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Tu seras poussière
(Come to dust)

Sandra McDonald
Traduit par Frédéric J.




         Note de l’auteur :

         Voici la troisième partie de la trilogie qui commence avec « Le repos du guerrier » (« Lay down your sword ») et « Désastres » (« Share the disaster »). Elle inclut également des références à d’autres histoires : « Graines » (« Seeds ») et « Choice After Evil » (NDT : Non disponible en français pour l’instant), mais il n’est pas indispendable de les avoir lues pour comprendre celle-ci. Je tiens à remercier chaleureusement tous les grands auteurs et correcteurs qui m’ont aidée, notamment (par ordre alphabétique) Sue Factor, Cindy Hudson, Lisa Krakowka, Angela Mull et Rachel Shelton. Sans leur aide je me serais perdue. Une attention particulière aussi à Janin Shahinian pour son merveilleux soutien et à Janette Zitler pour avoir été ma toute première beta-lectrice. ;-)
         Le concept de Highlander et certains personnages leurs appartiennent. D’autres ainsi que l’intrigue sont à moi. Les discussions sur le libre-arbitre, qui doit gagner, ce qu’est le Prix, etc. ont été travaillées sur la merveilleuse liste de discussion Highlander, rendue possible par Debbie Douglass. N’y voyez aucune atteinte aux opinions personnelles !
         A la fin, il ne peut rester que... plus de notes de l’auteur ! Bonne lecture.




- Prologue -




         Richie Ryan se dressait silencieusement au milieu du village dévasté, par un jour radieux du début de l’été. L’ancienne jungle amazonienne teintait de vert les rayons du soleil qui caressaient les ruines du Hall de l’Amitié et les vieilles poutres du dojo. Le cœur serré, il se souvint des enfants jouant sur la place, si longtemps auparavant ; des adultes se promenant main dans la main ; des longues et douces nuits de musique et d’amour, une femme dans son lit ; des tricheries nocturnes au poker, quand Duncan et Methos essayaient de se tromper l’un l’autre avec des jeux truqués... Le temps et la vengeance avaient apporté un semblant de paix à Richie, mais il savait que la meilleure part de lui-même était morte ici, avec tous ses amis, le jour où le sanctuaire avait brûlé.
         Son regard se posa sur la petite croix blanche qui marquait l’emplacement de ce qui avait été un charnier. Cela lui avait pris des jours pour creuser une fosse où ensevelir tous les squelettes, blanchis et lavé par les intempéries, qu’il avait trouvés sur la place et dans les maisons. Difficile de croire que cela s’était passé voilà plus de trente ans. Richie ne se souvenait plus très bien de cette journée, si ce n’était d’avoir creusé pour enterrer ses amis, un torrent de larmes sur le visage, tandis que des ampoules crevaient et disparaissaient sans cesse sur ses mains.
         La jungle environnante résonnait des cris des oiseaux, des chants des insectes et de la voix du vent dans les feuillages. Le village renfermait dans un calme absolu un cimetière d’amis morts et d’espoirs ruinés. Richie était revenu une fois par décennie depuis le carnage, sans savoir pourquoi ni ce qu’il espérait trouver. Il avait depuis longtemps accepté la mort de Duncan et de Methos ; trente ans d’errance de par le monde ne lui avaient jamais apporté la moindre nouvelle d’eux ; aucun des milliers d’esprits d’Immortels qu’il avait fouillés ne contenait leurs images. Revenir ici était devenu comme un hommage à l’amour et à l’amitié qu’il leur portait. Ils lui avaient tout appris, l’avaient formé, et qu’il vive ou qu’il meure au jour du Gathering serait également un hommage à leur enseignement.

         Richie n’avait pas besoin de fermer les yeux pour discerner en esprit les ombres de l’ultime rencontre. Les visions venaient jour et nuit, sans prévenir. Deux hommes dans une plaine dévastée, ravagée. Lui et Valery Constantine, l’homme qui avait détruit le Sanctuaire.
         Il ne pouvait se permettre de laisser ses pensées dériver vers Valery, cela attirerait l’attention de Immortel. A présent, leurs pouvoirs étaient presque équivalents, il ne fallait pas le prendre à la légère. Richie se frotta les tempes, une habitude acquise dans la Zone Démilitarisée de Paris.
         Il inspira profondément et relâcha son souffle lentement. Son pèlerinage terminé, le village ne pouvait le retenir plus avant. Il fit demi-tour et repartit par le sentier depuis longtemps effacé qui traversait la jungle vers l’ouest et les chutes de Connor. Il marchait doucement, écoutant battre le cœur de la forêt comme s’il s’agissait du sien, percevant la sueur coulant dans son dos et le sol ferme sous ses pieds.
         Une fois à la cascade, il s’arrêta un instant pour se reposer et admira les millions de litres d’eau qui dévalaient la falaise. La bruine venait agréablement lui rafraîchir le visage. En avance pour son rendez-vous, il décida d’escalader le bas des chutes qu’il avait souvent parcouru avec Jenir et retrouva le vieux tracé sans difficulté.
         A mi-chemin de la descente, il perçut le faible frisson indiquant la présence d’un autre Immortel. Ce n’était pas le véritable signal d’un homme vivant, mais – de la même façon qu’il savait à présent explorer les esprits et entrevoir l’avenir – il pouvait ressentir des choses au-delà des capacités habituelles de sa race. Richie sonda la gorge et le lit de la rivière sans trouver personne mais en bas du chemin, là où les chutes plongeaient avec fracas sur d’énormes rochers déchiquetés, la sensation s’intensifia. Un souvenir, si ancien qu’il ressemblait à un rêve, s’imposa à lui et le fit frémir malgré la chaleur ambiante.
         Quelques minutes après, il découvrit l’entrée des cavernes, à moitié dissimulée derrière la cascade. Sortant une corde de son sac, il la noua solidement à un rocher et descendit en rappel dans les profondeurs sombres et humides de la première grotte.
         Il s’était tué une fois ici, en se brisant la nuque lors d’une terrible chute, et pendant sa mort il avait rêvé d’un homme enterré vivant dans une rivière souterraine. Aucun autre Immortel ne rêvait depuis l’au-delà, mais le quickening que Richie avait reçu de Xan lui avait conféré plus d’un pouvoir étrange. A l’époque, il avait pris cette vision pour un cauchemar et l’avait enfouie si profondément qu’il pensait l’avoir oublié.
         Jusqu’à maintenant. Jusqu’à ce qu’il se fraye un chemin entre les stalagmites et les crevasses, qu’il trouve les berges de la rivière en laquelle il n’avait jamais vraiment cru. Sa lanterne à la main, il descendit dans le courant calme et observa le cercueil qui gisait au fond de l’eau. Le buzz éthéré de son occupant mort – qu’aucun autre Immortel ne percevrait, à part peut-être Valery – résonnait à ses oreilles comme un rugissement continu.
         Richie sonda plus avant, modelant son esprit sur la forme enfermée plus bas. Une vision lui vint, celle d’un homme solide et athlétique, au visage décidé et aux longs cheveux noirs.
         « Oh, Mac... » soupira-t-il.
         Ses genoux se dérobèrent et il s’effondra sur le sol rocheux, respirant par à-coups. Il dut poser la lanterne, de peur que ses mains tremblantes la laisse échapper dans la rivière. Jamais, jamais il n’avait espéré revoir Duncan MacLeod. L’espoir des premières années après la destruction du sanctuaire s’était mué en deuil puis, enfin, en résignation.
         Richie crispa les paupières et canalisa toute sa puissance pour invoquer l’image de ce qui s’était passé dans cette grotte trente ans auparavant. Dans un halo irisé, il vit Mac marcher dans la jungle. Aucun son ne lui parvenait, mais le Highlander semblait chanter et sangloter en même temps. Il descendit dans la grotte, glissa ses mains sur le container de plastacier et le poussa dans l’eau.
         Richie vit ensuite Duncan parler au néant, mais la vision glissa et il dut donner tout son pouvoir pour y revenir. Un court instant, il lui sembla même voir Tessa. Puis Duncan disparut, scellé volontairement au fond du cours d’eau souterrain.
         La vision s’évanouit. Richie respirait lourdement, fixant le coffre en proie à une rage folle.
         « Et tu t’es fait ça tout seul ?! » Il hurlait presque, mais personne ne répondit.
         Richie voulait frapper quelque chose, ou quelqu’un - Duncan MacLeod pour ne pas le nommer. De tous les actes égoïstes et horribles à commettre, s’enfermer ici, fuir tout le reste, laisser croire à son ancien élève qu’il était mort et parti pour toujours... Richie enfouit son visage dans ses mains. Le Duncan MacLeod qu’il avait connu et aimé n’aurait jamais pu être aussi cruel, aussi lâche.
         Lorsqu’il réalisa qu’il pleurait, Richie essuya rageusement ses larmes. Le corps Immortel qui gisait là ne méritait pas qu’on le pleure. Duncan MacLeod était mort et le resterait, jusqu’à ce que quelqu’un, un jour, décide de le délivrer de son cercueil volontaire.
         Il venait de décider que ce quelqu’un, ce ne serait pas lui, Richie Ryan, quand deux buzz l’atteignirent. L’un était aisément identifiable, le second plus vague, il venait de quelqu’un de très âgé. Richie rebroussa chemin à travers les cavernes jusqu’à la sortie et se hissa à la force des bras le long de la corde, jusqu’à émerger à l’air libre. La vive luminosité lui fit un instant plisser les paupières tandis que le grondement des chutes résonnait à ses oreilles, mais cela ne lui prit qu’une seconde pour identifier les silhouettes en train de s’affronter, loin au dessus de lui, sur la crête.
         Methos, le plus vieux des Immortels, encore quelqu’un que Richie croyait mort.
         Darien MacLeod, fils adoptif de Duncan, l’un de ceux qui avaient détruit le sanctuaire.
         Il leur cria d’arrêter, mais ils ne pouvaient l’entendre à cette distance. Richie opta donc pour la solution qui lui restait, prendre le contrôle de leurs esprits pour leur faire lâcher leurs épées. Autrefois, cela lui aurait demandé une intense concentration et l’aurait vidé, le laissant avec une sévère migraine ; à présent, c’était aussi aisé que claquer des doigts.
         Certain qu’ils ne pourraient pas s’entretuer avant qu’il les atteigne, Richie se lança dans l’ascension.
         Quelqu’un, se dit-il fermement, n’allait pas s’en tirer sans donner quelques explications.




- 1 -




         Ancienne Amérique du sud. Un futur inconnu.

         Duncan MacLeod gisait dans les profondeurs glacées, sans douleur, sans peur et sans souffrance. Parfois, des souvenirs lui venaient en lents tourbillons neigeux. Il s’imaginait debout dans une vaste prairie sauvage, au plus sombre de la nuit. Des flocons tombaient paisiblement, apportant avec eux l’odeur des Highlands après la pluie, la douce lueur de Rome à l’ère de l’électricité, des bruits de pas tandis qu’il poursuivait une femme aimée dans les épaisses forêts de Normandie. Des gens lui apparaissaient aussi, les visages calmes et les yeux bienveillants de ceux qu’il avait aimés et perdus.
         Il croyait parfois sentir une fraîche brise dans ses cheveux, mais ce n’était que l’eau froide glissant sur son corps, dans le cercueil englouti ou il s’était enfermé.
         Les sursauts de mémoire finissaient toujours par se dissoudre dans le néant, ne laissant que le silence et l’obscurité.
         A un moment de son sommeil sans fin – il n’avait aucune conscience du temps et n’en voulait de toute façon pas – il prit conscience qu’il n’était pas seul. Quelqu’un se tenait au-dessus de lui, sur les rives de la rivière souterraine, observant son cercueil à travers les flots noirs. Comment il savait cela ou quel était son visiteur, il ne pouvait le dire.
         Pour la première fois depuis bien longtemps, Duncan souhaita un instant revivre, parler, respirer, sentir de la chair contre la sienne. Mais il était mort, piégé par sa propre volonté, et ce désir reflua dans le courant de l’eau et des anciennes douleurs.
         L’autre Immortel, quel qu’il fut, s’en alla.
         Duncan MacLeod reposait.



***



         Il hoqueta l’eau glacée de ses poumons par le nez et la bouche, lâcha un horrible sifflement tandis que son corps tentait désespérément d’inspirer de l’air. Duncan paniqua, ses jambes et ses bras battaient, luttant contre ses muscles pendant qu’il crachait toujours plus d’eau et était pris de convulsions. Frigorifié, trempé, agonisant, il retomba dans un épuisement sans nom.
         Il avait ressuscité. Il était vivant.
         Un adolescent aux cheveux bleus et rouges, avec un piercing à la lèvre supérieure, emplissait son champ de vision. Accroupi, il fixait le Highlander de son regard argenté. Une lanterne jaune derrière lui constituait la seule source de lumière de la grotte. Ses vêtements humides pendaient sur une charpente étroite et un corps maigre, il n’avait sans doute jamais pris de bain de sa vie.
         « Jui Jenarie », dit le garçon, et Duncan réalisa qu’il s’agissait d’une fille. « Voyé tcheché pashay. »
         Duncan lutta pour raffermir sa respiration malgré le feu qui brûlait dans sa poitrine. S’il était aussi transi, se dit-il, c’était entre autre parce que ses vêtements s’étaient dissous. Il gisait, nu et presque tétanisé, contre le roc dur et humide, les muscles raides après un nombre inconnu de semaines, de mois ou d’années d’inactivité. Un fourmillement douloureux courait dans ses doigts et ses orteils, son estomac était tordu de douleurs et sa tête lui semblait pleine de glace. Ou peut-être ses oreilles, plutôt que sa tête, car il n’avait pas saisi un mot de ce que la fille venait de dire.
         « Quoi ? » demanda-t-il, la voix si rauque qu’il la reconnaissait à peine.
         « Je... suis... Jenarie » reprit l’inconnue, faisant visiblement de gros efforts pour articuler. « Envoyée... te chercher... par Shay. »
         « Oh. » toussa-t-il. Son corps récupérait doucement, mais il était épuisé et n’avait franchement aucune envie de revivre souvent cette résurrection-ci. Lentement, prenant garde à ses os et à ses tendons qui menaçaient de se rompre sous la tension, il se redressa. Sa vision s’obscurcit un moment, puis s’éclaircit de nouveau.
         « Jenarie. » dit-il, expérimentalement.
         « Moi. », répondit-elle fièrement.
         « Tu es envoyée par Shay ? »
         « Yay. »
         Il supposa que cela voulait dire oui. Luttant contre un violent tremblement, il demanda « Qui est Shay ? »
         « Ami à toi » dit-elle avec une grimace. « Toi Duncan MacLeod du clan MacLeod ». Avec son accent, cela ressemblait plutôt à Dookin Magloud du clan Magloud, mais il comprit quand même.
         « Mes amis sont tous morts », répondit-il en réalisant, surpris, que ses souvenirs du Sanctuaire n’étaient plus aussi douloureux. Les images étaient toujours présentes en lui, intactes – la pluie, un village massacré, la main froide et sans vie de Holland. Mais le temps, semblait-il, pouvait effacer jusqu’aux plus profondes blessures. Ou les enfouir aussi profondément que des sédiments dans la rivière, au point qu’il ne pouvait plus les sentir.
         L’impression d’oublier quelque chose d’important tournait sous son crâne. Passant une main dans ses cheveux dégoulinants, il explora la caverne des yeux, ne vit nulle trace du container que Methos avait construit pour ses chroniques.
         Methos. Mort. Richie – mort aussi. Duncan retrouva ce qu’il avait oublié. Ses jambes n’étant pas encore assez fortes pour le supporter, il rampa vers la berge et regarda en bas. Au lieu de l’eau, il ne vit que de la terre. Le cercueil dans lequel il était resté pour une durée indéterminée reposait au fond d’une tranchée fraîchement creusée ; la pelle de Jenarie se voyait à côté. Perplexe, il leva les yeux vers la jeune femme.
         « Où est la rivière ? »
         « Que rivère ? »
         Elle avait dû se tarir. L’eau qu’il avait recrachée avait été enfermée avec lui. Duncan frémit en se demandant combien de temps s’était écoulé. Sans prêter attention aux grincements de ses muscles et de ses os, il descendit dans le lit asséché puis dans la fosse.
         La rapière de Richie et son propre Katana étaient là où il les avait laissés, dans le cercueil. Leur métal inoxydable n’avait pas rouillé. L’Immortel s’en empara et rejoignit Jenarie qui ne cessait de l’observer en plissant les yeux. L’effort épuisant qu’il venait de fournir le laissa tremblant sur le sol. Bon sang qu’il avait froid, sommeil, et qu’il était confus ! Qui était cette étrange fille, qui était ce Shay, et comment pouvait-il ou elle avoir envoyé quelqu’un le chercher ? Personne ne savait ce qu’il s’était fait...
         Cela n’avait pas dû être facile pour Jenarie de le sortir de là, mais il ne lui en était pas reconnaissant. Il n’avait pas demandé à être sauvé, lui. Maintenant qu’il était vivant et en bien piètre condition, il n’était vraiment pas sûr d’être revenu si on lui avait laissé le choix. Le long sommeil sans rêve de la mort avait été simple, calme, presque confortable.
         « Faim ? » demanda Jenarie.
         Duncan secoua la tête. « Non. Mais aurais-tu de l’eau ? » Son nez et sa bouche étaient pleins de résidus de la rivière, et plus que toute autre chose il aurait souhaité une bonne rasade de Scotch, mais vu les circonstances de l’eau ferait bien l’affaire.
         Jenarie fronça les sourcils, comme s’il venait de briser un tabou, mais elle finit par lui tendre en rechignant une longue gourde de tissu. L’eau qu’elle contenait était tiède, avec un goût fade et métallique. Duncan lui rendit le bidon, trembla violemment et désigna le sac à dos vert sombre aux pieds de la fille.
         « Tu n’aurais pas apporté quelques vêtements par hasard ? » parvint-il à articuler en claquant des dents.
         Jenarie ne saisit pas ce qu’il voulait, alors il répéta deux fois en montrant ses propres habits, avant qu’elle comprenne. Elle avait en effet apporté de quoi le vêtir – un pantalon rêche, des chaussures grossières et un mince tricot qui s’étirait dans le dos et sur les épaules. Elle le regarda s’habiller comme si voir un homme nu n’avait rien de nouveau ou d’attirant, et il se demanda si sa culture connaissait l’intimité.
         Ayant apparemment jugé qu’il avait suffisamment récupéré pour la prochaine étape de son sauvetage, elle empoigna la lanterne et son sac, annonça. « Venue chercher Dookin. Maintenant va voir Shay. »
         Debout, le haut de ses cheveux vivement colorés atteignait à peine l’épaule de Duncan. D’un pas rapide et sûr, elle sortit de la grotte par d’étroits passages. Toujours raide et courbatu, épuisé à l’extrême, Duncan luttait pour rester à sa hauteur. Quelque chose avait changé pendant sa mort, il se rendit compte que c’était l’absence d’eau ou d’humidité. Il dut fournir un terrible effort pour grimper une échelle vers l’aveuglante lumière du jour, guidé de la main par Jenarie jusqu’à une ouverture entre les rochers.
         Duncan se couvrit les yeux, mais les rayons du soleil l’éblouissaient malgré tout. Il n’entendait rien de plus que le souffle de Jenarie, sa propre respiration et le vent. Le grondement des chutes de Connor avait disparu, l’air était âcre et irritait le nez, tandis que la chaleur desséchait inlassablement la peau. Il lui fallut plusieurs minutes avant de pouvoir ouvrir les paupières, avec un gémissement de douleur, et de découvrir ce qui occupait l’emplacement des chutes.
         La rivière et la cascade avaient disparu. La seule trace de leur existence était le lit de poussière épaisse et craquelée qui courait le long de la gorge comme une route ruinée. Les falaises escarpées étaient toujours présentes, mais la jungle luxuriante qui les recouvrait autrefois avait cédé la place à un épais tapis de ronces et de racines noueuses. Duncan se souvenait bien des catastrophes du réchauffement climatique de son époque, mais l’ancienne Amazonie avait alors toujours été plus ou moins épargnée.
         Il se frotta les yeux plusieurs fois, essayant d’effacer l’horrible vision, mais la réalité était bien ancrée.
         « En quelle année sommes-nous ? » demanda-t-il à Jenarie quand il retrouva l’usage de sa voix.
         Elle ne comprit pas, ou fit mine de ne pas comprendre, le mot « année ».
         Un profond désespoir envahit Duncan, il s’assit, tentant d’effacer le désastre autour de lui. Il avait dû être mort pendant des siècles pour qu’un tel changement se produise. Il ne souhaitait rien de plus que retourner dans son cercueil, s’y enfermer de nouveau et rejoindre les ténèbres. Mais Jenarie le tira sur ses pieds ; il remarqua alors que ses mains étaient déformées, des doigts avaient fusionné entre eux, des tumeurs se voyaient sur son cou. Ses dents étaient des chicots à moitié pourris, elle sentait la maladie et la mort.
         « Faut trouver bateau » dit-elle avec une moue, puis, se rendant peut-être compte que sa prononciation glissait, elle énonça soigneusement « Je t’emmène voir Shay ».
         Qui que fut ce Shay, il ou elle n’avait aucun droit de le sortir de sa tombe et allait devoir s’expliquer sérieusement. Il hocha la tête à contrecoeur et redressa ses épaules lasses en prévision du voyage qui s’annonçait.
         Ils prirent la route dans la chaleur épaisse et la poussière, Jenarie cheminant en tête. Duncan ne voyait aucun oiseau, aucun insecte, aucun signe de vie, même pas d’herbe. Le soleil disparut derrière de grands nuages gris, mais la chaleur étouffante rayonnant du sable sous leurs pieds ne faiblit pas. Jenarie marchait vite, de toute évidence habituée à la sécheresse et à cette température, mais l’Immortel devait souvent s’arrêter pour prendre un peu d’eau et reposer ses muscles torturés.
         Au crépuscule ils avaient couvert dix kilomètres et les pieds de Duncan se couvraient d’ampoules plus vite encore qu’ils ne guérissaient. Jenarie lui offrit comme dîner de petites barres croquantes et, sortant deux fines couvertures pour tout lit, elle alluma un feu au carburant d’un récipient qui n’évoquait rien de familier au Highlander, puis s’accroupit près des flammes, un court poignard entre les mains.
         « Moi protège Dookin Magloud. » annonça-t-elle.
         « Merci » répondit-il sans pourtant éprouver de gratitude.
         Il s’allongea à quelque distance et finit par s’endormir après avoir passé des heures à se tourner et se retourner sur sa couche. Au matin, ils déjeunèrent de la même nourriture amère et artificielle que la veille, et avant midi, ils avaient atteint la rive de l’océan ou un navire les attendait.




