqu’il fut tué par ce dernier.
- Parlons-en du Père Augustin. Peut-être pourrais-tu nous montrer l’envers de ta paillasse ? Et alors nous expliqueras-tu ce qui traine des livres démoniaques que la sainte Eglise réprouve dans la détention comme dans la simple lecture ?
Gaspard rougit et tenta de se trouver une contenance afin de masquer son trouble.
- J’impose un vote de lynchage au village et pour toutes les raisons que j’ai énumérées, je vote Mahaut.
Enguerrand soupira.
- Gaspard es-tu si sûr de ce que tu affirmes qu’il faille y imposer un vote de lynchage ?
- Je suis sûr de mon fait et nul ne me détournera de mon idée. Mahaut est le loup.
- Alors soit, votons. Tanguy ?
- Si j’avais le choix, je ne voterai ni contre l’un, ni contre l’autre car aucun n’a su apporter d’éléments convaincants. Mais puisque je dois choisir, je vote contre Mahaut qui est moins utile au village que le chasseur.
- Je vote comme mon Tanguy, ajouta Jeanne en caressant le torse de son époux.
Enguerrand se tourna vers Colombe et tout le monde retint son souffle car la parole de celle que l’on surnommait la Louve était suffisamment rare pour être significative. La réponse pourtant fut des plus laconiques.
- Je vote contre Gaspard.
Les yeux de Mahaut semblèrent étinceler.
- Moi aussi je vote contre Gaspard.
- Trois voix à deux contre Mahaut, calcula Enguerrand. Etant chef, ma voix compte double et c’est donc ma décision qui l’emportera. Je vote pour le lynchage de Gaspard.
- Maudit sois-tu Enguerrand, toi et ta femelle démoniaque. Soyez-tous maudits !!!
Enguerrand tira sa dague de sa ceinture et d’un coup vif et précis éventra Gaspard.
- Non !
Tous se retournèrent et aperçurent le chevalier émergeant des profondeurs de la forêt. Gaspard profita de ce moment d’inattention et des dernières forces qui lui restait pour lever son arbalète. La tête de Mahaut partit vers l’arrière avec une vitesse surprenante. Mais ce fut le craquement de l’os, au moment où le carreau perçait le crâne de la Mahaut, qui resta dans la mémoire de tous les villageois. La dame d’Enguerrand s’effondra au sol. Ce dernier poussa aussitôt un cri de bête enragée. Il se jeta sur le chasseur qu’il acheva de plusieurs coups de couteaux. Duncan le sépara de Gaspard tandis que ce dernier gisait à terre le ventre tailladé de part en part.
- Bande d’idiots ! s’écria Macleod, c’était Gauvin le loup qui a tué Aliénor.
Et Duncan d’expliquer les événements de la nuit en omettant volontairement de parler de Cassandra. Lorsqu’il eut fini, tous regardèrent en silence les corps de Mahaut et Gaspard qui gisaient à un mètre l’un de l’autre.
Duncan pouvait sans peine deviner la pensée de chacun et il décida de l’exprimer à voix haute.
- Maintenant qu’ils sont morts, on ne saura jamais si l’un ou l’autre était réellement un loup.
Vous êtes si peu, ce village est au bord de l’extinction et vous trouvez encore moyen de vous battre entre vous. Vous avez cédé à la peur et voilà le résultat. Tout ce qu’il vous reste à faire maintenant, c’est espérer que le loup gise à nos pieds.
Duncan se retira en silence laissant aux villageois le soin d’enterrer leurs morts.

