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Désastres
(Share the disaster)

Sandra McDonald
Traduit par Poupov et Frédéric J.




         Note de l’auteur :

         Voici le second volet d’une trilogie menant à l’ultime rencontre. Avoir lu « Le repos du guerrier » (« Lay down your sword »), « Epicentre » (« Epicenter »), « Graines » (« Seeds ») etc. aide à la compréhension mais n’est pas indispensable. Pour toute remarque, plainte, erreur, etc, écrivez-moi… Merci !




- 1 -




         Methos se jeta dans la gorge de la rivière.
         Il s’était tout d’abord frayé un chemin à travers des kilomètres de jungle luxuriante, sous un soleil ardent dont la lumière était teintée de vert par la voûte végétale au dessus de lui. Il était la seule personne à des kilomètres à la ronde, mais ne marchait pas seul. Des oiseaux aux couleurs d’arc-en-ciel glissaient d’arbre en arbre, piaillant et chantant dans le seul langage qu’il ne comprendrait jamais. Serpents, insectes et grenouilles faisaient aussi sentir leur présence. La jungle elle-même, ancienne et puissante, vibrait autour de lui dans un cycle sans fin de croissance et de déclin, commandé par des forces qui le dépassaient.
         Ce jour marquait un changement pour toutes ces forces, un changement qu’il respectait instinctivement. Le solstice d’été, tournant de l’année.
         Son anniversaire.
         La raison pour laquelle il se jetait dans cette gorge.
         Il atteignit son point favori à midi, les vêtements trempés de sueur et les muscles meurtris par l’ascension. Déposant son sac à dos, il s’assit sur un carré d’herbe à côté d’une pierre et profita de quelques minutes de repos. A l’est, les chutes de Connor grondaient en s’écrasant dans un spectaculaire chaos sur l’étroit canyon en contrebas. Le brouillard qui montait des rochers déchiquetés luisait dans les rayons du soleil. Un plongeon à cet endroit serait un pur suicide, même pour un Immortel, mais ce n’était pas ce qu’il avait en tête.
         Ceirdwyn lui avait préparé un repas pour ce qu’elle pensait n’être qu’une de ses randonnées. Il décida de le garder pour après, car il détestait mourir le ventre plein. Il se leva et se débarrassa de ses vêtements. En équilibre au bord même du gouffre, la terre sombre et humide entre ses orteils, bras tendus et yeux fermés, il récita silencieusement une ancienne prière égyptienne d’anniversaire.
         Puis il plongea.
         Comme prévu, l’impact d’une chute de cette hauteur chassa l’air de sa poitrine, il sombra sans s’en apercevoir. Il ressuscita quelques instants plus tard et remonta tout en haut à son point favori. Fredonnant une chansonnette populaire à l’époque de Jules César, il mangea son repas et s’étendit pour une sieste à la chaleur du soleil, encore nu, ses vêtements pliés sous la tête en guise d’oreiller.
         Une heure plus tard, il se réveilla, s’habilla, endossa son sac et plongea dans la gorge une nouvelle fois.



***



         Il ne faisait pas ça par goût. Se jeter dans un précipice uniquement pour tomber, virevolter, tournoyer impuissant alors que l’eau et les rochers se ruaient à sa rencontre, sentir son estomac se tordre ses testicules s’écraser, son cœur remonter dans sa gorge… Rien de tout cela n’était amusant. Il s’était jeté de falaises, de ponts, de fjords, de tours, de gratte-ciels même. Pas parce que c’était amusant. Ce qui était amusant, c’était de jouer au foot avec dans le crépuscule avec un Duncan maladroit. Ce qui était amusant, c’était Ceirdwyn l’attendant à la porte, une rose jaune entre les dents et rien sur le corps. Ce qui était amusant, c’était les soirées de poker menteur quand lui, Duncan, Richie et Michel essayaient de se battre les uns les autres, fomentant des plans incroyables pour s’approprier des millions en argent factice.
         Il plongeait parce qu’il en était capable et que cela le terrifiait. Un double rappel de qui et de quoi il était. Surmonter sa peur et ressusciter grâce à ses pouvoirs d’Immortel, c’est ainsi qu’il commençait et achevait chacune des années qui passaient. Au début de l’été, en privé, loin des autres Immortels qui étaient venus vivre en reclus pour se cacher de ceux du monde extérieur qui les auraient chassés et tués. Ils avaient commencé à quatorze, mais Amanda était tombée par un terrible soir au sommet d’une montagne suisse. Cette même nuit, Connor avait rencontré une lame meilleure que la sienne. Le souvenir de cette nuit, quarante ans auparavant, faisait toujours passer des lueurs de chagrin dans les yeux de Duncan.
         Methos écarta ces souvenirs. Cinq millénaires et demi lui avaient appris qu’il valait mieux ne pas vivre dans le passé. Les morts et les disparus passaient, tels des étoiles filantes, des éclairs de joie qui disparaissaient à peine apparus. C’était mieux ainsi. De trop nombreux souvenirs apportaient trop de peine, menant parfois presque à la folie.

         Il rentra paisiblement à travers la jungle vers sa maison, située sur une colline auprès d’un ruisseau, dominant le dojo du village et le Hall de l’Amitié.
         Derrière les murs du jardin de Ceirdwyn, sa demeure, petite et pleine de grâce, se fondait dans la forêt et dans la nuit. Des torches illuminaient l’obscurité pour lui souhaiter la bienvenue, mais quand il eut dépassé les arches et le foyer à ciel ouvert, il ne vit aucun signe de la présence de Ceirdwyn dans les chambres obscures.
         Il sentit la présence d’au moins un autre Immortel, mais vu le lieu et l’époque, il n’avait aucune raison de craindre les siens. De plus, Ceirdwyn l’avait prévenu que Michel et Naseem passeraient peut-être pour le dîner.
         Il retira ses chaussures et se dirigea vers le salon qui s’ouvrait sur une forêt obscurcie, écoutant les insectes. Une carte blanche l’attendait sur la table à manger, et un chemin de pétales de rose jaunes le conduisit dans la cour. Ceirdwyn lui promettait dans la carte qu’elle ne portait rien d’autre sous sa robe qu’une fine chaîne en or autour de la taille. Une fois les invités partis, elle accepterait peut-être de faire des choses que les gentilles petites filles celtes ne font pas habituellement.
         Methos sourit.
         Il suivit les pétales de rose le long du corridor, appela Ceirdwyn et laissa échapper un cri de surprise quand des mains l’agrippèrent et le soulevèrent en l’air. Des encouragements se firent entendre, ses ravisseurs le lâchèrent sans cérémonie dans la fontaine. Il se releva en protestant.
         « Surprise! » crièrent douze Immortels, le tout suivi d’une interprétation retentissante et plutôt mal accordée de « Happy Birthday to You! »
         Holland MacLeod s’avança vers lui, portant un lourd plateau surmonté de tant de bougies qu’il était probablement visible sur les photos satellite.
         Assis dans sa fontaine, ruisselant pour la troisième fois de la journée, Methos fit la seule chose qu’il pouvait faire - souffler les bougies sous les rires et les applaudissements.
         « Bravo, vieil homme, » dit joyeusement Duncan, le tapant dans le dos et l’aidant à sortir de l’eau.
         « Bon anniversaire, mon chéri, » dit Ceirdwyn en l’embrassant tendrement, les yeux encore brillant de malice. « Surpris ? »
         « Plus que tu ne pourrais le croire, » reconnut Methos, affectant un air nonchalant. « Mais qu’est-ce qui vous fait croire que c’est mon anniversaire ? »
         Holland l’embrassa sur la joue. « Tu prétends ne pas en avoir un, ou ne pas en vouloir un, alors on a décidé de te le fêter quand même, et on a choisi un jour au hasard. »
         « En fait, » dit Michel, les traits slaves de son visage plissés par son sourire, « c’est Richie qui a choisi le jour. »
         « Il y a déjà quelques mois, » ajouta Naseem.
         Richie se tenait en retrait des poignées de main et de baisers, attendant patiemment son tour, buvant une bière à côté de Joe Dawson. Quarante ans avaient passé depuis Versailles, et il avait décidé que sa place était à l’arrière de la foule. La sociabilité qui avait été la sienne dans sa jeunesse lui avait été volée par des bouchers mortels. Versailles l’avait laissé amical mais prudent, attentionné mais détaché. Jenir lui tournait autour, toujours pleine d’espoir, mais il n’avait jamais donné un seul signe avant-coureur d’amour pour elle.
         « Alors comme ça, il a choisi la date ? » demanda Methos. Ça n’était pas vraiment surprenant. Le Richie Ryan qui était redescendu de cette montagne Suisse n’était pas tout à fait le même que celui que Methos et Duncan y avaient transporté.
         Tsaganis s’accrocha sur la voix de Methos et vint à lui la main tendue. « Vous êtes complètement trempé, chef, » dit l’Immortel aveugle. A leur tour, Gustaf, Huang, Alan, Paulo et Jenir se succédèrent pour présenter leurs félicitations et leurs rires.

         Au cours de la célébration, Methos remarqua que Holland et Duncan, bien qu’apparemment de bonne humeur, se tenaient de part et d’autre de la cour. Ce qui signifiait qu’ils s’étaient encore disputés. Il en parla à Ceirdwyn une fois leurs invités partis.
         « Ils surmonteront ça, » dit-elle, l’enveloppant de ses bras, ses lèvres venant se presser contre celles de Methos.
         Des étincelles de plaisir apparurent dans son bas-ventre, repoussant les pensées de Duncan et Holland. Methos glissa ses doigts dans les cheveux de Ceirdwyn.
         « Alors, » commença t-il sur le ton de la conversation. « Que portes-tu vraiment là dessous ? »
         « Une chaîne en or, » dit-elle.
         « Et accroché dessus ? »
         « La clef qui ouvre mon cœur. » Elle sourit, retira les mains de sa taille, les passa dans son dos et dégrafa sa robe. La soie en tomba à ses pieds et forma comme un bassin autour de ses chevilles. Sa peau luisait à la lueur de la torche.
         « Qu’en pense le héros du jour ? » demanda t-elle. « Veut-il ton cadeau d’anniversaire ? »
         « Plus que tu ne pourrais le croire, » dit-il, alors qu’il la laissait lui retirer son pantalon.
         Les mots firent place aux caresses.
         Une nouvelle année commençait.



***



         Peu après le lever du soleil le lendemain, Duncan MacLeod descendit le cours du ruisseau puis monta sur la colline où Richie vivait en retrait du reste de la communauté. Joe Dawson se tenait dehors, assis sur une souche d’arbre, essayant une nouvelle mélodie pour sa guitare.

         « Il est là ? » demanda sans façon Duncan.
         « Et bonjour à toi aussi, » dit Joe. « On est grincheux ce matin ? »
         « Ca ne te regarde pas. »
         « Pas besoin de t’en prendre à moi, MacLeod, » dit Joe. « Ce n’est pas parce que je suis un hologramme que je n’ai pas de sentiments. »
         « Tu n’as *pas* de sentiments, » lui rappela Duncan, d’un ton toutefois un peu plus doux. Joe était l’interface holographique de l’ordinateur du Sanctuaire, qui se trouvait au plus profond du cœur du village. « A moins que Tsaganis ait pris des initiatives sans nous en parler. »

         Joe sourit. « En fait, c’est juste une sous-routine qui m’aide à te culpabiliser. Je devrais peut-être m’en servir sur Richie qui m’utilise comme son portier personnel. Il est là, mais il ne veut être dérangé par personne. Sauf évidemment par toi. Tu pourras toujours entrer. »
         « Merci, » dit Duncan qui rentra dans la maison. Lumineuses et aérées, les trois premières pièces étaient entièrement vides de mobilier. La cuisine disposait d’une table basse et de trois oreillers. Au fond du bâtiment, la chambre de Richie s’ouvrait de trois côtés, et au milieu de celle-ci, Richie se tenait assis, en profonde méditation dans la position du lotus.
         Dix centimètres au-dessus du sol.

         Duncan cligna des yeux. La lumière du soleil, le noir du bois et le blanc de la tenue de Richie avaient dû jouer des tours à ses yeux. Richie était assis par terre, torse nu, yeux clos, la poitrine se soulevant imperceptiblement. Dix-neuf ans pour toujours, privé trop tôt de sa vie mortelle.

         Duncan décida de le laisser seul - ses problèmes pourraient bien attendre - mais avant qu’il ait pu se retourner, Richie prit la parole.

         « Tu penses qu’il était surpris ? »
         Se souvenant de l’expression sur le visage de Methos, Duncan sourit. « Très surpris. »
         « Ca l’a aussi mis mal à l’aise, » dit Richie ouvrant les yeux, fixant Duncan d’un regard sûr.
         « C’est le but des surprises-parties. »
         « Il y avait plus. »
         « Tu as senti quelque chose d’autre ? »
         « Davantage que de la surprise, » reconnut Richie. Son visage s’assombrit quelque peu. « Mais c’est trouble. Je n’aurais pas dû t’en parler. »
         Duncan s’accroupit à côté de lui et lui mit sa main sur l’épaule.
         « N’oublie pas à qui tu parles. Tu peux tout me dire. »
         « Mais je ne peux pas leur dire à eux, » dit Richie brusquement, se levant pour se diriger vers la salle de bains. Il fit couler l’eau, s’en aspergea le visage, et se força à adoucir la voix. « Alors, tu es venu pour t’entraîner ? Tu sais, la botte dont on a parlé, je l’ai essayée sur Paulo hier. Ça l’a mis sur le cul. »
         « Richie… » commença Duncan.