- 2 -




         Le bateau de Jenarie était ancré à l’abri d’une petite baie. Elle embarqua tandis de Duncan considérait le navire d’un oeil dubitatif. Il semblait à peine capable de naviguer ; s’il avait jamais été peint, le bois balafré n’en gardait aucune trace. La grand’voile avait été recousue, rafistolée en mains endroits, et le foc était encore en plus mauvais état encore. Les palans étaient rouillés, plusieurs manquaient et, bien que les cordages aient l’air solides, il ne pouvait que se demander si Jenarie était vraiment capable de s’en servir avec ses doigts déformés.
         La jeune femme l’observait depuis le pont d’un air suspicieux. « Quesque t’attend ? »
         Duncan se dit qu’après tant d’années d’isolement sous la rivière, il n’avait pas grand’ chose à craindre d’une noyade en pleine mer. Il s’engagea prudemment dans les vagues clapotantes de l’après-midi et se hissa à bord, sans prêter attention au grincement du bois fatigué sous son poids.
         « Est-ce que ce bateau a un nom ? »
         Jenarie commença à lever l’ancre. « Yay. » Répondit-elle, les sourcils froncés, en fouillant sa mémoire. « Shay donné nom. Moi oublié. »
         « Tu as oublié ? Est-ce que Shay t’a appris à naviguer aussi ? »
         Elle ne comprit pas le sarcasme, ou en tout cas ne le releva pas. « Yay. »
         Duncan descendit au pont inférieur pour voir si le bateau prenait déjà l’eau. Il découvrit une cabine étouffante et moisie, avec deux couchettes, une petite citerne d’eau fraîche, des réserves de nourriture en barre, une caisse de quincaillerie électronique et une douzaine de rouleaux de prière bouddhistes. Quelques chemises et des pantalons à la propreté douteuse étaient pendus au-dessus des couchages. Une cambuse avait autrefois occupé le fond de la cabine, mais l’évier était complètement rouillé et le réchaud avait été ôté des années plus tôt. Les latrines, à l’avant, étaient une simple planche percée suspendue au-dessus de l’eau. Il n’y avait cependant pas de fuite visible, du moins pas encore. Certes ce n’était pas le Queen Elizabeth, mais en cette époque, peut-être que rien ne l’était.
         Cela ne prit que cinq minutes à Duncan pour découvrir que Jenarie n’avait pas plus besoin de son aide pour piloter le bateau qu’elle ne la désirait. Sans avoir les qualités innées d’un marin, elle maniait voiles et cordages avec une grande détermination. Duncan s’installa sur le pont et la regarda faire, heureux de se reposer et plus encore de laisser derrière eux le pays ravagé. Jenarie mit le cap au sud, le long de la côte. Il demanda combien allait durer le voyage, mais le temps n’était pas une chose très claire pour elle.
         « Des jours ? » demanda-t-il. « Le soleil monte et descend ? La lune dans le ciel ? »
         Le visage de Jenarie n’exprimait que l’étonnement. « Faut le temps qui faut. »
         « On a assez à manger pour arriver ? »
         Ses yeux s’allumèrent. « Non », répondit-elle en souriant. « Pas assez à manger. »
         L’Immortel ne voyait pas ce qu’il y avait de réjouissant à cela. « Que va-t-on faire alors ? »
         « Demi-manger. »
         Duncan descendit et compta les rations. Si elle pensait sérieusement ne manger qu’une moitié de barre par repas, ils allaient être en mer pour un bon mois. S’ils se contentaient d’une seule demi barre par jour, le voyage augmentait de beaucoup, mais son ventre se tordit à cette simple idée.
         Il allait leur falloir pêcher pour compenser. Jenarie refusait de croire que quelque chose issu de la mer serait comestible mais, non sans grommeler, elle finit par lui trouver un peu de câble et des crochets. Le Highlander avait enfin de quoi s’occuper, il laissa traîner la ligne dans leur sillage pendant quelques heures sans succès.
         « Pas de poisson ? » demanda-t-elle, prouvant enfin qu’elle avait un sens de l’humour, même limité.
         « Pas de poisson », admit Duncan. « Mais on verra demain. »

         Le ciel s’assombrit vers le crépuscule, une brise gonfla quelque peu la grand’voile. Pendant un moment, Duncan resta simplement assis sur le pont, à écouter les mats grincer, la voilure battre, les vagues clapoter paisiblement. Une côte brune courait toujours à tribord sans donner le moindre signe de vie. En fermant les yeux, il pouvait se croire à n’importe quel siècle ; en les ouvrant, il ne lui restait qu’à s’accrocher au faible espoir qu’il y ait encore quelque chose pour lui dans ce monde.
         Lorsque la nuit tomba, Jenarie semblait prête à rester en poste toute la nuit, ce que Duncan trouva ridicule. Elle ne comprit pas ce qu’il voulait dire, alors il essaya ‘bête’ et ‘stupide’ à la place. Son visage s’assombrit, il tenta de la réconforter. « On va prendre des tours. Toi, moi, toi, moi. »
         « Tu peux ? » demanda Jenarie.
         « Si je peux naviguer ? Bien sûr. » Il exagéra un peu : « J’ai navigué avec les hommes qui ont inventé la navigation ! »
         « Tu peux avec ce bateau ? »
         Duncan écarta les bras. Ils pouvaient se voir assez nettement à la lueur des étoiles. « Oui, je peux faire avancer ce bateau ».
         Elle lui fit expliquer le maniement de chaque gréement, de chaque voile. Il obéit, mais se lassa vite de son scepticisme et commença à utiliser délibérément des mots hors de son vocabulaire. Elle ne se laissa pas démonter et continua à tout lui faire détailler jusqu’à être satisfaite, avant de se retirer à contrecœur dans la cabine.
         Le Highlander prit contrôle du bateau, appréciant d’avoir un peu de temps avec lui-même, se doutant bien qu’un long voyage avec Jenarie serait une épreuve en soit. Il étira ses muscles douloureux, étonné de sa faiblesse persistante, négligea le grondement de son estomac. Une demi barre se révéla être la ration pour le dîner, et il savait qu’il n’aurait rien de mieux pour le matin.
         Il regarda les étoiles, cherchant à se souvenir des noms et des formes des constellations de l’hémisphère sud, ne sachant si elles avaient changé de place. Peut-être qu’il ne s’était pas passé tant de temps finalement. Il songea aux étoiles du ciel d’Ecosse, en se demandant si de lointains descendants du clan MacLeod parcouraient toujours les Highlands.
         Quelque part dans le monde un autre Immortel contemplait peut-être le même ciel, se dit-il, souffrant de sa solitude. Même si c’était le cas, il lui était probablement inconnu - presque tous ceux qu’il connaissait étaient morts. Il n’était pas près d’oublier cette nuit, en Suisse, ou Amanda et Connor avaient été tués tous les deux. Son esprit ne pouvait occulter la vision atroce des délicats poignets d’Amanda attachés dans son dos, son torse sans tête. Ni celle de la tête de Connor, gisant dans la boue loin de son corps. Son cœur porterait à jamais la cicatrice de ce déchirement, même si la terrible douleur en elle-même s’était finalement atténuée.
         Le Sanctuaire était une blessure plus récente, mais il semblait à présent presque aussi lointain que la Suisse. La mort lui avait donné un certain recul face à ces images. La main sans vie de Holland jaillissant d’un monceau de cadavres, la rapière abandonnée de Richie. Ces souvenirs auraient pu venir de quelque ancien cauchemar, mais il savait bien qu’il n’avait pas cette chance. Ses amis avaient disparu à jamais, eux aussi, arrachés à sa vie et à son amour.
         En y repensant, il réalisait qu’il n’avait trouvé aucune trace de Methos dans le carnage. Les chances que le plus vieil Immortel se soit échappé à temps étaient très faibles, à défaut d’être nulles. Mais même s’il avait été capturé au lieu d’être tué, ses ravisseurs ne lui auvaient sans doute pas laissé un grand sursis. Il avait peut-être été torturé comme Richie à Versailles, un sort pire que la mort.
         Toutefois, si Methos avait effectivement survécu, peut-être était-il le mystérieux Shay qui avait envoyé Jenarie le chercher. En tout cas, c’est ce que Duncan voulait croire, sans vraiment y parvenir. Déjà, son ancien ami ne pouvait savoir qu’il s’était enseveli sous la rivière souterraine ; et il aurait fait le chemin lui-même, au lieu d’envoyer cette mortelle maladive faire tout le travail.
         La seule personne qui aurait pu savoir ce que Duncan avait fait était sa fille adoptive Debra, qu'il se souvenait clairement avoir vu quitter les ruines du sanctuaire. Il l'avait trouvée dans la jungle, venant semblait-il de donner le jour à un bébé, malgré le fait que les femmes Immortelles ne pouvaient enfanter. Il ne comprenait toujours pas comment cela avait été possible, mais les conséquences étaient troublantes. Si, dans certaines conditions, les Immortelles pouvaient avoir des enfants, alors lui aussi avait eu une mère naturelle.
         Mais le souvenir de Debra et de son enfant ne pouvait effacer la honte de ses actions. Dévasté par le chagrin, incapable de surmonter sa peine et sa douleur, il les avait abandonnés, s'était suicidé pour se refugier dans les ténèbres.
         Duncan reporta son regard des étoiles vers la côte ravagée, mais il n'y avait rien à voir.



***



         Duncan et Jenarie établirent rapidement une routine qui, à défaut de rendre le voyage plus rapide, lui donnait au moins un semblant d'organisation. Ils se relayaient à la barre toutes les six heures environ, laissant l'autre se reposer un peu. La cabine, déjà chaude et étouffante de nuit, l'était encore plus dans la journée. Le rationnement les laissait affamés et nerveux, l'eau du distillateur produisait à peine un litre par jour, loin de ce qu'il leur fallait vu la température - et bien sûr sans leur laisser de quoi se laver. Duncan pêchait pendant des heures, mais il ne prenait que du varech mort, des morceaux de plastique et parfois des masses de chair gélatineuse et difforme.
         Il avait espéré améliorer un peu le langage de Jenarie, mais elle n’avait pas envie de faire des progrès et s’énervait dès qu’il essayait.
         Il passait son temps à se cogner les tibias sur la caisse d’appareils électronique dans la cabine, et demanda un jour à sa compagne taciturne ce que c’était. A défaut d’une bonne explication, il allait la passer par-dessus bord.
         « J’ai dit, Shay t’envoyer ça » répondit Jenarie d’un ton maussade. Elle avait l’air encore plus maigre qu’à leur première rencontre et avait développé une toux rauque qui trahissait de nombreux problèmes internes.
         « Quand m’en as-tu parlé ? »
         « Longtemps, quand venus sur bateau. Ai dit Shay t’as envoyé ça. »
         « Tu ne l’as pas fait ! »
         « Si ! »
         Après dix minutes de vaine discussion, Duncan baissa les bras. Il descendit observer la caisse et lança par l’écoutille « Bon, qu’est-ce que c’est alors ? »
         « Sais pas. »
         Duncan revint à la lumière. « Shay a-t-il dit à quoi ça sert ? »
         « Sais pas ! »
         Duncan tenta de rester calme en comptant silencieusement jusqu’à dix, avant de continuer. « Comment ça marche ? »
         Jenarie lui lança un curieux regard. « Demande Shay ! »
         Pendant trois heures, Duncan tripota les pièces sur le sol de la cabine, préférant affronter la chaleur torride que risquer de perdre ou d’en faire tomber à la mer depuis le pont supérieur. Six composants étaient identiques, des boîtiers métalliques rappelant vaguement les bandes à huit pistes des années 1970. Chacun était marqué d’une écriture qu’il ne savait déchiffrer. Ces cassettes s’emboîtaient dans la fente d’un appareil plus grand, de la taille d’une batterie de voiture, elle-même reliée à une tige d’aluminium de vingt centimètres d’où partait un câble de trois mètres. Tout au bout se trouvait un ovale de métal doux comme un galet poli par le temps.
         La chose en forme de batterie portait quelques boutons aux inscriptions étranges, qui de toute façon ne réagissaient pas. Quoi que Duncan fît de ces éléments, dans quelque sens qu’il les assemblât, l’équipement restait inerte.
         « Tu es vraiment sûre de ne pas savoir comment ça fonctionne ? » demanda-t-il à Jenarie au moins trois fois, jusqu’à ce qu’elle menace de tout jeter par-dessus bord et lui avec.

         Il passa presque deux jours entiers à tout tripoter, de plus en plus convaincu que le mystérieux Shay ne lui avait envoyé qu’un simple tas de ferraille. Son dernier essai d’en tirer quelque chose consista à glisser le caillou de métal dans son oreille, comme si c’était un petit haut-parleur. Il ne produisit qu’un peu de cire, que Duncan examina avec intérêt – avant de partir à la renverse en hurlant tandis que le galet glissait et se fixait sur la rétine de son œil gauche.
         Jenarie se précipita dans la cabine et il l’entendit crier dans sa langue natale. Il tripota frénétiquement les commandes, ne voyant que de l’œil droit. Le gauche ne faisait pas mal, mais il n’était pas vraiment confortable non plus. Il pressa l’un des boutons de l’appareil et...
         ...la cabine s’évanouit, cédant instantanément la place à un vaste pré d’herbe et de fleurs sauvages sous un ciel d’un bleu parfait, l’air frais sentant l’été, des rires... Richie et une femme, enlacés devant lui, l’Immortel souriant et disant « Eteins ce truc, Debra », elle-même se tenant debout à côté de Duncan, ses cheveux auburn flottant dans la brise, le sourire malicieux, répondant « C’est pour la postérité », et Methos plaisantant derrière eux « Qui est cette Postérité ? Je la connais ? » ...
         Duncan se retourna, sentant l'herbe douce et piquante sous son pied invisible, le soleil réchauffant son visage, des sensations variées bataillant sans cesse pour le contrôle de son esprit. Debra et Methos se tenaient si près qu'il pouvait presque les toucher.
         ... « Je l'effacerai », menaça gentiment Richie.
         La femme dans ses bras se retourna pour le regarder dans les yeux. « Tu n'aimes donc pas les films familiaux ? »
         « Non. » Richie sourit, l'embrassa.
         « Moi non plus, » enchaîna Methos, tout en étalant une couverture bleue et en fourrageant dans un panier à pique-nique, « mon nez y a toujours l'air plus grand qu'il ne l'est. »
         « Mais ton nez est... » commença Debra, quand le pré ensoleillé disparu brusquement.
         Tendu, Duncan était assis dans la moiteur de la cabine rematérialisée, arraché au passé avec une brutalité telle qu'elle en était douloureuse. Jenarie tripotait le matériel, fascinée par l'appareil qui venait de se dégager de l'œil gauche de Duncan.
         « Arrête ! » cria Duncan en lui arrachant le boîtier des mains. Le pré semblait si vrai – était si vrai – qu'il ne pouvait accepter que tout soit parti. Richie, Methos, Debra, tous vivants, riant et s'amusant.
         Ainsi Richie et Methos étaient en vie tous les deux. Cette pensée lui fit courir à travers tout le corps des frissons brûlants et glacés, qui se muèrent en chair de poule et lui arrachèrent des larmes.
         « Okay ? » demanda Jenarie en l'observant. « Dookin okay ? »
         « Ca va, » murmura-t-il, se couvrant le visage des mains. « Laisse moi seul. »
         « Mais quoi ça fait ? » insista-t-elle en tripotant l'enregistreur.
         « Ne touche pas à ça ! » ordonna Duncan en lui écartant les mains d'une tape. Elle risquait d'activer quelque mécanisme d'effacement ou de tout casser. Jenarie siffla entre ses dents, une lueur de douleur dans le regard, avant de fuir par l'échelle en le maudissant dans sa langue natale.




- 3 -




         Duncan regretta un moment d'avoir été trop dur avec Jenarie, mais les regrets pouvaient attendre. Il reporta son attention sur la machine et, avec encore un peu d'appréhension, approcha de nouveau le galet de son œil et le laissa se coller à sa rétine. Le bouton à droite de l'appareil l'emporta vers le pré inondé de soleil.
         « ...plus gros que tu le crois, » continua Debra. « mais c'est valable pour d'autres parties de ton anatomie, très cher. »
         Comme si Duncan n'était pas là, Debra MacLeod marcha à travers lui et s'assit près de Methos. Son long pantalon couleur bronze tombait sur des sandales finement tissées, sa veste jaune contrastait joliment avec ses bras bronzé et ses bracelets dorés. La femme dans les bras de Richie – elle ressemblait un peu à Debra, bien que ses cheveux soient plus sombres et son visage plus fin – portait le même haut, en vert. Richie et Methos étaient tous deux vêtus de larges tuniques, respectivement bleue et or, sur des jambières brunes et des sandales.
         Methos et Debra échangèrent de doux baisers, qui firent naître chez Duncan une bouffée de vieux sentiments paternels. Après tout, elle était sa fille, et bien qu'il ne se soit jamais vraiment préoccupé de sa vie sentimentale, il en savait plus long sur les habitudes de Methos qu'il ne voulait admettre. Il se tourna vers Richie et l'autre femme. L'Immortel semblait heureux de s'étirer sous le soleil, calme et détendu, tandis que sa compagne jouait avec les franges de sa tunique.
         « Quand devons-nous rencontrer l'ambassadeur de Dureen ? » demanda-t-elle.
         « On a dit qu'on ne parlait pas boulot ! » lui rappela Richie.
         « Richie a raison, Mairi » renchérit Methos. « On verra plus tard. »
         « Moi ça me va, » murmura Mairi. « Si vous voulez une nouvelle guerre aux frontières, allez-y, contrariez l'ambassadeur. »
         La conversation dériva sur des sujets que Duncan ne comprit pas, à propos de territoires, de ministres et de négociations commerciales. De toute façon, il était bien trop fasciné par le réalisme de l'enregistrement pour se soucier des histoires d'ambassadeurs. Il pouvait déplacer son regard dans toutes les directions, mais ne voyait rien lorsqu'il le portait à l'endroit où son corps aurait dû se trouver. Tous ses sens fonctionnaient normalement, il supposa que c'était parce que la machine communiquait directement avec son cerveau. Il remua les bras, mais ils n'apparurent pas dans son champ de vision.
         En tendant les mains un peu au hasard, il empoigna la machine et testa les boutons invisibles. L'un d'eux rembobinait la scène comme une cassette.
         « Eteins ce truc, Debra » sourit Richie.
         « C’est pour la postérité » répondit Debra.
         Methos plaisanta « Qui est cette Postérité ? Je la connais ? »
         « Je l'effacerai », menaça gentiment Richie.
         « Tu n'aimes donc pas les films familiaux ? »
         Duncan avait le cœur serré à faire mal devant leur réalisme et la félicité qu'ils dégageaient. Ainsi, le bonheur était encore possible après le Sanctuaire ?
         Avec des essais plus poussés, il découvrit qu'il pouvait mettre en pause, accélérer la lecture ou passer à la séquence suivante. Après le pique-nique vint une longue scène située dans une salle royale, où Debra coiffée d'une couronne dominait une cour principalement composée de conseillères, d'ambassadrices et de courtisanes. A ses côtés, Mairi se tenait prête à donner son avis ou recevoir des instructions. De part et d'autre de la vaste pièce, des mandalas hindous, des rouleaux à prières et des drapeaux en guise d'ex-votos attiraient les grâces des Dieux. La cour parlait un mélange d'anglais et d'espagnol, entrecoupé de la langue hybride eurasiatique qui était en vigueur avant le Sanctuaire. Les costumes et les parures étaient plus formels que ce que Duncan avait pu voir dans le pré, et le fort parfum de la femme à sa droite lui faisait tourner la tête.
         Ensuite, ce fut une petite cour, noyée sous le chaud soleil de la mi-journée. Deux silhouettes s'y affrontaient à l'épée – Richie et Darien. Duncan sentit son sang se glacer instantanément. Il avait déshérité Darien des siècles avant le sanctuaire et maudissait le jour de sa naissance. Les deux Immortels grimaçaient de concentration et de détermination. Richie entailla profondément l'épaule de son adversaire, mais s'avança un peu trop, quelques secondes après, et laissa son flanc à découvert. Darien bondit sur l'occasion et lui plongea sa lame entre les côtes dans une explosion de sang.
         « Non ! » hurla Duncan, avant de réaliser que sa voix ne s'entendait pas dans l'enregistrement. Richie chancela et tomba à genoux, son visage trahissant le choc et la douleur. Darien s'accroupit à côté de lui, l’antipathie suitant de toute sa personne.
         « Encore et toujours la même erreur, » dit-il « tu ne retiens rien. »
         Richie redressa la tête, luttant pour inspirer un peu d'air. « Ah ouais ? » lâcha-t-il, « Et bien toi tu continues à lever ton épaule droite trop haut quand tu pares. Ca indique ton prochain mouvement à l’adversaire. »
         Duncan sursauta de surprise. Alors qu'il essayait encore de réaliser que Richie et Darien n'étaient pas ennemis – Darien le voleur, le drogué, l'assassin – il entendit dans son dos la voix amusée de Mairi.
         « Vous n'avez pas fini de jouer ? »
         Darien leva les yeux. Sa voix était douce, mais ses yeux durs et froids. « Ce n'est pas un jeu. »
         « Pour sûr, ça fait bien trop mal pour n’être qu’un jeu. » acquiesça Richie en se relevant tant bien que mal, sans que Darien fît rien pour l'aider. Il regarda droit vers Duncan. « Pourquoi enregistres-tu tout cela ? »
         « Pour montrer tes erreurs », répliqua Darien.
         « Eteins ça. » ordonna Richie, et la scène disparut.

         La partie suivante montra un dîner officiel présidé par Debra et Methos. Duncan les observait proches l'un de l'autre, s'échangeant parfois des confidences et des sourires discrets. Il n'avait jamais vu l'Ancien si heureux ou satisfait. D'après ce que Duncan avait compris, il était le prince consort de Debra, elle-même Impératrice de l'empire de Tey. Le Highlander n'en avait jamais entendu parler, mais à en juger par l'opulence des lieux, c'était un Etat fort riche.
         Après le dîner vint une soirée privée dans la chambre de Debra, pour célébrer la signature de quelque traité, puis une surprise-party pour l'anniversaire de Methos, pendant l'été. Un spectacle musical, où Mairi jouait de la harpe avec douceur dans une pièce éclairée à la chandelle.

         Ensuite, Debra, assise sur un trône d'or, ses cheveux retenus par une broche de diamants et de rubis.
         « Père, » disait-elle en le regardant directement, « Si tu regardes ceci, je suis probablement morte. Je fais ces bandes pour toi, pour te montrer ce qui est arrivé après que tu sois parti. J'espère que nous nous reverrons, mais si ce n'est pas le cas, souviens-toi à quel point nous t'aimions. »
         Duncan baissa la tête et accepta le présent que sa fille lui offrait par-delà les abîmes du temps et de la mort.



***



         Empire de Tey - 2978 après J.-C.

         Richie Ryan se tenait sur le balcon de sa chambre, observant les reflets de la lumière matinale sur les tuiles de l'aile ouest du palais. Les jardins de pierre et les paysages secs étaient calmes, épargnés pour quelques instants encore par l'agitation et la frénésie quotidiennes de la capitale de Tey. C'était le moment de la journée qu'il préférait, quand il pouvait s'imaginer être seul au monde et qu'il ne rôdait pas, au-delà des murailles de la ville, de chasseurs de têtes attendant presque à la queue leu leu l'occasion de le tuer.
         La voix chargée de reproche de Darien se fit entendre derrière lui. « Tu n’as encore pas dormi. »
         « Je le ferai plus tard. » promis Richie sans se retourner.
         Sans cacher son incrédulité, le fils adoptif de Duncan MacLeod gravit la rampe et se tint aux côtés de Richie, appréciant la douce brise matinale. Darien était plus grand de quelques centimètres ; mort pour la première fois à dix-huit ans, il avait les cheveux et les yeux sombres, faisait l’objet de nombreux chuchotements admiratifs et de gloussements parmi les filles du palais, mais ne se donnait jamais à personne. Il se taisait à présent, et Richie savait qu’il pouvait rester silencieux toute une journée si nécessaire. C’était l’homme le plus patient que Richie ait jamais rencontré ; il lui suffisait de se déconnecter, de se rendre mentalement en un lieu où la soif, la douleur ou la distraction n’existaient pas. Richie lui enviait quelque peu cette faculté, mais il savait aussi le prix que Darien avait dû payer pour l’obtenir.
         « Je n’aime pas les enregistrements de Debra. » dit enfin Richie.
         Impassible, Darien contemplait la place en contrebas. « Crois-tu qu’elle les fait pour mon père ? »
         « Peut-être. »
         « Elle refuse de croire qu’il est mort. Elle l’a vu disparaître dans la jungle il y a quatre cents ans, il pourrait toujours être en vie. »
         Richie, qui n’avait jamais révélé à quiconque où était Duncan ni ce qu’il s’était fait, se contenta de demander « Et quel bien cela fera-t-il ? »
         « Si jamais il se montre, il saura ce qu’il a manqué. » Darien leva un sourcil. « Tu ne penses tout de même pas qu’il reviendra ? »
         Richie pouvait voir de nombreuses choses du futur – des événements horribles et merveilleux, parfois clairs, parfois troubles, juxtaposés les uns aux autres en une vertigineuse mosaïque. Il pouvait presque saisir l’ensemble du destin de Tey, filant comme un poisson d’argent qui glissait hors de ses mains en y laissant une traînée de sang. Il croyait autrefois ses visions infaillibles, mais n’en était plus aussi sûr depuis que certaines ne s’étaient finalement pas accomplies. Pour éviter que ses amis se réjouissent ou s’affolent en vain, il partageait rarement ses prémonitions, et avait depuis longtemps déjà décidé de garder secret le sort de Duncan MacLeod.
         Darien pouvait lire dans les silences de Richie aussi bien que lui lisait les siens. Il se demandait ce que cela faisait, de devoir vivre non seulement avec un présent pénible, mais avec un avenir tout aussi difficile. Ils avaient partagé un passé chargé, dans la terrible ZDMP, avaient survécu de justesse, chacun perdant une part de lui-même dans la destruction.
         D’autres ravages s’étaient ajoutés par la suite – dans les geôles de Valery, infligés au corps et à l’esprit de Darien. Richie l’en avait sorti, le reconstruisant et le ramenant vers la lumière en s’appuyant sur les rares lambeaux intacts de son être. Ne serait-ce que pour cette raison, Darien dormait chaque nuit devant la porte de Richie, s’en prenait à quiconque était assez fou pour en vouloir à sa tête, était prêt à mourir pour lui lorsque ce temps viendrait.
         Quelques coups frappés à la porte interrompirent les pensées du jeune homme. Mairi entra, entourée de sa suite et de ses serviteurs. Elle portait une toge de satin bleu, qui laissait voir la blancheur de sa poitrine et la douceur de son cou. Elle avait toujours été moins pudique que Debra, sa mère adoptive, à qui Duncan avait confié le nourrisson dans les ruines du sanctuaire. Elle était aussi plus radicale et plus impétueuse que Debra. Personne ne lui avait dit qu’elle était une pré-Immortelle, mais elle l’avait parié au point de se noyer dans la rivière à l’âge de vingt-cinq ans pour préserver sa beauté à jamais.
         « Mère me demande de te rappeler le déjeuner avec les prêtres de Ra’born. » annonça-t-elle à Richie.
         « Et qu’est ce qui lui fait croire que je vais y assister, après avoir décliné les quelques milliers qui l’ont précédé ? »
         « L’espoir. » Mairi sourit, s’approcha de lui et l’embrassa. « As-tu bien dormi ? »
         « Très bien. »
         Darien leva les yeux au ciel et sortit sans rien ajouter ; l’Immortelle fit signe à ses suivantes de l’imiter. Une fois seule avec Richie, elle fit glisser ses mains le long de sa poitrine et attira sa tête à elle pour un échange plus passionné. Elle le poussa vers le tapis où il dormait, au centre de la pièce.
         « J’aimerais bien que tu prennes un vrai lit, quand même. » grogna-t-elle.
         « Rien n’est plus vrai que le sol. » murmura Richie en sentant sa peau se réchauffer sous les doigts experts de l’Immortelle. Ils étaient amants de temps à autres depuis des décennies. Il l’aimait parfois, mais doutait qu’elle puisse aimer qui que ce fût à part elle-même.
         Tey n’avait pas été bâti sur les sentiments. Richie avait mille quatre ans, et peu de ces années avaient connues l’amour, sous quelque forme que ce soit ; alors, parfois, il se contentait de ce qu’il trouvait.
         Il laissa Mairi tourmenter ses sens pour un temps absurdement long, passif sous son contrôle total, puis commença doucement à affirmer ses propres désirs alors qu’elle lui arrachait de petits grognements. Mairi aimait l’amour brut, mais aujourd’hui elle semblait plus encline à partager et même concernée par le plaisir de son amant. Elle le laissa l’envelopper et frémit lorsqu’il vint en elle, la peau luisante et le souffle court.
         Lorsqu’ils eurent fini, elle s’étendit contre lui, ses doigts jouant avec les poils de sa poitrine. « On dirait de l’or... » murmura-t-elle. « Richie, es-tu heureux ici ? »
         Le bonheur d’autrui n’ayant jamais fait partie de ses préoccupations, Richie secoua la tête en se demandant ce qu’elle manigançait. « Assez, oui. Pourquoi ? »
         « Je n’ai jamais vu le monde. Seulement cette ville. Tout le monde vient ici, s’incline devant le trône de ma mère, mais moi je ne vais jamais nulle part. »
         Richie, qui avait bien trop vu le monde pour qu’il lui manque, demanda « Que crois-tu découvrir au-dehors que tu ne pourrais trouver ici ? »
         « Je ne sais pas. » avoua-t-elle. Elle se redressa sur un bras et fixa sur lui ses yeux bleus-gris. Ils rappelaient la couleur d’une baie des Caraïbes, avant que les océans commencent à mourir. « Richie, je veux partir. Quitter ce palais, l’influence de mère, Tey, tout laisser derrière. Viendrais-tu avec moi ? »
         Richie s’accorda de longues minutes de réflexion, avant de conclure « Non. »
         « Pourquoi ? »
         « Je n’en ai pas envie. »
         La voix de Mairi se fit plus dure. « Tu ne peux pas rester ici pour toujours, materné et protégé comme un dieu Immortel ! »
         C’était injuste, personne ne maternait Richie Ryan. Il n’acceptait aucun serviteur, reprisait lui-même ses vêtements, préparait ses repas, faisait sa propre vaisselle. Dans un palais de plus de cinq cents chambres, il ne vivait que dans la sienne, presque vide, et dans le dojo où il s’entraînait avec Darien, Methos ou l’un des autres Immortels de l’équipe de Debra. Parfois, il descendait aux cuisines, aidait aux préparations – une habitude qui agaçait Mairi mais évoquait pour lui une jeune femme française, décédée bien longtemps avant, à l’époque où il était jeune et vivait près de la mer.
         Les paroles de Mairi l’amusaient plus qu’autre chose. Elle était parfois tellement transparente qu’il n’avait pas besoin de ses extraordinaires facultés pour lire en elle.
         « Tu peux partir, tu sais. Personne ne te retient. »
         Mairi se renfrogna. « Mais tu resterais, continuerais à laisser Darien se battre à ta place. »
         « Il fait ses propres choix. »
         « Tu ne l’en empêches pas. »
         « Pour l’arrêter, je devrais le tuer de mes mains. » dit Richie en toute honnêteté. « Mais nous ne sommes pas en train de parler de Darien. Si ton cœur te pousse à explorer le monde, vas-y. »
         Mairi se leva, ramassa sa tunique et l’enfila. « Je suis en retard pour le déjeuner. » dit-elle abruptement tout en remontant ses cheveux, qu’elle maintint d’une pince ouvragée. Elle se pencha et embrassa superficiellement Richie, les lèvres froides. « On en reparlera plus tard. »
         Après son départ, Richie s’assoupit sous la brise et ce fut la faim qui le réveilla vers midi. Il parcourut les immenses salles claires du palais jusqu’au chaos organisé des cuisines. La vapeur s’échappait de pots géants tandis qu’une douzaine de chefs agressifs harcelaient leurs marmitons. Il se prépara un sandwich à la laitue et s’installa sur un tabouret près des fours, où Neisthet, l’assistant de Methos, le trouva une demi-heure plus tard.
         « Que se passe-t-il ? » demanda Richie en remarquant la mine inquiète du jeune Immortel.
         « Darien ! » lâcha Neisthet. « Il affronte un adversaire venu pour votre tête – et il est en train de perdre. »