Il se rendit à la masure de Colombe, visiter les enfants. Il trouva la petite Clotilde, étendue sur le lit, toujours dans un état catatonique. A ses côtés, Adrien veillait sur elle.
- Vous avez tué le loup ? demanda le petit garçon plein d’espoir en levant ses yeux bleus sur Macleod.
Duncan lui posa une main sur l’épaule en signe de réconfort.
- Ne t’inquiète pas mon garçon, vous êtes en sécurité ici toi et ta sœur. Colombe est gentille avec vous ?
- Oui, elle est bien bonne. Père disait toujours que les habitants de Thiercelieux étaient de braves gens.
Duncan sourit.
- Tu peux être fier de ton père, c’était un homme bon.
Colombe apparut dans l’encadrement de la porte et l’espace d’un bref instant, l’ombre de la jeune femme apparut comme menaçante à Duncan.
- Je suis venu rendre visite aux enfants. Aucun changement pour la petite ?
- Non, répondit Colombe. Mais je ne m’inquiète pas, elle se réveillera le moment voulu. Il lui faut juste un petit peu de temps.
- Je l’espère. En tout cas je vous remercie d’avoir accepté de vous occuper d’eux.
- C’est moi qui vous remercie de me les avoir confiés.
Duncan sortit de la maison et Colombe le suivit.
- Comment ça se passe dans le village ?
Enguerrand a emporté le corps de sa Mahaut avec lui. Tanguy s’est occupé de Gaspard.
- Bien, quand à moi, je vais aller récupérer le corps de Gauvin.
- Vous allez enterrer un loup au village ?
- Je n’ai aucune certitude sur le fait que Gauvin savait qu’il était un loup et qu’il avait conscience de ses agissements durant la nuit. N’oubliez pas qu’il a tué sa dame et son propre fils. J’ai beaucoup de mal à croire qu’il ait pu commettre ces meurtres de sa propre volonté. Pour ma part, il est une victime au titre de tous les autres villageois et cela considéré, il est de notre devoir de lui offrir une digne sépulture.
- Et bien, si telle est votre vœu Chevalier, faites à votre guise, répondit Colombe qui rentra dans sa maison.
Duncan se rendit dans la forêt à l’endroit où il était mort la nuit dernière, là où il avait retrouvé Cassandra. Comme il s’y attendait, il ne trouva aucune trace d’elle. Il descendit le long de la ravine jusqu’au corps de Gauvin qui gisait toujours à la même place. Après l’avoir enveloppé dans un linceul, Duncan le mit sur son dos et, ainsi chargé, ramena son fardeau jusqu’au cimetière. Là, il retrouva Tanguy qui achevait d’enterrer Gaspard. A l’étonnement de Duncan, le jeune homme ne fit à l’instar de Colombe aucune réflexion. Au contraire, il aida Macleod dans sa tâche. Il ne fallut pas plus d’une heure à Duncan et Tanguy pour mettre Gaspard le chasseur en terre. En début d’après-midi, Jeanne les rejoignit pour la cérémonie. Comprenant, au bout d’un long moment, que ni Enguerrand, ni Colombe ne viendraient, Duncan se décida à officier. Sans bible sous la main, il fit appel à sa mémoire et récita quelques passages en latin que le frère Paul lui avait appris durant son séjour au monastère. Ses mots étaient hésitants et sa voix, peu assurée, ne laissait pas transparaître de réelle émotion. Réalisant bien vite que toute tentative d’offrir un dernier hommage décent à Gaspard était vaine, Duncan décida d’écourter la cérémonie. Tanguy et Jeanne rentrèrent chez eux et Macleod quitta le cimetière pour se rendre à l’église. L’édifice, abandonné depuis la mort de Père Augustin, s’était rapidement délabré faute d’entretien. Lierre sur les murs, oiseaux nichés dans la toiture, toiles d’araignées dans les recoins ; la nature avait repris ses droits. Duncan remonta l’allée centrale et fit face à l’autel où le Père sermonnait ses brebis égarées. Il ne perdit pas de temps à s’apitoyer sur les morts et se mit à chercher ce dont il avait besoin. Il ressortit bientôt de l’église avec une vingtaine de carillons et de la corde. Sur le chemin du retour, il aperçut Enguerrand. Caché derrière un arbre, il le vit qui disposait des fleurs sur la tombe de sa Mahaut. Discrètement, Duncan passa son chemin.
Arrivé sur la place du village, Macleod constata que la nuit était sur le point de tomber et que Tanguy avait préparé son poste de garde. Il s’assit contre le tronc d’arbre devenu au bout de trois nuits tellement familier. Dans le village régnait un silence assourdissant. Tous les villageois étaient rentrés laissant Duncan seul face au loup. L’Immortel sortit de sa besace la fiole que lui avait donnée Cassandra. Le liquide, d’où émanait une pâle luminescence, était d’un blanc laiteux. Alors que les derniers rayons de soleil disparaissaient derrière la cime des arbres, Duncan déboucha la fiole et but une grande gorgée d’élixir. Il attisa ensuite le feu en rajoutant des branchages, s’emmitoufla dans sa cape et attendit.


Quatrième nuit

Quand il fut convaincu que la nuit était tout à fait tombée et que tous les villageois étaient profondément endormis, Duncan quitta son poste de garde et s’en alla dans le village. Devant chaque porte, il tendit une corde à laquelle était attaché un carillon. Il fit de même, à intervalles réguliers en bordure du village. Ainsi, que le loup vienne de l’extérieur ou de l’intérieur du village, il serait prévenu de son arrivée.
La veille à la même heure, il luttait contre le sommeil juste avant que Gauvin, sous sa forme de loup, ne fasse son apparition. Cette nuit pourtant, Duncan était tout à fait éveillé. L’élixir de Cassandra marchait donc. Cela ne l’étonnait pas vraiment, mais au fond de lui, il regrettait de ne pas s’être endormi. La nuit, le village était encore plus lugubre que de jour. Et jamais de sa vie autant qu’en cet instant, il ne s’était senti aussi seul. Duncan attendait devant le feu, tendant l’oreille à l’affût du moindre son de clochette. Son épée était posée contre le tronc d’arbre, prête à l’emploi. Macleod essayait de s’imaginer le calvaire des villageois de Thiercelieux. Durant des années, à l’approche de la pleine lune, ils savaient que des voisins, des amis, des parents, peut être leurs propres enfants seraient dévorés. Et à mesure que le temps avançait, le nombre des villageois s’amenuisait. Ils n’étaient plus que six désormais, plus assez pour former un village. Mais Duncan avait juré qu’il défendrait le village de Thiercelieux et il n’avait pas l’intention de se dédire de sa parole.
Duncan leva les yeux vers le ciel et vit qu’il commençait à s’éclaircir. Il poussa un soupir de soulagement. La nuit était passée sans qu’aucun loup n’apparaisse. Il repensa à Gaspard et à Mahaut et se demanda lequel des deux avait été le second loup en fin de compte. Réalisant que cette question resterait définitivement sans réponse, il chassa cette idée de sa tête. Juste avant le lever du jour, Duncan refit un tour dans le village et récupéra toutes les cordes et tous les carillons qu’il avait posés à la tombée de la nuit. Puis, il se réinstalla à son poste de garde. Assis sur le tronc d’arbre, les mains appuyées sur le pommeau de son épée, pointe posée contre le sol, il attendit le réveil des villageois.