         Richie s’essuya le visage avec une serviette. « Alan riait tellement fort que j’ai bien cru que Paulo allait essayer de lui couper la tête, » continua t-il.
         Duncan préféra ne pas insister. Il marcha de long en large dans la pièce, agacé pour au moins la centième fois que Richie n’ait rien pour s’occuper les mains.
         L’adolescent mortel qu’avait été Richie avait pour spécialité d’étaler son désordre à tel point que Tessa l’avait un jour menacé d’utiliser une lance à incendie pour nettoyer sa chambre. Tessa. A jamais morte, pleurée à jamais. Il rêvait parfois d’elle, de sa tête couronnée de cheveux dorés, reposant tendrement sur sa poitrine.
         Les souvenirs de Tessa l’emportèrent un instant. Il revint à lui pour se trouver en contemplation face à l’épaisse verdure de la forêt, avec Richie à quelques centimètres derrière.

         « C’est encore Holland ? » demanda Richie. Duncan acquiesça. « Qu’est-ce que tu comptes faire ? »
         « Qu’est-ce que je peux faire ? Continuer à lui dire non ? Continuer de lui dire à quel point c’est une mauvaise idée ? Continuer d’espérer qu’elle abandonne l’idée ? »
         « Je ne pense pas qu’elle l’abandonne. »
         « Merci pour l’optimisme. »
         « J’ai déjà vu ça, » dit Richie. « Mortelles ou Immortelles, ça ne change rien. Quand l’instinct prend le dessus, on ne peut pas le leur retirer. »
         « Tu fais vraiment tout pour me rassurer, » soupira Duncan, lançant à Richie un regard austère. « Arrête un peu de prendre tout ça à la légère, et dis-moi ce que je pourrais faire. Je ne peux tout de même pas me pointer à l’orphelinat du coin et y prendre un enfant trouvé, sous prétexte qu’elle veut être mère ! »

         Le visage de Richie resta étonnamment sérieux. « Et même si tu le voulais, tu ne pourrais pas. »
         « Non, » reconnut Duncan. Jamais plus. Il avait fait une promesse, un soir glacial d’hiver, alors qu’il embrassait la pierre tombale de sa femme. Rachel avait voulu être mère, et cela ne les avait conduits qu’à la tragédie.
         Richie secoua la tête. « Tu n’as aucun reproche à te faire pour Dari. »
         La respiration de Duncan devint plus régulière. « Raconte-moi donc comment tu as mis Paulo sur le cul ? »

         Richie n’insista pas. Tant de siècles d’amitié leur avaient appris quand arrêter une conversation. « Je vais même faire mieux, » promis le jeune Immortel. « Tu vas avoir droit à une démonstration. »
         « Attrape ton épée, » lui dit Duncan. Mais avant qu’ils aient commencé à croiser le fer, Naseem arriva en courant, le souffle coupé et le visage écarlate.
         « Dépêchez-vous de venir, » dit-elle, « Ceirdwyn a attrapé un intrus sur le versant ouest. Vous feriez mieux d’arriver avant qu’elle ne prenne sa tête. »




- 2 -




         Longtemps auparavant, ils s’étaient divisés les diverses tâches du village en fonction de leurs habiletés et préférences. Ceirdwyn avait pris en charge la sécurité et la défense de leurs frontières. Malgré toutes les précautions que Tsaganis et elle avaient prises, quelqu’un s’était quand même débrouillé pour parcourir les cinquante kilomètres de la zone extérieure avant d’enfin mettre en branle l’alarme du versant occidental du Mont Amanda. Furieuse de ce succès, ayant de plus en tête la pensée du premier vrai duel auquel elle pouvait prendre part depuis tant de décennies, elle alla à la rencontre de l’intrus sabre au clair, sur une étendue moussue baignée par le soleil.
         Il apparaissait avoir la trentaine, la peau sombre et basanée, d’à peu près sa taille, et ne prit pas peur immédiatement. Très bien.

         « Où allez-vous comme ça ? »
         Il l’observa, prêt à se défendre. « Qui est-ce que ça pourrait intéresser ? »
         « C’est moi qui pose les questions, » dit-elle. La pointe de sa lame vagabondait autour du cou de l’homme. Bizarrement, celui-ci n’avait pas sorti sa propre épée de sa cachette. « Quel est votre nom ? »
         « Luc Marchet, » dit-il. « De Toronto, Canada. »
         « Et qu’est-ce qu’un gentil garçon du Canada vient faire dans un endroit comme celui-ci ? »
         Il hésita. « Je recherche quelqu’un. »
         « Vous recherchez qui ? »
         « Je ne sais pas, » confessa-t-il. « Je ne peux même pas vous dire, tellement c’est insensé. Mais il est là... quelque part. »
         Ceirdwyn pensa un instant le priver de sa tête sur le champ. C’était de toute évidence un espion, envoyé par les DESII ou tout autre ennemi, et il n’était pas question qu’elle le laisse s’approcher plus du village. Cela faisait longtemps qu’elle n’avait pas pris de Quickening, et cela lui manquait – l’aveuglante agonie, l’extase qui accompagnait la prise d’une tête.
         Plutôt que le décapiter, elle décida de le tuer d’un rapide coup d’épée dans la poitrine. Il mourut en tachant de sang la mousse sous ses pieds. Ceirdwyn lança un puissant sifflement pour faire venir Naseem et Gustaf de la cachette dans la forêt où elle les avait placés et envoya le premier chercher Methos au village.
         Quand Methos arriva, elle avait attaché Luc Marchet à un arbre, ce qui ne semblait guère l’enchanter. Elle complota un instant avec Methos. Quand elle lui annonça que Luc prétendait avoir été attiré dans la forêt par une force inconnue, par un mystérieux appel, il fit la grimace.
         « Tu ne vas quand même pas le croire ? » demanda-t-elle à son mari.
         Methos souleva un sourcil. « J’aurais pu inventer des mensonges bien pires que ça. »
         Il se dirigea vers Luc et se pencha vers lui. « Permettez-moi de vous expliquer quelque chose, » dit-il d’une voix froide et posée. « Votre vie repose entre les mains de ma compagne qui n’hésitera pas à prendre votre tête au moindre signe de mensonge. Si vous tenez à votre vie, vous avez plutôt intérêt à nous expliquer comment vous êtes arrivé jusqu’ici, et bien en détail. »
         Luc ravala sa salive nerveusement. Il n’essayait pas de se libérer de la corde qui le liait à l’arbre – Ceirdwyn avait prit toutes ses précautions – mais cela n’empêchait pas ses mains de remuer nerveusement sous leurs liens. Il leur expliqua qu’il était Immortel depuis cinquante ans. Son mentor avait été tué trente ans auparavant. Il vivait à Toronto, essayant d’échapper aux DESII, quand il commença à avoir le rêve récurent d’une jungle et de quelqu’un qui l’appelait.
         « Je n’ai jamais pu voir son visage, » dit Luc. « Mais j’étais attiré. Je me sentais… tiré, d’une certaine manière. J’ai fini par quitter Toronto pour me diriger vers le Sud. Les rêves sont alors devenus plus fréquents. Et plus puissants. Je voyais alors un jeune homme aux cheveux blonds-roux, debout dans une grotte et tirant une flèche. »
         Methos se raidit presque imperceptiblement, mais Ceirdwyn connaissait son mari depuis bien trop longtemps pour ne pas remarquer quel avait été l’effet de l’histoire de Luc.

         Luc nia de manière véhémente toute connivence avec les DESII. Il affirma ignorer complètement que des Immortels se trouvaient dans cette forêt, si loin de la soi-disant civilisation. Methos l’interrogea sans ménagement, faisant monter le sang aux joues du jeune homme, mais Luc resta fidèle à sa version des faits quel que fut le point que Methos attaquait.

         Quand Duncan et Richie arrivèrent, à la suite de Naseem, Luc fixa sur Richie un regard éberlué.

         « Alors, qu’est-ce qui nous arrive ? » demanda Duncan.
         « Mac… » dit Richie faiblement avant de s’affaisser contre son ami. Surpris, Duncan le rattrapa et le déposa délicatement à terre. Richie se rassit, appuyé sur son ami, le visage inhabituellement pâle, le regard fixé sur l’étranger.
         « Luc. » dit-il
         « Tu le connais ? » demanda Ceirdwyn.
         La voix coupée, Richie secoua la tête.
         Duncan pouvait sentir le martèlement du cœur de Richie, les sueurs froides qui descendaient le long de son dos. « Calme toi. »
         « C’est toi, » s’exclama Luc émerveillé. « C’est toi que j’ai vu en songe. »
         « Ça, » dit Duncan, « Il ne pouvait y en avoir qu’un ! »
         Et Methos pensa « Il ne peut en rester qu’un. »



***



         C’est ainsi que Luc s’installa avec eux. C’était ça ou le décapiter. Il était hors de question de le laisser retourner à l’extérieur en sachant ce qu’il savait ; s’il se faisait capturer et torturer, les DESII apprendraient le peu qu’il savait – ce qui était déjà trop.
         Il en aurait été autrement si Methos avait pensé que Luc mentait. Mais la réaction de Richie dans la clairière et les détails de Luc avaient étayé sa version des faits et l’avaient convaincu. La présence de Richie en Suisse y avait déjà attiré d’autres Immortels. Le fait qu’en quarante ans personne n’eut encore pénétré leur forêt ne prouvait rien de plus que le fait qu’ils s’étaient bien isolés. Ou que les pouvoirs de Richie étaient restés en sommeil depuis la nuit où Amanda et Connor avaient trouvé la mort. Ou que les astres n’étaient pas correctement alignés dans le ciel.
         Tsaganis prit une gorgée de limonade, et, de son siège dans le jardin, lança à Methos « Tu n’es pas vraiment sérieux pour cette dernière remarque, quand même ? »
         « On nage en plein inconnu, » dit Methos, le regard perdu dans les cimes des arbres au dessus de lui. Il ne pouvait pas s’empêcher de penser à Xan, l’Immortel télépathe dont le Quickening avait échu à Richie au fond de la boutique des horreurs, des siècles auparavant. Xan attirait de jeunes Immortels vers lui à des milliers de kilomètres de distance. Il les contrôlait, tels des marionnettes, les soumettant à la volonté de son levier psychique.

         Xan avait été l’Immortel le plus puissant que Methos ait jamais rencontré – télépathiquement parlant.
         Et Richie avait hérité de ses pouvoirs.
         Il se souvint du jour où, des siècles plus tôt, étendu sur un canapé-lit à côté de Richie, ils avaient discuté des pouvoirs de Xan. Ils avaient tous les deux compris quels étaient les dangers que ce Quickening-là pouvait porter. C’eut été trop beau, se dit-il, de ne jamais avoir à vraiment faire face à ce problème.
         Il se demanda, tristement, s’il aurait un jour à prendre la tête de Richie.

         « Pardon ? » reprit-il, se rendant soudain compte qu’il avait cessé d’écouter Tsaganis.
         « Je disais ‘Comment va Richie maintenant ?’ »
         « Bien. » Une fois passé le choc d’avoir vu Luc dans la clairière – une sensation que Richie avait décrit comme le faisceau lumineux d’un phare qui se rallumait dans son esprit – il s’est sentit mieux ; du moins c’était ce que prétendait Duncan.

         Methos n’avait pas une confiance absolue en Duncan pour ce qui se rapportait à Richie. Le lien entre eux deux était trop fort pour qu’ils aient un comportement entièrement objectif l’un envers l’autre.

         Joe Dawson apparut près de la fontaine. « Holland est à la porte d’entrée, » dit-il « Elle veut te parler, Methos, mais ce n’est peut-être pas le moment ? »
         « Ne vous inquiétez pas pour moi, » dit Tsaganis, se levant prudemment et s’orientant dans le jardin. Il se servit de sa canne pour se diriger autour des fauteuils. A tous les équipements modernes destinés aux non-voyants pour se guider, l’Immortel aveugle préférait la bonne vielle canne blanche. C’était une des raisons pour lesquelles Methos l’appréciait tant.
         Methos s’attendait depuis déjà plusieurs semaines à une visite de Holland. Il aurait aimé avoir Ceirdwyn à ses côtés, mais celle-ci était partie dans les bois faire du camping pour quelques jours. Elle était un peu grincheuse ces derniers temps, et il en attribuait la cause à l’arrivée de Luc et aux nouvelles que celui-ci apportait du monde extérieur. Autrefois, du temps où il était moins diplomate, il aurait mis ça sur le compte de ses règles, mais les femmes Immortelles n’en avaient pas.

         Holland arriva dans le jardin vêtue d’un pantalon de travail et d’un T-shirt raccourci, les épaules et coudes couverts de la poussière de son jardin. Elle avait laissé pousser ses cheveux et les maintenait par une barrette d’or. Son regard était déterminé.

         « Je m’en vais, » dit-elle.

         Methos ne bougea pas de son siège. « Tu ne veux pas un peu de limonade d’abord ? »
         Holland lui lança un regard aigre. « Je ne me laisserai pas dissuader. »
         « Je n’essaierai même pas. » répondit Methos. Il se servit un verre sur la table de jardin à sa droite. « Qu’en dit Duncan ? »
         « Il s’oppose violemment à cette idée. »
         « Qui l’en blâmerait ? Il a vu ce qu’ils ont fait à Richie et Felicia. »
         « Tu l’as vu aussi. »

         Methos but une gorgée. Il n’oublierait jamais ce qu’il avait vu dans les cachots de Versailles. Pas étonnant après ça que Richie ait pris une autre identité pendant quatre ans plutôt qu’affronter ces souvenirs atroces. « Veux-tu que je te le décrive ? »

         Holland croisa les bras. « Pourquoi pensez-vous tous deux que je me ferai prendre ? Pourquoi ne croyez-vous pas que je puisse être suffisamment forte, suffisamment courageuse, suffisamment intelligente pour échapper aux DESII ? »
         « Felicia était courageuse, forte et intelligente. Tu as vu à quoi ça l’a mené. »
         Holland pâlit mais ne bougea pas. « Tu n’es pas juste avec moi. »
         « Ils l’ont taillée en pièces, » dit Methos.
         Holland détourna le regard. Elle secoua la tête de manière presque imperceptible. « Je veux qu’on porte l’affaire devant le conseil de village. »
         Il s’était aussi attendu à ça.