- 4 -




         Le temps que Richie arrive à la cour nord, le combat avait atteint une sanglante apogée. L'adversaire était un guerrier d'un mètre quatre-vingts, à la peau sombre, aux bras semblables à une sculpture d'ébène et doté d'un rictus propre à effrayer bien des hommes. Il avait atteint Darien une douzaine de fois, sur les bras, la poitrine et les côtes, le laissant couvert de sang. Si les coups de Darien avaient porté, il n'en paraissait rien.
         Richie restait de marbre, luttant contre l'envie de faire cesser le combat d'une simple impulsion de son esprit. Methos, qui observait la scène en silence avec des émotions mitigées, annonça « Darien ne va pas gagner. »
         Richie savait que Methos n'avait jamais pardonné au fils adoptif de Duncan ses crimes, et ce n'était pas l'ancien Immortel qui allait pleurer si la tête de Darien allait rouler contre un coin de la cour. Mais Richie pleurerait, lui. Il s'efforçait de ne pas montrer son angoisse, au cas où Darien le regarde et pense qu'il n’avait plus confiance en lui.
         « Bien sûr, je perdrai un jour, » lui avait-il dit une fois, longtemps avant qu'ils empruntent la longue et difficile route menant à Tey. Il avait souri légèrement sous la lumière tremblotante du feu de camp. « Je serait même heureux quand mon temps sera venu. Pas toi ? »
         L'inconnu lança son épée à deux mains en un coup latéral si violent qu’il aurait pu couper Darien en deux. Richie sentait que son protégé était si épuisé qu'il pouvait à peine lever sa lame, mais il parvint tout de même à parer l'attaque. Un son curieux fendit l'air tandis que son épée se brisait sous le choc. L'arme de son adversaire continua sa route, déviée mais non bloquée, et lui sectionna le bras gauche presque à l'arracher. Il la retira d'un geste brusque, laissant le membre mutilé de Darien pendre, uniquement retenu par des lambeaux de chair et de tendons, et adressa un sourire carnassier à Richie.
         « Tu es le prochain. » promit-il.
         De la main droite, Darien leva le reste de sa lame brisé et le plongea dans le rectum de son ennemi. L'homme s'écroula avec un gémissement de douleur et Darien retira le tronçon d'acier duquel pendait un morceau de boyau. Il transperça alors la colonne vertébrale du challenger, le paralysant instantanément.
         Richie sauta à côté de Darien et le rattrapa alors qu'il était sur le point de s'effondrer à son tour. Un flot de sang chaud bouillonnait de son épaule déchirée sur le sol poussiéreux. Son visage était extrêmement pâle et sa peau glacée, il tremblait de tout son corps. Richie le serrait fort contre lui, submergé de soulagement.
         « Je n'arrive pas à croire que tu l'aies poignardé dans le cul ! »
         La réponse de Darien était brouillée, à peine audible. « Je sais comment sont faits ces salauds, j'en étais un avant, tu t’en souviens ? »
         « Etais ? » plaisanta Richie.
         Darien hoqueta une dernière fois et s'écroula contre lui, mort.
         Richie plissa les yeux pour se protéger du soleil et regarda Methos. « Emmène-le », demanda-t-il. « Dépose-le dans ma chambre. »
         Methos eut une curieuse expression, comme s'il luttait contre son aversion, mais il n'en appela pas moins des serviteurs pour qu'ils viennent prendre le corps de Darien des bras de Richie.
         « Attachez son bras à son épaule, » ordonna Richie, « ne le laissez pas tomber. »
         Methos poussa l'ennemi mort du bout du pied. « Que fait-on de lui ? »
         Richie prit une profonde inspiration un peu tremblotante. « Je m'en occupe. »
         « Tu n'es pas sérieux ? »
         « Pourquoi, tu veux t'en charger ? »
         La réponse du vieil homme fut immédiate et violente. « Ai-je l’air d'avoir de soudaines pulsions suicidaires ? »
         « Et moi donc ? » rétorqua Richie en baissant les yeux vers le corps. Ce serait tellement facile de décapiter l'homme avant qu'il ressuscite, mais cela irait à l'encontre de tout ce en quoi il croyait. « Certains viennent à Tey pour se battre, ils ont leur combat, c'est ainsi que nous vivons. Je vais essayer de le convaincre de renoncer, mais il est peu probable qu'il m'écoute. »
         Methos croisa les bras. « Il a eu son combat. Prends sa tête à présent. »
         « Quand es-tu donc devenu si impitoyable ? »
         « Je l’étais déjà bien avant notre rencontre. Richie, il est plus fort que toi. »
         « Peut-être. » admit Richie. Il avait besoin de se concentrer un instant, de trouver son équilibre avant de se battre. « Il n'y a qu'un moyen d'en être sûr. Rends-moi un service, s'il te plait, ne regarde pas. »
         « Pourquoi ? »
         Richie écrasa une larme. « Je me souviens de tous ceux que j'ai vu mourir. » expliqua-t-il lentement. « Si je perds, je ne veux pas que tu gardes cette image de moi, étalé dans la poussière, ma tête à quelques pas. »
         Methos n'oublierait jamais cette vision de Richie, debout, calme et déterminé, dans cette cour pleine de sable et de sang, prêt à affronter son terrible adversaire.
         Les deux Immortels se regardaient. Tant de choses restaient à dire, mais plus encore était entendu.
         Methos le laissa dressé dans la chaleur du soleil de midi.



***



         Methos ne retourna pas à sa suite, où il partageait avec Debra un fastueux lit à baldaquin ceint de milliers de fleurs fraîches, quotidiennement remplacées grâce aux jardins hydroponiques. Non que l’opulence le dérangeât – il avait depuis longtemps fait taire ses scrupules à être Prince Consort de l’empire de Tey et à profiter des attentions de la cour tandis que le monde du dehors continuait de glisser vers sa perte. Il se dit simplement que sa présence serait plus utile ailleurs. Il se rendit à la chambre de Richie, où Darien avait été étendu sur des draps propres. Neisthet était assis en tailleurs à côté de lui – Richie ne croyant toujours pas aux chaises – son beau visage trahissant son étonnement.
         « Après tout ce qu’il a fait », dit Neisthet en montrant le corps de Darien, « Pourquoi Richie l’aime-t-il autant ? »
         Methos s’accroupit à côté de l’Egyptien. Il choisit ses mots avec soin, conscient de l’ironie qu’il avait à défendre le choix de Richie.
         « Tu sais que Darien était l’un des Immortels qui travaillait pour Valery Constantine, qu’il a participé au massacre du Sanctuaire. Valery a fait en sorte que Richie soit capturé et non pas tué, puis il l’a amené à Paris pour lui faire affronter Darien dans les ruines de Notre-Dame. Il devait trouver amusant de les faire se battre sur un sol sacré. Toujours est-il qu’ils se livrèrent un terrible duel à mort mais qu’ils furent interrompus par une attaque des Suceurs de sang de la ZDMP, la Zone Démilitarisée de Paris. »
         Neisthet réprima un frisson. « Les enfants racontent des histoires d’horreur sur eux... »
         « Ils peuvent, crois-moi. C’était une bande terrifiante d’assassins et de criminels, peut-être les pires que cette planète ai jamais vu. Ils hantaient les décombres de Paris en se dévorant les uns les autres. Richie et Darien furent blessés et capturés. Quand leurs plaies se refermèrent, les suceurs réalisèrent ce qu’ils avaient entre les mains. Souviens-toi, les Nations Unies et Interpol ont toujours officiellement nié l’existence des Immortels. Ils ont créé pour dix ans une Division Spéciale d’Investigation, DSI, qui fit dispersa les Guetteurs, tua des Immortels comme Felicia Martins et dépensa des millions de dollars pour prouver que les Immortels n’étaient qu’une légende. La même chose était déjà arrivée aux Etats-Unis, avec le projet Blue Book, dans les années 1950 et 1960. »
         Neisthet n’avait que quatre-vingt dix ans, pour lui les Etats-Unis n’étaient qu’une ancienne civilisation parmi d’autres. Il enchaîna néanmoins « Es-tu en train de me dire que Richie et Darien sont devenus les meilleurs amis du monde pendant leur évasion de la ZDMP ? »
         Methos secoua la tête. « Ce n’est pas si simple. Ils ont été obliges de s’allier pour s’enfuir, mais Richie détestait toujours autant Darien pour ce qu’il avait fait au sanctuaire, et de toute façon Darien haïssait tout le monde, et ce depuis qu’il s’était enfuit de chez MacLeod à l’âge de quinze ans. Mais bien sûr, Richie se souvenait aussi du temps où il le faisait sauter sur ses genoux, enfant, et Darien avait toujours été jaloux de son étroite relation avec Duncan. Quand ils sont enfin sortis de la ZDMP, après des semaines de terribles épreuves, ils ont préféré ne pas se battre comme le voulait Valery, mais se séparèrent comme de simples ennemis. »
         Methos s’interrompit une minute pour rassembler ses souvenirs. « Pendant un an, Richie échappa à la traque dont il était l’objet. Il alla jusqu’en Oregon, où Valery avait créé un pénitencier, et libéra les Immortels qui y étaient enfermés, avant de se faire capturer à son tour. Valery avait retrouvé Darien, et pour le punir de sa trahison, l’avait condamné à être torturé à mort pendant dix ans. Tous les supplices, toutes les morts – par le feu, la noyade, le poison, l’étripement, l’insolation, la faim, la soif – encore et encore. Richie et Valery se sont battus, mais aucun ne gagna. Richie parvint à s’enfuir et il emmena Darien avec lui.
         Methos se tut. Il en savait encore un peu plus, mais avait juré solennellement à Richie de ne jamais le dévoiler. Cela avait pris des années à Darien pour récupérer. Pendant longtemps, il dut s’en remettre entièrement à Richie pour son abri, sa nourriture et sa protection. Il s’était suicidé des dizaines de fois, en se jetant des tourelles du château irlandais où Richie s’était installé. Methos ne l’avait jamais réalisé jusqu’à présent, mais Richie avait fait pour Darien ce que Gregor avait fait pour lui, de nombreux siècles plus tôt, au sommet d’une montagne de Suisse.
         Avec un frisson le long de la colonne vertébrale, Methos se souvint de la mission de sauvetage, périlleuse à la limite du suicidaire, que Duncan, Ceirdwyn et lui-même avaient mené à Versailles en 2431. Felicia était morte quelques minutes plus tôt, pleinement consciente, ligotée sans défense sur une table où une machine lui tranchait le cou millimètre par millimètre, après lui avoir déjà tranché les bras et les jambes pour mesurer son pouvoir de guérison. Des scientifiques à l’abri de vitres blindées attendaient de voir à quel moment exact elle mourrait définitivement et d’analyser la puissance qu’elle libérerait.
         Richie reçut le quickening de sa bien-aimée en hurlant sa rage, solidement attaché à l’autre bout de la pièce. La grille électrique de Versailles sauta, entraînant les fenêtres, les murs, les ordinateurs, les lumières... Le sauvetage ne fut possible que grâce au chaos qui s’ensuivit, mais l’homme qu’ils libérèrent n’était plus que la coquille vide de Richie Ryan. Il avait eu besoin de quatre ans d’affection et de soins attentifs au monastère de Gethsemani avant de pouvoir ne serait-ce que se rappeler son nom.
         Gregor et Richie. Richie et Darien. Cercles après cercles, l’histoire s’enroulait à travers les siècles. Après Gethsémani, il y eut le Sanctuaire, caché au plus profond de la jungle amazonienne. Un rêve long de soixante-trois ans, qui s’acheva dans les ruines et les flammes sous le poing de Valery.
         Ensuite, ce fut l’Australie. Le pied de Methos le fit souffrir à cette simple évocation, mais il ne prêta pas attention à la douleur. Elle n’était qu’un fantôme fugace, sans substance. Valery l’avait emprisonné dans les décombres de l’opéra de Sydney. Ses cauchemars lui montraient encore la coque rouillée du bâtiment, posé près des quais de la cité en ruines. Le port fortifié avait sauvé Sydney de la montée des océans, mais c’était le virus Ebola qui avait ravagé la population. Valery l’avait laissé enchaîné par la cheville, se nourrissant de rats répugnants et buvant l’eau des pluies acides. Il avait finalement pris une décision drastique et réduit son pied et sa cheville en une bouillie informe de douleur pure, afin de l’extraire du cruel anneau de métal en faisant son possible pour ne pas basculer trop tôt dans l’inconscience.
         Son cri avait résonné sur les décombres de murs, sur les milliers de sièges qui accueillaient autrefois le public, sur les poutres et les fenêtres éventrées, jusque par les trous du toit dans le ciel d’été. C’était l’une des pires choses qu’il se soit jamais infligé, mais il survécut. Il conserva un morceau du bloc de béton dont il s’était servi comme marteau et, quatre siècles plus tard, il le portait toujours autour du cou, monté en pendentif au bout d’une mince lanière noire.
         « Methos ? » La voix de Neisthet le ramena au présent. Il cligna les yeux, prenant un moment pour se souvenir du lieu où il était. La chambre de Richie inondée de soleil, Darien, mort et beau comme une statue de pierre.
         « Parfois, je me perds dans le passé. » confessa Methos.
         Neisthet sourit. « J’aimerais dire que je comprends, mais je n’ai pas assez de recul pour m’y égarer... »
         Le ciel au dehors se déchira dans un éclair blanc. Un quickening venait de se libérer – un très puissant même, à en juger par son aspect et la puissance qui monta jusque dans les veines de Methos. Le balcon de Richie était orienté dans la mauvaise direction, et bien qu’il fût plutôt convaincu que l’ancien élève de Duncan MacLeod avait été le vainqueur, un doute terrible s’empara de lui.
         La résurrection de Darien l’arracha à la contemplation de la fin du quickening. Darien se redressa en plissant les paupières. « Qui ? » lâcha-t-il, tandis que le tonnerre surnaturel mourait. « Qui a gagné ? »
         Methos croisa son regard et le soutint.
         « Je l’ignore », admit-il. Pour une fois, ils avaient quelque chose en commun, et le passé comptait moins que l’avenir.
         « Je suis sûr que c’est Richie. » dit Neisthet avec confiance. « Il sera là d’un instant à l’autre. »
         Les yeux rivés sur la porte, ils attendirent de voir si Richie reviendrait.




- 5 -




         Au large des côtes de l’ancienne Amérique du sud. Un futur inconnu.

         Jenarie commença par donner un coup de pied dans l’enregistreur, puis elle l’éteint, ramenant brutalement Duncan dans le présent. Un moment il regardait Methos traverser une fontaine intérieure pour atteindre un cadeau d’anniversaire à l’emballage élaboré, l’instant d’après il se retrouvait dans la cabine étouffante de l’embarcation de la jeune fille.
         « Q’est-ce qui se passe ? » demanda-t-il.
         « Ton tour, » cracha-t-elle en l’enjambant pour se jeter sur sa couchette.
         Bien qu’il ne souhaitait rien de plus que continuer à visionner les bandes, Duncan savait qu’il avait négligé sa part de travail ces derniers temps. Il grimpa l’échelle à contrecœur et retrouva l’air frais de la fin d’après-midi. Enfin, frais comparé à celui de la cabine, mais tout de même bien plus âcre que celui auquel il était habitué. La relative différence d’atmosphère le surprit, il avait oublié à quel point le pont inférieur était moite et fétide.
         Pendant des semaines, il avait passé toutes les heures de veille qui n’étaient pas consacré à la navigation à voyager dans le passé. Ses rêves étaient pleins des images des enregistrements. Vexé par son obsession pour les bandes, Jenarie ne lui parlait presque plus, mais il s’en souciait peu. Rien sur le bateau ne lui paraissait aussi réel que les quarante-huit heures de souvenirs que Debra avait sauvegardées pour lui.
         De nombreuses scènes montraient des sessions gouvernementales, des réunions d’état, des anniversaires, des mariages, des tournois, des entraînements à l’escrime, des pique-niques. Ceux qui apparaissaient le plus souvent étaient Debra, Methos, Mairi, un Egyptien nommé Neisthet, de jeunes Immortels sous la tutelle de Debra, et, présence plus douloureuse que tout le reste, Darien. Richie n’était filmé que ponctuellement, y compris lors du terrible duel avec Darien dans la cour, et était mystérieusement absent des enregistrements suivants.
         Il y avait aussi de nombreux messages personnels de Debra, qui duraient parfois des heures, le plus souvent à peine quelques minutes. Elle lui racontait l’empire de Tey, qui s’étendait approximativement sur la surface de l’ancienne Argentine. Elle s’inquiétait des manigances de la cour et parfois aussi de l’ambition non dissimulée de Mairi. Elle parlait avec amour de Methos et de Darien.
         « Il n’est plus le petit frère dont je me souvenais. » dit-elle. La bande avait été enregistrée un soir, dans sa chambre privée, toute d’or et de blanc et décorée de fleurs. Elle devait revenir de quelque fonction officielle, car elle portait toujours sa couronne sur ses boucles légèrement désordonnées. « Papa, je ne sais pas si tu le croiras, mais il n’a pas tué Maman. Il a dit le contraire à Richie, une fois, mais il jure depuis que c’était un accident. Il en assume la responsabilité, mais n’a jamais voulu lui faire de mal. »
         Duncan n’avait pas oublié la vision de sa première femme, Rachel MacLeod, gisant au bas des escaliers de bois de leur maison d’Helensburg, le cou rompu. Elle avait près de quatre-vingts ans, mais les miracles de la chirurgie plastique du vingt-et-unième siècle la faisaient paraître bien plus jeune. Darien avait fugué trois ans plus tôt, succombant au désespoir et à la violence qui l’avaient caractérisé depuis son tout jeune âge. Il était venu voler de l’argent pour la drogue, s’était disputé avec Rachel. Duncan n’avait vu que le résultat – l’angle curieux du cou de son épouse, l’horreur sur le visage de Darien. Il mit son fils adoptif à la porte cette nuit-là et ne le revit plus jamais.
         Des siècles durant, il garda avec lui un pendentif renfermant un hologramme des visages de ses enfants. Josef avait été tué pour la première fois à trente-deux ans dans un accident d’aéroglisseur, était tombé au combat trois cents ans plus tard contre une femme en Crimée. Sean et Rebecca étaient tous deux morts assez tard, vers quarante ans, et Duncan avait déjà perdu leurs traces longtemps avant le sanctuaire. Le brillant et excentrique Marcus partit vivre sur la lune où il mourut dans une explosion atomique qui ne lui laissa pas l’occasion de devenir Immortel. Julie haïssait son Immortalité et se laissa tuer au tout jeune âge de soixante-quinze ans. Colleen adorait l’escrime et appris depuis toute petite aux côtés de son père, mais tomba tant dans le vice et le crime que sa sœur Debra dut prendre sa tête. La mort du petit Connor, lors d’une ascension de l’Everest en 2210, avait été la perte la plus douloureuse parmi ses enfants, car son corps ne fut jamais retrouvé. Puis il y eut Darien, et le drame du cadavre de Rachel au pied des escaliers.
         Après Darien, il jura de ne plus jamais élever d’enfant et tint sa promesse, même lorsque cela causa une rupture de vingt ans dans son mariage avec Holland, quand elle décida d’adopter un enfant découvert dans la jungle.
         Debra continuait, « Papa, j’ai beau savoir que tu ne verras sans doute jamais ces enregistrements, je vais les confier aux prêtresses de Tey, elles en auront la garde tant que durera notre Empire. Je ne suis pas assez naïve pour croire que nous serons éternels – après tout, l’Amérique elle-même ne tint que sept cents ans – mais j’espère que nous nous reverrons un jour. Si ce n’est pas le cas et que tu rencontres Darien à la place... laisse lui une chance. »
         Peut-être avait-il tort. Peut-être que Darien s’était-il racheté et pouvait être pardonné. Après tout, c’était le seul fils qui lui restât...
         Les pensées de Duncan dérivèrent. Darien était le seul fils adoptif, mais cela ne voulait pas dire qu’il n’en avait pas de naturels. Si Debra avait pu, d’une façon ou d’une autre, concevoir et donner le jour à Mairi hors du sanctuaire en un temps miraculeusement court, il y avait de bonnes chances pour que son père soit Immortel aussi. N’avait-il pas entendu raconter par d’autres Immortels du Sanctuaire d’étranges histoires de séduction et de comportements troublants des Immortelles ? Les parents de Peter avaient forcément été des leurs, un homme et une femme de l’intérieur du Sanctuaire. La seule autre explication possible, analysa-t-il, était que les Immortelles puissent se reproduire spontanément, peut-être en portant en elles à la fois les ovules et la semence.
         Duncan MacLeod n’avait jamais été chaste, avec les mortelles pas plus qu’avec les Immortelles. Il ne pouvait compter le nombre de fois qu’il avait fait l’amour à Holland. Il y eut aussi Amanda, par intermittence pendant des siècles. Son mentor Rebecca – il ne savait plus exactement où et quand, mais elle avait souri et avait serré ses mains sur la courbe de ses hanches. Kristin, dans toutes les positions possibles dans son château français de cinquante-cinq pièces. Gina, peu avant que Fitzcairn débarque au milieu de leur relation. Loretta, Alys, Isobel, Guenevere...
         Bon sang, il pouvait avoir engendré des centaines d’enfants.