Quatrième jour

Enguerrand fut le premier à le rejoindre sur la place du village. Il avait le visage fermé, le regard dur. Il ne prononça pas un mot et Duncan ne chercha pas à le faire parler.
Les Amoureux les rejoignirent peu de temps après. Comme à leur habitude, ils étaient serrés l’un contre l’autre. Ils souriaient, heureux d’être ensembles. Mais Duncan pouvait lire au fond de leurs yeux, l’inquiétude qui étaient la leur. Ils savent qu’ils sont au bout du chemin pensa-t-il. Si le second loup n’est pas mort la veille ils seront tous condamnés. Mais ça n’arrivera pas, j’y veillerai.
Ils attendirent enfin Colombe. Le visage de Duncan, plus détendu depuis le lever du jour, s’assombrit à nouveau en constatant qu’elle ne venait pas.
Duncan se leva et, suivi d’Enguerrand et des Amoureux, se rendit chez Colombe.
La petite Clotilde était allongée, perdue dans son sommeil catatonique. Adrien lui sanglotait, assis dans un coin de la pièce.
- Où est Colombe ? lui demanda Duncan en s’agenouillant à ses côtés.
- C’est de ma faute, lâcha Adrien entre deux sanglots. C’est de ma faute si elle est sortie. Avant de me coucher, je lui ai dis que j’avais soif. Elle est allée tirer de l’eau au moment où le soleil se couchait et elle est jamais revenue.
Duncan caressa la tête de l’enfant.
- Ce n’est pas de ta faute Adrien. Tu n’as rien à te reprocher, d’accord ? Je vais aller la chercher. Toi, tu vas rester avec Jeanne et Tanguy pendant ce temps.
Il se tourna vers les Amoureux qui approuvèrent d’un signe de tête. Duncan sortit de la masure. Arrivé au puits, il ne trouva nulle trace de Colombe autour de la margelle. Il enflamma une étoffe qu’il jeta dans le puits et regarda au fond.
- Le puits est à sec, dit Enguerrand en arrivant dans son dos.
- Où a-t-elle pu aller chercher de l’eau alors ?
- Il y a un étang tout près de sa maison, je me dis qu’elle a pensé pouvoir faire l’aller retour avant d’être surpris par la nuit.
- Allons-y.
Duncan et Enguerrand retournèrent vers la maison de Colombe et s’engouffrèrent dans la forêt. En approchant de l’étang, ils découvrirent un morceau d’étoffe déchiré accroché à un buisson. Duncan redoubla l’allure. D’un mouvement sec de l’avant-bras, il écarta des hautes herbes qui lui barrait le passage pour se trouver nez à nez avec le spectacle le plus horrible qu’il lui ait été donné d’assister dans sa longue existence. Sur tout le pourtour de l’étang, la végétation était rouge, maculée de sang. Mais pis encore étaient les morceaux d’os et de chair qui jonchaient le sol.
Au milieu de cette désolation trônait, à demi-enfoui dans la terre humide, le seau utilisé par Colombe pour récolter de l’eau.
- De la bouillie, il en a fait de la bouillie.
Enguerrand hocha la tête.
- Il a fait pareil avec le Père Augustin. Un véritable massacre. A l’époque on s’est dit que le loup voyait dans le Père un ennemi naturel et qu’il s’était acharné sur lui. Mais je ne vois pas pourquoi il a fait pareil avec Colombe.
- D’autant que vous la soupçonniez tous d’être un loup.
- Oui c’est vrai, se résigna à répondre Enguerrand d’un ton coupable
- Elle aura payé cher la démonstration de son innocence.
Baignés d’un silence de mort, Duncan et Enguerrand contemplèrent la sinistre scène qui s’offrait à leurs yeux.
Duncan finalement rompit le silence.
- Retournons au village. Récupérez un sac qui nous servira de linceul. Tachons au moins d’offrir un digne enterrement à ce qui reste de cette pauvre enfant.
- Et vous ?
- Moi, une tâche plus difficile m’attend. Je dois l’annoncer à Adrien.
Mais lorsqu’il arriva à la maison de feu Colombe, il trouva Adrien assis au bord du lit de sa sœur, qui lui caressait les cheveux.
- Le loup, fit Adrien sans se retourner.
Duncan ne répondit rien à cela car il n’y avait rien à répondre.

Aussi pénible que fut cette besogne, Duncan et Enguerrand s’en acquittèrent avec dévouement. Après quelques heures d’un travail consciencieux effectué dans un silence emprunt de recueillement, les abords de l’étang furent totalement nettoyés. A la main, Enguerrand portait le sac qui contenait les restes de Colombe. Il pesait à peine vingt kilos, le reste ayant été emporté par le loup pour être dévoré plus tard.
Vint ensuite l‘enterrement. Enguerrand avait repris sa place d’officiant. Dans ses mots, on pouvait entendre les regrets d’accusations infondées portées uniquement par des rumeurs. Et, parce qu’Adrien assistait à la cérémonie, il mit en avant la compassion et la bonté de la jeune femme. Après un long moment de silence, Tanguy, Jeanne et Enguerrand laissèrent Duncan et Adrien seuls devant la tombe.
- Qu’est-ce qu’on va devenir maintenant Clotilde et moi ?
- Je vais m’occuper de vous Adrien. Ta sœur et toi vous n’avez rien à craindre. Viens rentrons, la nuit est en train de tomber.
Duncan ramena Adrien auprès de Clotilde à la maison de Colombe. La petite fille, toujours plongée dans un état catatonique, paraissait dormir paisiblement. Duncan coucha le garçon auprès de sa sœur. Il dut le rassurer longuement avant qu’il ne s’endorme.
En silence, il quitta la maison qu’il ferma à double tour. Comme la veille, il disposa à l’entrée des maisons et à la lisière de la forêt, les cordes surmontées de carillons. Quand il eut fini, la nuit était tout à fait tombée. Duncan s’empressa de sortir l’élixir de Cassandra et d’en boire une gorgée.


Cinquième nuit

Duncan passa le plus clair de cette nuit à marcher dans le village, passant entre les maisons, en évitant son système d’alarme. Mais du crépuscule à l’aube, il eut beau tendre l’oreille, il n’entendit nul carillon qui aurait pu l’alerter de la présence du loup. Alors, comme la veille, tandis que le soleil réapparaissait peu à peu dans le ciel, Duncan récupéra cordes et carillons. Il retourna chez Colombe et fut rassurer de voir les enfants sains et saufs.