         Le soir suivant, réunis dans le Hall de l’Amitié, ils s’assirent sur des chaises et des bancs pour écouter la requête de Holland. Depuis les premiers temps de leur installation, ils avaient choisi cette manière de prendre les décisions communautaires, basée sur les usages qui étaient en vigueur dans un village du treizième siècle qui avait tant plu à Methos. Cette méthode, ainsi que les règles qui étaient choisies ainsi, portaient le nom de bylaw, ou conseil de village. Il se souvenait comment les villageois se réunissaient pour prendre les décisions concernant les récoltes, le glanage et l’affouage, le creusage ou le remplissage de fossés, la réparation d’une clôture ou n’importe quelle affaire du quotidien.
         Le premier élément à l’ordre du jour concernait le choix de l’emplacement d’une maison pour Luc, ainsi que la mise en place d’un planning pour sa construction. Duncan était le responsable de la construction des bâtiments, les ouvriers étant désignés ou volontaires. Il n’accorda toutefois aucun intérêt à cette affaire. Il s’était assis sur un banc auprès de Richie. Holland s’était, elle, assis le plus loin possible, et gardait les mains serrées sur ses genoux.
         Le plan de construction fut rapidement mis au point. Jenir, en sa qualité d’hôte pour la décennie en cours, nota consciencieusement les minutes. Les boucles de ses longs cheveux roux contrastaient doucement avec la blancheur d’ivoire de son visage comme elle appelait Holland à présenter son affaire.
         Elle se tint debout à la lueur des torches, le visage déterminé. « Personne n’a de secret pour personne ici, » dit-elle. « Vivant si proches les uns des autres, comme nous le faisons depuis si longtemps, ce serait de toute façon impossible. Vous savez donc tous que je souhaite devenir mère. C’est un choix que beaucoup de parents Immortels ont fait au cours des siècles. Mais à cause du lieu où nous nous trouvons aujourd’hui, de l’époque dans laquelle nous vivons, il m’est impossible d’adopter un enfant sans aller le chercher dans le monde extérieur. »
         Methos observa Duncan. Le Highlander était penché en avant, les coudes appuyés sur les genoux, le regard étudiant attentivement le sol.
         « Quand nous sommes arrivés ici il y a trente ans, nous nous sommes tous mis d’accord sur le principe que personne ne partirait tant qu’il y aurait des risques à l’extérieur. Il y en a encore. Luc a pu nous confirmer ce que les ordinateurs nous ont déjà dit. La couche d’ozone est dans un tel état que les villes sont en train de s’enterrer. Les glaciers fondent plus vite que ce que tout le monde avait prévu. Des milliards de gens meurent de faim. Et les DESII sont toujours là. S’ils m’attrapent, ils feront tout ce qu’ils pourront pour me briser moralement. Et s’ils trouvent cet endroit, ils viendront pour vous tous. »
         Holland reprit sa respiration. Personne ne parla. Les visages des Immortels présentaient un éventail d’expressions allant du scepticisme au regret en passant par l’inquiétude ou la neutralité.
         « Je n’ai pas l’intention de me faire prendre par les DESII, » dit-elle. « Je ne souhaite en aucun cas mettre cette communauté en danger. Et comment le pourrais-je ? Je vous aime tous comme mes frères et mes sœurs. Mais je veux aussi être mère. C’est un besoin que je ressens, un besoin que je n’arrive même pas à comprendre. Je ne peux que vous promettre que je ne me ferai pas prendre. Je promets de prendre ma tête, d’une manière où d’une autre, s’ils arrivent à moi. »
         Jenir lui fit signe de s’asseoir. Richie leva la main, puis se dressa. Methos retint son souffle – particulièrement fier du courage dont faisait preuve le jeune Immortel – mais en même temps inquiet des souvenirs terribles qui pouvaient en même temps remonter à la surface.
         « Je crois tout ce qu’a pu dire Holland, » dit Richie. Il fixa son regard sur elle et elle seule. « Je pense qu’elle a toutes ses chances – autant que n’importe lequel d’entre nous – de s’en sortir au dehors. Peut-être les DESII la trouveront-ils, et peut-être pas. Mais s’ils la trouvent, ils ne la laisseront pas prendre sa tête. Ils ne la laisseront pas s’échapper. Il l’enlèveront et la tortureront. Et elle leur dira tout car elle ne pourra pas faire autrement. »
         Il prit une longue inspiration et son regard balaya l’assistance.
         « Certains d’entre vous sont au courant de ce qui s’est passé à Versailles. Quoi que vous ayez pu entendre, quels que soient les cauchemars dont vous avez pu parler entre vous, gardez en mémoire que seuls trois Immortels savaient ce qui s’est vraiment passé là-bas. Felicia et Jason étant morts, ça ne laisse que moi. Et je peux vous dire que quand ils en avaient fini avec moi, j’aurais trahi n’importe lequel d’entre vous pour faire cesser la douleur. Je vous aurais tués moi-même, car c’est l’effet qu’ils provoquent. Ils vous dépouillent de tout ce que vous aimez, de tout ce que vous chérissez, de toute valeur et de toute morale, jusqu’à ce qu’il ne reste de vous qu’un tas de cailloux brisé et impuissant. Si elle part et qu’ils l’attrapent, nous sommes tous morts. »
         Il se rassit. Duncan lui serra le bras. Richie ne répondit pas, mais garda le regard dans le vide à l’évocation de ces souvenirs trop douloureux pour être partagés.
         « Nous pourrions tous partir, » suggéra Paulo. Alan et lui étaient assis côte à côte, se tenant les mains. « Si on décide d’aller de l’avant… »
         « On a travaillé trop dur ces quarante dernières années pour établir ce village, » dit sèchement Ceirdwyn.
         Tsaganis ajouta : « De plus, nous perdrions l’ordinateur et tout notre équipement. Il n’y a aucun moyen de le déplacer dans l’état actuel des choses. »
         « Holland, pourquoi maintenant ? » demanda Naseem. « Ne peux-tu pas attendre ? Le monde redeviendra accueillant un jour pour nous. »
         « Quand ? » demanda Holland. « Dix ans ? Cent ? Mille ? Combien de temps devrons-nous rester cachés ici ? »
         « Le problème ici n’est pas de se cacher, » dit Methos. « Le problème est de savoir si tu vas nous mettre tous en péril à cause d’un quelconque instinct maternel. »
         Il constata qu’elle ne s’attendait pas à cela. Mais l’ombre qui passa un instant sur son visage se fit oublier dès les premières phrase qu’elle prononça ensuite.
         « Depuis quand le Sanctuaire est-il devenu une prison ? » demanda-t-elle. « Quand donc avons-nous renoncé à notre libre arbitre ? A notre pouvoir d’autodétermination ? »
         « Tu voudrais déterminer notre mort à tous, » dit Gustaf depuis le coin de la pièce. L’imposant norvégien se caressait la barbe. A côté de lui, Huang restait calmement assise, dans le silence qui la caractérisait habituellement. Gustaf continua : « En bref, tu choisirais tes droits devant les nôtres ? »
         Holland fronça les sourcils. « Et qui ici ne le ferait pas ? Qui ici serait doté d’un sens du sacrifice suffisamment poussé pour faire passer tous les autres devant lui-même ? »
         Le silence qui s’était abattu sur la pièce était total. Duncan quitta le plancher des yeux, et les fixa sur son épouse. Sa voix s’éleva, creuse, comme hantée.
         « Qui ici voudrait mourir ? »
         Jenir s’éclaircit la voix. « Je pense que nous en avons maintenant assez entendu pour parvenir à un consensus, » dit-elle. « Holland, si tu veux bien nous excuser… »

         Le regard de Holland indiquait qu’elle désirait en dire plus, mais elle se contenta de hocher la tête et de partir. Une fois que les délibérations avaient commencé, aucun argument ne pouvait être ajouté. Methos se souvenait qu’une fois, dans son village, un forgeron particulièrement excédé avait essayé de parler plus longtemps. Certains hommes des plus robustes l’avaient traîné dehors et l’avaient jeté dans un abreuvoir. Plus tard cette année là, ce même forgeron était mort sous les sabots d’un cheval qui s’était emballé. Son visage n’avait plus rien de reconnaissable.
         Quelqu’un laissa échapper un soupir. Methos se retourna pour voir Richie qui l’observait. « Excuse-moi, » dit Richie, se levant de son banc. « J’ai besoin de prendre l’air, et tu sais quelle est mon opinion »
         Les délibérations durèrent plusieurs minutes. Ce n’était pas vraiment un vote, plutôt un accord général. Ils rappelèrent Holland, et Jenir lui annonça qu’elle ne pourrait pas partir. Pour leur sûreté, pour leur sécurité, elle devrait rester.

         Holland prit la nouvelle calmement. Elle dit alors, d’une voix ferme, les mains serrées derrière son dos : « Je partirai demain à midi. Je vous laisse décider comment vous m’en empêcherez. »
         Elle sortit sans accorder un seul regard à Duncan.




- 3 -




         Richie lança son épée en un arc mortel, parant dans son arrière-cour un ennemi invisible. Il était tard et il faisait très sombre, le jeune Immortel affrontait son passé depuis qu’il avait quitté le Hall de l’Amitié et en avait perdu le fil du temps. Chaque muscle de son corps le faisait souffrir, chaque respiration lui brûlait la poitrine comme un feu intérieur, la symphonie des insectes et des animaux nocturnes s’effaçait derrière le grondement rauque de ses poumons, la sueur l’aveuglait.
         Il n’avait pas su ce qu’il allait leur dire jusqu’à ce qu’il se lève, sous les regards de ses compagnons, son âme aussi ouverte qu’il osait la laisser. Alors même qu’il parlait, il savait que ses mots ne sauraient dissimuler la dépression qui le tenaillait depuis des années, l’habituelle déviation vers le deuil. Ce qui le surpris fut plus la fureur bouillonnante qui lui faisait lever son épée, encore et toujours, au coeur de la nuit.
         La colère contre les DESII. Contre Félicia pour être morte, contre lui pour avoir survécu. Une rage irrationnelle jaillissait de toutes ces blessures qu’il croirait guéries, fleuves acides de douleur lui brûlant la peau.
         La fatigue le jeta à genoux et lui fit se rappeler avec précision et vivacité des scènes du Hall de l’Amitié qu’il aurait bien voulu oublier. Lui assis, perdu dans ses souvenirs, écoutant à peine Jenir demander à Holland de partir, percevant de Methos une image aussi nette et solide qu’un livre de droit de Duncan.

         Une tête, écrasée sur elle-même. Os broyés et chair déchirée, palette de rouge, rose et blanc de ce qui fut le visage de quelqu’un.
         Son estomac menaçant de rendre les restes du dîner, il s’était redressé et avait murmuré une excuse pour sortir respirer un peu d’air frais. Ce n’était pas la première fois qu’il recevait une vision précise des autres Immortels. Rien que dans les cinq dernière années, il se souvenait d’une douzaine d’incidents spécifiques. Les images étaient brèves et souvent sans importance – Ceirdwyn dansant devant un bûcher d’ossements, Huang saoûle avec un drogué chinois, Duncan enfoui dans les magnifiques tapis d’un palais probablement oriental. Il était même arrivé qu’il perçoive clairement une vague de désir sexuel de Michel pour Jenir, et non pour sa femme Naseem, et cela ressemblait bien plus à un souvenir vécu qu’à un simple fantasme. Une autre fois, de l’autre bout du campement, il avait reçu la mémoire de Tsaganis alors qu’il se faisait crever les yeux. Une telle horreur avait laissé Richie tremblant et grelottant au fond de son lit pendant trois jours, jusqu’à ce que Duncan vienne l’en tirer, le traîne sous une douche chaude et devant un repas pour le faire sortir de ces visions de cauchemar.
         Duncan disait que d’où qu’elles viennent, il ne devait pas en avoir peur.
         Facile à dire.
         Methos venait donc de penser au visage de quelqu’un, écrabouillé. Cela pouvait être un souvenir ou bien un désir de le faire à Holland. Le plus vieil homme avait travaillé trop longuement, trop durement à créer le sanctuaire pour la laisser tout compromettre au nom de l’instinct maternel.
         Et elle mettait le sanctuaire en danger, elle risquait leurs vies à tous.
         Richie préférait mourir plutôt que se laisser reprendre par les DESII.

         A présent, à genoux, sentant son cœur et ses poumons se calmer, Richie laissa sa rapière lui échapper des doigts et se concentra sur la sensation d’appartenir à ce monde, et non au palais des miroirs et des mémoires qu’était son esprit. Il arrivait qu’il puisse s’étirer mentalement jusqu’à ressentir les autres à une distance bien au-delà de ses capacités habituelles. Parfois il essayait même de provoquer la clairvoyance, mais ne recevait qu’un léger mal de crâne pour toute récompense. Encore plus rarement, il sentait approcher une vision, comme un grondement sourd à l’horizon avant l’arrivée de la tempête.
         Il pouvait entendre le tonnerre à présent, quelque chose lui venait. Il essaya de ne pas trop se tendre, car cela semblait diminuer la puissance des images, mais c’était difficile. Il ne voulait pas voir les restes sanguinolents d’un visage ; il ne voulait pas sentir, comme Tsaganis alors mortel avait sentit, ses yeux arrachés de sa tête.
         Pourtant, au lieu de ces horreurs, une vision différente lui apparut, qui semblait se dérouler en direct dans l’obscurité de la forêt, complètement inattendue.
         Richie ne la comprit pas, l’écarta. Il rentra, pris un bain et se coucha dans le futon qu’il déroula d’un placard. Pendant des années il avait dormit à même le sol, mais le futon était un cadeau d’Alan et de Paulo pour un Noël, ils l’avaient fait eux-mêmes, c’eut été dommage de le gaspiller.
         Il resta étendu dans le noir, la vision persistant derrière ses paupières.
         Quelques heures après, en plein cœur de la nuit, il se releva et alla retrouver Jenir.