         Il revint à ce que Debra disait de Darien. Elle n’avait plus fait référence à Richie, et Duncan craignait déjà qu’il soit mort à un moment ou un autre. Debra n’avait jamais daté ses apparitions, mais à voir les mortels de sa cour, il se dit que quelques siècles avaient passé. Richie disparaissait après les premières années et ne revenait plus jamais, pas même dans les conversations. Duncan ne voulait pas se donner trop d’espoir, mais ne souhaitait pas non plus en refaire déjà le deuil.
         Il pria chaque jour pour que l’existence des bandes et le fait qu’elles soient en possession de Jenarie signifient que Methos ou Debra étaient toujours en vie. La langue natale de Jenarie ressemblait au dialecte des enregistrements de la cour, comme si elle venait d’un coin reculé de l’Empire de Tey. Et l’Argentine ne pouvait être très loin de leur destination...
         Duncan frémit tandis que la brise se renforçait. Le ciel se couvrait rapidement et les vagues se chargeaient d’écume. Lorsque la pluie s’abattit sur eux, il regarda attentivement la côte et découvrit des récifs menaçants entre eux et la rive. Il cargua les voiles et orienta l’embarcation pour la faire passer entre les bosses et les creux de vagues. Jenarie se réveilla et vint le rejoindre tandis que le pont gémissait sous leurs pieds.
         « Me rappelle nom du bateau ! » hurla-t-elle contre le grondement du vent.
         « Quel est-il ? »
         « P’tit Annick ! »
         « Titanic » gémit Duncan.
         La pluie glacée les détrempait et malgré tous leurs efforts, le navire prenait l’eau plus rapidement qu’ils ne pouvaient écoper. Duncan baissa la grand’voile et jeta l’ancre, mais il était trop tard pour sauver le bateau. Le mat se rompit et s’abattit sur le pont en emportant la moitié du gaillard d’avant.
         « Nous allons devoir nager ! » cria Duncan.
         Jenarie pâlit comme le ciel traversé d’un éclair. « Peut pas nager ! »
         « Tu apprendras ! » Duncan descendit dans la cabine, secoué comme une poupée de chiffons par le remous, et parvint à empoigner le sac à dos. Il y fourra le restant de leurs provisions et les bandes de Debra. Devoir abandonner le lecteur lui fendait le coeur, mais ne pourrait jamais nager avec. Le bateau tanguait de plus en plus, l’eau s’engouffrait en masse par l’écoutille, Jenarie hurla.
         « J’arrive ! » cria-t-il. Le mouvement de la cabine le jeta contre le mur et il se cogna sa tête sur une poutre. Vacillant de douleur en plus du roulis, il parvint tout de même à grimper l’échelle, agripper Jenarie et sauter à l’eau.
         Le froid et la tempête cumulés faillirent les noyer dès les premières minutes, mais Duncan s’accrocha à une planche arrachée au bateau dont il se servit comme flotteur. Il se souvint comment Richie, alors pré-Immortel, l’avait traîné à travers la Manche, en tira de nouvelles forces. L’eau les aspira à travers une percée des récifs, non sans y racler le dos et les jambes de Duncan, mais la côte n’était plus très loin. Le temps que l’Immortel sente le sol sous ses sandales, Jenarie avait avalé la moitié de l’océan et s’attaquait au reste, mais elle était vivante.
         Une fois sur la plage battue par les vents, il abrita la jeune fille de son corps froid et trempé jusqu’à ce que la tempête se calme. Il s’endormit enfin, épuisé, et ne s’éveilla qu’au crépuscule pour voir que Jenarie n’était plus là.
         Duncan se redressa en chancelant, couvert de sel et de sable, les muscles raides. La plage était une bande rocheuse inhospitalière, courant le long d’une forêt ruinée de troncs blanchis et de branches brisées. Quelques planches et cordages s’étaient échoués sur la rive, mais le bateau lui-même avait du se drosser contre les récifs.
         Il se souvint alors, trop tard, de ce qu’il avait laissé dans la cabine : son épée et celle de Richie. Il jura et se leva en titubant. Peut-être étaient-elles arrivées jusqu’à la plage ? Une heure de recherches infructueuse eut raison de ses espoirs. Ces lames étaient tout ce qui restait de sa vie passé, tout ce à quoi il pouvait se rattacher. Maintenant, elles avaient disparu à jamais, perdues au fond des mers, et faisaient de lui un Immortel désarmé.
         Le temps que Jenarie revienne, il était d’une humeur exécrable, mais la sienne était pire encore.
         « Pas d’eau. » annonça-t-elle en lui montrant le bidon vide qu’elle avait trouvé dans les débris du naufrage. Ses yeux étaient durs et désespérés. « Nous pas avoir d’eau, Dookin Magloud. »
         « Ca va aller » assura Duncan, bien qu’il n’en crût pas un mot. Il tenta de se rappeler combien de temps il était possible de tenir avant de mourir de déshydratation. Trois jours peut-être, mais dans ce climat désertique, sans doute à peine deux. Pour lui, ce n’était pas très grave, mais Jenarie n’était pas Immortelle et ne le serait jamais. « A combien est-on de Shay ? »
         Ils étaient au moins parvenus à améliorer sa conception du temps. Après quelques instants de réflexion, elle leva sept doigts.
         « Nous trouverons de l’eau. » promit Duncan.
         Le premier jour ne lui donna pas raison. La seule eau disponible était celle de l’océan, et ils n’avaient plus de distillateur. Ils s’arrêtèrent pour la nuit, tous deux souffrant d’une soif intense, la gorge desséchée, la langue craquelée. Ils n’essayèrent même pas de manger leurs rations de nourriture. Duncan voulu faire du feu pour avoir un semblant de lumière et de confort, mais le bois était si sec qu’il tomba en cendres sous ses doigts avant qu’il ait pu en tirer la moindre étincelle.
         Heureusement, la nuit n’était pas froide. Duncan se blottit dans un creux du sable, bercé vers un sommeil difficile par le son du ressac. Il rêva qu’Amanda venait à lui, ses lèvres pressées sur sa poitrine, et commençait à apprécier la chose quand il ouvrit les yeux et découvrit Jenarie à cheval sur lui.
         « Pourquoi ? » demanda-t-il, la bouche plus sèche encore que par la seule soif.
         « Dookin Magloud toujours perdu dans passé. Jamais voir ici et maintenant. Pas d’eau, bientôt vais mourir. Veux pas mourir toute seule. »
         « Tu ne vas pas mourir » jura Duncan. Il n’en glissa pas moins ses mains sur son corps maigre. Elle bougea à son propre rythme, ne le laissa venir en elle que graduellement. Il ne pouvait s’empêcher de penser à Holland, qui resterait toujours la femme de sa vie, mais par respect pour Jenarie il resta dans le présent. Il appréciait son étroitesse serrée sur lui, les mouvements de ses mains, les petits grognements qui lui échappaient. En échange, il lui donna une part de lui-même, oublia pour un moment l’état de sa peau et de ses dents, la maladie qui suait de tous ses pores, la sauvagerie de son expression.
         Lorsque le monde cessa de chavirer, il la serra dans ses bras et murmura son nom, encore et encore. Pour ce qu’il pouvait en dire, il n’y avait pas de Shay. Pour ce qu’il pouvait en dire, ils étaient seuls au monde, étendus sur cette plage, et sans eau douce l’un d’eux mourrait bientôt.




- 6 -




         Le monde disparaissait derrière lui. Duncan ferma les yeux mais refusa d’arrêter de marcher. Jenarie pesait lourdement sur lui, à peine capable de se traîner. Ils marchaient depuis des heures sous un soleil déterminé à les faire frire sur place. Des mirages dansaient devant les yeux du Highlander. Parfois, il croyait voir le Sanctuaire, à d’autres moments, c’était Darien lui faisant de grands signes. Lorsque cela empira au point qu’il vit Tessa, il sut qu’il cheminait avec les morts.
         Il finit par s’effondrer. Jenarie chuta sur lui et ne bougea plus, petit corps décharné et maladif, dont la poitrine bougeait à peine sous sa faible respiration. Le soleil brûlait les yeux de Duncan, il roula dans la poussière. Quelque chose ruissela alors dans sa bouche, humecta ses joues, son menton, son front, il ouvrit les yeux et découvrit Jenarie riant au dessus de lui. Il n’avait encore jamais halluciné pendant la mort et trouvant l’expérience assez troublante.
         « Eau, Dookin ! » s’exclama-t-elle. Derrière elle, le ciel sombre étincelait d’étoiles. « Diga m’a donné eau, a dit va voir Shay ! »
         Plus important que son babillage dément était la gourde débordante d’eau qu’elle avait dans les mains. Duncan but à longs traits, en régurgita une partie quand son estomac se révolta et recommença, plus lentement. Il ne cessa que lorsqu’il réalisa, honteux, qu’il était en train de boire leur réserve à peine découverte, mais Jenarie en rit.
         « Diga dit qu’il donnera d’autre, » se réjouit-elle en se jetant dans ses bras. « Il nous sauve, tous les jours ! »
         Duncan la laissa faire quelques instants avant d’essayer d’en tirer un rapport cohérent, que Jenarie ne sut lui fournir. Elle répétait qu’un puissant dieu nommé Diga l’avait arrêtée au seuil de la mort pour l’emmener dans les décombres de la forêt et lui donner l’eau de la vie. Duncan supposa que ce Diga faisait partie de sa mythologie, mais cela n’expliquait pas qui avait rempli le bidon et à quelle source.
         Au matin, Jenarie insista pour qu’ils boivent toute l’eau de la gourde et qu’il la laisse derrière eux, pour que Diga, dans sa générosité bienveillante, puisse la remplir. Duncan se dit que c’était l’idée la plus folle qu’il ai jamais entendu, mais elle insista tant qu’elle finit par le convaincre. Le bidon apparut plus tard dans la journée, accroché à une pierre sur leur chemin, plein d’une eau fraîche et propre. Le rituel continua pendant six jours, et tous les efforts de Duncan pour percevoir un autre Immortel ou apercevoir leur bienfaiteur restèrent vains.
         Diga ne leur apportait pas à manger, Duncan se sentait dépérir avec leurs rations trop maigres. Il donnait tout ce qu’il pouvait à Jenarie, ne consommant que le minimum dont il avait besoin pour continuer à marcher sans sombrer dans l’inconscience. La jeune fille maigrit encore, son visage et ses bras allant jusqu’à se friper. Les jours passaient dans la même uniformité de chaleur, avec peu ou pas de conversation du tout. Duncan commençait à croire qu’ils étaient perdus quand Jenarie trouva le repère qu’elle cherchait. Le large lit d’une rivière asséchée qui remontait vers le nord du continent.
         Le huitième jour, ils continuèrent jusqu’au coucher du soleil et parvinrent à un village, accroché sur les flancs d’une ancienne colline battue par les vents. Duncan s’arrêta en le voyant, partagé entre l’incrédulité et le soulagement. Ses yeux étaient humides, mais il ne voulait pas se laisser aller aux larmes. Le village n’était rien de plus qu’une douzaine de huttes aux toits de tôle, éclairé de trois petits feux et sentant fort l’activité humaine. Le palais de Debra à Tey avait peut-être atteint les sommets de la splendeur extravagante, mais ce vieil hameau était le plus mignon que l’Immortel ait jamais vu.
         Il tomba à genoux, se contentant de le regarder, tandis que Jenarie dévalait la colline. Duncan entendit quelques voix résonner dans la pénombre, dans une langue qu’il ne comprit pas mais dont le ton indiquait clairement la joie. Deux mois s’étaient écoulés depuis que la jeune femme l’avait libéré de sa tombe engloutie. Il n’avait pas demandé à venir ici, préférant de loin le passé, même s’il n’en restait rien de plus qu’une poignée de vieilles cassettes dans sa besace. Mais ceci était le monde dans lequel il lui faudrait vivre à présent, en tout cas s’il trouvait encore la force de descendre jusqu’au village.
         Le buzz d’un autre Immortel lui parvint. Il n’en avait pas ressenti depuis si longtemps que la sensation le figea un instant, il savoura la levée des cheveux de sa nuque, la poussée d’adrénaline dans son sang... Il n’avait pas d’épée, et de toute façon doutait fort de pouvoir s’en servir si c’était le cas. Il se concentra sur la silhouette qui grimpait à se rencontre, tiraillé entre la peur et l’espoir. Quand l’autre Immortel s’immobilisa à quelques pas, ils se dévisagèrent aux dernières lueurs du jour.
         Il était de taille moyenne, mince et musclé, les cheveux tombant sur ses épaules et le visage assez rude. Il portait des vêtements déchirés qui auraient bien eu besoin d’entretien, et ses mains étaient sales. Il posa sur Duncan un long regard appréciateur, qui trahissait une profonde lassitude et un chagrin plus grand encore. Duncan savait ses joues dévorées d’une barbe hirsute, son propre corps ravagé, et s’étonna un moment qu’ils puissent encore se reconnaître dans les ténèbres grandissantes.
         Bizarrement, la bouche de Shay se tordit en ce qui devait être un sourire. « Mi casa... »
         « Ne le dis pas ! » le coupa Duncan. Il mit toute la force et le regret qui lui restait dans un simple mot. « Methos ».
         « Duncan ».
         Le Highlander se ressaisit, mais il sentit le monde chavirer sous ses pieds et serait tombé si Methos ne l’avait pas soutenu juste à temps. « Eh là », dit le vieil Immortel. « Tu as réussi à parcourir tout ce chemin, ce serait dommage de défaillir maintenant. »
         « Je vais bien », protesta Duncan, mais le sol tanguait toujours et il restait cramponné à son ami. Après quelques instants de chancellement, il put à nouveau tenir debout tout seul mais eut tout de même besoin de l’aide de Methos pour descendre la pente traîtresse de la colline jusqu’à une hutte au centre du petit village.
         Duncan s’effondra sur une natte sale au centre du sol de terre battue et prit de profondes inspirations pour tenter de calmer les élancements de son estomac. Methos lui tendit une tasse avec un liquide brun et aigre. « Essaie ça, ce n’est pas si mauvais. »
         Ce n’était pas mauvais, c’était immonde. Duncan le but quand même ; la hutte retrouva un peu de stabilité. Une petite lanterne accrochée dans un coin dispensait de la lumière. A une corde tendue sous le toit étaient accrochés divers objets dépareillés, notamment quelques pages de livre déchirées, des morceaux de pellicule, un fil électrique, une ceinture de caoutchouc, des bracelets métalliques. Deux oreillers étaient posés dans un angle, sous deux robes suspendues à des crochets et quelques foulards colorés.
         Methos s‘assis à côté de lui. Ils se dévisagèrent pendant quelques secondes gênées, chacun cherchant quoi dire. Finalement, Duncan demanda « En quelle... année sommes-nous ? »
         « Je ne suis pas vraiment sûr », admit Methos, une ombre dans le regard. Son anglais était teinté du dialecte de Tey. « Je crois que... c’est environ 4512. »
         « 4512 ? » répéta Duncan, incrédule.
         Methos acquiesça, mal à l’aise. « A plus ou moins vingt ans. J’ai perdu mes chroniques il y a quelque temps ».
         Les chiffres se vrillaient dans l’esprit de Duncan. Il était resté sous l’eau pendant près de deux mille ans. Les dégâts qu’il avait remarqués sur l’environnement s’expliquaient mieux, mais vingt siècles était un nombre trop énorme pour qu’il l’accepte comme cela. S’il avait beaucoup de questions à poser, l’une d’elles passait avant toutes les autres. « Et les autres ? Debra ? Richie ? »
         « Et bien, ce n’est pas facile de répondre... »
         « Methos... »
         « Debra n’est plus. » murmura l’ancien Immortel. « Elle est tombée il y a presque mille ans. Je suis désolé. Je n’étais pas sûr de devoir t’envoyer les bandes... Elles pouvaient te faire plus de peine que de bien, Duncan, mais Debra a toujours voulu que tu les aies. »
         Debra avait longtemps été la femme de Methos, se souvint alors Duncan. Aussi vif que fut son deuil, il en trouvait le reflet dans les yeux de son aîné.
         « Peut-être devrions-nous plutôt parler demain matin. » suggéra Methos. « Tu es épuisé et devrais te reposer... »
         L’arrivée de Jenarie l’interrompit. Elle le serra dans ses bras, parla rapidement et tristement, enfouit sa tête dans sa poitrine. « Shay... » souffla-t-elle ; Duncan ne l’avait pas entendu si désemparée depuis leur premier matin sans eau.
         « Shay, » répeta Methos en la serrant contre lui. Puis relâcha son étreinte et expliqua à Duncan en rougissant un peu « Shay signifie époux ou épouse aimée. »
         « C’est ta femme ? »
         « Oui, depuis cinq ans. »
         Duncan repensa à leur aventure sur la plage et décida que la discrétion serait la bienvenue, mais quelque chose dû transparaître sur son visage car Methos lui demanda. « Est-ce que quelque chose est arrivé entre vous ? »
         Là où la discrétion faisait défaut, peut-être que la galanterie serait de mise. « Je pense que c’était de ma faute... » avoua-t-il en fixant le fond de sa tasse.
         « J’en doute. Ne t’en fais pas Duncan, Jenarie n’a jamais été avare de son affection. Allez viens, on va t’installer quelque part pour la nuit, tu seras en sécurité. Dors tout ton saoul. »
         Dans une cabane voisine, Duncan s’étendit sur un mince matelas et laissa son esprit s’engourdir. Juste avant de sombrer toutefois, il ouvrit les yeux et demanda à Methos qui repartait « Et Richie ? Est-il mort aussi ? »
         « Non. » répondit Methos.
         A ses côtés, Jenarie dit quelque chose dans sa langue natale. Duncan entendit clairement le nom Diga. Methos eut l’air pensif un moment. Luttant contre sa fatigue écrasante, Duncan reprit « Diga ? Qui est-il ? »
         « C’est le diminutif de Gravedigger, le Fossoyeur. » répondit Methos.
         « Le fossoyeur ? »
         « C’est ainsi que Richie se fait appeler. Le Fossoyeur du monde. »
         Donc Riche était en vie. Duncan ne savait plus que penser.
         « Repose-toi, Highlander. Nous aurons beaucoup à nous dire, demain. »



***



         Methos avait tant fait pour le village et depuis si longtemps qu’il lui était difficile d’arrêter, même maintenant que presque tout le monde était mort. Il avait enfin trouvé un but à sa vie, et ce n’était ni n’être un prince pouponné ni un éternel étudiant. Accompagner les mortels mourants n’avait rien d’attrayant et ce n’était pas une tâche facile, mais cela l’aidait à vivre. Il avait débarrassé son existence de la vanité, des possessions, de l’avidité ou des soucis. Cela lui avait pris près de huit mille ans pour découvrir et emprunter ce chemin vertueux, mais à mesure que la fin approchait, ses obligations envers le Jeu reprenaient le dessus.
         Il tenta d’imaginer ce que Duncan devait ressentir en débarquant au milieu de tout cela, et se dit qu’il devait traiter le Highlander avec beaucoup de précautions. Des événements récents pour MacLeod étaient anciens pour lui. Il avait aimé Debra, mais après mille ans elle commençait à s’effacer de son esprit et de sa mémoire. Tey, que Duncan avait longuement découvert sur les enregistrements à bord du « Titanic » délabré, était retourné à la poussière peu après la mort de Debra. Le nom de Richie n’avait pas été prononcé depuis des siècles devant l’homme qui se faisait appeler Diga. Et Methos... et bien, plus personne ne l’appelait encore ainsi. Il utilisait son nom actuel Kobol, ou dans le cas de Jenarie, Shay.
         Maintenant que la fin du monde approchait rapidement, il avait du mal à s’accrocher à un nom, quel qu’il fût. Il était Methos, Shay, Kobol. Il était Adam Pierson, Henry Cole, James Powell, Jacques LeMon, Aaron Klein. Il était des centaines de noms, dans le lit de centaines de conquêtes, avait vécu toute l’histoire du monde connu. Amérique, Rome, Crète, Babylone, Mésopotamie, Assyrie... Il les avait toutes vues. Il était Etros, et avait fait une promesse qu’il allait très bientôt devoir tenir.
         Le village était mortellement calme dans la chaleur de l’après-midi. La dernière fois qu’il avait regardé où en était Duncan, celui-ci dormait toujours. Il allait avoir besoin de toute sa force pour ce qui se préparait. Il lui faudrait tout le savoir, le sang-froid et la confiance qu’il avait jamais possédés pour accomplir ce qui devait être accompli, pour éviter que Valery touche le prix. La tâche semblait simple, mais elle pouvait être émotionnellement destructrice si elle n’était pas bien gérée.
         Pour commencer, Duncan devait tuer Richie.
         Puis tuer Valery.
         Facile.
         Methos tenta de vider son esprit des soucis qui accompagnaient ce plan, mais il se dit fermement que c’était la seule solution. Il ne lui restait qu’à en convaincre Duncan. Richie l’y aiderait, une fois qu’il serait sorti de la campagne dévastée et aurait montré à Duncan ce qu’il était devenu. Methos savait que Richie se considérait comme le Fossoyeur, et n’était pas loin d’être d’accord.
         Il soupira, traça un cercle parfait sur le sol de sa hutte. Tout était circulaire, tournait dans d’autres disques, la galaxie en rotation, l’univers attendant de renaître... Quand il ressentit un buzz, il leva la tête et observa Duncan entrer, toujours un peu chancelant et désorienté. Celui-ci se laissa tomber sur la couche et s’étendit comme pour se rendormir.
         « Tu ne devrais pas être déjà levé. » sermonna Methos.
         « Je veux entendre toute l’histoire. » marmonna Duncan. « Y a-t-il quelque chose à manger ? »
         « Pas grand-chose. On a envoyé l’essentiel de ce qui restait avec Jenarie, pour vous deux. »
         Duncan cligna des paupières. « L’essentiel de ce qui restait ? Mais et les gens d’ici ? »
         « Ils sont morts de faim. » dit calmement Methos. « Ils se sont sacrifiés parce que je le leur ai demandé, pour pouvoir te ramener. »
         « Methos... » Le nom sortit dans un murmure étranglé. Duncan demanda, accusateur « Pourquoi ? »
         « Parce que tu es le dernier espoir de ce monde, Duncan MacLeod. Il n’y a plus qu’une poignée d’Immortels. Quatre, pour être précis. Toi, moi, Richie et Valery Constantine.
         Duncan secoua la tête. « Tu as bien dit quatre ? »
         « Quatre. » répéta fermement Methos. « Valery est l’homme qui massacra Felicia Martins. Qui dirigea les DSI. Qui détruisit le Sanctuaire, et Tey, et les dernières civilisations de la Terre. Qui est en grande partie responsable de l’état dans lequel est le monde que tu vois au-dehors, bien que Richie n’y soit pas pour rien non plus. »
         Duncan leva une main. « Attends, tu vas trop vite, ralentis. D’abord, où est Richie ? »
         « Là-dehors, quelque part. » Methos agita la main en direction des collines.
         « Et ce Valery ? »
         « Il est en route. Je peux... le sentir venir, de très loin. Il arrive. Le Gathering est arrivé. »
         « Oh. » dit Duncan.
         Methos savait qu’il avait précipité les révélations. Il voulu se rattraper. « Duncan, je suis désolé. Beaucoup de choses se sont passées en ton absence, plus que je n’ai le temps de te dire. Tey a grandi puis chuté. D’autres civilisations se sont effondrées. Il y eut des guerres, des pestes, des famines, des catastrophes naturelles et un immense bouleversement qui n’avait rien de naturel ; tu as tout manqué. Mais maintenant tu es revenu, et il n’y a plus que nous quatre. »
         « Je ne te tuerai pas », jura Duncan avec violence.
         Methos partit d’un rire sans joie. « Moi je ne compte pas, Highlander. Je ne suis que le juge du dernier combat.
         Duncan lui glissa un regard en biais. « Juger quoi ? Et pourquoi ? Qui a décrété cela ? »
         « C’est une promesse que j’ai faite il y a bien longtemps. Quand le monde était vert, que j’étais jeune, et que deux hommes se sont battus en duel. »
         « Deux hommes... » Duncan secoua la tête. « Je ne comprends pas. »
         « Le Prix, Duncan. L’ultime rencontre. La dernière eut lieu il y a plus de sept mille ans. Et je... j’ai gagné. »
         « Tu as gagné. » répéta Duncan, abasourdi.
         Methos acquiesça.
         « Alors pourquoi ne m’en parles-tu pas ? »
         « Je vais le faire, » promit l’Ancien, « mais d’abord laisse-moi te dire ce qui s’est passé la dernière fois que Richie et Valery se sont affrontés. »




- 7 -




         Est de l’Asie – 3800 après J.-C.