Cinquième jour


En retournant sur la place du village, il croisa Enguerrand qui sortait tout juste de chez lui.
- Alors Chevalier, avez-vous occis le loup cette nuit ?
- Non, la nuit a été calme. Vous avez vu Tanguy et Jeanne ce matin ?
Enguerrand secoua la tête.
- Allons voir, fit Duncan.
- Comment vont les enfants ? demanda Enguerrand chemin faisant.
- Bien. Adrien dort toujours et Clotilde ne s’est toujours pas réveillée.
En arrivant chez les Amoureux, ils purent constater que la maison était intacte.
C’est bon signe pensa Duncan, ils ont simplement voulu rester plus longtemps au lit.
Tous ses espoirs moururent d’un seul coup, quand il poussa la porte de la maison.
Jeanne était assise sur le lit aux côtés de Tanguy. Le jeune homme gisait sur la couche, éviscéré. Jeanne, qui tournait le dos aux nouveaux arrivants, sanglotait.
- Pardonne-moi mon Tanguy, pardonne-moi. Je ne voulais pas te faire ça, je ne voulais pas. Mais j’ai pas pu m’en empêcher, c’était plus fort que moi.
Enguerrand entra dans la pièce, dépassa Duncan et s’approcha de la jeune femme.
- Jeanne, ma petite, qu’est-ce qui s’est passé ?
Elle se tourna vers Enguerrand qui sursauta en voyant la bouche de la jeune fille barbouillée de sang.
- J’ai pas pu faire autrement, je l’aimais.
Elle renifla et, d’un geste d’une surprenante célérité, s’empara de la dague qu’Enguerrand portait à la hanche. Avant que Duncan ne puisse l’empêcher, la lame disparut dans le ventre de Jeanne. Enguerrand retira le couteau mais il était déjà trop tard. Jeanne s’allongea aux côtés de son homme. Les yeux clos, elle tâtonna pour trouver sa main. La serrant du plus fort qu’elle pouvait encore, elle murmura dans un dernier soupir :
- Je suis là mon Tanguy, j’arrive.
Le corps de Jeanne se détendit tout à fait et demeura immobile pour l’éternité.
- Pardieu, j’aurais juré qu’elle était vraiment amoureuse de lui.
- Je crois qu’elle l’était sincèrement Enguerrand.
- Mais alors, comment a-t-elle pu faire… ça ?
Enguerrand désigna le corps mutilé de Tanguy.
- Elle nous l’a dit elle-même. Elle était un loup. Elle n’a pas pu faire autrement.
- Enterrons Tanguy et brûlons cette fille du démon.
- Non, répliqua Duncan d’une voix ferme. On les enterrera ensemble, ici au village.
- Mais…
- De toute façon le mal est déjà fait, j’ai également enterré Gauvin dans le cimetière, or lui aussi était loup.
- Mais pourquoi ?
- Gauvin et Jeanne étaient autant des victimes de la malédiction que tous les villageois qui sont morts. Quoiqu’ils aient fait, nous ne pouvons les en tenir pour responsables. Qu’ils reposent enfin en paix.
- Un jour, votre grandeur d’âme vous perdra Chevalier, dit Enguerrand en soupirant.
Duncan ne répondit rien. Enguerrand enveloppa le corps de Tanguy et Duncan fit de même avec Jeanne. Ils amenèrent tous deux leurs lourds fardeaux jusqu’au cimetière. Au lieu de creuser chacun une tombe, ils creusèrent un grand trou, afin que, dans la mort, les Amoureux ne soient plus jamais séparés.
- Vous voulez chercher Adrien pour la cérémonie ? demanda Enguerrand
- Non, je crois que ce garçon a assisté à suffisamment d’enterrements pour le restant de ses jours. Finissons-en tout de suite.
Enguerrand qui avait toujours la petite bible du Père Augustin sur lui, la tira de sa poche et se mit à réciter en latin.
La cérémonie fut brève et, pour le coup, Duncan n’y vit aucune objection. Il en avait assez de Thiercelieux et de tout ce sang versé. Maintenant que la malédiction était levée, il avait hâte de partir. Il était trop tard aujourd’hui mais, dès demain, il était résolu à emmener Clotilde et Adrien loin de ce lieu maudit. Pour la suite en revanche, il n’y avait pas vraiment réfléchi, mais il se dit qu’il trouverait bien une solution.
- C’est fini, fit Enguerrand d’un ton las. C’est enfin terminé. Du regard, il fit le tour du cimetière et contempla les centaines de tombes alentours. Mes amis, ma femme, ils sont tous morts. Je suis vivant, mais la malédiction a tout de même eu raison de Thiercelieux.
- Je suis désolé Enguerrand. Je crains de ne pas avoir été d’une très grande aide pour ce village.
- Vous avez fait tout ce que vous pouviez. Et puis si vous n’aviez pas tué Gauvin, qui sait ce qui serait advenu de nous ?
- Qu’allez-vous faire maintenant ?
- Plus rien ne me retient ici désormais. Ce serait folie de toute façon de rester ici avec tous ces lugubres souvenirs, ces fantômes. Je vais partir tout comme vous. Après je ne sais pas, je me trouverai peut être un autre seigneur pour qui travailler.
- Je pars demain matin avec les enfants si vous voulez vous pourrez faire un bout de chemin avec nous. Nous ne serons pas trop de deux pour tirer le chariot de Clotilde.
Enguerrand hocha la tête.
- Si fait, je vous accompagnerai. Après nous verrons.
Sur ces mots, Macleod et Enguerrand quittèrent le cimetière. Ils se séparèrent. Enguerrand rentra chez lui préparer ses affaires, Duncan retrouva les enfants chez Colombe. Adrien était maintenant tout à fait réveillé. Lorsque Duncan entra, il leva vers lui un regard interrogateur.
- C’est fini Adrien. Le second loup est mort.
- Qui ? demanda le garçon avec un soupçon d’inquiétude.
Duncan soupira. Il n’ignorait pas qu’il avait confié les enfants à Jeanne la veille, mais il ne pouvait pas éluder la réponse.
- Jeanne.
Adrien hocha simplement la tète. Ce qui n’étonna pas longtemps Duncan. Par la force des choses, le garçon, à peine âgé de dix ans, était déjà blasé.
- On va quitter le village Adrien. Ta sœur et toi je vous emmène loin d’ici.
- Quand ?
- On partira demain à l’aube. Il y a des affaires qui te manquent ? Je peux aller au château les récupérer si tu veux.
Adrien secoua la tête.
- Alors prépare tes affaires et celles de ta sœur.
Le temps ce jour là sembla s’étirer à n’en plus finir. Chacun éprouvait le désir de quitter au plus vite le village, mais tous savait qu’il faudrait attendre le lendemain. Alors on s’occupait comme on pouvait. Enguerrand avait décidé de renforcer les roues du chariot afin qu’il puisse supporter le poids de Clotilde et d’Adrien sur une longue distance. Duncan, lui, était parti en forêt chasser du gibier. Il revint en fin d’après-midi, avec un renard et deux lapins. Ils allumèrent un feu sur la place du village, là où Duncan avait établi son poste de garde les nuits précédentes. Afin de ne pas la laisser seule, ils avaient étendu Clotilde, bien emmitouflée, près du feu. Chacun se régala, mais le cœur n’y était pas. Le festin se déroula dans un silence pesant. Alors que le soir commençait à poindre, Adrien se mit à bailler. Tandis qu’Enguerrand rentrait chez lui, Duncan ramena les enfants chez Colombe. Cette fois, Adrien ne fut pas long à border. Il s’endormit dès que sa tête se posa sur l’oreiller. Duncan se plut à regarder les deux enfants endormis. Ils étaient si paisibles, que cela en était déchirant.