***



         Duncan n’avait plus rien à dire, car il en était au point où les mots ne signifient plus rien. Holland ne l’écouterait plus, elle n’écouterait plus aucun d’entre eux. Ce qu’elle voulait – un enfant – il ne le souhaitait pas. Cela s’était dressé entre eux pendant des années et il en avait prit son parti. Mais maintenant qu’elle allait passer à l’acte en les mettant tous en danger, il ne savait pas comment réagir.
         Apparemment, Ceirdwyn savait. Elle était arrivée au village ce matin avec son épée attachée dans le dos. Les mains de l’Ecossais étaient glacées, son cœur, torturé. Il ne pouvait laisser Holland se faire tuer par la Celte, mais il ne pouvait pas non plus lui permettre de quitter le sanctuaire. Il avait vu les restes éparts de Félicia Martins. Il avait trouvé le corps ravagé et brisé de Richie sur le sol glacé d’un donjon de Versailles.
         Holland devait être arrêtée, mais il ne savait pas comment.
         Richie était parti rapidement la veille au soir, après être intervenu, et il ne s’était pas encore montré alors que midi approchait. Duncan se demanda s’il avait encore éveillé des souvenirs trop difficiles à affronter. Il aurait dû aller le voir, mais Holland arrivait, un sac au dos, l’épée au fourreau, un air brave et déterminé sur le visage.
         Ils vinrent à sa rencontre, lui et Ceirdwyn, Methos, Michel, Naseem, Paulo, Alan, Gustaf, Tsaganis et Huang. Joe Dawson observait silencieusement la scène. Duncan réalisa que Jenir manquait à l’appel, il se demanda si elle était avec Richie. Toutefois, sa bouche était trop sèche, son estomac trop noué pour se concentrer sur autre chose que Holland.
         « Qui dois-je affronter ? » demanda-t-elle.
         Methos avanca d’un pas. « Tu n’as à te battre avec personne. Reviens parmi nous et attend. Un jour viendra où le monde redeviendra sûr pour nous autres. »
         Holland fixa Ceirdwyn. Les deux femmes avaient été les meilleures amies pendant quarante ans. « Tu lèverais ton arme contre moi ? ».
         « Si tu m’y obliges. » répondit la Celte, mais sa voix n’était pas si assurée, même Duncan s’en rendit compte.
         Holland reprit « Alan, Paulo, vous pensiez partir aussi. Cela vous rassure-t-il de savoir que si vous essayez, Methos le dictateur vous décapitera ? »
         Alan se tortilla, mal à l’aise. « Ce n’est pas ça. », protesta Paulo.
         « Luc, quand tu es arrivé, savais-tu que tu ne pourrais jamais repartir ? »
         « Nous avons conclu un accord, la nuit dernière » intervint Ceirdwyn avant que Luc puisse parler. « Nous avons convenu, selon les règles et la loi que nous avons suivit pendant les quarante dernières années, que tu ne devais pas partir. Tu dois respecter cet engagement, Holland, nous l’avons tous juré en arrivant. »
         « J’ai changé d’avis. »
         Elle fit mine de passer, Ceirdwyn bloqua le chemin. Duncan observait la scène sans savoir quoi faire. Il l’aimait, mais il aimait vivre aussi. Il serait mort pour elle, mais pouvait-il de même lui sacrifier Richie, Methos et les autres ?
         « Alors change-le de nouveau, je t’en prie » supplia Duncan.
         Holland secoua la tête lentement et délibérément, puis elle posa son sac à terre, laissa tomber son épée et s’agenouilla devant Ceirdwyn. Sa gorge pâle était offerte.
         « Prend ma tête si tu le dois. Je ne t’affronterai pas. » La voix d’Holland était devenue une lame de métal. « Mais souviens-toi que si tu me tues pour te sauver, tu ne seras jamais libre. Si tu prends ma tête pour garder la tienne, tu ne seras pas différente des gens dont nous nous cachons. »
         Ceirdwyn hésita, regarda Methos.
         Le visage de l’ancien était impassible, son regard glacé.
         « Non ! » s’écria Duncan. Il avança et senti qu’Alan et Paulo le retenaient. « Methos, non ! »
         Holland baissa la tête.
         Un sifflement perçant, l’un des signaux de Ceirdwyn, vrilla l’atmosphère. Jenir jaillit de la forêt un instant après, son visage luisant de sueur et de fatigue, ses cheveux roux tout ébouriffés, ses vêtements déchirés, sales et couverts de sang, revenant d’une longue et dangereuse marche.
         « Venez vite, on a trouvé quelque chose ! » cria-t-elle.
         L’espace d’un instant, Duncan se demanda s’il s’agissait de quelque complot monté par Richie et Jenir pour sauver Holland, mais le jeune homme apparut à son tour. Personne n’osa dire un mot tandis qu’il s’approchait d’eux, visiblement épuisé mais l’air émerveillé, en disant « Il souffre de déshydratation et d’insolation, mais je crois qu’il va s’en sortir. Holland, cela te fera-t-il patienter ? »
         L’Immortelle pleurait déjà.
         Car Richie tenait dans ses bras un nourrisson.



***



         Ceirdwyn n’aimait pas cela. Elle, Methos, Duncan et Tsaganis, s’étaient réunis dans le vaste réseau de laboratoires et de réserves installé sous le village. Les autres étaient restés en surface, vaquant aux tâches quotidiennes ou gazouillant avec le bébé qu’Holland avait déjà nommé Peter, d’après son père.
         « Tu essaye de me dire qu’un nouveau-né peut tout simplement apparaître au milieu de la forêt, comme ça au milieu de la nuit, sans que l’on puisse expliquer comment c’est arrivé là ? » demanda Ceirdwyn.
         « Comment il est arrivé », corrigea Duncan, « pas ça. »
         La Celte se renfrogna de plus belle.
         « Nous avons vérifié tous les capteurs et les alarmes », dit Tsaganis. « Il n’y a personne ici, personne ne s’est introduit dans le périmètre, personne n’a même approché la zone de sécurité. Cela fait deux jours que l’on examine chaque centimètre carré du secteur où l’on a trouvé l’enfant, sans résultat. Cela signifie que quelqu’un savait exactement où nos détecteurs étaient placés, pour y aller et en revenir sans se faire repérer. »
         « Ou alors c’est vraiment une cigogne qui l’a déposé. » proposa Duncan.
         « Ou des extraterrestres venus d’une autre galaxie. » grimaça Méthos.
         Ceirdwyn secoua la tête. « Vous ne prenez pas assez cette affaire au sérieux. Moi je n’aime pas l’idée que quelqu’un puisse pénétrer nos défenses si facilement. Et je ne peux pas croire que Richie et Jenir étaient dans la forêt, en randonnée au milieu de la nuit, et sont tombés sur lui par hasard. »
         « Pas par hasard », dit Duncan. « Richie a vu le bébé en esprit ».
         Methos se pencha vers lui. « Cela fait longtemps qu’il a des visions ? »
         Duncan se raidit. Lui et Richie savaient bien que le moment de le révéler aux autres devait arriver, mais il n’appréciait pas le ton qu’employait Methos. « Tu devras le lui demander. »
         Ceirdwyn se tourna vers Tsaganis. « Que donnent les tests du labo ? »
         « Pour autant que les ordinateurs peuvent en dire, il s’agit d’un enfant mâle tout ce qu’il y a de plus normal. Il est resté dehors environ vingt ou trente heures, rien de très grave. Et il a de bons poumons, si j’en juge par les cris que j’ai entendus toute la nuit. »
         Duncan grimaça. « C’est ce que font tous les bébés, non ? »
         Ceirdwyn insista « Et un test de parenté ? Est-ce que son ADN correspond au nôtre ? »
         Tsaganis s’assombrit. « Je n’ai pas le matériel pour effectuer des prélèvement d’ADN, j’en aurais besoin pour identifier les gènes des parents. »
         « Attendez une minute » interrompit Methos. « Qui a dit que quinconque ici est le père ou la mère de l’enfant ? Au cas où vous l’auriez oublié, nous sommes tous stériles… Ou est-ce que vous insinuez qu’une des femmes a accouché sans même avoir été enceinte et a abandonné l’enfant dans la forêt ? »
         Les Immortels réfléchirent aux différentes possibilités, Methos retenait son souffle. En fait, c’était exactement ce qui s’était passé. Il savait depuis un millénaire que c’était comme cela que les Immortels se reproduisaient. Il suspectait fortement Peter d’être son enfant et celui de Ceirdwyn, mais il ne se sentait ni ne souhaitait de lien particulier avec le bébé. Il ne voulait surtout pas que Tsaganis lance des recherches génétiques, de peur que cela mette à jour de trop nombreuses relations secrètes – surtout entre Duncan et Richie.
         Les documents des Guetteurs qu’il avait soigneusement étudiés alors qu’il travaillait pour eux faisaient clairement état d’une nuit entre Rebecca et Duncan à New York, en septembre 1974, et de la disparition de l’Immortelle peu après. Richie Ryan était né la même année, le même mois.
         « Je reconnais que c’est ridicule » admit Duncan.
         Methos intervint précautionneusement « Qui que soient ses parents, nous devons décider ce que nous allons faire de cet enfant. »
         « Je crois que c’est déjà pas mal certain », répliqua Duncan. « A moins que tu veuilles le remettre dans la forêt et l’y laisser mourir. »
         Methos garda le silence, Duncan secoua la tête. « Non, tu ne le souhaites pas. Je ne suis pas enchanté de la situation, mais ce que nous allions faire à Holland était suffisamment mauvais. Cet enfant est là, quelle qu’en soit la raison, grâce à je ne sais quel miracle, et Holland peut s’en occuper. Douterais-tu de l’accord qui va se faire ? »
         Non, Methos n’avait aucun doute. Quel que fut le risque ou le danger que le bébé représentait, quelle que fut la force mystérieuse à l’œuvre dans la forêt, il fut accepté par tous dès le lendemain que Peter soit confié aux bon soins de Holland, avec douze oncles et tantes Immortels.
         Mais pas de père.
         Car du jour où Peter fut trouvé, Duncan emménagea chez Richie en attendant de se construire une nouvelle maison.




- 4 -




         Etros de Sumer plongea dans la gorge creusée par la rivière.
         Il le faisait parce qu’il en était capable, et parce que cela le terrifiait.
         Quand il revint à la vie, qu’il traîna son corps trempé et douloureux au bord du canyon, il lui fallut quelques minutes pour se souvenir qu’il n’était plus Etros le voyageur, Etros l’instruit, qui avait parcouru le monde connu trois milliers d’années avant la naissance du fils catholique de Dieu. Désormais, il était Methos, c’était le vingt-cinquième siècle, et on était au cœur de l’été.

         Il remonta sur son rocher favori. L’herbe sur laquelle il s’était étendu tous les ans au cours des soixante dernières années avait brûlé sous les feux du soleil.

         La jungle souffrait de l’augmentation des radiations, une des conséquences de l’état de la couche d’ozone. A cause des produits toxiques lâchés dans le ciel lors du dernier conflit Nord-Américain. A cause des erreurs stupides et de l’avarice des hommes qui détruisaient la planète tandis que lui et une poignée d’Immortels attendaient patiemment, cachés dans la forêt. Peut-être que venir se réfugier au Sanctuaire n’était pas une si bonne idée, après tout.

         Methos prit son déjeuner puis enfila des vêtements secs. Il se préparait à refaire un plongeon quand il entendit les cris d’un homme, montant du fond du canyon. Attrapant une paire de jumelles dans son sac, il observa les parois autour des Chutes de Connor. Il aperçut un éclair jaune, et refit la mise au point. Jenir était suspendue à un rocher. Elle et Richie faisaient beaucoup d’escalade ces derniers temps, se servant uniquement de leurs mains et de leurs pieds, se passant de harnais et de cordes. Il ne voyait pas Richie, mais le regard de Jenir était fixé sur quelque chose, loin en dessous d’elle, criant quelque chose comme elle commençait à descendre.

         Methos secoua la tête en constatant la folie de ces jeunes, et mis au point un itinéraire rapide pour rejoindre le bas de chutes. Il y arriva vingt minutes plus tard pour trouver Jenir au bord d’une ouverture étroite, entre des rochers qui s’étaient empilés au cours des siècles dans le lit de la rivière. Elle appelait Richie. Les chutes bouillonnaient près d’eux, recouvrant l’air ambiant d’une chape d’humidité. Methos du crier pour se faire entendre malgré le bruit de l’eau.

         « Que s’est-il passé ? »
         Jenir leva les mains. « Il doit être mort, je ne sens plus du tout sa présence. Nous étions en train de grimper quand il a glissé, il a atterri quelque part par ici. »
         « Vous n’aviez pas pris de cordes ? » demanda Methos en scrutant l’abîme obscur.
         « Aucun équipement, » dit-elle. « Nous n’en prenons jamais. »

         Methos se retint difficilement de lui faire la morale. Il défit son sac, et en sortit une lampe de poche et une petite corde.
         « Attends ici pendant que je descends, » lui ordonna-t-il.
         « Pourquoi n’attendrais-TU pas ici pendant que JE descends ? » demanda Jenir, les mains sur les hanches.
         « Parce que c’est ma corde, » répondit-il vertement avant de pouvoir se censurer.

         Faire entrer Jenir dans leur cercle, soixante ans auparavant, avait été l’idée de Michel, pas la sienne. Il se serait parfaitement bien débrouillé sans cette cubaine aux cheveux roux. Elle semblait plaire à Richie, en tous cas. Mais cela ne l’empêchait pas de l’entraîner dans des plans douteux comme celui-ci.

         Methos noua un bout de la corde autour d’un gros rocher, et l’autre bout autour de sa taille, puis il glissa le long des rochers. L’obscurité et le froid l’enveloppèrent aussitôt. La lampe de poche éclaira une caverne, d’environ sept mètres de large sur dix mètres de profondeur, ainsi que le corps de Richie, écrasé sur des arêtes rocheuses en bas. Sa corde n’était pas suffisamment longue. Il jura, se détacha, et atterrit à quelques centimètres à peine du crâne brisé de Richie. Sa cheville gauche glissa et alla se coincer dans une fissure. Il jura encore.