         Mairi, dressée devant le corps sans tête de sa mère, une épée tâchée de sang dans la main, se tourna vers lui et lâcha en jubilant « Tu es le prochain, Methos. »
         Puis elle lui trancha le cou.
         Methos s’éveilla en hurlant. Pendant quelques instants, il ne put que tousser en quintes rauques devant le feu de camp et s’enfoncer plus profondément dans son sac de couchage. De tous les endroits sur Terre où se cacher des soudards de Valery, il avait fallu qu’ils choisissent le seul où le froid était encore mordant en hiver. Ce n’était pas pour rien qu’il n’avait jamais parcouru la Mongolie, notamment parce qu’il détestait rentrer le cou dans ses épaules sous un vent glacé.
         Richie, qui montait la garde de l’autre côté du feu, fouillait les braises de la pointe d’un bâton.
         « Un cauchemar avec Mairi ? » demanda-t-il.
         « Es-tu vraiment obligé de lire dans mon esprit ? » répliqua Methos d’un ton sec.
         « Je n’ai pas lu tes pensées, tu as prononcé son nom dans ton sommeil. »
         Methos serra le sac de couchage autour de lui et murmura « Désolé. »
         Richie réchauffait ses doigts près des flammes. « Tu n’as jamais souhaité avoir pris sa tête ? »
         « C’eut été facile, » admit Methos. « Mais Debra ne l’aurait pas souhaité. Mairi l’a provoquée loyalement et Debra a accepté le duel. »
         « Répète cela pendant encore trois siècles et tu finiras peut-être par y croire. »
         Methos s’assit, maussade. Cela faisait des semaines qu’il était de mauvaise humeur, depuis qu’ils étaient arrivés sur la côte de Nouvelle Corée, pourchassés par les assassins de Valery. « Je suppose que tu as surmonté la mort de Darien de la même façon, » dit-il méchamment.
         Richie ne répondit pas tout de suite ; puis, dans un rare accès de vulnérabilité, il admit « Je doute pouvoir jamais surmonter sa mort. »
         Ils restèrent assis auprès du feu, perdus dans le souvenir d’amis disparus et d’anciens compagnons. Methos savait que la plupart des mortels – et bien des Immortels – ne comprenaient pas que la peine était le prix de la joie. Rien ne durait. Le bonheur qu’il avait vécu avec Debra ne serait jamais assombri par sa mort. Mais lors des froides nuits d’hiver en Mongolie, les anciens deuils faisaient plus facilement surface que la mémoire des jours heureux.
         « Methos, puis-je te demander quelque chose ? »
         « Hmm ? »
         « Est-ce que toi et Debra avez eu des enfants à Tey ? »
         Methos prit son temps pour répondre. « Que veux-tu dire ? » demanda-t-il enfin, prudemment.
         Le regard clair de Richie pétilla un instant. « Tu sais bien, les petites fleurs et les abeilles, tout ça. Tu sais, la deuxième épée qui ne te quitte jamais ? Ca ne sert pas à rien. »
         Methos faillit jeter une boule de neige au visage souriant de Richie, mais il se retint. « Merci du tuyau. »
         Richie leva les sourcils.
         « Oui. » Soupira Methos. « Je suis sûr que nous en avons eu. Au moins deux. »
         « Seulement ? »
         « Je crois que les Immortelles ne se reproduisent plus au même rythme qu’avant. Avant, cela pouvait être une fois par siècle, voire une fois par décennie. Mais j’ai remarqué que Debra n’est entrée en phase de mothering que deux fois en sept cent ans. Je pense qu’à mesure que la fin se rapproche, de moins en moins de nouveaux joueurs entrent dans la partie. »
         Le sourire de Richie disparut. Il n’avait jamais aimé parler de la Fin. « Ce ne te dérange pas d’ignorer où sont ces enfants, ni même s’ils ont survécu ? »
         « Je sais surtout que n’est pas important. Richie, tu n’es pas censé savoir d’où viennent les Immortels. Personne n’est censé le savoir. Cela fiche le Jeu en l’air. Inceste, parricide... Tu vois le genre. »
         Rchie n’avait pas l’air particulièrement troublé par cette idée. « Je pense que les femmes ont l’instinct d’abandonner les bébés aussitôt que possible après la naissance. J’ai été trouvé dans une aire de repos du New Jersey, nom de dieu. Peter a été trouvé dans la jungle. Qu’arrive-t-il aux bébés pré-Immortels qui meurent ? Que se serait-il passé si nous n’avions pas trouvé Peter ? Un nourrisson Immortel rendrait fou n’importe qui. »
         « N’as-tu donc pas la réponse ? »
         « Si j’avais la réponse, O grand sage, je ne poserais pas la question. »
         « Il y a plus que les petites fleurs et leurs abeilles. Un pré-Immortel doit passer par un certain stade avant que des réactions chimiques et hormonales activent l’Immortalité latente de son ADN. Sans cela, il ou elle meurt sans devenir Immortel. C’est rare, mais je l’ai déjà vu. »
         « Un certain stade ? Comme quoi, la puberté ? »
         « Presque. »
         « Quoi alors... oh non, pas ça... »
         « Si. » affirma Methos. « Un orgasme. »
         Richie le dévisagea.
         « Réfléchis-y, » continua Methos. « Quel était le plus jeune Immortel que tu aies rencontré ? C’est pour cela qu’il n’y a jamais de bébés ou d’enfants Immortels, et rarement de jeunes adolescents. »
         « Comment s’appelait-il déjà ? » répondit Richie. « Le gamin, qui voulait tuer tout le monde. Duncan s’est laissé prendre à son petit jeu... Tu me dis que ce gosse avait déjà... à l’âge où il est mort ? Methos, c’est immonde. Il avait quoi, dix, douze ans ? »
         « Dans d’autres cultures, en d’autres temps, c’était un âge acceptable pour être marié. » répliqua sèchement Methos. « De plus, j’ai une théorie comme quoi les pré-Immortels ont de très fortes pulsions sexuelles. »
         « Cela semble valable pour tous les Immortels... » grogna Richie.
         Ils se turent, les yeux fixés sur les flammes, se perdirent chacun dans leurs pensées. Richie soupira, Methos lui en demanda la raison.
         « Je pensais juste à ceux qui sont morts. »
         « Ils meurent, mais ne nous quittent jamais vraiment. » murmura Methos. Darien, Debra, Neisthet, Amanda, Duncan... »
         « Duncan n’est pas mort. »
         Methos n’était pas sûr d’avoir bien entendu. « Comment ? »
         Richie répéta ce qu’il venait de dire.
         Methos se raidit. Le frisson glacé qui descendit le long de son dos ne devait rien au climat environnant. « Explique-toi. »
         « Le matin suivant la destruction du Sanctuaire il s’est enfermé dans un cercueil sous-marin, derrières les chutes de Connor. Te souviens-tu de ces grottes ? »
         Methos tourna et retourna cette révélation dans son esprit. « Comment le sais-tu ? Tes pouvoirs ? »
         « En partie. » Richie jeta un bâton dans le jeu, faisant jaillir une gerbe d’étincelles. « J’ai trouvé son corps. Rappelle-toi le jour où nous nous sommes retrouvés, je te croyais mort, tu pensais que je l’étais... Et en sortant je vous vois, toi et Darien, sur le point de vous décapiter mutuellement. Il était venu me chercher, tu venais en pèlerinage sur la tombe de Ceirdwyn. »
         « Pendant tout ce temps, tu as su où était Duncan et ne nous l’as jamais dit ? Debra a envoyé ses prêtresses le chercher dans le monde entier, convaincue qu’il s’était retiré de la société après le Sanctuaire. Je croyais qu’il avait perdu sa tête, et que nous ne saurions jamais exactement comment c’était arrivé. Et tu savais où il était depuis le début ? »
         « Duncan a fait son choix, Methos. Si je l’avais dévoilé, à toi, à Debra où à Darien, vous seriez allé le déterrer. »
         « Peut-être, peut-être pas. Tu ne m’as jamais laissé choisir. »
         « Ce choix ne t’appartenait pas. »
         « Parce que tu crois que c’est le tien ? Tu as tout bonnement décidé de ne rien dire à personne, de cacher ce secret à ses amis et sa famille ? »
         « Oui. » répondit le plus jeune, simplement et sans regret.
         Methos fit le tri dans ses sentiments, entre la colère et la douleur. Que Duncan ne soit pas vraiment mort, du moins pour un Immortel, lui faisait une étrange impression. Il avait admis son décès depuis bien longtemps, malgré les espoirs de Debra. Il se souvenait du Highlander comme d’un brave guerrier, plein de vie, avec un grand sens de l’honneur. Ils avaient passé du bon temps ensemble, et Methos avait secrètement espéré qu’il serait l’un des derniers en lice pour le Prix. Mais tout cela s’était achevé treize siècles plus tôt, et beaucoup de choses étaient arrivées depuis. Il pouvait même se souvenir de la voix de Duncan.
         Cela n’empêchait que le silence de Richie faisait mal. Pourtant le jeune homme savait ce que Duncan signifiait pour lui. Bon sang, sa relation avec son ancien mentor aurait dû le pousser à le délivrer.
         « Il t’a sauvé la vie ! » accusa Methos.
         « Et il a pris la sienne. »
         « Et s’il avait changé d’avis ? »
         « Comment changer d’avis quand on est mort ? »
         Methos ignora cette réplique. Il avait sans doute des motifs plus profonds que lui-même ne saisissait pas entièrement. La mort de Duncan et son enfermement le tenait à l’abri, après tout. A l’abri de Valery, qui avait juré de détruire Richie, tant mentalement que physiquement. A l’abri de la peine et du remords. « Pourquoi me dire tout cela maintenant ? »
         Richie se trémoussa, mal à l’aise. « J’ai cru un moment que je savais exactement ce qui allait arriver. Au Sanctuaire, j’avais des visions, d’abord de petites choses, puis des fenêtres ouvertes sur l’avenir. J’ai vu deux hommes s’affronter une ultime fois pour le Prix, et je savais, je savais que ce serait Valery et moi. »
         Methos garda le silence. Il avait eu ses propres visions.
         « Au fil des siècles, cependant, les visions ont commencé à se brouiller à mesure que mes facultés augmentaient. Je ne distinguais ni le visage de Valery, ni le mien. Même maintenant je ne puis dire de qui il s’agit. Parfois j’ai l’impression que c’est Duncan et Valery. Parfois j’ai peur que ce soit Duncan et moi. C’est une raison comme une autre de le laisser sous terre. »
         Les bûches du foyer s’effondrèrent, faisant sursauter Methos. Le visage de Richie était tendu et l’aîné savait qu’il était sur le point de se sermonner. « Je n’aurais pas du prendre le quickening de Xan. » dit-il. « Je n’ai jamais désiré le pouvoir de contrôler les gens ou de voir le futur. »
         « Quelqu’un devait s’en occuper. Duncan et moi étions très pris à ce moment. »
         « Mais Valery a tué Larbana, et nous voilà tous deux des monstres. »
         « Vous n’êtes pas des monstres », répliqua vivement Methos. « Ton don – et le sien – sont uniques et dangereux, mais pas surnaturels. »
         « Tu n’as pas toujours vu les choses sous cet angle. »
         « Richie, tu as dit que ses visions deviennent moins nettes avec le temps. Mais les miennes se sont affinées. C’est comme si j’avais traversé un tunnel sombre depuis plus de six mille ans, propulsé vers la lumière de la fin, et plus je m’en rapproche plus je distingue ce qui est autour et derrière moi. Le tunnel n’est pas vide. Il y a des marques, des signaux, des obstacles. »
         « Après six mille ans, il est normal d’oublier certaines choses », continua Methos. « Je ne me souviens plus du visage d’Alexa, mais je me souviens l’avoir aimée. Quel était le nom de l’église de Darius ? Je ne sais plus. Le nom de la fiancée de Duncan, celle qui s’est faite tirer dessus ? Je n’en ai pas la moindre idée. »
         Vexé, Richie répliqua « Methos, il s’agit de détails ! »
         « Il s’agit de trous de mémoire, Richie. L’une des raisons pour lesquelles je parle si peu de mon passé est parce que je ne m’en souviens plus. Non seulement j’ai oublié des choses, mais j’ai même oublié ce que j’ai oublié. Ce n’est que récemment que des éléments vitaux me reviennent. A propos du Gathering, du Jeu, du Prix, pourquoi nous sommes là. Qui nous a envoyé. »
         Richie plongea son regard dans celui de son ami. « Tu as ces réponses ? »
         Methos secoua la tête. « Non, pas toutes. Mais je commence à m’en souvenir. J’ai parfois la vision de deux hommes se battant, mais ce n’est pas l’avenir. C’est le passé. Mon passé. »
         « Comment est-ce possible ? » demanda Richie, avant de se raidir, en alerte, sans laisser à Methos le temps de répondre.
         Methos entendit d’abord que le vent et les craquements du feu, puis, très faible, les pas des assassins sur la glace. Le temps qu’il réalise ce qui se passe, Richie avait dégainé son épée et tranché la tête d’une forme sombre qui venait de jaillir de la crête. Des étincelles fusèrent sur la glace, aveuglant momentanément Methos. Avant qu’il puisse empoigner son arme, quelque chose de lourd le jeta au sol en grondant, des crocs le lacérèrent avec une force mortelle. La première goutte de sang qui s’échappa de sa gorge le fit basculer en état de choc. Sa main cherchait désespérément la poignée de son épée, mais l’agonie déchirait son ventre et ses jambes tandis que le loup robotisé le déchiquetait vicieusement dans le plus grand silence.
         Sa dernière vision avant de mourir fut celle de Richie, tombant à son tour sous l’attaque des loups, son sang tachant la neige. En revenant à la vie, quelque temps plus tard, Methos était ligoté dans la cale froide et obscure d’un module de transport.
         Il ressentit la présence d’un autre Immortel tout proche et releva la tête pour voir son ami attaché près de lui, dans la faible lueur des lampes de secours surplombant le sas verrouillé. « Richie ? » demanda-t-il.
         Le plus jeune Immortel laissa échapper un grognement.
         « Es-tu éveillé ? »
         « Eveillé, oui », grommela Richie. « Mais je... ne peux pas dire que je sois très en forme. »
         Methos se rendit compte que quelque chose n’était pas normal au ton de Richie, à ses mots vagues et déformés. Malgré ses liens serrés et ses vêtements raidis de sang, il roula sur le côté et observa son ami de plus près. Celui-ci était attaché de la même façon, mais il portait en plus un collier à intraveineuse, qui lui injectait en permanence un sédatif. Un filet de bave coulait au coin de ses lèvres et ses yeux restaient dans le vague.
         Methos sentit son cœur se serrer. Valery ne laissait aucune chance à Richie de plier le pilote du transport à sa volonté. Il demanda néanmoins « Peux-tu te concentrer ? »
         « Mmmm ? »
         « Richie, concentre-toi ! »
         Richie frémit, comme s’il luttait contre les drogues qui avaient envahi son corps, mais il s’effondra de nouveau. « Tessa, » parvint-il à articuler. « Elle s’appelait Tessa. »
         Methos lutta contre ses entraves, mais c’étaient des chaînes et des menottes à double fermeture dont il n’avait aucun moyen de se défaire. Pendant un long moment, il ne put que comptempler un coin de ciel par un petit trou de la carlingue. Richie grommela indistinctement pendant longtemps avant de glisser dans l’inconscience. Lorsque Methos parvint à lui toucher le visage, il était lisse et froid comme de la glace.
         Le transport trembla et plongea soudainement. Methos repoussa les images de crashes enflammés qui lui venaient. Presque plus personne ne volait à présent, à cause des bombes à impulsions électromagnétiques qui avaient ruiné l’atmosphère et empêchait l’usage de radar, de sonar, de satellites ou de toute autre forme de télémétrie. Les pilotes de Valery naviguaient à vue, guidés par leur seul instinct, et parvenaient à peine à maintenir l’antique appareil en l’air.
         Methos perdit le fil du temps et mourut au moins une fois d’hypothermie avant l’atterrissage. Lui et Richie furent déposés sur une piste ensoleillée, dégagée au milieu d’un paysage couvert de neige. Tout le corps de Methos se rebellait contre les liens qui l’opprimaient, et il pâlit en voyant à quel point Richie et lui, couverts de sang et de bile séchée, étaient prisonniers sans défense des hommes de Valery. Après un court mais pénible trajet sur une piste défoncée, à bord d’un ancien véhicule à combustible, ils furent emmenés dans un bunker militaire camouflé loin en sous-sol.
         Methos perdit la trace de Richie quand ils furent emmenés dans des pièces différentes. L’Ancien s’obligea à ne pas crier quand ses bras et ses jambes furent enfin libérés. Il resta immobile et faible sur le carrelage froid, les muscles engourdis et tétanisés. Il ne protesta pas quand les hommes silencieux le traînèrent sous une douche qui puait le désinfectant et l’arrosèrent d’eau tiède. Les brosses rudes et les savons rugueux lui mirent la peau à vif, mais il refusa de laisser échapper ne serait-ce qu’un gémissement.
         Nu et ruisselant, il fut ensuite emmené le long d’escaliers dans fin jusqu’à une pièce aveugle aux murs noirs. Methos faillit protester quand on lui remit des menottes, mais dans un suprême effort de volonté il n’en fit rien. Rester tranquille après que la porte fut close et la lumière éteinte acheva de l’épuiser, et seule la douleur d’enfoncer ses ongles dans ses paumes lui permit de rester conscient.
         Il resta debout dans l’obscurité, le silence, sentant le cruel métal de ses entraves mordre la chair de ses chevilles, terrifié par ce que Valery pouvait bien préparer et plus encore par ce qui avait pu arriver à Richie.
         Puis une mer de rats s’engouffra entre de ses jambes nues, et il commença à hurler.




- 8 -




         Richie se savait sous l’emprise de drogues mais il ne s’en inquiétait pas. Il flottait, relié à une réalité intermittente par les chaînes de ses poignets et de ses chevilles, fixait le plafond au dessus de la paillasse de sa cellule sans fenêtre, ayant perdu la notion du temps. Il se souvenait avoir été douché et habillé de propre, mais peut-être n’était-ce là que des hallucinations. Parfois, quelqu’un lui soulevait la tête pour le forcer à boire un peu d’eau, mais il n’était jamais nourri. Les gardes le changeaient comme un bébé. Il dérivait à travers la spirale des siècles, en une mosaïque de souvenirs et de rêves dépareillés aux motifs changeants.
         Les gardes revirent et le libérèrent avant de l’entraîner le long d’interminables couloirs, vers un immense silo à missile vide, portant encore d’anciens symboles russes. Ils le firent asseoir sur le sol de béton et lui ôtèrent le collier. Il se massa le cou avec précaution, transi, ne retrouvant que graduellement ses esprits.
         Il se souvint des loups mécaniques le tuant dans la neige de la montagne, du corps de Methos déchiré comme une poupée de chiffons entre deux de ces féroces robots. Un transport aérien. Richie se demanda où était son meilleur ami et dans quelle déplorable condition ; il étendit sa perception extrasensorielle dans toutes les directions et frémit devant les images qui lui vinrent. Methos était sous terre, dans un ancien lieu marqué par la mort, en compagnie d‘hommes et de femmes sans cœur, sous la domination d’une âme marquée de ténèbres.
         Richie se releva et reçu de plein fouet la présence de Valery, avec la puissance d’un poids de dix tonnes écrasant ses pensées. Ils se dévisagèrent de part et d’autre du silo à missile, d’ennemi à ennemi.
         « Cela fait bien longtemps », dit Valery avec un rictus sinistre, en inclinant légèrement la tête. « Je te souhaite un bon retour sous mon emprise. »
         « Va te faire foutre. » répliqua Richie.
         « J’aurai dû me douter que tu te montrerais grossier et banal. »
         « Tu aurais surtout dû trouver mieux que m’amener ici et provoquer ta propre destruction. »
         « Tu n’as pas d’épée, Richie. Pas de renforts. Pas de ressources. Pas d’espoir. »
         « Contre toi, il y a toujours de l’espoir. »
         Valery sourit. « Demande-moi où est Etros. »
         « Methos. »
         « C’est la même personne. »
         « Où est-il ? »
         « Il attend. Tout comme j’ai attendu chacun des hommes envoyés pour te faire sortir des murailles dorées de Tey. Tout comme j’attends à présent que tu te présentes comme un homme devant le tranchant de ma lame. »
         Bien qu’il soit frigorifié et tremblant de peur, Richie s’autorisa un petit sourire. « La dernière fois, j’ai brisé ta lame, Valery. »
         « Je m’en souviens. » répondit l’autre, tendu.
         Parmi les flammes d’un pénitencier de l’Oregon détruit, ils avaient combattu et s’en étaient à peine sortis vivants. Richie avait espéré que cette rencontre aussi s’achèverait l’épée à la main, mais Valery semblait avoir un autre plan. Il insista malgré tout. « Alors donne moi une arme et viens prendre une autre raclée. »
         « Pas si vite. J’ai d’abord une proposition à te faire. »
         « Monter une affaire ensemble ? »
         « Traquer et éliminer tous les Immortels restant, puis nous affronter loyalement pour le Prix. »
         « Pourquoi accepterais-je ? »
         « Parce que j’épargnerai Methos pour toi. Je le garderai à l’abri, bien confortable, jusqu’à la fin. »
         Les yeux de Richie se rétrécirent. Il connaissait l’hospitalité de Valery, pour y avoir presque laissé sa vie, à Versailles.
         « Cela pourrait te convenir. » ajouta Valery. « Pourquoi ne pas descendre lui en parler, avant de prendre ta décision ? »
         Deux gardes de Valery apparurent, Richie les suivit sur cinq niveaux vers le bas jusqu’à une pièce fermée, au fond d’un passage désolé. Un homme armé lui fit signe de ramasser un plateau-repas.
         « C’est l’heure du dîner. » dit-il d’une voix atone.
         La première chose qui frappa Richie lorsqu’il entra fut l’odeur piquante de la crasse et des immondices. L’éclairage était faible, laissant la plus grande part de la pièce dans le noir. Richie déposa le plateau et avança vers la force massée au pied d’un mur.
         « Methos, c’est toi ? »
         La forme recula avec un bruit de chaînes, se tassa dans un coin. Richie eut le temps d’apercevoir un peu de peau, une touffe de cheveux noirs. « Methos, c’est moi, Richie. »
         Il se rapprocha encore du tas tremblant, s’accroupit à sa hauteur. Doucement, avec précaution, il posa sa main sur le dos nu du vieil homme. « Methos, c’est moi, je suis là. Parle moi. »
         « Des rats, » glapit Methos d’une voix étranglée. « Des rats... partout ! »
         « Il n’y a pas de rats. » affirma Richie d’un ton apaisant. Il savait quelles épreuves Methos avait vécues dans la forteresse de Norman, enfermé dans le noir avec des rats. Il savait aussi que des rats avaient envahit l’opéra de Sydney quand il y était enchaîné. Mais cette cellule-ci était vide. Il prit lentement Methos dans ses bras, le ramenant à la réalité, le berçant doucement. « Ssssh », fit-il, tandis que l’ancien Immortel luttait pour se calmer. « Je suis là. »
         Richie ne pouvait dire depuis combien de temps Methos était enfermé ici – au moins quelques jours, à en juger par la longueur de leurs barbes en bataille – mais de toute évidence il n’avait été ni nourri ni lavé. Il récupéra le plateau et incita Methos à boire quelques gorgées d’eau et à grignoter un peu de pain dur. L’odeur de la nourriture fit se tordre son estomac, mais il s’assura d’abord que Methos avait mangé avant de finir ce qui restait.
         Le paquet enroulé sur le plateau s’avéra contenir des vêtements propres et la clé des menottes de Methos. Quand Richie le libéra, il découvrit des cercles de sang coagulé et d’épiderme ravagé, mais il ne dit rien. Methos s’assis en silence et fouilla les vêtements de façon si désordonnée que Richie dut l’habiller lui-même. Ses yeux étaient rouges et larmoyants, il n’avait pas dû dormir plus de quelques minutes depuis qu’il avait été fait prisonnier.
         Richie refoula une vague de haine pure à l’encontre de Valery. Il tentait désespérément de lui masquer ses pensées et ses émotions, sachant que décharger sa furie sur le monde ne ferait que l’amuser. Il devait constamment lutter pour ne pas penser à lui, c’était comme vouloir oublier le grondement d’un moteur d’avion à ses oreilles. Il se demanda combien de temps encore il résisterait.
         « Que veut-il ? » demanda Methos d’une voix tremblante.
         « Moi. »
         « Non. »
         « Et toi comme otage. »
         Methos lui empoigna le bras et croisa son regard pour la première fois. « Non. » siffla-t-il. « Si les choses en viennent là, tue-moi. »
         « Je n’ai pas d’épée... » répondit piteusement Richie.
         « Tu n’en as peut-être pas besoin. »
         La portée de ces mots resta lourdement suspendue entre eux. Ils s’assirent côte à côte sur la paillasse, serrés pour partager un semblant de chaleur, terriblement conscients du futur probable.
         « Ils t’ont fait mal ? »
         « Pas plus que ce que tu peux voir. »
         « Il n’a pas... »
         « Non. » Valery ne l’avait pas violé, mais ils savaient tous les deux que c’était une possibilité, vu ce qui était arrivé à Richie à Versailles, à Darien dans l’Oregon.
         Lorsque la porte s’ouvrit, ils furent un instant aveuglés par la vive lumière du couloir, avant d’être entraînés sans ménagement par une escouade de gardes au silo à missile. Valery et une femme les y attendait. Elle faisait un mètre soixante-dix, mince mais d’allure solide, avec des cheveux noirs et bouclés remontés en chignon et les joues rougies par l’excitation. Tout de noir vêtue, elle semblait prête à bondir sur Methos ou Richie pour les mettre à terre. Mais elle n’était pas Immortelle.
         « Fernanda, voici nos invités. » Les yeux de Valery ne quittèrent pas le visage de Richie. « Qu’as-tu décidé ? As-tu choisi l’alliance, ou préfères-tu laisser Methos payer pour ton obstination et ton défi jusqu’à ce que tu cèdes ? »
         Richie laissa son regard tomber sur l’épée que Fernanda avait à la main. « Tu as besoin de lui, » lâcha-t-il en un ultime effort. « Tu l’as dis toi-même. »
         Les yeux de Valery glissèrent sur la silhouette avachie de Methos et acquiesça. « J’en ai besoin, en effet, mais ça ne veut pas dire que je ne peux pas jouer avec. »
         Richie n’eut pas besoin de regarder son ami pour sentir la vague de haine et de peur qui s’en dégageait. Methos savait ce que Valery pouvait faire à ses prisonniers. Il avait emmené l’âme ravagée de Richie jusqu’à une montagne de Suisse. Il savait une partie de ce qui était arrivé à Darien, en représailles pour avoir épargné la vie de Richie. Il avait entendu Debra raconter le carnage qu’était devenu le sanctuaire.
         Mais Methos n’avait encore jamais enduré directement les attentions sadiques de Valery. Etre enchaîné dans l’opéra de Sydney ou dans les ténèbres ici même n’était qu’un bref aperçu. Richie avait été laminé, détruit, au point que Grégoire et les moines de Gethsémani furent les seuls à pouvoir le ramener à la réalité. Darien avait été dépouillé de toute raison, de toute pensée, réduit à l’état de petit animal farouche, uniquement guidé par la douleur et la peur. Richie ne pouvait, ne laisserait jamais la même chose arriver à Methos.
         Il calcula combien de temps serait nécessaire pour bondir sur Fernanda et lui arracher l’épée. Combien de temps ensuite pour trancher le cou de Methos d’un geste souple.
         Laisser Methos se faire détruire corps et âme, ou le garder sain et sauf en s’alliant à Valery et en lui faisant confiance ? Tout ce que Richie devait faire était d’abandonner sa volonté, son honneur, sa fierté, sa vie.
         « Je viens avec toi. » dit Richie.
         « Non ! » gronda Methos. Fernanda se fendit d’un geste brusque et pressa la pointe de sa lame sur la poitrine de Methos. Il l’écarta d’un geste. « N’y songe même pas, fillette. »
         Richie répéta, d’une voix forte et claire. « Je viens avec toi, s’il ne lui arrive rien. »
         Methos agrippa le bras de Richie, qui se dégagea tandis que les gardes éloignaient l’Ancien en dépit de son opposition. « Qui crois-tu être ? » demanda l’ancien Immortel. « Qui es-tu, pour te sacrifier ainsi pour moi ? »
         « Je le ferais. » dit Richie.
         Valery gloussa et ordonna « Alors agenouille-toi devant moi, mon jouet. »
         « Richie... » siffla Methos.
         « Non. » répliqua Richie, en le fixant d’un drôle d’air, où se mêlaient l’amour et le défi. « Ne m’arrête pas. »
         A leur toute première rencontre, Methos était venu à Seacouver pour mettre Duncan en garde contre Kristin Gilles. Le Richie Ryan qu’il avait trouvé alors était à peine sorti de l’adolescence, combinaison immature de débauche, d’imprudence, d’obstination, d’hormones en ébullition et d’un énorme potentiel. Le Richie Ryan qu’il avait à présent devant lui était son ami le plus cher, et la force du sacrifice qu’il faisait le boulversait.
         Il ne pouvait pas l’arrêter. Ne le ferait pas. Mais il ne savait s’il pourrait un jour lui pardonner un tel sacrifice.
         Richie lut la résignation et le désarroi dans ses yeux et se retourna vers Valery. Une part de lui-même s’était déjà engourdie en prévision de ce qu’il allait faire. L’autre se fissurait avec une violence qui faisait trembler ses mains.
         Il tenta d’invoquer des images d’amour et de force, mais restait seul face à cette épreuve, et c’est seul qu’il s’agenouilla devant Valery Constantine.
         Il remarqua l’éclat de l’épée de Fernanda filant vers son cou une seconde trop tard pour pouvoir l’esquiver, entendit le cri d’alerte de Methos alors même que l’acier acéré mordait la chair de son cou. Valery voulait sa tête depuis le tout début et, à moins que l’impossible arrive, sa vie allait s’achever d’ici quelques millisecondes.
         Alors fit la seule chose qui lui restait.
         L’impossible.