Sixième nuit

Maintenant que le danger était écarté, Duncan appréciait la présence de la nuit. Il sortit de la maison de Colombe et goûta l’air frais à pleins poumons. Alors qu’il remontait la rue qui menait à la place du village, il sentit s’abattre sur lui un sentiment de fatigue qu’il ne connaissait que trop bien. Comment est-ce possible, pensa Duncan, si tous les Loups sont morts et que la malédiction est levée ? A moins que…
Duncan accéléra le pas car l’élixir était resté dans ses affaires près du feu.
Au moment où il passa devant la maison d’Enguerrand, la porte de celle-ci explosa dans un fracas assourdissant. Au milieu des planches de bois brisées se dressait un Loup au poil gris noir et aux yeux bleus étincelants.
- Enguerrand, murmura Duncan, qui luttait contre le sommeil.
Le Loup retroussa ses babines, révélant ses crocs menaçants. Il bondit sur Duncan qui eut à peine le temps de se jeter sur le côté. Macleod tira son épée de son fourreau et maintint le loup à bonne distance en la pointant loin devant lui. Duncan reculait ostensiblement en direction de la place du village, tenant en joue le loup. La bête s’élança à nouveau vers Macleod mais, au dernier moment, elle se déporta sur le côté et bondit. Les réflexes de Duncan, amoindris, ne lui permirent pas cette fois d’esquiver. Le loup lui mordit la main qui tenait l’épée. L’Immortel cria de douleur en lâchant l’arme. Il attrapa une poignée de sable qu’il jeta à la gueule du Loup. L’animal toussa, cligna ses yeux irrités. Duncan en profita pour rattraper son épée et s’élancer en direction du feu. A mesure qu’il courait, Duncan sentit ses jambes de moins en moins enclines à le porter. Dieu, que la place semblait encore loin à Macleod. Sa vision, trouble, ne lui permettait plus de correctement apprécier les distances. Alors qu’il n’était plus qu’à deux mètres, il entendit le loup qui revenait à la charge. Rassemblant ses dernières forces, Macleod se retourna au dernier moment, en levant son épée. Le loup poussa un grognement quand la lame lui perça le flanc. Fou de douleur il se jeta sur Duncan qu’il cloua au sol de tout son poids. Macleod pouvait sentir la déchirure qu’exerçaient les griffes sur la chair de ses épaules. Se protégeant de la gueule du loup avec la lame de son épée levée à l’horizontale, Macleod tendit sa main libre en direction de son sac. Du bout du doigt, il pouvait toucher la fiole d’élixir. Incapable d’avancer plus la main, il tira sur le sac qui, en basculant, fit rouler la fiole dans sa main. Du pouce, Duncan fit sauter le bouchon et but d’une traite ce qui restait d’élixir. L’effet fut immédiat. Aussitôt, Duncan sentit ses forces revenir. D’une poussée vigoureuse, il échappa à l’étreinte du loup. La bête s’avança vers lui, passant de gauche à droite, en claquant des mâchoires. Duncan, qui avait aperçut le brasero sur sa droite, s’empara d’un bout de bois enflammé qu’il jeta sur le loup. Atteint de plein fouet, ce dernier hurla de rage et s’enfuit, la fourrure surmontée d’une crête de flammes.

Dans l’obscurité de la maison de Colombe, la petite fille s’éveilla. Elle ouvrit les yeux sur un endroit qu’elle ne connaissait pas. Elle chercha en vain dans sa mémoire, les évènements qui avaient pu l’y mener. Elle entendit alors un feulement. Elle vit, suspendues dans le noir, deux cercles d’un bleu étincelant, elle aperçut l’éclat blanc des crocs et se souvint de tout.
- A… A…A…
L’air restait irrémédiablement coincé au niveau de sa gorge. Incapable de produire un son, elle entendit distinctement le halètement rauque du loup qui rythmait son avancée. D’un bond leste, il se retrouva sur le lit qui se courba sous le poids. Il approcha sa gueule du visage de la petite fille avec une lenteur sadique. Brusquement, la mâchoire s’ouvrit largement, révélant deux rangées de crocs acérées. Le cri, si long à venir, résonna enfin avec une formidable force. Aigu, strident, désespéré, il mourut pourtant, en même temps que la petite fille.

- Aaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaah !!!!
Duncan tourna la tête en direction du cri. Il provenait de la maison de Colombe et c’était un cri d’enfant.
- Clotilde.
Duncan se précipita. Quand il arriva dans la maison, le loup venait de fracasser le mur du fond et s’enfuyait dans la forêt. Un seul coup d’œil, suffit à Duncan pour voir que la petite Clotilde était morte. N’apercevant pas Adrien, il se lança à la poursuite du loup. Sur sa route, des vêtements d’Adrien, déchirés et imbibés de sang, jonchaient le sol. Duncan redoubla l’allure. Il n’aurait su dire combien de temps dura cette course. Quand il s’arrêta pour reprendre son souffle, le loup apparut. Profitant de la fatigue de Duncan, il avait décidé de passer à l’attaque. La bête se tendit vers l’avant, gueule ouverte. Elle fit claquer ses mâchoires, tentant de mordre Macleod au bras. Mais ce dernier esquiva et repoussa l’animal en le frappant au museau avec la garde de son épée. Le loup recula en grognant. Duncan en profita pour le frapper du pied sur l’encolure là où, fourrure et chairs avaient brulées. Excitée par la douleur, la bête se retourna subitement, mordit Duncan et le fit tomber à terre. Duncan tenta une nouvelle fois d’aveugler son adversaire en lui lançant une poignée de terre à la gueule mais le loup ne s’y laissa pas prendre. Il bondit par-dessus Duncan et atterrit sur la lame de son épée, l’immobilisant au sol. Le loup écarta les mâchoires, prêt à se jeter sur le visage de Macleod quand ce dernier plongea une dague dans sa gueule et l’enfonça profondément dans le cerveau. Le loup le regarda indécis, semblant ne pas comprendre comment son ennemi avait pu prendre l’avantage, puis bascula en arrière et s’écroula, sans vie. Duncan se releva avec difficulté. Alors qu’il ramassait son épée, il vit le corps velu du loup se transformer pour laisser apparaître le corps nu d’un homme : Enguerrand.
Duncan soupira. Il avait échoué, il n’avait pas réussi à tenir la promesse faite aux villageois. Thiercelieux était mort, tous ses habitants avec lui.


Sixième Jour

L’Immortel écossais rebroussa chemin et emprunta la direction du village. Arrivé à mi-parcours, il s’interrompit. Il lui avait semblé entendre un bruit. Aussi ténu qu’il fut, Duncan le réentendit au terme d’une longue période immobile à retenir son souffle. Il en trouva la source sans difficulté, recroquevillé, allongé à demi-nu au pied d’un arbre. Duncan se pencha sur le jeune garçon. Adrien était vivant mais, à l’instar de sa défunte petite sœur, il était tombé dans un état catatonique. Duncan le prit délicatement dans ses bras et lentement, retourna au village. Encerclé par les brumes, plombé par une insupportable chape de silence, jamais Thiercelieux n’avait paru aussi lugubre. Duncan marcha entre les maisons inhabitées jusqu’à celle qu’Enguerrand lui avait allouée le jour de son arrivée. Il déposa Adrien sur le lit, s’assura qu’il n’était pas sur le point de se réveiller et retourna à la maison de Colombe. Duncan ne s’attarda pas sur le carnage. Il s’acquitta de sa sinistre tâche de la manière la plus efficace et rapide possible. Il ramena le corps de la petite Clotilde au cimetière et l’enterra aux côtés de ses parents. Cette fois-ci, il ne récita pas d’oraison funèbre. Il se contenta de prier en silence pour leur salut à tous, le sien compris. Dans son cœur, la colère faisait place à la honte. La honte de n’avoir pas pu tenir sa promesse et de laisser derrière lui un village ravagé. Duncan retourna chez Colombe et resta un moment à veiller sur Adrien. Il retourna ensuite dans la forêt, récupérer le corps d’Enguerrand et l’enterra au cimetière. Cette fois-ci, pourtant, il ne prit même pas la peine de se recueillir. La nuit tomberait dans une heure à peine, mais Duncan n’avait plus l’intention d’attendre. Il préférait passer la nuit à la belle étoile, en pleine forêt que de dormir une fois encore au village. Il ne croyait pas un seul instant aux fantômes, mais il savait que longtemps Thiercelieux le hanterait où qu’il aille et quoiqu’il fasse. Macleod réunit toutes ses affaires et celles d’Adrien. Il allongea le garçon sur son cheval et, d’un pas vif, entraina sa monture, au plus profond de la forêt.