         Il aurait été difficile à Richie d’être plus mort qu’il ne l’était. Il gisait, étendu sur le dos, des traînées de sang coulant de sa bouche, de ses oreilles et de son nez, la colonne vertébrale réduite en miettes. Methos grimaça de dégoût, puis cria à Jenir : « Ça risque de prendre un certain temps. On va avoir besoin de plus de corde. Retourne au village, va chercher Duncan, et amène-le ici. »
         « Pourquoi n’irais-tu pas toi-même au village pendant que je reste ici avec Richie ? » hurla Jenir, son visage à peine reconnaissable en contre-jour.
         « Parce que c’est toi qui l’as mis dans ce pétrin, » hurla Methos.

         Pourquoi tout le monde devait ressentir le besoin de questionner ses décisions ? Il était Methos. Il était Etros de l’Eté. Il était Geoffroy de Bruchet, traversant une Manche maussade avec son ami Guillaume de Normandie, en route vers la conquête de l’Angleterre. Il était Baro de Tira, courant frénétiquement avec Arette devant des torrents de lave alors que son île disparaissait sous la fureur d’un volcan.

         Methos se reprit. Ce n’était pas le moment de se perdre dans les souvenirs. Il regarda Jenir s’éloigner, puis essaya de mettre Richie dans la position la plus confortable possible. La lampe de poche dans une main, il explora la caverne un peu plus et découvrit, dans un coin au fond, un conduit naturel qui conduisait, plus profondément, à des salles plus grandes. Il suivit le conduit, attentif à ne pas se perdre, et découvrit une rivière souterraine, large de trois mètres, d’une profondeur insondable.

         Quand il sentit la présence d’un autre Immortel, il revint à son point de départ et aveugla du le faisceau de sa lampe un Richie étonné et perdu.

         « Qui est là ? » demanda Richie.
         « Vous avez demandé les secours, ne quittez pas. » répondit Methos éclairant son propre visage.

         Richie n’avait pas l’air rassuré. Sa respiration était âpre et rapide, son corps vraisemblablement encore en pleine souffrance, avec dans les yeux le regard d’un animal effrayé.

         « Il y a un corps ici, » annonça-t-il. Se redressant, il reprit : « Quelqu’un est ici. »

         Methos le rattrapa avant qu’il tombe et s’abîme encore plus.

         « Il n’y a personne ici, » dit-il fermement. « Nous sommes seuls. »

         Richie secoua frénétiquement la tête. « Dans la rivière souterraine, » se força-t-il à dire. « Un homme. »
         Methos le força à s’asseoir. A inspirer par le nez et expirer par la bouche. Quand Richie fut calmé, Methos l’interrogea sur l’homme de la rivière souterraine. « Est-ce que c’était un rêve ? Un souvenir ? »
         Richie ferma les yeux pour se concentrer. Du sang séché maculait son visage. « Je ne me souviens plus, » dit-il enfin. « Je crois qu’il s’agissait… d’un cauchemar. »

         Aucun autre Immortel ne rêvait quand il était mort. Mais Richie n’était pas un Immortel comme les autres, Methos l’avait comprit longtemps auparavant.
         Ils restèrent encore assis quelques heures dans l’obscurité froide et oppressante avant que Duncan n’arrive avec Michel et Jenir pour les sortir de là. Le ciel commençait déjà à se colorer du rose du coucher du soleil, et Methos et Richie tremblaient de froid. Leurs secouristes les enveloppèrent dans des couvertures et leur versèrent du café dans la gorge. Richie ne pensait vraisemblablement plus à son cauchemar, et Methos de son côté n’en fit pas mention.

         Au cours des mois qui suivirent, Methos revint souvent à la grotte, mais jamais il ne trouva de corps dans la rivière.



***



         Lors d’une soirée de Poker Menteur, deux jours plus tard, Michel leva un regard hostile à Richie. « Tu triches, » dit-il.
         « C’est le but, non ? » sourit Richie, tout en recomptant ses jetons.
         « Tu triches vraiment, » protesta Michel. « De la triche télépathique. »
         Le sourire de Richie devint encore plus mutin. « C’est vrai. Là, j’ai des visions des cartes dont tu as besoin. »
         « Ça n’est pas drôle. » grogna Duncan, le visage caché derrière ses cartes.
         « Pour moi, ça l’est. » dit Richie.
         « Je crois que ça explique pourquoi nous sommes tous ruinés, » reconnut Methos, jetant son jeu. Toutefois, comme il n’aimait pas plaisanter sur les visions de Richie, il détourna la conversation. « Où en est la maison des Zimmermans ? »
         « Elle devrait être finie pour la fin de la semaine, » bailla Duncan, jetant ses cartes à son tour.
         « Et celle de Tom Costa ? »
         « Peter et son équipe vont creuser les fondations demain. Nous sommes presque à cours de matériaux, tu sais. Richie, ce serait vraiment chouette si tu pouvais demander à tous tes laquais de nous apporter du béton et du plastacier quand ils arrivent ici. »
         « Ça, ce n’est pas drôle. » dit Richie en perdant son sourire. Il avait horreur qu’on parle des Immortels qu’il avait attirés comme de ses disciples, de ses laquais ou de ses fidèles. Il n’était pas une divinité, pas un sauveur. Il ne savait pas comment dix-sept Immortels accompagnés de cinq enfants mortels avaient suivi des visions de lui à travers la jungle. Il souhaitait d’ailleurs souvent qu’ils ne soient jamais venus.

         Il arrivait que la nuit, alors qu’ils étaient étendus l’un contre l’autre après avoir fait l’amour, Jenir entortillait les poils roux de sa poitrine, en lui disant qu’il était exceptionnel. Exceptionnel parce qu’elle l’aimait, et exceptionnel parce qu’il pouvait voir des choses que personne d’autre ne pouvait voir.

         Mais il ne voulait pas les voir. Il ne voulait pas savoir, dans un éclair plus qu’embarrassant, ce que Paulo et Alan faisaient dans leur maison au milieu de la journée avec un regard espiègle. Il ne voulait pas sentir à travers Duncan les douloureux souvenirs de Dari que Peter lui inspirait parfois. Il ne voulait pas sentir l’amertume qui parfois torturait Tsaganis comme il parcourait le village dans l’obscurité de sa cécité.
         Il ne voulait pas voir ce futur qui lui parvenait, année après année, avec toujours plus de précision et d’horreur.
         Il ressentait les visions du futur différemment des souvenirs, de même qu’un coucher de soleil est différent de son lever. Il avait vu deux jours à l’avance l’arrivée des Zimmermans. Il avait su, une semaine plus tôt, que Huan se brûlerait le bras en préparant le petit déjeuner. Des visions mineures, pas vraiment troublantes. Mais parfois un flash lui arrivait comme celui qu’il avait eu dans la caverne souterraine – une image dérangeante, entourée de tragédie. Un homme serait un jour enseveli dans cette rivière souterraine, piégé à jamais, mais il ne savait pas qui. Il s’agissait peut-être de lui, et cette pensée lui causait un violent accès de claustrophobie.
         Il n’y avait qu’une image qui le dérangea plus que celle-ci. Une seule vision lui donnait des sueurs froides et rendait ses doigts gourds.
         Duncan et lui, sur une plaine vide et désolée, à la fin des temps, les épées levées. La fin du Jeu.

         « Hé, » dit Duncan, interrompant ses pensées. « Tu distribues ou tu rêves ? »
         Richie leva les yeux de son jeu. « Je dois y aller, » dit-il. « J’ai promis à Jenir de ne pas rentrer tard. »

         Michel voulu dire quelque chose, mais un regard de Methos l’en dissuada. Ils avaient fini par s’habituer aux crises occasionnelles de mélancolie de Richie. Duncan partit avec lui, et ils traversèrent le village dans un silence amical. L’air nocturne était lourd du parfum des orchidées, et ils entendaient les fracas méthodiques d’un duel à l’épée. Ils s’arrêtèrent aux portes du dojo pour regarder Peter et Luc s’affrontant à la lueur des torches.

         « Peter est plutôt bon, » dit Richie.
         Duncan acquiesça. « Il a intérêt, après toutes ces années d’entraînement. »

         Peter n’était plus l’enfant décharné qu’ils avaient trouvé abandonné, mais était devenu un jeune homme beau et robuste, aux cheveux sombres. A vingt ans, il apparaissait maintenant plus vieux que Richie. L’homme qu’il était devenu avait été principalement modelé par Holland, qui l’avait élevé en mère célibataire. Duncan l’aimait bien, mais avait pris soin de ne pas trop s’attacher à lui.
         « Est-ce qu’il t’arrive de te demander pourquoi il est ici ? » demanda soudain Richie.
         Duncan prit son temps avant de répondre. « Tu veux parler du hasard, du destin, de quelque chose comme ça ? »
         Richie acquiesça. Ses yeux étaient sombres et son regard insondable.
         Duncan dit « Combien de soirées allons-nous passer à débattre de ces choses-là ? Hasard ou destinée, le Jeu, le Prix et le Gathering. Le Bien et le Mal. Le meurtre et la légitime défense. Tu te souviens de ce que Methos a dit ? »
         « Sa philosophie est un piège. » murmura Richie.
         « Discuter comme ça ne nous amène qu’à tourner en rond. » reconnut Duncan.
         « Et les actes parlent plus fort que les mots. » dit Richie. « Quels que soient nos pouvoirs, nous sommes responsables de nos décisions. » Il se mit soudain à trembler et serra les bras autour de sa poitrine. Il se tourna alors vers l’autre Immortel. « Mac, tu sais que je ne lèverais jamais l’épée sur toi. »
         « Je le sais, » dit immédiatement Duncan. Il n’aimait pas la peur qu’il voyait soudain dans les yeux de Richie. « Qu’y a-t-il ? Tu as vu quelque chose ? »
         Richie secoua la tête « Je dois y aller. »
         « Tu mens, » dit Duncan en lui attrapant le bras. « Tu n’as pas besoin de me mentir. »
         Richie se dégagea de l’emprise de Duncan. « Crois moi, il vaut mieux que tu ne saches pas. »
         Duncan le suivit jusqu’au puits du village. « Tu n’as pas à porter ce poids tout seul. »
         « Et que voudrais-tu que je te dise, Mac ? » demanda Richie, tenant ses mains désespérément ouvertes devant lui. « Que je vois des choses que je ne comprends pas ? Que je ne veux pas voir ? Que personne ne devrait savoir ? »
         « Tu n’y peux rien, » dit Duncan obstinément. « Et tu ne peux pas l’arrêter. Alors pourquoi te torturer avec ça ? »
         « Je n’aurais jamais du faire ça, tu sais. Je n’aurais jamais du prendre le Quickening de Xan. J’aurais du le laisser à Methos. J’aurais du te le laisser. »
         « Si mes souvenirs sont bons, » dit lentement Duncan, « Tu n’avais pas vraiment le choix. Je n’étais pas spécialement disposé à t’aider, et Methos était bien trop loin pour ça. De plus, qu’est-ce qui te fait penser que Methos ou moi l’aurions mieux géré que toi ? Quoi qu’il soit advenu, ça n’était pas sans raison. »
         « Et tu crois ça ? » demanda Richie, sa voix prenant un ton étrange. « Tu crois vraiment ça ? »
         « Oui.»
         « Rien n’arrive sans raison ? »

         Duncan hésita, sentant le piège.
         « Je me disais bien aussi… » soupira Richie, alors que sa colère s’estompait. Il frappa doucement sa tête contre le mur, puis glissa pour s’asseoir dans la poussière. « Mac, c’était si facile autrefois. Juste toi et moi et Tessa, et la boutique, et tous ces Immortels malveillants qui venaient à nous. Comment se fait-il que tous ces types avaient des noms en K ? »
         « Je ne sais pas, » reconnut Duncan, s’asseyant à côté de lui. Il réussit à sourire. « Un autre mystère de l’Immortalité. » Il baissa les yeux sur le jeune homme. « Ca fait longtemps qu’on n’a pas parlé de Tessa. »
         « Elle me manque. Comment ça se fait, Mac ? Presque cinq cents ans et elle me manque encore. »
         « Elle t’aimait, tu sais. »
         Richie sourit. « Elle t’aimait plus. »
         « Pas du même amour, » dit Duncan. Instinctivement, il avança la main et ébouriffa les cheveux de Richie, qui rit et repoussa sa main.
         « Arrête ça, » menaça-t-il.
         « Ou bien quoi, p’tit gars ? » le taquina Duncan.

         Un cri aigu venant du dojo coupa la réponse de Richie. Les deux Immortels se bousculèrent pour trouver Peter étalé au sol, le sang coulant d’une artère ouverte de son cou, et Luc, d’un teint de cendre, bégayant des excuses.

         « Je ne voulais pas faire ça, » haleta-t-il. « On est… On est allé trop loin. »
         « Va chercher Jill Zimmerman, » ordonna Richie. Tombant à genoux, il fit pression sur la blessure. Jill Zimmerman, arrivée récemment, avait pratiqué la médecine dans la Nouvelle République d’Europe.
         « Arrête, Richie, » dit Duncan, tentant d’écarter ses doigts. « Ça ne sert à rien. »
         Richie refusa de bouger. « Elle peut le sauver. »
         « Il a le coup brisé, » dit Duncan. « S’il vit, il restera paralysé. Laisse plutôt arriver ce qui doit arriver. »
         « Et merde, » dit Richie en reculant. Sa main était souillée du sang de Peter. « Il est trop jeune. »
         « Plus vieux que tu ne l’étais, » lui rappela Duncan.