- 9 -




         Nation de Tey - 4512

         « Qu’a-t-il fait ? » demanda Duncan.
         Methos désigna de la main la terre dévastée qui s’étendait devant la hutte, le paysage ruiné, le ciel plombé. « Tout ça. Il a déchaîné l’ensemble du pouvoir reçu de Xan contre celui que Valery avait pris à Larbana. Et pendant quelques secondes... » Il s’interrompit un moment, rassemblant ses souvenirs. « Fernanda a disparu sans laisser de traces. Evanouie dans l’air, ainsi que son épée. D’un point de vue entièrement subjectif, je ne suis pas certain de ce qui s’est passé ensuite, mais pour moi le sol a tremblé, le soleil s’est obscurci, et toute la réalité s’est décalé de son axe de quelques centimètres, si tu vois ce que je veux dire. »
         Duncan frémit rien que d’y penser. « Et quand ce fut terminé ? »
         « Quand ce fut terminé, Richie et moi étions au milieu de nulle part. D’une façon ou d’une autre, par un pur réflexe d’autodéfense, il nous a emmenés de l’autre côté de la planète, en un endroit qu’il sentait sûr. Il a eu la migraine pendant un mois, et la moindre parcelle de son pouvoir avait brûlé, comme un circuit électronique surchauffé. Il est arrivé la même chose à Valery, d’après ce que nous avons appris par la suite d’ennemis mutuels. »
         Le milieu de nulle part s’avéra être la banlieue de l’ancienne Seacouver. Methos et Richie s’y abritèrent quelque temps mais ils découvrirent bientôt que l’influence de la bataille surnaturelle s’était étendue sur le monde entier. Des nations entières avaient disparu comme si elles n’avaient jamais existé. Des continents avaient été débarrassés de toute végétation. Des éruptions volcaniques avaient jailli, des vagues de pestilence s’étaient abattues en quelques secondes.
         « Et tous ceux que nous rencontrions semblaient... je ne sais pas. Différents. Désaxés. Comme s’ils venaient juste de s’éveiller d’un affreux cauchemar et ne pouvaient se rappeler ce que c’est de marcher sous le soleil. Je crois que c’est à ce moment que les Immortels ont complètement arrêté de se reproduire, car je n’ai plus jamais croisé de jeune ou de pré-Immortel. C’était il y a cinq cents ans, et l’humanité n’a fait que s’enfoncer depuis. Il n’y a plus de nations, seulement des tribus de villageois, mourant de faim et de maladie. Ils sont stériles à quatre-vingt dix pour cent, et je n’ai pas du rencontrer un enfant depuis cinquante ans. Je pense qu’il n’y a plus que quelques milliers de mortels sur Terre, et trois Immortels en état de combattre. »
         « Tu l’as déjà dit. Explique-moi pourquoi tu ne te bats pas. Pourquoi tu n’as pas à le faire. Tu le devais bien, avant. »
         « Pendant le combat de Richie et de Valery, le tunnel dans mon esprit devint brillamment clair, au moins pour quelques secondes. Je ne me souviens pas de tout, et ce qui me reste ne vient pas de l’avenir, mais du passé. Il s’avère que ce tunnel est un tube fermé. Un cercle, sans début et sans fin. Où nous allons est exactement là dont nous venons. »
         Duncan lui jeta un regard perplexe. « Tu n’étais pas aussi mystique il y a deux mille ans, Methos. »
         « Il y a deux mille ans, nous ne vivions pas les derniers jours du Gathering. » rétorqua sèchement l’aîné. « Te souviens-tu quand nous nous sommes rencontrés ? Tu étais persuadé que l’ultime rencontre était proche. »
         « Tu n’étais pas contre cette idée non plus. »
         « Mais qu’est ce qui nous a fait croire ça ? »
         Duncan repensa au vingtième siècle. Paris, Seacouver, une boutique d’antiquités et un dojo, des gens aimés depuis longtemps décédés. « Je ne sais plus. »
         « Quelqu’un a passé une annone dans le journal des Immortels ? »
         « Non. » admit Duncan. C’était juste une impression... un instinct profond. Je me souviens l’avoir ressenti avant – en Espagne quelque fois, au Japon un an – mais j’ai cru que c’était simplement le manque d’expérience de ma jeunesse, je l’ai ignoré. »
         « Le problème avec ce genre de petites voix intérieures, c’est que parfois elles viennent de l’instinct, parfois d’hallucinations schizophrènes. Mais dans ce cas, ton instinct a vu juste. Il y a eu un genre de mini-Gathering dans les années 1980, 90. Principalement centré sur les Etats-Unis. Mais ce n’était pas le dernier, et très loin d’être le premier. Il arrive que quand une région est surpeuplée, qu’elle déborde de la violence et des troubles du monde mortel, elle soit imitée par un mini-Gathering quelque part. Les têtes tombent, la stabilité revient, les choses se calment petit à petit. »
         « Tu dis que les Immortels servent en quelque sorte de soupape de sécurité ? »
         Methos acquiesça. « En incarnant les forces de la psyché humaine, en exprimant les désirs les plus profonds d’un groupe, nous aérons le monde et le gardons en équilibre. La plupart des grands conflits ou des guerres dans l’histoire de l’humanité éclatèrent quand il n’y avait plus assez d’Immortels pour que la soupape fonctionne correctement. »
         Duncan soupira. « Alors c’est ça ta grande théorie ? Je me souviens des heures et des heures passées au Sanctuaire à débattre du libre-arbitre et du but du Jeu, mais je n’aurais jamais cru que tu en sortirais quelque chose de ce genre. »
         « Il y a des preuves statistiques. Ou du moins il y en avait. Les bases de données des Guetteurs corrélaient notre nombre et les décapitations avec les grands événements du monde, elles montraient les déviations statistiques et les moyennes. »
         « Les Guetteurs... » murmura Duncan. « Tu sais, nous plaisantions sur le fait que tu les avais probablement créés. »
         Methos eu un petit rire triste. « Non, ce n’était pas moi, mais je sais qui l’a fait. Elle s’appelait Cassandra, et se posait des questions sur le mariage de sa fille avec un marchant athénien qui se baladait avec une épée et avait de nombreux rendez-vous nocturnes. Cassandra a assisté à quelques quickenings, a découvert qui nous étions et a voulu en parler au peuple. La plupart refusait de la croire, certains, si. Alors ils fondèrent une société secrète d’observateurs pour garder leurs traces, en partie par curiosité, mais aussi pour mettre la main sur leurs possessions à leur mort. Cassandra ne manquait pas de sens pratique. »
         Duncan loucha vers lui, suspicieux. « Comment sais-tu tout cela ? »
         Un peu de rouge monta aux joues de Methos. « Le marchant d’Athènes, c’était moi. »
         « Tu veux dire que... »
         « Oui. Ma belle-mère est à l’origine des Guetteurs. »
         Après quelques instants, Duncan dit « Je ne te crois pas. »
         « Je ne peux pas t’en vouloir. » grimaça Methos. « Mais c’est la vérité. Allez viens, allons retrouver Richie. »



***



         « La roue tourne. » dit Methos alors qu’ils escaladaient une colline pierreuse une heure plus tard. « Les Immortels incarnent les forces les plus profondes et équilibrent notre cosmos. Nous avons toujours eu la clé, Duncan, mais ne nous en sommes jamais rendus compte. »
         Duncan fit une pause sur la pente escarpée. La faim et la soif entravaient sa concentration, et sa tête débordait de toutes les révélations de Methos. « Hein ? Quelle clé ? »
         « Il ne peut en rester qu’un ? Il ne peut rester qu’un quoi ? »
         « Un Immortel. » répondit Duncan.
         « Un un. L’Unique. »
         « L’unique quoi ? »
         « L’Unique, c’est tout. »
         Perplexe, Duncan demanda « As-tu jamais entendu parler du sketch d’Abbot et Costello, Qui joue en premier ? »
         Methos posa sur lui un regard tolérant. « Celui qui peut être expliqué n’est pas l’Unique. Il est... tout. Et rien. Le définir le change. Tenter de le définir est une insulte à la fois pour l’Unique et pour l’esprit humain. »
         « Et cet Unique... quoi ? Il décide tout ? »
         « Oui et non. »
         Duncan serra les dents. « Alors pourquoi nous force-t-il à nous entretuer ? »
         « Parce que l’Unique est puissant et terrible, magnifique, avide et généreux. Il est aussi sadique que Valery, aussi aimant que Darius, aussi rusé qu’Amanda, aussi noble que toi, aussi cynique que moi. Il se manifeste dans les esprits, dans les animaux et les peuples de la Terre, et a désigné les Immortels pour conserver l’équilibre au tout. Tant que nous nous combattrons, l’Unique est en place. Mais si la proportion se décale, le tout se défait. Et quand vient le jour où seuls deux Immortels restent, le Jeu s’achève. Qui que soit le vainqueur, il ou elle détermine l’orientation du cycle suivant. De la même façon que j’ai défini celui-ci. »
         Duncan commençait à en avoir assez de l’étrange mysticisme de Methos. « Je ne crois pas que tu sois Dieu, Methos, ni que tu aies créé le paradis et la Terre en sept jours. »
         Le visage de Methos reflétait un calme tel que l’humour caustique de Duncan ne pouvait l’entamer. « Non, la planète est à part, c’est le terrain de jeu de l’Unique. Mais peut-être qu’au-delà de Lui... Non, pas de spéculation. J’étais un jeune homme, né tardivement dans le jeu, il y a environ neuf mille ans, dans une civilisation qui ne connaissait même pas l’écriture. Grâce à ma bonne fortune et pas mal de chance, et non sans une certaine habileté à l’épée, je fus le dernier Immortel en lice en un temps que tu daterais vers 3000 avant J.-C., bien que j’aie ensuite un peu perdu le sens du temps. J’ai reçu le Prix et tout le pouvoir qui l’accompagne, et ai gardé le monde plus ou moins tel qu’il était, ne changeant que quelques détails. Maintenant le cercle recommence, c’est une nouvelle fin pour le Jeu, la boucle est bouclée. »
         La voix de l’ancien Immortel prit un ton dur et froid. « Comprend bien ceci Duncan. Si Valery gagne le Prix, tout le pouvoir de l’Unique sera à sa disposition pendant quelques secondes – le même pouvoir qui a déchaîné le Big Bang et qui se manifeste dans nos quickenings. Il pourra faire absolument tout ce qu’il veut de cette planète. Il pourrait créer une civilisation d’horreur et de souffrance où tout le monde lui serait soumis comme à un seigneur incontesté, gouvernant par la terreur. Il pourrait ravager le cours de l’histoire humaine, en se faisant empereur de la Terre pendant un moment. Il pourrait lever des volcans, briser des montagnes, envoyer les flots se déchaîner contre les côtes. Faire tout ce dont il rêve. Bien que pour l’Unique cela ne durerait que quelques secondes, son règne sur la Terre durera des millénaires. Pour les mortels sous sa coupe, ce serait l’enfer incarné. »
         « Peut-il se débarrasser des Immortels ? Oter la soupape de sécurité ? »
         « Non. » répondit Methos. « Les Immortels renaîtront toujours, quel que soit le monde que Valery créé. Il n’aura pas ce choix, et ne pourra pas non plus empêcher le retour graduel du libre-arbitre. Mais il déterminera le monde dans lequel Mortels et Immortels vivront. Si tu gagnes, Duncan, tu pourras utiliser le pouvoir de l’Unique pour refaire le monde tel que tu l’as aimé, ou en créer un nouveau débarrassé de la tyrannie de Valery. Tu peux nettoyer les océans, restaurer les forêts, donner à l’humanité l’opportunité de tout recommencer... »
         « Peut-être que je ne le souhaite pas. » l’interrompit Duncan. « Cela t’a déjà traversé l’esprit ? Je ne vois pas en quoi sauver le monde est une récompense, Methos. Peut-être que je veux simplement m’inventer un petit château quelque part où je pourrai boire du scotch toute la journée et dormir avec mon harem. Peut-être que je veux retrouver mon magasin d’antiquités, avec Tessa à mes côtés. Peut-être que je veux voir Fitz et Amanda et Connor vivre au lieu d’être poussière. Qu’en dis-tu ? »
         « J’en dis que c’est ton choix. »
         Duncan eut soudain envie de l’étrangler. « Pourquoi moi ? »
         « Parce que l’alternative... »
         « Je veux dire, pourquoi pas Richie ? »
         Methos ne répondit pas, c’est à peine s’il cligna des yeux lorsque la présence d’un autre Immortel envahit leurs esprits. Duncan se retourna et découvrit dans le désert une silhouette solitaire qui se détachait sur le ciel gris clair. Richie Ryan paraissait toujours dix-neuf ans, jeunesse immobile et éternelle, mais l’expression de son visage et surtout son regard faisaient de lui tout sauf un jeune homme. Il se dressait, grand et fort, portant de nombreux couteaux, vêtu des habits poussiéreux et des maquillages de Diga, le Dieu des étendues desséchées que réverait Jenarie.
         Dès le premier regard, Duncan compris pourquoi Methos insistait tellement pour que ce fut lui et non Richie qui affronte Valery.
         Car dans la main gauche de Richie se trouvait une large épée tachée de sang.
         Et là où devait être sa main droite on ne voyait que le vide.



***



         « Ca t’amuse ? » demanda Methos.
         Richie rengaina maladroitement son épée. « De vieilles habitudes. » dit-il platement, sans humour. Il s’approcha d’eux et leur fit face. Il n’avait l’air ni réjoui ni contrarié de voir enfin Duncan de près, après l’avoir suivi pendant plus d’une semaine. En fait, il semblait complètement indifférent, comme si Duncan était un inconnu venu tardivement se joindre à une fête déjà terminée.
         Duncan le regarda approcher avec des émotions mêlées. La joie bien sûr, de le retrouver enfin en chair et en os plutôt que dans un enregistrement. Le choc de sa main d’escrime manquante. La consternation de le voir aussi fatigué, élimé, portant l’échec sur ses épaules. Il ne savait que dire, et la neutralité de l’expression de son ancien élève ne faisait rien pour l’encourager.
         « Duncan. » dit Richie avec un léger signe de tête.
         « Richie. » parvint à répondre Duncan.
         Ces formalités effectuées, Richie lui passa devant et commença à descendra la colline. « Comment va Jenarie? » demanda-t-il à Methos.
         Celui-ci lui emboîta le pas. « Aussi bien qu’on peut s’y attendre. »
         « Et le reste ? »
         « Ca va vite. »
         Duncan suivit Richie et Methos, les observant tandis qu’ils basculaient rapidement vers le langage abrégé des amis qui se connaissent depuis très, très longtemps. Il réalisa, avec une pointe de jalousie, qu’ils se connaissaient maintenant depuis quatre fois plus longtemps que lui les avait connus. Il était étranger à leur relation, un homme qui était mort et resté en retrait, et cette prise de conscience fut douloureuse.
         Au village, Richie pénétra dans chacune des huttes. Si au début, Duncan le suivit, l’observant prendre la main des habitants agonisants et leur offrir quelques mots réconfortant dans leur langue, la puanteur et la crasse incitèrent bientôt le Highlander à attendre à l’extérieur. Il regarda alors Methos et Jenarie récolter les dernières plantes du potager. Methos avait un jardin séparé pour les blattes et les vers, que Jenarie vint ramasser pour préparer le ragoût du dîner, à la consternation de Duncan.
         Quand Richie eut achevé sa tournée, il revint vers ses amis et resta immobile, le regard dans le vague. « Il est presque temps. » dit-il à Methos, tandis que Duncan n’était qu’à quelques pas. « Devons-nous attendre qu’ils partent ? »
         « Pour aller où ? »
         « A la mort. » répondit patiemment Richie, comme si Duncan n’était pas seulement un étranger mais aussi un enfant. « Je croyais que Methos t’avait expliqué tout ça. »
         « Il résiste. » dit Methos.
         « Résiste à quoi ? » demanda Duncan.
         Richie répondit « Tu n’as pas le choix, Duncan. Je ne peux vraiment pas gagner contre Valery avec une seule main. Tu vas devoir prendre ma tête. Que dirais-tu d’après le dîner ? »
         « Non, » gronda Duncan. Il contourna la soupe de vers de Jenarie qui, assise sur ses talons, regardait les hommes discuter. « D’abord, je ne vais pas rester là et envisager tranquillement ta décapitation, Richie. »
         « Diga... » supplia Richie.
         « De plus, » continua Duncan, d’une voix tranchante, « Je ne crois pas un mot de vos prétendus mini-Gatherings, cercles, orientations du monde, quel que soit le nom que vous donnez à ça. Je pense que vous avez tous les deux un peu perdu les pédales, voire carrément pété les plombs, qui sait ce que... »
         « Il résiste, en effet. » lança Richie à Methos.
         « Je ne le ferai pas ! » insista MacLeod.
         Richie le dévisagea pendant un long moment, le visage sombre. « Alors Valery a gagné. » dit-il. « Tout ce que nous avons fait a été vain. »
         Il sortir, laissant Duncan réfléchir à ces conséquences.




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         « Comment le sais-tu ? » demanda Duncan depuis la paillasse où il se reposait dans un coin de la hutte, les doigts croisés derrière la tête. Au-dehors, la nuit était tombée, plongeant le village dans une obscurité presque complète. Duncan trouvait toujours étrange l’absence des criquets ou de toute autre vie nocturne, mais il s’y était habitué au cours de la longue marche depuis le naufrage. Methos revenait de sa tournée vespérale auprès des mourants et se débarrassa de sa tunique puant la maladie et la souillure. Il en sortit une autre d’un coffre et la renifla tout en écoutant distraitement les analyses de Duncan.
         « Comment je sais quoi ? » Methos se demandait où était Jenarie. Elle avait consumé l’essentiel de sa force et de sa santé pour aller chercher Duncan, ce que le Highlander ne semblait pas apprécier à sa juste valeur. Tous les villageois agonisaient, et il n’y avait rien qu’il puisse faire pour l’empêcher. Il roula la tunique sale en boule et la jeta dans un coin.
         « Comment sais-tu qu’il n’y a plus d’autres Immortels ? Morts et enfermés quelque pas. Bloqués au fond des mers dans quelque sous-marin ou navire coulé ; enterré dans un caveau par des superstitieux du Moyen Age ? »
         « Ou congelé sur les pentes du Mont Everest ? » ajouta Methos d’un ton caustique, avant de se repentir devant la grimace de Duncan. « Désolé. »
         Duncan se souvint avoir escaladé l’Everest à la recherche du corps d’un de ses fils adoptifs, le petit Connor, mais c’était une tâche sans espoir. La seule trace de lui qu’il ait retrouvé était son piolet planté dans la glace, sous la corniche d’Hillary, au dessus d’un précipice de deux mille cinq cents mètres de la face sud. « Je demande simplement comment tu en es sûr ? »
         « Il peut y en avoir. Mais si c’est le cas il n’existe aucun moyen de les retrouver, il n’y a donc plus de joueurs. »
         « Tu aurais pu me laisser où j’étais. »
         Methos gardait les yeux fixés sur ses ongles. « Je l’aurais fait, si un Immortel n’était venu et n’avait pris la main de Richie, il y a quatre mois de cela. C’est lui qui a voulu envoyer Jenarie, pas moi. »
         « Pourquoi elle plutôt que toi ? »
         « Parce que si elle avait échoué, j’aurais pu essayer. Si j’avais échoué, si j’étais mort en route avant d’avoir pu te libérer, il n’y aurait eu aucune autre issue. Valery aurait pris la tête de Richie et le monde aurait chuté dans les ténèbres. » Methos risque un petit sourire. « De plus, tu sais à quel point j’aime l’eau... »
         « Tu ne penses vraiment pas que Richie puisse vaincre Valery ? »
         « Avec une seule main ? » Methos grogna. « Duncan, ils étaient à peu près à égalité auparavant, bien que Valery soit beaucoup plus âgé. Mais à présent... »
         « Répond à la question. »
         Methos enfila la moins sale de ses tuniques et la serra à l’aide d’une ceinture tissée à partir d’anciens câbles d’ordinateur. Il répondit prudemment « Je crois surtout que Richie ne pense pas pouvoir gagner. Et cela compte plus que ses capacités réelles. »
         Duncan examina les motifs du toit tressé de la hutte. Des trous s’ouvraient sur l’obscurité de la nuit. « Je me disais simplement... »
         « Quoi ? »
         « Je crois qu’il mérite le droit de gagner le Prix. »
         « Ca n’a rien à voir avec le droit ou pas, Duncan. Il n’est plus temps de laisser les sentiments personnels interférer avec ce qui doit être fait. Si Richie perd, Valery formera un monde d’horreur incessante. »
         « Et s’il gagne ? »
         « Il ne le peut, pas dans l’état où il est maintenant. »
         « Et moi, si ? » Duncan se redressa, les mains ouvertes de frustration. « J’ai neuf cents ans de pratique dans les pattes. Il en a quoi, quatre mille ? Cinq ? Il s’est sans doute entraîné tous les jours des deux derniers millénaires. J’ai été exclu du Jeu. Il me massacrera sûrement plus rapidement que quiconque. »
         « Alors tu ne veux pas affronter l’assassin de Connor ? »
         Le cœur de Duncan faillit s’arrêter net. « L’assassin de Connor ? »
         Les yeux de Methos se réduisirent à une fente. « Tu réalises bien sûr que c’est lui qui a tué Connor en Suisse. Il l’a dit à Richie et lui a décrit le combat dans les moindres détails. »
         Duncan ne répondit pas. Il se rappelait d’avoir trouvé le corps de son mentor sous la pluie. D’avoir tenté de remettre sa tête sur son cou. « Valery a tué Connor. » dit-il mollement.
         « Oui. » Methos s’agenouilla à côté de son ami. « Est-ce que ça te fait changer d’avis ? Duncan, Richie ne peux pas gagner contre Valery. Il n’a plus confiance en lui. Il n’attend plus que la fin. Toi, toi tu peux vaincre Valery. Tu as la compétence, la motivation, le besoin. Renforce toi du quickening de Richie et va tuer Valery. Achève tout cela une bonne fois pour toutes. »
         Duncan frémit à cette idée. « Je ne peux pas tuer Richie. »
         « Il veut que tu le fasses. Il sait que c’est ce qu’il y a de mieux à faire, pour nous tous. »
         « Tu m’as offert ton cou une fois, persuadé que je devais prendre ton quickening pour battre Kalas. J’ai refusé. C’eut été pratique, mais pas honorable. Je ne tuerai pas un ami pour vaincre un ennemi. »
         Methos répondit d’un ton clair et cassant. « Alors tu laisses ton ennemi le battre. L’argument que je t’ai donné est toujours valable. Richie n’a plus la passion pour tuer Valery. Il l’a perdue, et il le sait. Tu as cette passion, et tu peux gagner. »
         « Je n’ai pas manié l’épée depuis des mois ! »
         « Alors tu feras mieux de t’y remettre. » Methos se leva et se mit à faire les cent pas dans l’espace restreint de la hutte. « Tu réalises ce que ces gens ont sacrifié pour toi, MacLeod ? Ils ont donné leur nourriture. Ils ont laissé partir leur prêtresse en mission suicide pour déterrer un homme du fond d’une grotte. Il t’est donné la chance de faire en sorte que tout finisse bien, mais tu la refuses parce que tu penses que cela froisserait ton sens de l’honneur ! Laisse-moi te dire quelque chose, il n’y a plus d’honneur. Nous sommes à la fin de tout. C’est toi ou Valery. »
         Les protestations de Duncan s’effondraient devant la voix passionnée de Methos, le martèlement de sa force de conviction. Il tenta faiblement. « Pourquoi dois-je d’abord tuer Richie ? »
         « Le feras-tu après ? » demanda Methos. « Seras-tu capable de prendre sa tête, quand il ne restera que vous deux ? »
         « Je ne sais pas. »
         « Prends la force de son quickening. Il a tué des centaines d’Immortels de plus que toi. Je doute que Valery puisse pour annihiler les deux, une fois fusionnés dans le même corps. Crée le corps aux deux mains valides, sublimé par la passion de la revanche. »
         Duncan prit une profonde inspiration. « Avant que je fasse quoi que ce soit, je veux que tu me dises si c’est mon fils. »
         Methos le dévisagea pendant quelques secondes, avant de baisser les bras d’un air exaspéré. « Tu t’inquiètes de savoir si c’est ton enfant ? »
         « Il pourrait l’être, non ? Il est né en 1974. Je ne me souviens pas bien des années soixante-dix – quelques bribes avec Nixon et le disco – mais j’ai pu coucher avec Amanda. Ou Grace, Isobel, Susanne, Angelina, Christine, Rebecca... »
         Duncan arrêta soudain son énumération.
         « Rebecca. » dit-il. « Les cheveux... »
         « Duncan, » intervint Methos, déterminé à faire diversion. « Même si Richie est ton fils, qu’est-ce que cela change ? Et est-ce que ça change quelque chose si je te dis que Valery est ton père ? »
         Le sol sembla se dérober sous les pieds de Duncan. « Valery ? »
         « Oui, Valery. »
         Duncan eut l’impression d’être un glacier tombant en miettes sous une force énorme. « Valery est mon père ? »
         Methos croisa les bras. « Il pourrait, pourquoi pas ? Mais ça ne fait rien, parce c’est juste un exemple. Si Richie était ton fils, ou Valery ton père, ça ne changerait rien. Tu sais ce que tu as à faire. »
         Duncan détourna le regard. « Il y a forcément une autre solution. »
         « Non. » répondit Methos, autorisant pour une fois le chagrin à filtrer dans ses mots. « Il n’y a pas d’autre moyen. »