Septième Nuit

Alors qu’il s’avançait entre les arbres, il eut l’impression que l’horizon se dilatait au-devant de lui, comme si la distance à parcourir se multipliait à l’infini. Il se retourna, aperçut à peine les dernières maisons de Thiercelieux en lisière de la forêt et trouva cette image réconfortante. Quelques minutes plus tôt, il ne désirait rien de plus que de quitter le village à tout jamais. Maintenant s’insinuait en lui le désir extrêmement puissant d’y retourner. Duncan fit encore un pas en avant mais il fut pris d’un vertige et s’étala de tout son long. Epuisé par sa journée, Duncan se dit qu’il était inutile de lutter. Il pourrait bien passer une nuit de plus à Thiercelieux après tout.
Il installa Adrien confortablement sur un tapis de mousse, l’enveloppa dans une couverture et entreprit de chercher du bois pour le feu. Tout à sa tâche, il se prit à réfléchir à la sensation étrange qu’il venait de ressentir. Une sensation de nostalgie, qui lui laissait à croire que s’il quittait le village, s’abattrait sur lui un désespoir sans nom. On eut dit que Thiercelieux était vivant, mû d’un esprit propre qui ne voulait à aucun prix le laisser partir. C’est alors que Duncan se remémora les paroles du seigneur Clovis de Thiercelieux. Cela aussi fait partie de la malédiction. Tous ceux qui demeurent à Thiercelieux, ne peuvent en partir ou, s’ils le font, ils ressentent très rapidement le besoin irrépressible d’y retourner.
Duncan comprit mais il était déjà trop tard
- Père était un peu trop dur, Mère beaucoup trop fade mais Clotilde, Clotilde était délicieuse
La voix d’enfant s’effaça rapidement au profit d’un timbre grave, guttural qui, à la fin n’avait plus rien d’humain et tout d’animal.
Duncan fit volte-face et sut aussitôt qu’il allait mourir. Adrien bondissait sur lui sous sa forme de loup. Il s’approchait à une telle vitesse qu’il était inutile de chercher à esquiver. Duncan eut à peine le temps d’apercevoir la gueule grande ouverte et d’apprécier qu’un claquement de cette mâchoire gigantesque suffirait à le décapiter.
Alors que Duncan pensait que tout était perdu, une autre voix se fit entendre. Douce et dure à la fois, ferme et autoritaire, ce fut pourtant le mot que cette voix prononça qui lui conféra toute sa puissance.
- Meurs.
La gueule du Loup était si proche du visage de Macleod, que ce dernier put apercevoir la pupille se dilater. La mâchoire se referma mollement sur une langue pendante et le corps du loup, s’abattit lourdement sur le sol à quelques centimètres de l’Immortel Ecossais.
Duncan releva les yeux et vit Cassandra, dont le corps irradiait de magie. Peu à peu, la lueur diaphane qui la parcourait diminua en intensité puis disparut presque totalement, ne laissant en guise de silhouette à la sorcière, qu’un léger voile lumineux.
- Ainsi s’achève la malédiction de Thiercelieux, dit Cassandra d’un ton emprunt de solennité.
Duncan reporta son attention sur Adrien. Le corps du Loup était en train de se transformer, laissant apparaître sous la fourrure noire régressant, la peau de l’enfant. Macleod ne put s’empêcher de glisser une main dans ses cheveux.
Il releva les yeux vers Cassandra. Le regard dur, la voix ferme, il dit :
- Dussé-je y passer les cinq cents prochaines années de ma vie, je retrouverai ce Roland Kantos et je lui trancherai la tête pour ses crimes.
- Oublie ça Duncan.
La voix de Cassandra s’était faite pour l’occasion inhabituellement douce.
- Roland Kantos est un mage extrêmement puissant. Arrêter son œuvre maléfique est la tâche qui m’incombe. Mais si je devais échouer, ce devoir sera alors le tien. Il te cherche Duncan. Il a vu dans l’avenir, que tu étais en mesure de le tuer. Cela lui fait peur et il fera tout pour empêcher cette prophétie de se réaliser. Alors suis mon conseil et reste sur tes gardes.
Cassandra s’éloigna dans la forêt.
- Tu pars déjà ?
- Je traque Kantos depuis des millénaires Duncan. Tu n’imagines pas, en le poursuivant, les horreurs que j’ai pu découvrir. En ce moment, il commet un nouveau maléfice quelque part mais un jour je serai là pour l’arrêter. Quand à toi, ne sois pas trop dur avec toi-même. Tu n’as pas pu aider les habitants de Thiercelieux autant que tu l’aurais voulu, mais ni toi, ni moi ne pouvions faire beaucoup plus. Ce qui compte c’est d’avoir mis fin à cette malédiction. Cassandra regarda tout autour d’elle puis croisa à nouveau le regard de Duncan. Ses lèvres affichaient un sibyllin sourire.
- Dans quelques siècles, quand la magie noire de Kantos aura totalement disparu, la vie renaitra en ces lieux et ce sera grâce à toi Duncan Macleod du clan des Macleod.
Sur ces derniers mots, Cassandra disparut dans les profondeurs de la forêt laissant Duncan seul avec celui qui fut le dernier des loups de Thiercelieux.


Septième Jour

En fin de matinée, Duncan acheva d’enterrer Adrien. Son ouvrage accompli, il brisa la pelle sur son genou et jeta les tronçons dans les fourrés. Il retourna ensuite au village pour récupérer ses affaires et son cheval. Arrivé à la lisière de la forêt, il contempla une dernière fois le village de Thiercelieux, la certitude au cœur qu’il n’y remettrait jamais plus les pieds.
Il voyageait depuis une heure, quand la sensation d’une présence alentour qui l’observait, le troubla. Duncan stoppa sa monture, observant les environs.
- Je sais que vous êtes là. Qui que vous soyez, montrez vous !
Une ombre s’abattit sur lui et le désarçonna. Duncan et son assaillant roulèrent dans l’herbe sur plusieurs mètres. Macleod parvint sans peine à se libérer de l’étreinte. En se relevant, il découvrit avec stupéfaction l’identité de son agresseur, toujours allongé dans l’herbe.
- Colombe ? Mais comment ? Pourquoi ?
- Pour avoir tué mon fils, cracha-t-elle avec rage alors qu’elle se jetait à nouveau sur lui, dague en avant.
L’Ecossais attrapa la main et la désarma, fit pivoter la jeune femme et l’immobilisa.
- De quel fils parlez-vous Colombe ? lui demanda-t’-il la bouche à quelques centimètres de son oreille
- Adrien, Adrien était mon fils, souffla-elle avant de fondre en sanglots.
Duncan sentant que toute force abandonnait la jeune femme, relâcha son étreinte et la laissa glisser à terre.
Il s’assit face à elle, attendant patiemment qu’elle retrouve son calme et que viennent les explications.