         Peter frissonna d’une dernière convulsion et mourut. La jungle devint soudain calme et tranquille. Duncan et Richie attendirent patiemment, une conscience nouvelle s’éveillant en leurs esprits, la sensation du monde qui s’équilibrait, une découverte nouvelle, et Peter se souleva pour respirer, et ouvrit les yeux.
         « Bienvenue parmi les vivants, » dit Duncan, sans toutefois beaucoup d’encouragement dans la voix.
         Richie tapota l’épaule du jeune homme pour le réconforter. « Tout va bien, Peter. Tu es des nôtres, à présent. »




- 5 -




         Il s’éveilla tandis qu’une femme brune, nue, se lovait contre lui dans une chambre éclairée aux chandelles. Elle toucha son front de ses doigts doux et froids. « Tu étais en train de rêver » dit-elle.
         « Qui es-tu ? » demanda-t-il. Les souvenirs tourbillonnaient dans sa tête, troublant kaléidoscope de femmes et de chambres, de nuits et de rêves.
         Sa bouche se tordit légèrement. « Ton épouse, qui d’autre ? »
         « Melishika ? »
         Son visage s’assombrit. « Ce n’est pas drôle, Methos. » dit-elle en quittant le lit pour se diriger vers la salle de bain.
         Methos. Donc il était Methos. Il fixa un instant le plafond, regagnant sa place dans le temps et l’espace, comme rejeté d’un océan émeraude sur la réalité d’une plage de sable fin. Melishika était morte, ses os faisaient à présent partie de la poussière ancestrale de Babylone. Arete était morte, enterrée sous la lave du plancher méditerranéen. Alexa était morte, elle reposait dans quelque cimetière oublié. Toutes les femmes qu’il avait aimées, retournées en poussière.
         « Je suis désolé » lança-t-il à travers la pièce.
         « Qu’est-ce qui t’arrive ? » demanda-t-elle en revenant. « Tu semble tellement perdu dans le passé, en ce moment. Parfois tu me regardes comme si tu étais quelqu’un d’autre. »
         « J’ai eu beaucoup d’identités. » admit-il en se retournant dans le lit et en tassant l’oreiller derrière sa tête. Ceirdwyn s’assit derrière lui et caressa ses jambes nues.
         « Plus maintenant. Reste avec moi, arrête de te perdre dans le passé. »
         Il se détendit sous ses douces mains. Depuis quelque temps, en effet, il avait tendance à trop revenir dans ses souvenirs. Parfois, des événements datant de milliers d’années semblaient plus réels que ceux de la semaine passée. Des enfants morts depuis des siècles semblaient plus présents que ceux des Zimmerman, dont les jeux pourtant emplissaient le village d’une énergie inépuisable. Il percevait l’odeur d’un mets et pensait à la grande époque de la Mésopotamie, buvait un verre de vin et se retrouvait à la chute de Rome.
         Il se souvenait surtout d’une image précise qui le secouait jusqu’au plus profond de lui-même : deux hommes, dressés dans une plaine ravagée et stérile, épées levées ; d’une promesse.
         Il prétendait toujours qu’il ne se souvenait plus de sa jeunesse. Cela avait été vrai pendant des millénaires, mais il savait maintenant qu’au tout début de son histoire il se nommait Etros de Sumer. Il se souvenait d’avoir fait un serment à l’époque, mais lequel ?
         « Qui était Melishika ? » demanda Ceirdwyn.
         Methos soupira. Il ne comprendrait jamais ce besoin qu’ont les femmes de toujours se comparer à d’anciennes maîtresses. Mais il lui répondit, en choisissant ses mots avec soin, tandis que les mains de sa compagne coulissaient le long de ses jambes et de son dos.
         Il se rendormit, s’éveilla plus tard sous les rayons que le soleil glissait jusque dans la chambre. Ceirdwyn était dans la cuisine, elle préparait le café. Ils mangèrent près de la fontaine un petit déjeuner simple, composé de figues, de mangues et d’autres fruits de la région. Méthos avait prévu une excursion d’une journée dans la jungle - officiellement juste pour se promener, en fait pour vérifier ses préparatifs aux chutes Connor - et partit peu après. Il venait d’y arriver quand il remarqua qu’il avait été suivit avec précaution.
         « Bon, ça va ! » lança-t-il en direction des arbres. « Qui que ce soit, vous pouvez sortir à présent. »
         Duncan apparut en grimaçant, Methos fronça les sourcils. « Que fais-tu, tu m’espionnes ? »
         « Je venais juste voir ce que tu fabriques par ici. » répondit le Highlander.
         « Et qu’est-ce qui te fait croire que je prépare quoi que ce soit ? »
         « Cela fait des mois que tu y viens, depuis l’accident de Richie. Et malgré tous les efforts de Tsaganis pour te couvrir, il manque du plastacier dans le stock. Je pense que tu te construis un abri anti-atomique, au sens figuré. Ais-je raison ? »
         Methos refléchit un moment en silence.
         « Pourquoi ne pas le demander ? »
         « C’est bien ce que je fais. » Malgré les traits amicaux du Highlander, son regard était assez froid.
         « Pas terrible comme filature, tu pouvais faire mieux. »
         « Je voulais que tu saches que j’étais là. »
         Methos ouvrit les lèvres mais ne dit rien. Il laissa Duncan le suivre à travers les rocs jusque dans la grotte où Richie s’était tué, puis de là dans la rivière souterraine. L’air était aussi froid et humide que dans le souvenir de Duncan. Le plastacier manquant avait été assemblé en une longue boîte rectangulaire, posée au bord de l’eau.
         « Tu veux te convertir en vampire ? » demanda Duncan.
         Methos regarda l’objet avec respect. « Ce n’est pas pour une personne ; c’est destiné aux Chroniques de Methos et à d’autres objets de valeur. »
         « Tu penses en avoir besoin ? »
         « C’est juste une sécurité, au cas où tout le reste échoue. »
         « Le Methos que je connais ne parle pas si facilement d’échec. »
         « Je ne suis peut-être pas le Methos que tu connais. » répliqua le vieil Immortel. « Peut-être qu’aucun de nous n’est celui qu’il pense. Qui crois-tu qu’est Richie, avec ses visions et ses prémonitions ? »
         « Pourquoi t’en fais-tu pour Richie ? » demanda l’Ecossais un peu abruptement.
         « Il a changé, Duncan. Chaque année depuis qu’il est arrivé ici. Je crois que nous avons tous changé, mais nous y sommes si habitués qu’on ne le remarque même plus. »
         « Et le changement est… quoi ? Négatif ? »
         Methos laissa ses mains courir le long de la boîte lisse. « Richie est inquiet ces temps-ci. Sait-il quelque chose qu’il ne nous dit pas ? »
         « A toi de le lui demander. »
         « Il a vu l’avenir ? »
         Duncan ramassa des cailloux et les frotta l’un contre l’autre. « Peut-être. » Puis, visiblement aux prises avec sa conscience, il admit « Il a dit quelque chose à propos d’une confrontation. Deux hommes dans une plaine, mais il ne veut pas me dire de qui il s’agit. »
         Plus de cinq mille ans d’entraînement avaient apprit à Methos à rester impassible. Il demanda, avec une indifférence étudiée « C’est tout ? »
         « C’est suffisant. »
         « Le monde du dehors décline rapidement, MacLeod. Tu le sais et moi aussi. Les carnages, les guerres, les bombes, la pollution, tout arrive ensemble. Les grandes civilisations sont sur le point de tomber en poussière. C’est déjà arrivé et cela recommencera. Et je ne peux m’empêcher de penser que nous avons fait une erreur, il y a soixante ans ; nous n’aurions pas du venir ici. »
         Les yeux de Duncan s’élargirent. « Tu crois vraiment ? »
         « Nous aurions pu rester là-bas, tenter d’agir sur leurs désastres. Essayer d’avoir un impact positif. Mais nous avons fuit. »
         Duncan s’approcha de lui dans l’obscurité, le rayon lumineux de sa lampe de poche rebondissant sur les murs pierreux. « Demeurer ne nous aurait servit qu’à nous faire tuer, comme Connor, comme Amanda. Combien de rapports avons-nous téléchargés sur des Immortels emprisonnés et exécutés ? Combien de millions sont morts sous les ordres de mortels ? »
         Methos ne répondit pas.
         « Tu nous as toujours dit que nous jouions sur le temps », continua Duncan. « Qu’un jour le monde serait de nouveau sûr. Pourquoi n’y crois-tu plus ? »
         « Je l’ignore. » admit Methos. « Vraiment, je n’en sais rien. Mais j’ai la sensation de… je ne sais pas. D’une catastrophe imminente, si tu préfères. Tout va changer. »
         « On croirait entendre Richie » murmura Duncan.

         En retournant au village, il perçurent la présence d’autres Immortels et croisèrent Holland, Ceirdwyn et Luc. « Une alarme s’est déclenchée dans le secteur Est » expliqua la Celte. « On dirait qu’on a encore de la visite. »
         A trente minutes vers l’orient ils découvrirent les intrus – trois Immortels et deux adolescents pré-Immortels. Venir jusque là n’avait pas été facile, leurs vêtements étaient déchirés et sales, ils n’avaient plus de provisions. Mais ce fut la vue de la plus grande des femmes, une beauté brune aux yeux verts, qui arrêta net Duncan.
         « Debra ? » demanda-t-il.
         Elle leva les yeux, le dévisagea puis se jeta dans ses bras.
         « Papa ! »



***



         « Tu as toujours su que Rachel et moi avions élevé des enfants. » dit Duncan à Holland pour essayer de la calmer. Ils étaient dans le jardin de l’Immortelle, où elle arrachait les mauvaises herbes avec une fougue peu surprenante pour qui la connaissait quand elle était en colère. Elle s’y acharnait depuis une bonne demi-heure, et à ce rythme allait bientôt devoir passer à l’arrachage des fleurs elles-mêmes.
         « J’ignorais qu’aucun d’entre eux était encore en vie ! » répliqua Holland. « A ta façon d’en parler, j’ai toujours cru qu’ils étaient morts. »
         « Je le pensais aussi. Je n’ai eu aucune nouvelle de Debra depuis plus de cent ans. »
         Holland s’assit et le fixa gravement, de la terre salissant son nez et ses joues. « Est-elle la raison pour laquelle tu as refusé d’élever Peter ? »
         « Non. Je ne m’en suis pas occupé parce que je ne voulais plus être père. »
         Une demi-vérité. Il ne s’autorisait pas toujours à en dire plus quand venait le sujet de Rachel et de leurs enfants.
         Duncan s’agenouilla auprès de sa femme, prit ses mains terreuses dans les siennes. « Holland, quand nous nous sommes rencontrés, Tessa était morte depuis plus de deux ans. Anne avait été menacée par sa simple présence à mes côtés. Tous les humains que j’approchais semblaient devoir en souffrir. J’ai juré de ne plus jamais m’attacher à une mortelle, mais j’ai eu avec Ceirdwyn une longue discussion, que j’ai ruminée longtemps. Je suis alors tombé amoureux de Rachel Macleod, du même clan malgré les siècles nous séparant.
         « Elle tenait beaucoup à avoir des enfants ; je ne voulais pas, ne voyant rien de bon en sortir. Mais elle insista, tant et si bien que nous avons commencé à adopter des enfants pré-Immortels d’orphelinats de toute l’Europe. Nous avons ainsi élevé six enfants - jusqu’au début de l’âge adulte - avant Debra, puis elle-même, Connor, et enfin Darien.
         « Darien était le plus brillant et le plus imprévisible de nos enfants. Il était passé par de nombreux foyers d’accueil, un peu comme Richie quand il était jeune. Malgré tous nos efforts, nous n’avons pas réussi à le convaincre qu’il faisait partie de notre famille, qu’il était aimé et respecté. Pendant des années nous avons essayé de nous entendre. Puis il a sombré dans la drogue et la délinquance, et nous a quitté.
         « Trois ans après l’avoir vu pour la dernière fois, Dari est rentré à la maison. Je n’étais pas là, contrairement à Rachel. Elle avait alors presque soixante-dix ans et n’était pas en très bonne santé, c’était assez âgé à cette époque. Ils ont du se disputer. En arrivant, je me suis rendu compte que Dari était devenu Immortel, et il était penché sur le corps sans vie de Rachel en bas des escaliers. Il jura que c’était un accident, mais je ne l’ai pas écouté, aveuglé par ma peine. Je ne l’ai jamais revu. »
         Holland lui caressa les joues. « Et tu te le reproches ? »
         « Pas du reproche », corrigea Duncan. « Un profond regret. Un souhait que cela ait fini autrement. J’ai juré que je n’aurai plus jamais d’épouse mortelle. Plus jamais d’enfants. La seule autre femme avec laquelle j’ai accepté de tomber amoureux, c’était toi. »
         « Oh, Duncan… »
         « C’est de cette façon que j’ai choisit de vivre ma vie », reprit le Highlander. « Je ne peux revenir en arrière, et même si je pouvais je ne le ferais pas. »
         « Pourquoi ne m’en as-tu rien dit ? »
         « J’ai toujours voulu, mais n’ai jamais pu. Que tu le saches n’aurait rien changé, cela n’aurait pas affecté ma réaction face à Peter. Tu as fait du bon boulot avec lui. Le meilleur qui soit. »
         « Merci. » dit-elle. Elle se pencha vers lui et l’embrassa. « Es-tu fatigué ? »
         « Pourquoi ? », demanda-t-il, surpris par son changement d’humeur.
         « Je veux aller au lit. »
         Le Highlander glissa une main dans ses cheveux en lui rendant son baiser et ses caresses jusqu’à ce qu’ils se retrouvent étendus parmi les fleurs.
         « Qui a besoin d’un lit ? »