***



         Il leur restait au mieux deux jours de nourriture. Les nomades, qui avaient établi le village près d’un ancien bunker militaire, avaient consommé les rations qu’ils y avaient découvertes jusqu’à ne laisser que la caisse qu’ils avaient envoyé avec Jenarie. A présent, ils étaient trop malades pour se déplacer vers un autre campement. Deux jours de nourriture, et c’était tout. Attendre plus longtemps ne ferait qu’affaiblir Duncan pour la bataille finale, il était forcé d’agir. Il passa la première journée à se voiler la face, à refuser ce qu’il devait accomplir, mais non sans s’entraîner dur avec une épée empruntée à Methos. Ils se battirent de long en large dans le village, pendant des heures. Lorsque les muscles de Duncan le faisaient vraiment souffrir, il prenait une petite pause et recommençait dès que possible. Il devait être au mieux de sa forme et de ses capacités. Il devait pouvoir gagner.
         Deux mille ans de mort ne lui avaient causé aucun dommage irréversible. Les longues semaines sur le bateau lui avaient rendu toute sa force et son agilité, bien qu’il ai perdu du poids à cause du strict rationnement. Son corps savait toujours se battre, mais son esprit n’y était pas et Methos le toucha à maintes reprises, des coups que Duncan aurait facilement parés autrefois. Le sang coulait des blessures et des plaies que l’ancien Immortel avait infligé à ses bras et ses cuisses.
         « Tu aurais dû t’entraîner sur le bateau. », grogna Methos, tandis que leurs épées tintaient dans la chaude poussière de l’après-midi.
         « Tu aurais pu dire à Jenarie que j’en aurais besoin. »
         « Depuis quand doit-on rappeler à un Immortel qu’il lui faut s’entraîner ? »
         « J’avais autre chose en tête. »
         « Et c’est toujours le cas on dirait ! » L’épée de Methos mordit cruellement le flanc de Duncan qui tomba à genoux, submergé de douleur. « Concentre-toi. Tu dois gagner. »
         « Je suis concentré. » lâcha Duncan en se remettant péniblement sur pied.
         Richie se montra dans l’après-midi, avec toujours cet air distant et neutre qu’il avait la veille, comme si Duncan était quelqu’un dont il ne se souvenait pas particulièrement. Il observa le duel en silence, les bras croisés, puis partit voir les villageois à l’agonie. Trois sur les douze restant avaient rendu l’âme sous la chaleur du soleil. Methos et Duncan s’interrompirent pour aider à enterrer les corps. Jenarie dû être soutenue sur le chemin du retour jusqu’à sa couche. Son souffle raclait dans sa poitrine, sa peau était chaude et sèche, ses yeux restaient vagues quand elle regarda son époux et marmonna dans sa langue natale.
         Richie l’avait sans doute comprise mais son visage était resté impassible. Methos rapprocha le visage de sa dernière femme du sien et lui parla doucement. Richie regarda Duncan et dit « Allons-y. »
         Ils sortirent alors que le soleil se couchait, jouant avec le ciel gris et teintant l’horizon de mauve et de pourpre.
         Duncan doutait que de plaisantes banalités sur la météo iraient avec Richie, alors il demanda abruptement « Comment as-tu perdu ta main ? »
         Richie regarda son bras, la manche de tunique roulée jusqu’au coude. « Un Immortel il y a environ quatre mois. Le dernier en fait, nous non compris. J’ai été audacieux, il a été chanceux. »
         « Je suis désolé. »
         « Ce n’est pas ta faute. » Richie haussa les épaules. « Ca arrive. »
         « Tu as toujours su te battre de la main gauche, aussi. Nous le pouvons tous les deux. »
         « Je peux me battre, en effet. » acquiesça Richie. « Je ne peux gagner. »
         Il s’éloigna du village, Duncan resta sur place. Richie se retourna et lui jeta un regard d’expectative, aussi le Highlander le suivit-il et ils se dirigèrent vers les collines qui bordaient le campement au sud. L’air était immobile, et bien que la vue ne soit pas spectaculaire, Duncan aperçut l’océan au loin, mince bande d’acier bleuté.
         « Tu n’es plus apparu sur les bandes de Debra », dit Duncan. « Je t’ai cru mort. »
         Richie secoua la tête. « Les bandes de Debra ? » Il plongea dans ses souvenirs. « Ah oui, ces trucs. J’avais espéré qu’ils avaient été perdus depuis le temps. Oui, j’ai arrêté d’y figurer. J’ai demandé à Debra de ne plus me filmer ni de parler de moi. »
         « Pourquoi donc ? »
         Richie répondit lentement. « Je pense en partie pour te punir. Tu avais pris ta décision. Voir comment c’était, le revivre grâce à la technologie comme si tu avais été là... ce n’était pas loyal. »
         « Tu savais où j’étais. »
         « Oui. »
         « Et pourquoi je l’ai fait ? »
         « Savoir pourquoi ne l’a pas rendu plus facile à accepter. » Puis, comme s’il en avait trop dit, Richie se tourna et désigna un rocher au bord de la zone dégagée qu’ils venaient d’atteindre. « Je me suis dit que ça pourrait servir. »
         Duncan reconnu avec surprise son katana et la rapière de Richie. « Où as-tu... le naufrage ? Tu les as récupérés ? »
         « Avant que tu te réveilles ce matin. Elles sont arrivées sur la plage, c’est mieux que rien. »
         Duncan baissa la tête. « Je ne suis pas prêt. »
         « Tu ne peux le retarder plus longtemps. »
         « Si, je peux. Parle-moi. »
         « Nous avons parlé. »
         « Non, je veux dire vraiment parler. Tu ne fais que dire des mots depuis hier. »
         Le visage de Richie se durcit. « Que veux-tu entendre ? »
         « Quelque chose de vrai, n’importe quoi, tant que c’est vrai. Laisse s’exprimer le vrai Richie. »
         « Le vrai Richie n’est pas l’homme dont tu te souviens. N’espère pas que je sois encore celui que j’étais autrefois. Jeune, vulnérable, stupide, dont tout le monde veut faire sa BA... »
         Duncan le frappa. Sa main jaillit avant que son esprit s’en rende compte et le coup résonna dans l’air comme un coup de tonnerre. Richie ouvrait de grands yeux, sa joue rougissait.
         « Mon ami Richie n’était pas stupide. » cria Duncan. « Ce n’était pas une BA, il ne l’a jamais été. Je ne te laisserai pas parler de lui comme ça. »
         Richie le repoussa de sa main unique. Le moignon sous son coude droit remua comme s’il se souvenait avoir eu une main, aussi. « Tu t’es enfermé et a jeté la clé, nous laissant rassembler les pièces brisées seuls. Maintenant tu es revenu et tu crois tout savoir. Mais tu ne l’as pas vécu, Mac. Tu ne sais pas ce qui s’est passé. »
         Duncan ne recula pas. « Alors dis-le moi ! »
         « Je ne peux pas, il y en a trop ! Deux mille ans ne peuvent se résumer en un petit discours bien ficelé. Tu as tout manqué, Tey, l’Oregon, la Mongolie ; Darien, Debra, Mairi ; deux mille ans d’épouses que j’ai aimées et perdues, deux mille ans pendant lesquels le monde est tombé en ruines, deux mille ans de tout ! »
         Duncan s’approcha plus près. « OK, je l’ai manqué. Pourquoi cela te met-il tellement en colère ? Je l’ai manqué, pas toi ! »
         « Tu nous as abandonnés ! »
         Duncan ne répondit pas. La voix de Richie s’était brisée, et avec elle le masque d’indifférence qu’il portait. Richie repoussa encore Duncan. « Tu aurais pu rester ! Tu aurais pu porter le deuil avec nous ! Tu crois que c’était facile pour les autres ? Methos a perdu Ceirdwyn, j’ai perdu Jenir, j’ai vu leurs os blanchir sous la pluie... » Il hoquetait, n’arrivait plus à respirer. « Tu es parti, tu n’avais pas à le faire ! »
         « Si ! » Duncan agrippa Richie par les épaules, essayant de le calmer. « Je le devais, ou j’ai cru que je le devais. Je ne pouvais plus penser. J’ai vu la main de Holland, et mon esprit s’est déconnecté. Tout ce que je voulais c’était un endroit calme et sombre, un lieu sans douleur. »
         Richie se détourna et se frotta le visage d’une main sale. « Tu l’as trouvé ? » demanda-t-il, la voix à peine audible.
         « Pour un moment, oui. Mais c’était lâche, j’ai triché. Et si c’était à refaire, je changerais tout ça. »
         Le pourpre du ciel s’effaçait rapidement. C’était une couleur royale, se dit Duncan. Pour les rois et les princes. Il attendit que les épaules de Richie cessent de trembler. Le plus jeune – ou le plus vieux, selon le point de vue adopté – s’apaisa enfin, mais il parla avec tout le poids des siècles dans la voix.
         « Mac, je ne peux pas gagner. Je ne peux pas sauver l’univers comme Methos souhaite que je le fasse. Tu as été ramené pour livrer la bataille que je ne peux gagner. Tu as été ramené pour gagner le Prix, quel qu’en soit le coût. »
         Duncan posa la main sur l’épaule de Richie. Ils restèrent ainsi, côte à côte dans les ténèbres croissantes, cernés par la mort et le monde impitoyable. Richie Ryan passa la dernière nuit de sa vie à affûter et nettoyer son épée. Il ne voulait pas que Duncan salisse la sienne au matin, et exécutait cette tache de bon gré car c’était au moins quelque chose à faire, quelque chose sur quoi se concentrer. De toute façon, son esprit était bien trop tendu pour le laisser dormir. Duncan avait essayé de le faire revenir au village, en compagnie de ceux qui l’aimaient, et n’avait pas compris son besoin de rester seul. Il était solitaire depuis des siècles, vivant en marge de la civilisation. La Terre entière était devenue sa maison, et ce n’était que dans son silence et son repos qu’il pouvait trouver la paix de l’esprit.
         Il repensa à tous ceux qu’il avait été – Richie Ryan, Bill Powell, Antonio Augello, Tho Vindat, Owen Caine, Pierre duLac, Jason Sanger, Diga, et de nombreux alias provisoires – et à ce qu’il avait fait de sa vie. Il savait que Methos avait enfin fait la paix avec lui-même et avait trouvé son but, mais Richie ne se sentait pas ce genre de certitude. Il avait été pilote de course de moto, policier plusieurs fois, dirigeant de grandes corporations, visiteur de la lune qui le surplombait à présent. Il avait été prince de Tey au bras de Mairi, et le seul vrai ami de Darien MacLeod. Il avait en partie détruit le monde. Il avait vécu la sanglante existence d’un Immortel, entraîné dans un Jeu qu’il ne comprenait pas, déplacé sur un échiquier par des forces qu’il ne pouvait concevoir.
         Et demain, son cher ami Duncan allait prendre la tête qu’il lui offrait, en un ultime effort désespéré pour empêcher Valery Constantine d’obtenir le Prix.
         Il aurait aimé avoir une femme avec qui s’étendre, une compagne à étreindre, sentir et caresser, pour cette toute dernière nuit. Il avait été marié onze fois, douze en comptant la cérémonie illégale à Rio. Mais une seule épouse lui revenait en cet instant précis. Refusant de se laisser miner par sa mort, il se concentra sur cette veille d’été, tant de siècles auparavant, au bord de l’eau près de Brighton, en Angleterre. Le ciel infini s’étendait au-dessus, l’océan envoyait ses vagues vers la France hors de vue et, loin derrière, les lumières et la musique des arcades se muaient en une fontaine de lumière dorée. Felicia avait glissé un anneau de plastique criard, sorti d’un distributeur pour enfants, à son quatrième doigt et avait dit « Mari ».
         Richie avait noué un ruban autour de son doigt et dit « Femme. »
         Deux jours plus tard, ils étaient retournés à Paris. La nuit suivante, six hommes des DSI les avaient arrêtés devant l’appartement de Felicia, rue le Mon, enfermés dans les laboratoires de Versailles où des chercheurs avaient disséqué vive l’Immortelle au nom de la science tandis qu’il assistait à la scène, impuissant. Ils n’avaient même pas eu le temps de dire à leurs amis qu’ils s’étaient mariés.
         Richie résolu de ne pas consacrer sa dernière nuit sur Terre à pleurer la mort atroce de Felicia. Il se concentra plutôt à peaufiner l’entretien de son arme, qu’il posa ensuite précautionneusement à côté de lui. Puis il s’étira sur le sol et fouilla profond, très profond en lui-même, à la recherche d’un cœur qu’il n’était plus certain d’y trouver. Il invoqua la mémoire d’un hangar à bateau de Seacouver, et des étoiles d’argent que Felicia avait peint au-dessus de son lit pour lui rappeler le ciel de la Nouvelle Amsterdam, dans sa jeunesse. La façon qu’eurent ses yeux de s‘adoucir et les larmes qu’elle versât à leur mariage sur les quais de Brighton, sans prêtres, sans témoins et sans bouquet. Son rire tandis qu’ivres ils grimpaient sur la grande roue de bois à Vienne, par une veille de jour de l’an digne d’une carte postale. Il se souvint de ses cheveux noirs et soyeux, de la douce courbe de ses lèvres, son refus dur et décidé de se laisser aller.
         Oh Felicia, se dit-il. Peut-être te reverrai-je demain.
         Seul au monde, ses bras refermés sur le vide de l’absence, Richie Ryan sombra dans le sommeil.
         Il s’éveilla sous la pluie, tandis que le tonnerre d’un quickening résonnait à ses oreilles.




- 11 -




         Jenarie j’M’Hardin, dernière prêtresse de Tey, savait qu’elle aurait trépassé avant l’aube. Elle sentait l’ombre de la mort s’étendre sur son âme, un peu plus à chacune de ses pénibles inspirations. Elle se réjouit de bientôt passer le cap, mais était triste en même temps, à la pensée d’abandonner son Shay. Il était étendu contre son flanc, sa main doucement refermée sur la sienne, ses yeux crispés de fatigue ou de prière. Les déesses lui avaient accordé ces ultimes instants de lucidité, une fenêtre ouverte sur le monde des vivants. Elle devait en faire bon usage.
         Elle aimait chaque détail du fin visage de son époux – les pommettes hautes, les yeux petits et intelligents, le teint pâle. Elle aimait l’homme lui-même, sa nature calme et modeste, son dévouement aux tâches dont il se chargeait sans rechigner, sa grâce, sa sagesse et son savoir. Elle savait qu’il avait vécu très longtemps et avait connu le monde vert et intact. Elle savait qu’il portait de nombreux secrets. Mais plus que tout autre chose, elle savait que c’était un homme unique, qui avait besoin d’être tenu et aimé au plus profond de la nuit, et elle s’attristait qu’après son départ, il n’y aurait plus personne pour l’aimer.
         Il lui avait manqué plus que ce que les mots peuvent décrire, tout au long du chemin vers la grotte enchantée de Dookin et sur le retour. Son ventre s’était tordu à l’idée de le perdre, bien qu’après coup elle réalisait que c’était simplement la déchéance déjà amorcée de son corps usé et fatigué. Shay lui avait parlé des autres femmes qu’il avait connues autrefois, et qu’elle imaginait aussi fines et douce que lui-même, belles et en bonne santé, durant les âges lointains avant que la Terre et le ciel s’empoisonnent. Elle les avait jalousées, bien que ne les ayant jamais rencontrées. Elle comparait les trois doigts tordus de sa main droite aux cinq parfaitement dessinés de Shay, se demandait pourquoi ses ancêtres avaient rejeté tout ce qui était bon.
         Le voyage avait été pénible, entre l’aller - solitaire et effrayant - et le retour presque pire par certains aspects, avec le soi-disant grand guerrier, Dookin Magloud, ensorcelé et enterré par la colère d’un Dieu. Dookin était avec elle sur le bateau, mais pas réellement présent. Il était devenu obsédé par la machine envoyée par Shay, laissant Jenarie la plupart du temps livrée à elle-même, à piloter le bateau en s’inquiétant pour son mari et son village. Vers la fin, elle était certaine ne pas pouvoir y arriver, mais la perspective de revoir Shay lui avait redonné juste assez de force.
         La raison de Jenartie commença à dériver, les déesses venaient. Sa main se resserra sur celle de Shay. Il ouvrit les yeux, redressa la tête en grimaçant.
         « Je dois te quitter, » murmura Jenarie en teyais. Elle leva une main tremblante pour caresser sa joue. « Mon très cher, il est presque temps. »
         « Non. » dit-il mécaniquement. « Pas encore. »
         Jenarie sourit. « Tout va bien. Ils m’attendent. Mère et père, et la plus juste des reines, Debra. »
         Methos écarta doucement les mèches de cheveux qui lui tombaient sur le visage. Il venait toujours un moment où il refusait la mort, tentait de marchander avec elle, souhaitait la faire partir, mais jamais il n’avait obtenu la moindre seconde de sursis. « Chérie... » dit-il, la gorge nouée.
         « Je t’attends, » promis Jenarie. Elle sentait son corps partir à présent, bien qu’à ses yeux il restât parfaitement immobile. Dans les profondeurs de sa poitrine, une lueur invisible s’embrasa.
         « Je t’aime », murmura Methos en embrassant son front, puis ses lèvres. Son regard se brouillait. « Je te suis de près... »
         « Je sais. » dit Jenarie. La lueur absorbait l’air de ses poumons, mais les mots se formaient dans sa gorge et elle trouva encore un dernier souffle pour murmurer « Je t’aime aussi. »
         Jenarie j’M’Hardin, dernière prêtresse de Tey, se donna à la lumière.
         Methos sanglotait en silence, les épaules tremblantes. Il avait espéré que si près de la fin, il y aurait une accalmie dans la douleur. Elle n’était pas la plus jolie femme qu’il ait épousé. Ce fut Hélène de Troie, qui mérita bien tous les ennuis qui suivirent. Jenarie n’avait pas non plus été la plus intelligente, ni même la plus gentille. Mais du jour où leurs regards se croisèrent, elle avait percé tous ses masques et les déguisements et l’avait aimé pour ce qu’il était. Avec elle, il n’avait pas eu besoin de faire semblant, de mentir. Il ne devait que l’aimer, avec les luttes et les joies que cela impliquait.
         A présent, le visage de son épouse était vide, ses yeux éteints, et Methos pleura. La douleur descendit comme un poignard plongeant dans ses entrailles, sa tête était engourdie par la petite graine noire et glacée que le deuil avait plantée dans son esprit. Il tenait encore la main que la chaleur et la couleur quittaient et qui se resserrait. L’air calme et en paix, elle semblait la plus belle femme qu’il ait jamais connue, et tant pis pour Hélène.
         Methos se rendit compte qu’un autre Immortel était entré dans la hutte. Il tourna son visage humide vers Duncan, qui restait au seuil, respectueux de la morte, ses yeux fixés sur le visage de Jenarie.
         « Je suis navré. » murmura le Highlander.
         « Je sais. » Methos renifla. Il s’approcha de la tête de Jenarie et lui ferma doucement les paupières. « A un moment, c’est un humain, celui d’après, un cadavre. On en veux toujours plus, n’est-ce pas ? »
         Duncan fit quelque chose qu’il n’avait pas effectué depuis très longtemps – un signe de croix – puis laissa Methos et Jenarie seuls.
         Ce fut l’une des dernières erreurs de Duncan.
         Une autre fut ne pas prendre son épée.



***



         Il n’avait pu trouver le sommeil, bien sûr. Il s’était entendu sur la couche mais avait passé des heures à se tourner et se retourner, en pensant à tout ce dont Richie et lui avaient parlé. Duncan savait ce qui s’était passé. La logique de Richie et de Methos avait finalement triomphé de ses réticences, et il avait promis de prendre la tête de son ancien élève si celui-ci était toujours décidé au matin. Ensuite, il irait trouver Valery Constantine et le tuerait. Facile. Alors pourquoi ne pouvait-il dormir ?
         La réponse aussi était facile à trouver, se dit Duncan avec une grimace, tandis qu’il errait dans le village. Qui pourrait dormir à la veille de tuer son meilleur ami ? Ils avaient discuté pendant des heures après la tombée du jour – de Darien, de Methos, de Tey et de tout ce qui était arrivé depuis – mais la conversation revenait inévitablement sur le problème à portée de main. Ou plutôt sur le problème de la main, comme le fit remarquer Richie.
         Duncan savait ce qui devait être fait, mais cela ne rendait pas la tâche moins difficile. Quand il était très jeune, il avait accepté avec une foi aveugle que la mission des Immortels soit de tuer ou d’être tué. Il avait été guerrier, après tout, un homme robuste et dur, né pour mener batailles contre les hommes et la nature, des combats aussi liés aux Hautes Terres d’Ecosse que la bruyère. La Renaissance tardive lui avait donné des idées de libre arbitre et de choix indépendant, mais il les appliquait rarement à sa propre condition. Ce n’est que dans le Sanctuaire, lorsque les débats sur l’opposition entre la volonté des Immortels et leur instinct couraient toute la nuit, qu’il commença à se poser des questions sur l’existence du Prix et la raison d’être du Jeu dans son ensemble.
         Methos semblait avoir trouvé des réponses, mais il n’avait aucune preuve. Peut-être avait-il été aussi perturbé mentalement que le reste du monde après l’épique lutte psychique entre Richie et Valery. Peut-être qu’au fond c’était un grand rêveur. Duncan ne le pensait pas, mais ce dont il était sûr était qu’il ne voulait pas tuer Richie pour découvrir en fin de compte que c’était un canular, une sorte de farce cosmique.
         Ais la foi, avait dit Methos, ce à quoi Richie avait fait écho par la suite. Mais la foi était difficile à trouver, et Duncan savait d’expérience qu’elle ne résolvait pas toujours les problèmes.
         « Je me souviens de notre première rencontre. » avait raconté Richie, plus tôt cette nuit là. « J’étais un gosse des rues à la recherche d’un petit cambriolage facile, toi et Tessa faisiez l’amour dans l’appartement au fond. Tu m’a fichu une de ces trouilles... Et tu as dit – je ne l’ai jamais oublié – Ce ne sera pas fini tant que je n’aurais pas pris ta tête. Plutôt prophétique, hein ? »
         Duncan traversa le village, grimpa sur la colline et continua jusque dans la plaine qu’il avait si récemment traversée avec Jenarie. La pleine lune descendait vers l’ouest et les premières lueurs de l’aube perçaient à l’est. Le monde était calme, presque immobile aux yeux de Duncan, comme posé en équilibre au bord d’un grand bouleversement. Il s’assit sur le sol et tenta de méditer, de calmer le tourbillon qui faisait rage dans son esprit, mais il ne parvint à rien. Il choisit donc de retourner vers le village et aider Methos à s’occuper du corps de Jenarie, mais s’arrêta bientôt en ressentant la présence d’un autre Immortel. Bien, Richie aiderait Methos à soulager son chagrin.
         Mais l’Immortel qui le rejoignit n’était pas Richie.
         Duncan l’observa. Grâce à un prodigieux effort il garda une expression neutre, mais son estomac se tordit, son pouls s’accéléra sous une brusque montée d’adrénaline. L’homme qui lui faisait face, très beau et vigoureux, ne parraissant pas plus âgé que Duncan lui-même, portait les vêtements poussiéreux du voyageur arrivé au terme de son périple. Il avait une épée à la main, et le sourire qu’il affichait n’avait rien d’amical et tout de diabolique.
         « Duncan MacLeod », dit-il. « Et moi qui croyais que tu étais hors-jeu. »
         « Nous sommes-nous rencontrés ? » demanda Duncan.
         « C’est possible. Je me nomme Valery Constantine. »
         Duncan fit semblant d’y réfléchir. « Ah oui, je me souviens de toi. Tu m’a vendu une charrette et une mule à Rome, en 60 avant J.-C. »
         « Tu n’étais même pas né à cette époque, gamin. »
         « Alors ce devait être en 1968, une Volkswagen. Difficile à dire. Ca ne t’arrive jamais d’oublier des détails ? »
         « Je n’ai pas oublié comment me battre en tout cas. Mais toi, tu sembles avoir oublié ton épée. »
         Sur ce, Valery plongea vers le corps sans défense du Highlander. Duncan se baissa et repoussa l’épée de la main droite, non sans y laisser la plupart des doigts. Son cerveau ne prêta aucune attention à la douleur ou au flot de sang qui l’accompagna. De la main gauche, il frappa rudement Valery à la tempe, l’envoyant tituber et lui faisant lâcher son épée dans les rochers. Il sauta alors sur Valery et ils roulèrent, emmêlés, luttant dans la plaine stérile et ravagée.
         Pendant un moment, quand Valery était apparu devant lui, Duncan avait envisagé de prendre la fuite. Il était sensé prendre d’abord le quickening de Richie, pour augmenter ses chances. Mais il se souvint alors que c’était cet homme qui avait massacré Connor MacLeod sur le flanc de la montagne et Felicia Martins dans ses laboratoires, qui avait atrocement torturé Richie, Darien et Methos, qui avait ordonné la destruction du Sanctuaire et le meurtre sa femme bien-aimée, Holland. Cette chose... cette abomination, cette incarnation du mal méritait d’être détruite, et le plus tôt possible.
         Que ce fut la fierté ou l’ego, Duncan n’avait plus besoin du quickening de Richie en fin de compte. Il allait vaincre ou périr de lui-même, non en assassinant un ami.
         Il n’avait pas menti à Methos en disant qu’il n’avait pas touché à son épée pendant les semaines en mer, mais il avait pratiqué ses katas sur le pont tous les soirs, pendant que Jenarie dormait, raffermissant son équilibre et sa force. Les katas n’étaient après tout que d’anciennes méthodes servant à dissimuler des tactiques de combat dans la danse ou le rituel. Il utilisait à présent les mêmes coups, les mêmes parades pour marteler le corps de Valery de son poing valide, pour envoyer sa tête cogner contre les roches, pour briser son nez et ses articulations. A la fin, c’en était presque grotesque. L’habileté de Valery avait toujours résidé dans son épée, non dans ses poings ; il s’effondra sous les coups, totalement dépassé par la technique et la fureur contrôlée du Highlander. Il ne fut bientôt plus qu’un tas gémissant, recroquevillé à terre, sous le ciel qui se chargeait d’éclairs. Duncan leva l’épée au dessus de sa tête.
         « Fais-le... » cracha Valery entre ses dents cassées, sa mâchoire brisée.
         « Pour Connor. » dit fermement Duncan. « Pour Holland et Amanda et Felicia. Pour Richie et pour Darien. Va rôtir en enfer. Il ne peut en rester qu’Un, et grâce à Dieu ce ne sera pas toi. »
         De toute son énergie, Duncan MacLeod abaissa l’épée et trancha le cou de Valery Constantine.
         Et ce fut là sa dernière erreur.