- Aliénor disait vrai, dit-elle enfin. Une nuit, lors de mes quinze ans, je m’éveillais, entendant un appel venant de la forêt. Il était là à la lisière de la forêt, qui m’attendait. C’était un magnifique loup blanc aux yeux bleus étincelants. En rentrant chez moi, peu avant l’aube, j’étais enceinte. En l’apprenant, mon père eut la bonté de ne pas me chasser. Il m’emmena dans un couvent quand mon ventre commença à s’arrondir et m’y laissa jusqu’à la naissance. Les nonnes ne m’ont même pas laissé voir le bébé. Peu après je rentrai à Thiercelieux où j‘appris que j’étais censé avoir passé l’hiver chez des cousins éloignés. Je pensais ne jamais revoir mon fils, mais j’aurais du me douter que la malédiction me le ramènerait un jour ou l’autre. Trois mois plus tard, le seigneur et sa dame présentèrent leur premier né mais moi je compris aussitôt la supercherie. Je compris que Clovis et Guenièvre de Thiercelieux ne parvenaient pas à avoir de descendance car l’enfant qu’ils présentèrent à tous était le mien. Je le sentais au plus profond de moi. On pourrait dire qu’il s’agissait là de l’instinct d’une mère ou de l’instinct d’une Louve. Je le vis grandir de loin, sans pouvoir l’approcher mais je savais aux regards qu’Adrien me lançaient qu’il savait lui aussi la vérité sur ses origines. Contre toute attente, la petite Clotilde naquit un an et demi après l’arrivée d’Adrien. Je craignais alors que Clovis et Guenièvre reportent tout leur amour sur cet enfant issu de leurs entrailles. Mais je me trompais car Clovis, je l’appris alors, était un homme de bien.
- Pourtant Adrien a tué ses parents adoptifs.
Colombe haussa les épaules.
- Il voulait juste que nous soyons enfin réunis.
- C’est pour cela que vous avez acceptez sans rechigner de vous occuper de Clotilde et d’Adrien. Vous vouliez retrouver votre fils.
Colombe hocha la tète en signe d’assentiment.
- Mais dans ce cas, pourquoi avoir simulé votre mort ?
- Adrien et moi savions que sous peu tous les soupçons se porteraient sur moi et que je serais lynchée. Nous avons préféré prendre les devants. La nuit, nous sommes sortis de la maison en prenant soin de ne pas déclencher les alarmes que vous aviez mises en place. Adrien, sous sa forme de loup, a tué plusieurs animaux dans la forêt que nous avons par la suite déchiquetés en morceaux afin qu’ils ne soient plus identifiables. Nous les avons disposés tout autour du lac, avec des lambeaux de mes vêtements. Puis, je suis resté tapie dans la forêt tandis qu’Adrien retournait à la maison et vous mettait sur la piste de l’étang.
Duncan resta silencieux, à la fois effrayé par l’esprit calculateur de cette femme et impressionné par sa détermination.
- La malédiction de Thiercelieux est-elle levée Colombe ? Je veux dire, définitivement ?
- Tous les dix ans, le Loup blanc revient pour engrosser une femme du village qui donnera naissance à un loup. Il y a quarante ans, Enguerrand fut le premier d’entre eux, puis vint Gauvin dix ans plus tard, Jeanne et enfin mon Adrien. Oh oui, soyez rassuré Chevalier, dit-elle d’un ton acerbe. Par votre faute, tous les loups ont péri et je vous maudis pour cela !
Duncan se releva, conscient que la jeune femme ne lui apprendrait rien de plus. Mais surtout, la méchanceté dont Colombe faisait preuve, le troublait au plus haut point. Il décida qu’il était temps pour lui de quitter les lieux. Il enfourcha sa monture et la fit avancer, d’un pas lent, le long d’un chemin de terre. Bien vite, la voix de Colombe le rattrapa.
- Que votre vie soit longue Chevalier, que vous perdiez tour à tour ceux qui sont chers à votre cœur. C’est tout le mal que je vous souhaite, pour tout le mal que vous m’avez fait !
Duncan arrêta son cheval et se retourna.
Colombe était assise à l’endroit où il l’avait laissé, les yeux perdus dans le vague en direction de la forêt.
- Qu’attendez-vous ainsi ?
- Le père de mon enfant, répondit Colombe d’un ton neutre.
Puis, dans un murmure que Macleod ne put entendre, elle ajouta :
- Je sais qu’il va revenir.
Effrayé par la folie de la jeune femme, Macleod s’en retourna et poussa sa monture au galop laissant derrière lui et à jamais, Thiercelieux et ses maléfices.


Epilogue

La jeune fille se réveilla en plein milieu de la nuit. Sans bruit, elle quitta sa couche. Vêtue de sa simple chemise de nuit, elle sortit de la maison de son père en dépit du froid glacial qui régnait au-dehors. Elle se faufila entre les maisons de son village de la Couarde, marchant d’un pas rapide, certaine de la direction à prendre. En bordure de la forêt, elle aperçut le Loup blanc, dressé fièrement sur ses quatre pattes, qui l’observait de ses yeux bleus flamboyants. Il s’en retourna dans la forêt. Elle le suivit sans hésitation.
Les branches, les ronces égratignaient ses bras et ses jambes mais elle n’en avait cure. Elle était au-delà de la douleur, au-delà de tout. Arrivée dans une obscure clairière, elle fit glisser sa chemise de nuit le long de son corps de jeune femme. Nue face au loup, elle s’allongea sur un tapis de mousse humide. Lentement, elle remonta les genoux, écarta les jambes et, dans les profondeurs insondables de la forêt, sous l’œil blafard de la lune pleine pour la dernière nuit, elle s’offrit au Loup.