- 6 -




         Debra MacLeod dévisagea Joe Dawson et lâcha d’un ton tranchant « Pousse-toi de mon chemin, espèce d’illusion virtuelle du passé, ou je te passe à travers. »
         Joe croisa ses bras. « Vous pouvez essayer petite demoiselle, mais vous ne franchirez pas cette porte, dont je contrôle le mécanisme. Personne - à part MacLeod - ne dérange Richie quand il médite. »
         « Je suis une MacLeod » répliqua Debra, « et je ne vais pas le déranger, je souhaite juste dire bonjour à un vieil ami. »
         « Vous lui direz plus tard. » répondit fermement l’hologramme.
         « Ce n’est peut-être qu’un ordinateur, mais il est incroyablement têtu. » dit une voix de femme derrière Debra. Elle avait senti l’autre Immortelle approcher, mais était trop occupé à négocier l’accès pour se retourner. Il s’agissait d’une rousse plantureuse en T-shirt vert. « Tu dois être une des nouvelles. »
         « Debra MacLeod du clan MacLeod. »
         « Jenir Densales. Tu connais Richie ? »
         « Depuis environ quatre cent ans. »
         « Je ne l’ai rencontré qu’il y a soixante ans. »
         Elles se jaugèrent calmement. Joe Dawson clignota un instant puis réapparut. « J’ai signalé votre présence à Richie, mademoiselle MacLeod. Il va vous recevoir à présent. »
         « Tiens donc », répondit Debra sur un ton moqueur. « Et bien, si Sa Majesté le permet… »
         « Je reviendrai », dit Jenir avec un sourire. « Vous devez avoir plein de choses à vous dire depuis le temps. »
         Debra suivit Joe Dawson dans la maison. Elle fronça les sourcils en découvrant qu’il ne l’avait pas meublée. Ils se retrouvèrent dans la cuisine, et l’Immortelle était fort émue.
         « Oncle Richie… »
         « Salut Debra », dit-il en souriant. « Ca fait plaisir de te revoir. »
         Elle n’était morte pour la première fois que passé quarante ans ; il avait gardé le corps de dix-neuf ans de lorsqu’il passait les voir en Ecosse. Mais ses yeux avaient vieilli, étaient devenus plus sages et plus cyniques. Debra commença par la première chose qu’elle avait à dire.
         « On m’a apprit, pour Versailles. Je suis tellement désolée… »
         Il frémit. Il avait enfouit tout ce qu’il avait pu de ces événements tragiques. « Moi aussi. » dit-il en l’étreignant longuement. « Comment vas-tu ? »
         « Le voyage a été long », admit-elle, « D’autant que je ne savais pas pourquoi je venais. J’ai entendu ton appel alors que j’étais sur un autre continent… Comment est-ce possible ? »
         « Je ne peux l’expliquer. » répondit Richie, gêné. « Entre, assieds-toi. As-tu faim ? »
         « Pourquoi n’as-tu aucun meuble ? » demanda Debra en s’asseyant sur un coussin.
         « J’ai vécu quelques temps dans un monastère, ils n’ont pas grand’ chose comme meubles ou possessions matérielles là-bas. Je m’y suis habitué. »
         Il posa devant elle une assiette de tomates, de carottes et de poivrons et s’assit à son tour. Debra rit de la distance qui les séparait et rapprocha son coussin, puis elle plaça une main sur le bras de l’Immortel.
         « Cette fille, là, Jenir. Tu n’es pas amoureux d’elle, n’est-ce pas ? »
         Embarrassé, Richie baissa la tête de la même façon qu’il le faisait des siècles auparavant. « Qu’est-ce qui te fait dire cela ? »
         « Son regard. Elle t’aime, mais tu ne le lui rends pas. »
         « Nous avons un… arrangement. Pas de mensonges, pas de fausses promesses. Juste un arrangement. »
         Debra sourit, de son fin sourire de connivence qui avait fait fondre bien des garçons à Glennfinnan. « Toi et moi, nous avions aussi un arrangement, autrefois. » murmura-t-elle.
         « Et ton père a failli prendre ma tête ! »
         « Il n’était pas sérieux. » Elle se pencha et pressa doucement les lèvres contre la joue droite de Richie. Puis la gauche. Puis son front. Elle descendit vers sa bouche, tandis que ses mains maintenaient sa tête.
         « Debra, attends… » dit Richie en se dégageant. Ses joues s’empourprèrent. « Qu’est-ce que tu fais ? »
         « Cela fait longtemps que j’attends cela » répondit Debra, le souffle court. Ses mains glissèrent le long de ses côtes. « Richie, ne t’ais-je pas manqué ? »
         « Si, beaucoup… »
         Leurs lèvres se rencontrèrent à nouveau avec une anticipation électrique, mais il se recula et se leva. « Debra, tu m’as beaucoup manqué, mais j’ai un arrangement avec Jenir, et je la respecte trop pour faire ce que tu souhaites. »
         Debra ne dit rien pendant un moment, puis elle se leva gracieusement et quitta la cuisine. Richie passa quelques minutes à se demander ce qui venait de se passer, avant d’aller à la maison de Duncan. Le crépuscule assombrissait la jungle, les insectes s’étaient mis à voleter. Le Highlander faisait ses katas, son corps musclé focalisé sur les attaques, les parades et les esquives qu’il enchaînait.
         « As-tu vu Debra ? », demanda Duncan sans perdre sa concentration.
         « Oui. » répondit Richie, mais il préféra rester discret sur ce qui venait de se passer avec elle. Après tout, Duncan était quand même le père de Debra. Il entra dans le dojo privé de Duncan, décrocha un katana du mur et le fit tourner et retourner dans sa main.
         « Nerveux pour ce soir ? »
         « Peut-être. »
         « Tu ne devrais pas. Ce n’est pas forcément le meilleur moment. »
         Richie grimaça. « Je ne peux pas m’y soustraire, je dois savoir. Nous devons tous savoir. Mais… je peux te demander un service avant ? »
         « Lequel ? »
         « Pourrions-nous nous battre ? Et faire comme si… »
         Duncan arrêta ses exercices, regarda affectueusement son ami. « Faire comme si quoi ? »
         Richie tenta un faible sourire. « Faire comme si nous n’étions que nous deux, au bon vieux temps ? Enfin, le mien, pas forcément le tien. Tu sais, faire comme si… nous étions dans le dojo à Seacouver, que tu me donnes des cours ? »
         « Tu n’as plus besoin de leçons, Rich’. »
         Il frémit. « J’ai peut-être seulement besoin d’y croire. »
         « Nous avons sans doute tous besoin de temps en temps. » répondit Duncan. Et, pour quelques instants au moins, le monde et ses tracas s’évanouirent.



***



         Methos et Michel dînaient dans la cuisine du plus jeune. Naseem était sorti s’occuper de l’installation provisoire des nouveaux venus. Ceirdwyn, épuisée par une journée passée à interroger les étrangers, avait prétexté un mal de tête et était allée se coucher.
         Methos se préparait un sandwich lorsqu’il sentit quelque chose qu’il espérait ne plus jamais avoir à vivre. Un tremblement de terre.
         Le grondement sourd et distinct se concentra à l’arrière de son crâne et envoya un frisson le long de sa colonne vertébrale. Cela avait fait pareil dans une cellule des entrailles de Versailles lorsqu’ils avaient libéré Richie des DESII, et aussi à Seacouver, quand Xan pliait l’esprit de jeunes Immortels à sa volonté.
         La colère envahit le plus vieux des Immortels.
         « Juste ce dont j’avais besoin, » grogna-t-il en repoussant sa collation. « Je dois y aller, on discutera plus tard. »
         Il fit avant tout un détour par chez lui où il récupéra son épée, puis il suivit le son du tonnerre dans la nuit. Le monde lui semblait plus aiguisé, l’air humide encore plus chargé d’eau. Il se glissa aussi silencieusement que possible à travers la mangrove jusqu’à ce qu’il perçoive l’un des siens. Il trouva Peter en train d’escaler un palmier de trente mètres, avec des bottes ferrées et des grappins de métal dans les mains.
         En soit, cela n’avait rien de remarquable, si ce n’était que Peter avait une phobie mortelle des hauteurs, mais en plus il grimpait le long du tronc avec l’agilité et l’assurance d’un singe.
         Quelque part près du sommet, caché par les ombres, Peter glissa et chuta dans un cri perçant. Il s’écrasa au sol près de Methos, sa colonne vertébrale se brisant sous le choc. L’Ancien examina le corps et découvrit une traînée de sang coulant de son oreille gauche. Cela pouvait venir d’une hémorragie cérébrale, mais il suspectait une source très différente.
         Sans attendre que son cadet ressuscite, il fila vers la maison de MacLeod, où Joe Dawson guettait le palier. L’ironie de se voir opposer son propre ordinateur n’échappa pas à Methos. Il traversa l’hologramme, enfonça la porte d’un coup de pied et trouva Duncan et Richie dans le salon.
         Richie méditait.
         Dix centimètres au dessus du sol.
         « Fais-le cesser. » ordonna Methos en dégainant son épée.
         Duncan le dévisagea calmement. « Pourquoi ? »
         « Parce que cela n’amènera rien de bien. Ses intentions ont beau être positives, il a beau croire qu’il à le contrôle, ça n’est pas bon. Peter en est mort. »
         « Mort… jusqu’à quel point ? »
         « Ce n’est que temporaire », répondit Richie en ouvrant les yeux. Il lévita jusqu’au plancher et expira longuement. « Je l’ai sentit partir. »
         « C’est toi qui l’a envoyé dans cet arbre », accusa Methos, « Comment ? En utilisant le même supplice que Xan te fit subir ? »
         « Ce n’est pas forcément douloureux, et Peter était d’accord. Il est le plus jeune Immortel ici, ce ne pouvait être que lui. »
         Methos se mit à faire nerveusement les cent pas dans la pièce. « Tu ne peux pas badiner avec ce pouvoir, Richie. C’est trop risqué ! Tu veux finir comme Xan, devenir ce qu’il était ? »
         Richie se leva. « C’est déjà le cas. Que cela te convienne ou pas, que tu veuilles me croire ou pas. Tu l’as bien vu, tu étais là, année après année, tu m’observais. »
         « C’est un pouvoir que tu ne peux pas contrôler ! »
         « Maintenant, si. » murmura Richie.
         Ils s’observèrent longtemps, jusqu’à ce que Duncan intervienne d’un ton raisonnable. « Que tu le veuilles ou non, Methos, Richie a hérité des capacités psychiques de Xan. Nous pouvons soit l’aider à les maîtriser, soit le rejeter pour cela. Que préfères-tu ? »
         « Le plan C. »
         « C'est-à-dire ? »
         « Je ne sais pas encore. » Il jaillit hors de la maison de Duncan, aveuglé par la colère au point de percuter Michel en chemin.
         « Qu’est-ce que tu fais là ? » demanda-t-il, incapable de masquer l’inquiétude et la frustration de sa voix.
         « Je t’ai suivit, je le devais. »
         « Pourquoi ? »
         « C’est mon boulot. » Les mots sifflèrent comme la brise entre les arbres.
         Un objet tranchant perça les côtes des Methos, tandis qu’un liquide emplissait ses poumons. Stupéfait, il baissa les yeux sur le poignard enfoncé dans son corps, puis s’effondra dans les bras de Michel.
         Les derniers mots qu’il entendit furent « Tu ne sauras jamais à quel point je suis désolé… »




- 7 -




         Luc éveilla Duncan à l’aube. Le jeune Immortel était épuisé, décoiffé et quelque peu embarrassé.

         « C’est Debra, » dit-il.
         Duncan se redressa. « Que lui arrive-t-il ? »
         « Je ne l’ai rencontrée qu’hier, » dit-il « Je sais qu’elle est ta fille et tout ça, et c’est pour ça que c’est difficile pour moi de t’en parler, mais je trouve qu’elle se comporte bizarrement. »
         « Bizarrement de quelle manière ? » demanda Duncan en se frottant les yeux. « Qu’est-ce qu’elle a fait ? »
         « Elle m’a… elle m’a séduit. »

         Le Highlander cligna des yeux. Il ne s’était pas inquiété de la sexualité de Debra depuis le temps où elle était une mortelle de dix-huit ans sous sa responsabilité. « Et ? » demanda-t-il.
         « Alors elle est partie pour la jungle. En pleine nuit, sans lampe, sans équipement, sans nourriture. Elle ne voulait pas dire où elle allait. Elle avait même l’air de ne pas m’entendre. »
         Duncan réprima un bâillement et attrapa une chemise propre. « Je vais m’occuper de ça. Par où est-elle partie ? »
         « Le sentier Est vers le Mont Amanda, je crois. »

         Duncan remplit un sac à dos de fruits frais et d’un équipement de survie. Il s’achemina alors sous les palétuviers et traversa le village en direction du Mont Amanda. Il ne se faisait pas de sérieux soucis pour sa fille, mais ça ne coûtait rien de vérifier. La journée s’annonçait chaude et humide, mais au bout de quelques heures, le vent se leva, le ciel se couvrit et la pluie s’annonça.
         Un objet jaune attira son attention, et il découvrit les vêtements de Debra éparpillés dans un buisson.
         Il cria son nom. Aucune réponse ne lui parvint, que les insectes, les oiseaux, toute la vie de la jungle.
         Puis, loin devant lui, il vit quelque chose qu’il n’avait jamais vu auparavant.
         Le Quickening d’une femme Immortelle donnant le jour.



***



         Tard dans la matinée, Richie s’éveilla avec une migraine. Il s’y attendait un peu à la suite de l’effort nécessaire pour faire monter Peter dans l’arbre, suite au combat avec Methos. Le ciel au dessus des arbres était sombre, le vent faisait voler les feuilles, faisait bouger les plantes. Il resta sur le pas de sa porte, à l’écoute de l’étrange sensation qui montait en lui. Une partie du malaise était dû à la colère de Methos, à ses paroles mordantes. Duncan lui avait dit que Methos reconsidèrerait probablement la question à tête reposée. Richie, de son côté ne pouvait s’empêcher de penser que Methos ne lui faisait pas confiance, ne lui avait jamais fait confiance durant tous ces siècles.