- 12 -




         En 1952, sous le pseudonyme de James Powell, Methos avait obtenu l’accès à la bibliothèque de l’Université Notre-Dame en organisant des séminaires pour diplômés. Le recteur de son département lui avait également demandé de donner un coup de main à un autre secteur, en sous-effectif et dont le budget avait été réduit au profit de l’équipe de football américain. Methos n’avait jamais compris cette passion qu’avaient ses concitoyens d’alors pour ce conflit brutal qu’ils nommaient football, mais il savait ce que signifiait courir. Il se rappelait de la vitesse à laquelle couraient ses meilleurs athlètes, et pensait ne jamais pouvoir les égaler – jusqu’à ce jour où il y parvint enfin, au dernier matin de sa vie, dans un village de l’ancienne Argentine.
         Il était assis aussi immobile qu’une statue près du corps de Jenarie, épuisé émotionnellement, quand il entendit un grondement déchirer l’air. Il se rua à l’extérieur et constata, stupéfait, qu’il pleuvait. Un déluge torrentiel, comme il n’en avait pas vu depuis des siècles. Il gravit la colline et découvrit, horrifié, les flammes d’acier d’un quickening se déchaîner dans le ciel d’avant l’aube. Une silhouette recevait tout le pouvoir dans ses bras étendus, et ses cris traversaient Methos de part en part. Il courut vers la plaine plus rapidement qu’aucune star du foot de Notre-Dame le fit jamais, avant de s’arrêter brusquement en identifiant Duncan comme le vainqueur.
         Valery gisait dans la boue, sa tête détachée affichant malgré son état un air surpris presque comique. Duncan tomba à genoux tandis que le Quickening se dissipait. De violents frissons agitaient son corps surmené, tandis que la pluie ruisselait sur ses cheveux et ses mains ensanglantées. Il rencontra le regard de Methos et dit d’un ton las « C’est fait. », avant de jeter l’épée avec un soupir.
         Mehos ne pouvait détacher son regard du cou tranché de Valery, d’où le sang ruisselait encore. Cet homme avait été des dizaines de fois pire que Kalas, personne ne pleurerait sa perte. Mais il avait représenté l’équilibre des ténèbres, et ce passage ne signifiait rien.
         Car le Jeu n’était pas terminé, pas tant que Richie et Duncan seraient tous les deux en vie.
         La pluie se calma jusqu’à ne plus être qu’un fin crachin. Il y avait si longtemps que Methos n’en avait vu ou ressenti qu’il renversa la tête en arrière et la laissa couler sur son visage. Après des siècles de sécheresse, la pluie. Après des siècles de lutte, Valery Constantine avait été détruit.
         Duncan resta où il était, laissant l’eau goutter de ses cheveux à ses épaules, les mains en sang. Quand Methos baissa les yeux, Duncan leva sa main droite, aux quatre moignons parfaitement cicatrisés.
         « Ironique, tu ne trouves pas ? » demanda le Highlander. Il se releva, trahissant son épuisement à chaque mouvement, et dit « Que se passe-t-il, maintenant ? »
         Methos aurait aimé pouvoir donner une autre réponse, mais ne le pouvait. « Tu sais ce qui doit arriver. »
         « Et si nous refusons de nous battre ? »
         « Alors le monde restera dans les limbes. Tu pourras explorer tous les continents sans plus trouver âme qui vive. Tu peux chercher pendant des millénaires, mais plus jamais aucune plante ne poussera. Duncan, c’est dans l’ordre des choses. Nous le savons tous. »
         La lutte de ses émotions torturées se lisait sur le visage de Duncan. « Je ne sais pas si je peux. » dit-il doucement. « Methos, ne me le demande pas. »
         « Ce n’est pas moi qui le demande. » La pluie se faisait plus fraîche sur leurs épaules. « Tu crois que je veux voir cela ? Tu crois vraiment que je veux y assister ? »
         La réponse de Duncan se fit douce et chargée de regrets. « Alors peut-être que tu ne le devrais pas. »



***



         Richie s’éveilla, se demanda vaguement qui avait laissé les douches du dojo ouvertes et pourquoi il dormait dans l’une d’elles. Puis il réalisa que ce qui mouillait son visage était de véritables gouttes de pluie, et qu’un quickening illuminait le ciel vers le sud. Il s’assit, assailli par la conscience que quelque chose de terrible, d’atrocement mauvais venait de se produire. Ne pouvant croire que Duncan et Methos en étaient venus à se battre, cela ne laissait qu’une seule alternative.
         Son épée à la main, il se précipita vers l’origine du quickening. Le temps qu’il l’atteigne, la pluie s’était muée en petites douches clairsemées et le ciel s’éclaircissait. Des coups de tonnerre grondaient là-haut, nuançant le gris acier de masses noires et bleues. Richie sentait l’air se charger d’électricité statique, comme si un gigantesque et invisible quickening puisait sa force aux quatre vents. Duncan se tenait au-dessus du corps de Valery, le visage tiré par la fatigue et la fatalité.
         « Tu l’as tué... » dit Richie en regardant le cadavre. Cela sonnait stupidement, même à ses propres oreilles, mais ce furent les seuls mots qui lui vinrent.
         Duncan ne répondit pas.
         Les pensées de Richie le percutaient, des images de Versailles se mêlant à celles des tas dos noircis du Sanctuaire, le corps ravagé de Darien à sa sortie d’une fosse de l’Oregon percutant celui de Methos dans l’ancien silo à missile soviétique. Il s’était préparé pendant des siècles à affronter cet homme, avait perdu tout espoir juste quatre mois plus tôt. Et voilà que Duncan avait livré bataille, basculant les derniers instants du Jeu dans une totale incertitude.
         « Tu vas bien ? » demanda Richie.
         Duncan acquiesça faiblement. « Ca va. »
         « Et maintenant ? »
         Les yeux de Duncan étaient brouillés, rougis. « Je n’en sais rien. »
         « Methos... »
         « Parti. Il est allé enterrer Jenarie. Il a dit qu’il ne voulait pas être témoin de ce que nous allons devoir faire, car il nous aime trop tous les deux. »
         Richie ferma les yeux une minute. La mort de Jenarie ne le surprenait pas, bien qu’elle lui fît plus mal qu’il ne s’y attendait. Que Methos se défile devant l’inéluctable était plus prévisible, mais Richie ne pouvait lui en vouloir.
         « Comment veux-tu le faire ? » demanda Richie. « J’allais... » Il se tut, car la mort était si maintenant proche qu’il n’était plus aussi certain de la désirer. Il n’avait pas réalisé, jusqu’alors, que mourir demandait un courage spécial en soit. Ses mains devinrent moites, son estomac se tordit, mais il refusait de se montrer couard devant Duncan, qui resterait à jamais son premier mentor. Il espérait simplement que sa voix ne faiblirait pas. « J’allais simplement mettre mon cou devant ta lame. On peut y arriver. »
         Duncan frémit. « Je ne sais pas si je pourrais... »
         Mais il le ferait, Richie le savait. Duncan MacLeod avait toujours eu deux talons d’Achille, l’honneur et le devoir. Il se plierait à ce que ses obligations demandaient. Et il en avait gagné le droit, non seulement en prenant la tête de Valery, mais pour avoir donné à Richie la vie qu’il avait eue. Sans l’intervention du Highlander, tant de millénaires avant, Richie se serait perdu, perdu dans l’amertume de son enfance difficile, perdu loin des opportunités que Tessa et Mac lui avaient ouvertes.
         Duncan méritait le Prix, Richie ne l’affronterait pas.
         Richie offrit son épée à Duncan, qui ouvrit la bouche comme pour protester mais l’accepta néanmoins en s’éloignant de Valery.
         Richie s’agenouilla dans la boue.
         Il se promit de ne pas broncher, de ne pas faiblir. En périphérie de sa vision, il vit Duncan brandir son épée de sa main valide. Il semblait qu’il n’y aurait pas de mots pour la fin, pas d’ultime attendrissement. Richie laissa son regard tomber sur le sol, y remarqua un morceau de métal. C’était la boucle de la ceinture tressée en câbles d’ordinateur qu’il avait offert à Methos pour son anniversaire, cinq ans plus tôt.
         Richie entendit le sifflement de la lame de Duncan et se jeta de côté. Il roula dans la boue, ramassa au passage l’épée de Valery et se releva d’un mouvement souple.
         Duncan lui sourit. « Tu changes d’avis ? » demanda-t-il d’un ton moqueur.
         « Peut-être, » répondit prudemment Richie. « Où est Methos ? »
         Le sourire se changea en rictus. « Il ne peut être là, désolé. Tu parles d’une surprise ! Je l’ai pris complètement au dépourvu. »
         L’épée de Duncan se fendit en avant, mais Richie para facilement le coup, faisant jaillir de furieuses étincelles. Il recula d’un pas, tandis que Duncan lui tournait autour.
         « Dis-moi ce qui s’est passé. » demanda Richie, bien qu’il en ait une idée assez précise. Celui qui a bu toujours reboira, et jamais le cancer ne disparaît, au mieux il ne fait que se cacher. D’un autre côté, pour la défense de Duncan, l’Ultime devait sans doute maintenir l’équilibre jusqu’au dernier instant, et leur destin était tracé depuis le tout début de ce cycle.
         Tous les raisonnements du monde ne pouvaient effacer la certitude dévastatrice que le Duncan qui se tenait devant lui était un homme qu’il n’avait pas vu depuis des millénaires. Un Duncan qui avait violé une femme au foyer, tué Sean Burns, et qui s’apprêtait à commettre un véritable carnage. Un Duncan qui avait essayé de prendre sa tête au dojo et avait été bien près d’y parvenir.
         Un Duncan qui avait été exorcisé par une source magique de l’ancienne France.
         Un Duncan dominé par un quickening sombre.
         Richie en aurait pleuré de frustration s’il en avait eu le temps. Après tout cela, après tout ce qu’ils avaient traversé... L’Unique avait un curieux sens de la justice, se dit-il. Mais il était bien trop occupé à parer et à esquiver une rafale de coups pour s’en soucier. Duncan lança une violente attaque verticale qui faillit couper Richie en deux. La bloquer envoya une onde de douleur dans tout son bras jusqu’à la base de son crâne. Duncan enchaîna avec une feinte qui glissa entre les côtes de son adversaire, qui répondit par un coup arrachant une partie de l’épaule du Highlander et une estocade plongeant dans sa cuisse.
         Blessés, ensanglantés, ils se tournèrent l’un autour de l’autre pendant quelques instants. Richie respirait bruyamment et Duncan était couvert de sueur.
         « Ce n’est pas aussi facile que tu pensais. » dit Richie.
         « Pas autant que la dernière fois, » reconnu Duncan « Mais tu n’es plus non plus l’homme que tu étais alors. »
         « Toi non plus. »
         « Que t’ont-ils fait à Versailles, Richie ? Ou dois-je dire Jason ? Etait-ce méchant ? Etait-ce froid et révoltant, au point que la seule évocation te fasse encore mal au ventre ? »
         Richie le fit taire temporairement avec une attaque plus efficace que prévue, qui fit reculer Duncan sous la pluie fine. Son coup suivant fut facilement paré et l’épée de Duncan retint un moment celle de Richie avant de lui échapper et de lui déchirer la cuisse de l’aine au genou. Richie ne put lutter contre la souffrance qui jaillit de sa jambe mutilée. Il tomba à la renverse dans la boue et Dunan tenta aussitôt une nouvelle attaque. Richie lui échappa en roulant, sa blessure hurlant de douleur jusque dans les recoins de son cerveau, et para faiblement quelques coups de son bras qui s’engourdissait rapidement.
         Submergé par la souffrance et la peur de perdre, Richie envoya son pied gauche briser le genou de Duncan, le faisant reculer. L’Ecossais jura et s’éloigna en boîtant. La blessure de la jambe de Richie avait commencé à se refermer, apportant un début de soulagement, mais il devait lutter pour ne pas sombrer dans l’inconscience. Se relevant malgré tout, il empoigna l’épée et la fit tournoyer en une attaque qui aurait pris la tête de Duncan à coup sûr s’il n’avait levé sa lame au dernier moment, détournant celle de Richie.
         « Tu ne peux vaincre... » glapit Duncan, bien ses traits ne soient plus aussi assurés, et que le rictus ait depuis longtemps quitté son visage. Il s’appuya sur sa jambe droite le temps que la gauche guérisse. L’électricité statique et les vents les secouaient en tous sens. Quelque chose se passait sur un plan différent de celui où ils existaient, Richie en était certain. Mais il perdait trop de sang et était trop menacé pour s’en soucier.
         Pourtant, il cracha à Duncan « C’est toi qui ne peux vaincre, tu manques trop d’entraînement. »
         « J’ai le quickening de Valery. » gronda Duncan. « Et celui de Connor. Ils étaient bien meilleurs guerriers que tu ne le seras jamais, petit. »
         Duncan se jeta en avant en faisant pleuvoir une série de coups terribles qui forcèrent Richie à battre en retraite. Son bras gauche était presque engourdi à présent, et son épée semblait bien trop lourde pour être soulevée. Ses jambes mollissaient, à peine capables de supporter son poids, et vacillaient dans la boue glissante. La sueur qui coulait dans ses yeux l’aveuglait. Il n’arrivait plus à inspirer assez d’air pour rester conscient.
         Il était vrai que Duncan avait en lui la puissance de Connor, celle de Valery et des milliers d’hommes et de femmes tombés sous leurs lames respectives. Mais Richie ne manquait pas non plus de victoires. Il était vrai que Duncan lui avait appris tout ce qu’il devait savoir pendant ses premières décennies, mais Richie avait eu d’autre maîtres depuis. Il était vrai qu’il n’y avait pas de honte à tomber devant un adversaire plus fort que soi, pas de remords dans la défaite loyale.
         Mais Richie Ryan ne serait pas vaincu aujourd’hui.
         Rassemblait toutes les forces qui lui restait en un attaque unique, il feinta à droite, esquiva la parade de Duncan et, d’un coup ultime, parfaitement minuté et maîtrisé, il lui plongea son épée dans le ventre, déchirant son diaphragme et ses poumons. Duncan resta un long moment ainsi empalé sur l’épée de Richie, soutenant son regard. Son expression passa de la souffrance à la surprise, puis à la neutralité de la mort. Richie retira son arme. Duncan resta debout, maintenu par une incroyable volonté, le visage était pâle et cireux, une goutte de sang perlant au coin de sa bouche.
         « Merci. » murmura-t-il.
         Richie lui trancha la tête, puis il s’assit longuement dans la boue, entre le corps de Valery et celui de Duncan. La pluie cessa et céda la place à un ciel bleu immaculé, d’un bout à l’autre de l’horizon. L’électricité statique demeurait présente, si forte qu’elle faisait se dresser les cheveux sur la tête de Richie, mais les vents tombèrent jusqu’à ne plus laisser qu’une légère brise. Les blessures qu’il avait reçues pendant le duel se refermaient, semblant rentrer en lui. Il ne se sentait pas différent maintenant qu’il avait reçu le Prix – pas physiquement en tout cas. A l’intérieur, il était assommé de douleur, fatigué de tout. Il ne rêvait plus que d’un sommeil de deux mille ans comme celui que le Duncan qu’il avait aimé s’était offert.
         Il se ressaisit progressivement et partit à la recherche de Methos ; il trouva le corps de l’ancien Immortel derrière des rochers, à moitié enterré dans une fosse. Son cou avait été brisé et un poignard était planté dans sa poitrine. Richie ôta le couteau, libérant les muscles et la chair, puis il remonta la colline vers Duncan.
         Il se demanda si à la fin c’était le véritable Duncan qui avait exprimé sa gratitude. C’aurait aussi bien pu être un stratagème de son côté obscur. Cela n’avait plus d’importance de toute façon. Richie disposa son corps de façon à ce qu’il soit allongé à plat sur le dos, les bras croisés sur la poitrine. Replacer sa tête près de son cou fut l’acte le plus difficile qu’il ait jamais fait – le contact des cheveux de Duncan sous ses doigts faillit le briser. Le soleil était si brillant qu’il n’y voyait presque rien, et ses larmes ne l’aidaient pas.
         Il sentit Methos approcher, entendit ses pas, mais ne quitta pas Duncan des yeux. La main de son ami se posa sur son épaule.
         « Tu l’as vaincu. » dit Methos.
         « Oui. »
         « Ce n’était pas vraiment lui. »
         « Vraiment ? N’était-il pas un peu de nous tous ? » demanda Richie. Il s’essuya les yeux et se tourna vers le dernier Immortel à avoir gagné le Prix. « Pourquoi être revenu pour tout cela ? Tu aurais pu choisir ce que tu voulais, mais tu as préféré demeurer et t’obliger à rester jusqu’à la fin. »
         Methos sourit légèrement. Richie remarqua vaguement que sa peau était débarrassée de toute trace de boue, de même que ses vêtements. Methos répondit « Parce que j’ai aimé ce monde. J’ai aimé les gens, j’ai aimé leurs passions, j’ai aimé leur soif de connaissance, j’ai aimé leur musique. J’ai même aimé leur bière. »
         « Mais tu as choisi de verrouiller ta propre mémoire... Tu as choisi, à un moment, de ne pas savoir. »
         « Il est des choses qu’il vaut mieux ignorer pour pouvoir vivre heureux. »
         « Et si tu t’étais fait tuer ? »
         Le visage de Methos se troubla à la vue de Richie. Il se demanda pourquoi le soleil brillait autant. La réponse vint. « Je n’aurais pas pu mourir. Tout était prédestiné. »
         « Le libre-arbitre existe-il ? »
         « Peux-tu croire que le libre-arbitre forme notre destin, et le destin le libre-arbitre ? La roue tourne... »
         La lumière solaire était en lui à présent, réchauffant son corps, remplissant son cœur d’une brillance insoupçonnée. Richie ne voyait plus rien d’autre que cette lumière. Il tendit la main à l’aveuglette et sentit Methos tout près, ultime contact avant la fin.
         « Dois-je rester pour juger ? » demanda Richie.
         « Uniquement si tu le souhaites. »
         Sa conscience de soi se fondait dans le tout, mais Richie posa une ultime question. « Alors maintenant, je choisis ? »
         « Maintenant, tu es jugé. » répondit la voix de Methos, avant que la lumière l’emporte.



***



         Pour tout.
         Pour les joies accordées et les peines infligées. Pour les bonnes actions réalisées et les mauvaises commises. Pour chaque meurtre évité même quand il aurait pu en profiter. Pour avoir enfreint les règles. Pour avoir été cruel. Pour avoir été bon. Richard Ryan se tenait devant Methos dans la lumière universelle, il revivait sa vie par les yeux de ceux qui l’avaient connu, chaque détail accablant le mettant à nu, de plus en plus, jusqu’aux racines de son ego. Des milliers de souvenirs jaillissaient de son être comme une cascade tombant de la plus haute falaise connue de l’humanité, chaque goutte renfermant l’image cristalline d’une vie accordée, d’une vie refusée.
         Obscurité.
         Purgatoire, limbes, où l’Unique le maintint en suspens.
         Puis une grande entité l’absorbant, à nouveau la cascade, la vive lumière de la création. Cette fois, le tonnerre et la puissance vinrent de chaque Immortel ayant vécu et dont les quickenings étaient siens désormais, ajoutés à ceux gisant dans les entrailles de la terre ou dans le fond des mers. Il s’étendit, il n’avait plus de forme. Il était les souvenirs, des milliards de gouttelettes, faites d’eau, de sueur, de larmes, de liquide amniotique, tout retournant à la mer, et il devint l’Unique.
         Il vit alors les choses dans leur ensemble, comprit ce que Methos avait essayé de dire avec les moyens limités de la parole et de l’intellect, comprit que le savoir n’était pas fait pour les esprits étroits, et accepta le moment du choix.
         Il avait à former l’univers, pour quelque but que ce soit, et son jugement lui avait donné du recul.
         Il remonta le temps, corrigeant les erreurs du passé ça et là, utilisant son savoir et son pouvoir pour créer un monde de lumière et d’océan, de ciel et de terre. Parce qu’il était l’Unique, il savait qu’il fallait maintenir l’équilibre. Pour joie il y avait une peine, pour chaque instant juste il en venait un autre injuste. Il comprenait leur besoin. Il comprenait aussi que l’ignorance était un don, et se l’accorda.
         Il insuffla la vie disparue dans le monde.
         Et le rejoignit.



***



         Au coucher du soleil, sur un quai près de Brighton, en Angleterre. Le ciel s’étendait sans fin, l’océan envoyait ses vagues vers la France lointaine, et, loin derrière, les lumières et les bruits des arcades semblaient muer sous la lumière dorée de la fin du jour. Tessa glissa un anneau d’or au doigt de Duncan et dit « Mari. »
         Craignant que ses mains tremblantes ne laissent échapper son présent, Duncan passa précautionneusement une bague de diamant au doigt de Tessa et murmura « Femme. »
         « Par l’autorité des pouvoirs qui me sont conférés, je vous déclare à présent mari et femme. » annonça le père Darius. Il connaissait Duncan depuis que l’antiquaire n’était qu’un gamin bondissant sur les genoux de ses parents dans la paroisse écossaise de Darius. Le prêtre se pencha, d’un air de conspirateur. « Encore que pour que tout ceci soit légal, nous devrons le refaire dans une église. »
         Duncan et Tessa étaient bien trop occupés à s’embrasser pour l’écouter.
         Il n’y avait que deux témoins à ce mariage, mais ils battirent des mains avec tant d’enthousiasme que cela remplaçait bien une église pleine de monde. Richie Plainfield, trente-deux ans, les tempes déjà grisonnantes, jeta des dragées sur son père. Sa mère Rebecca, qui avait élevé Richie seule en Angleterre et l’avait envoyé rencontrer son vrai père à ses dix-huit ans, embrassa les mariés.
         « Eh bien, il était temps. » sourit-elle. « Je pensais que Duncan ne se marierait jamais. »
         « Tu avais tort. De plus, on dit que la vie commence à cinquante ans. » répondit chaleureusement Duncan, avant d’embrasser encore Tessa. Elle rayonnait, ses cheveux remontés dans le style d’Hélène de Troie, sa robe simple et blanche flottant dans la brise du large.
         « A vrai dire, moi aussi je commençais à en douter... » dit Tessa, en passant ses bras autour du cou de Duncan.
         Richie serra la main de son père, embrassa Tessa. Le soleil glissa sous l’horizon avec un éclair soudain, une lueur bleu cristal comme il n’en avait encore jamais vu. « Vous avez vu ça ? » demanda-t-il.
         « Quoi ? »
         Richie ne répondit pas. La lumière bleue lui avait laissé un étrange sentiment de joie, plus profonde que tout ce qu’il avait pu ressentir. A cet instant, il sut que tout irait bien, que des forces étaient en jeu, bien au-delà de sa portée, et qu’elles venaient de lui sourire, avant de se réfugier de nouveau dans la félicité. Duncan posa une main sur son épaule. « Richie ? Tu vas bien ? »
         « Oh oui. Tout est... parfait. »
         La noce retourna à l’hôtel, en haut de la rue. Richie s’excusa et sorti se promener dans le sable, les jambes de son pantalon roulées jusqu’aux genoux. Une femme en bas de la plage attira son attention, tandis qu’elle rangeait un chevalet et une aquarelle. Elle avait des cheveux sombres, coupés court, une silhouette qui lui rappelait des émotions qu’il n’avait pas ressenties depuis sa dernière rupture. Il voulu la rejoindre et se présenter, mais n’avait jamais été très doué pour cela, paraissait toujours un peu stupide.
         Finalement, il remonta le trottoir et s’arrêta dans un bar, dont la porte était surmontée d’une publicité pour une bière proclamant « Prenez Courage ». Le bar était assez rempli, un écran au-dessus des bouteilles diffusait les nouvelles de la journée.
         « En s’appuyant non seulement sur le manque de progrès de l’agence, mais aussi sur les preuves de bavures, Interpol a fermé aujourd’hui sa division d’enquête spéciale sur les Immortels et placé son dirigeant, Val Stine, en garde à vue. Les Immortels sont donc officiellement relégués au même rang mythique que les fées, les elfes, les trolls, les sorcières et les hobbits. A vous, les studios. »
         La présentatrice installée à son grand bureau sourit à la caméra. « Et bien moi, au moins, je n’ai jamais cru à l’existence des Immortels. De toute façon, qui veut vivre éternellement, Who wants to live forever ? »
         « Les journalistes me rendent dingue » dit une voix derrière Richie. Il se retourna et découvrit le visage de la brune aperçue sur la plage. De près, elle était plus mignonne qu’il avait d’abord pensé. A peu près de son âge, souple et forte, les yeux plissés de malice. Elle avait l’accent américain et portait une robe aux couleurs vives.
         « Moi aussi, je ne les supporte pas. Qui peut bien croire aux Immortels ? » Il lui tendit sa main. « Richie Plainfield ».
         « Felicia Martins. Je vous ai vu sur la plage. Vous vous marriez ? »
         Richie rit. « Non, c’est mon père ! »
         « Contente de l’entendre. Je vous offre un verre ? »
         « Seulement si je peux vous en payer un après. »
         Ils s’installèrent sur les tabourets du bar. Le Gallois qui buvait à côté de Richie déposa un crédit de cinq livres sur le comptoir à côté de son verre de bière vide et se leva. « Pardon. » dit-il à Richie en le bousculant légèrement. Il était environ de la taille de Richie, le visage étroit et les pommettes hautes, le regard intelligent. Tout s’effaça soudain, le bar, les conversations, sa conscience de soi, ne restaient plus que les yeux de cet homme.
         L’espace de quelques instants, Richie fut assailli de l’incroyable conviction qu’il connaissait cet homme. C’était bien plus qu’un effet de déjà-vu, plus profond qu’une rencontre aléatoire – il aurait juré l’avoir déjà connu, avoir été des amis intimes que quelque chose de merveilleux et de terrible avait inexplicablement séparés.
         « On se connaît ? » balbutia Richie.
         Le Gallois leva un sourcil surpris. « Non, je ne crois pas. »
         La sensation s’effaça de l’esprit de Richie aussi rapidement qu’elle était venue. Il réalisa que Felicia le regardait étrangement, que le Gallois voulait passer et ne semblait pas l’avoir reconnu.
         « Désolé. » dit Richie.
         Le Gallois sourit et quitta le pub.
         Richie et Felicia se remirent à discuter et retombèrent amoureux l’un de l’autre.
         Et dehors, un étudiant nommé Adam Pierson se mit à flâner sur les quais déserts, sous le ciel étoilé, en sifflotant une chanson d’un ancien groupe de rock nommé Queen.




FIN




         Notes finales de l’auteur :

         Il reste volontairement des questions en suspens, mais uniquement parce que je n’avais pas le temps d’écrire tout un roman et que j’ai du couper certains détails ;-) Par exemple comment Darien a été tué, ou ce qui arrive entre Mairi et Debra. J’adorerais écrire comment Methos s’est libéré de Sydney et a voyagé à travers le monde, et j'ai des notes sur l’interminable migraine de Richie. Quant à la fin... Disons simplement que j’ai adoré celle de St Elsewhere, détesté celle de Code Quantum, et ne souhaite en aucun cas voir celle de Highlander. Par ailleurs, j’aimerais dire que j’ai retenu la leçon et n’écrirai plus de trilogies, mais il ne faut jamais dire jamais...
         Les titres (originaux, NDT) sont librement empruntés à William Shakespeare, par l’intermédiaire de Loreena McKennit.
         Je vais peut-être commencer à écrire « l’univers alternatif de Sandra » (l’expression n’est pas de moi), dans laquelle les gros méchants n’ont pas existé, Felicia était peut être vilaine après tout, et où Tessa n’est pas morte... Mais, une fois encore, on verra ! ;-)
         Merci à tous ceux qui m’écrivent ! J’adore vos messages et ils m’encouragent.
         Sandra

         Note du traducteur :
         Sandra ne lit pas le français, mais je peux traduire et lui transmettre vos messages, alors n’hésitez pas à lui écrire, directement ou par mon intermédiaire !
         Merci à Liliane pour la bêta lecture.