         Joe Dawson prit forme derrière lui.
         « Salut Richie, » dit l’hologramme. « As-tu vu Methos ? »
         « Pas depuis hier soir, pourquoi ? »
         « Il n’est pas rentré chez lui hier soir, » dit Joe. « Ceirdwyn le recherche. Elle est un peu ennuyée. Et un peu inquiète. »
         Richie fronça les sourcils. « Il est parti d’ici à peu près à… »
         La vision le heurta de plein fouet, telle un bélier qui lui enfonçait l’estomac. Richie s’étouffa et se rattrapa en tâtonnant à la porte. Il ne pouvait plus respirer, plus voir, plus sentir son corps. Il n’y avait plus rien d’autre que la fumée, le feu, le sang, les Quickenings, les envahisseurs tombés du ciel, la mort de tous ses amis.

         « Richie ? » La voix de Joe parvenait jusqu’à lui, encore et encore. L’Immortel se fraya mentalement un chemin vers la réalité. L’image amicale du mortel aux cheveux grisonnants, mort depuis si longtemps, se pencha vers lui. « Richie, qu’y a-t-il ? »

         C’est alors que Joe se mit à vaciller, des bandes verticales disparaissant de son image. Il redevint normal et leva les sourcils de surprise.

         « Quelqu’un est en train de s’attaquer à mon système, » dit-il. Il s’affaiblit, puis réapparut pour dire d’une voix à peine audible « Plus… de … musique ! »

         Joe Dawson mourut pour la seconde fois.

         Richie attrapa sa rapière et courut vers le village. Pour la première fois, il regretta de s’être installé si loin des autres. Il atteignait le dojo quand une rumeur sourde emplit l’air, et deux massives capsules aériennes descendirent lentement du ciel. Une douzaine d’étranges Immortels surgit de la jungle. Ils avaient l’épée à la main, et la soif du sang dans les yeux. Ils ne portaient pas l’uniforme des DESII ; c’était donc une armée privée, qui semblait bien entraînée et sans pitié.

         Jill Zimmerman fut la première à mourir, la tête proprement détachée de son corps. Luc tomba sous les coups d’un escrimeur souriant qui faisait deux fois sa taille. Leurs Quickenings emplissaient le ciel tels une mer de feu. De l’autre bout de la place, Richie vit Ceirdwyn mener un combat perdu d’avance contre un géant aux cheveux roux. Elle croisa le regard de Richie le temps d’une demi seconde d’angoisse.

         « Non ! » hurla Richie. Il se rendait compte, comme poignardé par cette découverte, qu’il ne pouvait pas les sauver. Ses visions étaient inutiles. Le village était perdu, et une culpabilité mortelle commença à couler dans ses veines, de ses intestins vers ses doigts gourds, vers ses orteils, vers chaque parcelle de sa peau glacée.

         Et pourtant il se battait. Son épée frappait, coupait encore et encore ses ennemis. Ils s’écartaient devant lui sans qu’il comprenne pourquoi. C’est alors que ses coups furent arrêtés par un homme plus grand que lui, au visage douloureusement familier. Il s’arrêta le temps d’une fatale seconde pour le reconnaître, comme les cris et le sang et la fumée volaient autour de lui comme dans un rêve.

         « Darien, » haleta-t-il.

         Entraîné à prendre avantage des plus petites erreurs de ses adversaires, Darien MacLeod utilisa la pause de son oncle Richie pour lui enfoncer son katana dans la poitrine et le faire tomber à genoux.
         La bouche de Richie s’emplit de sang. Le goût chaud, humide et métallique l’en fit presque suffoquer. Il vit l’épée de Darien arriver, mais ses bras ne lui obéissaient plus, ne voulaient plus lever la rapière pour le défendre alors que la Mort lui faisait signe. Il ne vit pas Felicia ni Amanda ni Tessa, il ne vit rien de ce qu’il s’attendait à voir. Il se sentit hissé vers la lumière, s’élançant dans l’air, laissant les gens quelques centimètres en dessous des limites de sa perception. Un vieil homme bienveillant dont il avait oublié le nom depuis longtemps dit alors d’une voix pleine de chagrin, « Hé bien, mon gars, que vont-ils faire de toi ? »

         L’obscurité.



***



         Duncan était muet de surprise.
         Trouver Debra nue dans une petite clairière, entourée par les fleurs sauvages de la jungle, un enfant nouveau-né dans les bras, était de loin une des choses les plus surprenantes qui lui soient arrivées. Debra s’émut sous son regard, resserrant les bras autour du petit enfant qui tétait tranquillement.
         « Papa, » murmura-t-elle. « Tu ne devrais pas être ici. »
         « D’où… » commença-t-il avant de se taire. D’où venait l’enfant semblait évident. Il couvrit Debra de ses propres vêtements pour la protéger de la douce pluie qui commençait à tomber. « Seigneur, » dit-il.
         « Encore un MacLeod, » murmura Debra. Des larmes glissèrent de ses yeux. « Dont je ne me rappellerai pas. »
         « Que veux-tu dire ? » demanda Duncan.
         « Ça se passe toujours comme ça, » dit Debra. « Quand cela se passe… le bébé vient … encore un peu de temps et je ne me souviendrai même pas qu’elle est ma fille.
         
         Debra n’était pas enceinte la veille. Il l’aurait juré. Il se rappela des mots de Luc, et du regard étrange dans les yeux de Richie quand ils avaient parlé de Debra la veille au soir.

         « Qui est le père ? » demanda-t-il.
         « C’est Luc, » implora-t-elle. « Il ne saura jamais. Je ne me souviendrai pas d’elle. Même si tu la mets dans mes bras demain… Je ne saurai pas qu’elle est ma fille. »

         Duncan s’assit, essayant de comprendre tout ce que ça impliquait. D’un seul coup il comprenait pourquoi tous les Immortels étaient des enfants trouvés. Il comprenait comment Peter avait pu être abandonné dans la jungle.
         Il se souvint aussi, distraitement, qu’un jour, autrefois, Amanda avait inopinément séduit Richie pour une nuit, et avait ensuite disparu de la ville pour une journée.

         La pluie se fit plus forte, rafraîchissant son cou. Debra lui tendit l’enfant, et il la prit, plein d’admiration, conscient de la fragilité de cet être qui baillait avec une bouche si petite, si parfaite.

         « Fais moi une faveur, » dit Debra. « Quand je ne me souviendrai plus d’elle, assure-toi qu’elle conserve son nom. »
         « Quel est son nom ? »
         « Rachel, » dit-elle. « Comme maman. »

         Les yeux de Duncan s’embuèrent. « Je m’en souviendrai, » dit-il d’une voix rauque. Il blottit l’enfant contre sa poitrine et leva le visage vers la pluie qui tombait. Quand il put enfin parler, il dit : « Tu vas bien ? On devrait rentrer au village avant que le temps ne se gâte pour de bon. »

         Debra se redressa précautionneusement et remit ses vêtements. « Qu’est-ce que tu vas dire aux autres ? »
         « Je ne sais pas, » reconnut Duncan. Il embrassa sa fille sur le front. « Mais je trouverai bien quelque chose. »

         A mi-chemin, la fumée des maisons en flammes les atteignit.

         A l’entrée du village, il vit les feuillages écrasés là où les capsules aériennes s’étaient posées, ainsi que deux corps décapités qui gisaient dans la boue.

         « Qu’est-ce qui s’est passé ? » demanda Debra. « Papa ? »
         « Reste ici, » dit-il. Il lui tendit l’enfant qu’il avait porté sur le chemin du retour. « Tiens la. »
         « D’où vient-elle ? »
         « Je t’expliquerai plus tard, » promit Duncan, tandis qu’une partie de lui savait déjà qu’il n’y aurait pas de plus tard. Il n’y avait que le présent, inscrit nettement dans ses sens, et pourtant surréaliste. Le présent, qui insufflait la peur sous chaque centimètre carré de son épiderme. Le présent, qui semblait destiné à briser son cœur une fois de plus.

         Ils étaient tous morts.

         Il les trouva massacrés dans leurs foyers. Alan et Paulo, leurs corps enlacés sur le lit dans une parodie macabre de l’amour. Sans tête. Naseem, affaissée sur la table de sa salle à manger, les mains tendues en signe de reddition. Décapitée. Gustaf, tordu dans son jardin, le corps mou et sans défense. Aucune tête en vue. La plupart des autres étaient morts dans le village, leurs corps avaient été empilés les uns sur les autres avant d’être enflammés. Leurs têtes manquaient également, mais il put reconnaître ce qui restait du tissu brun de la chemise de Luc, la croix celtique autour du cou de Ceirdwyn, les bracelets de jade que Huang portait aux poignets.

         L’alliance au doigt de Holland.

         Duncan s’assit dans la boue. La pluie ne s’était pas calmée. Elle continuait de tomber, avec la même régularité réconfortante sur les corps, sur ce qui restait du dojo, sur les murs de le Hall de l’Amitié. Il s’attendait plus où moins à ressentir la même peine que celle qui s’était emparée de lui à la mort de Connor. Il ne se souvenait que partiellement de ses pensées d’alors, mais elles étaient tournées vers sa détermination à lui remettre la tête sur le cou pour qu’il puisse guérir et revivre.

         La tête de Holland manquait. Ses cheveux, qu’elle avait décolorés et brunis, frisés et lissés, dans un combat sans fin pour les apprivoiser au cours des siècles. Ses yeux, doux et expressifs dans lesquels il se voyait, dans lesquels il voyait le bonheur. La forme obstinée que prenait sa mâchoire quant elle avait une idée en tête.

         Il aurait du l’aider à élever Peter. Après tout, ça n’était pas tant lui demander que ça. Il aurait pu faire une concession, pour le bien de leur amour.

         Aucune peine ne vint. Ses pensées étaient très claires, et il voyait très bien ce qu’il lui restait à faire. Mais pour un long moment il ne put bouger, ne put que rester assis auprès des corps décapités. Il ne remarqua pas même l’odeur de chair brûlée qui s’infiltrait dans ses vêtements trempés.

         « Papa ? » Debra le rejoignit enfin et se pencha vers lui. Depuis quand est-ce que tout était devenu sombre ? Il pouvait à peine la voir.
         « Papa ? Ils sont tous morts ? Tu es sûr ? »

         Duncan ne répondit pas. Il n’avait aucun d’espoir qu’aucun d’eux en ait réchappé. Il se releva en titubant, surpris par la faiblesse de ses jambes, et l’embrassa sur le front.

         « Où vas-tu ? » demanda Debra. Sa voix le suivit comme il passait à côté de le Hall de l’Amitié.
         « Papa, où pourrais-tu aller ? »

         Il n’y avait qu’un endroit où il puisse aller. Il s’arrêta quand ses bottes heurtèrent quelque chose dans la boue. Il se pencha et ramassa la rapière de Richie. Il lui avait donné cette arme des siècles auparavant, après sa première rencontre avec une autre Immortelle. Si longtemps. Si loin.

         Duncan prit la rapière avec lui.

         Il alla dans la jungle, se déplaçant avec l’obscurité et la pluie, son corps sachant très bien où il voulait aller, son esprit restant vide. Il laissa derrière lui ce qui avait été sa maison toutes ces années et se dirigea vers l’Ouest, vers les Chutes de Connor. Il trébucha de nombreuses fois dans l’obscurité, déchirant ses vêtements, tâchant sa peau de sang, mais il ne ressentait pas plus ces blessures que de vulgaires égratignures, et son cerveau les enregistrait à peine.

         Il se prit à fredonner. De vieux chants écossais. Des chansons paillardes. La Marseillaise, pour Tessa. Du Blues, pour Joe. Même la musique du film ‘Camelot’, alors qu’il avait détesté cette production New-Yorkaise.

         Sa voix se cassait régulièrement, mais il n’y prit pas non plus garde.

         Il arriva enfin aux chutes de Connor, et résista à la tentation de se jeter dans les torrents fracassants d’eau pour aller s’écraser sur les rochers en contrebas. Il pourrait fort bien survivre, et se trouver dans la même situation que lors de ses premiers mois d’Immortel dans les Hautes Terres d’Ecosse ; vouloir mourir, mais en être incapable.

         Il descendit par un trou dans une caverne sous les rochers dentelés. Il rampa, sur les mains et les genoux, à travers l’obscurité, vers la rivière souterraine de Methos. Celui-ci avait eu au moins la prévoyance d’y cacher une lampe. A la faible lumière jaune de celle-ci, Duncan examina le long conteneur en plastacier. Il y serait à l’étroit, mais le confort n’était pas vraiment un problème pour lui. Le couvercle coulissant ne pouvait être ouvert que de l’extérieur, ce qui lui allait parfaitement.

         Il le poussa dans la rivière.

         Il coula, s’emplit d’eau jusqu’à reposer à trente centimètres sous la surface.

         Des mains vinrent se poser sur son épaule.

         « Duncan, ne fais pas ça, » murmura Tessa. Sa robe blanche chatoyait dans l’obscurité, son visage était baigné de larmes. Il ne l’avait pas vue depuis soixante ans, depuis la nuit de la mort de Connor et d’Amanda. Elle n’était pas réelle, malgré toute sa volonté qu’elle le soit.
         « Il le faut, » dit-il.
         « Tout n’est pas perdu, » dit-elle.
         « Pour moi, si. »

         Duncan éteignit la lampe. Tessa disparu. Le Highlander prit avec lui son katana et la rapière de Richie et s’enfonça dans l’eau glaciale. Il se glissa dans le cercueil en se tirant par les pieds.

         Le souffle commençait à lui manquer, et travailler dans l’obscurité n’avait rien de facile. Mais il s’installa à l’intérieur, mit les deux épées à côté de lui, et fit glisser le couvercle jusqu’à ce qu’il s’accroche et le scelle dans ce tombeau sombre et humide.

         Il ne pouvait plus respirer. Il ouvrit la bouche et aspira de l’eau. Il essaya de contempler sa propre noyade avec détachement, mais le meilleur self-control du monde ne pouvait l’empêcher de paniquer, ne pouvait bloquer l’horreur qui l’envahissait alors que ses poumons se convulsaient dans sa poitrine.

         La conscience s’effaça. Pas de visions, pas de rêves, pas de souvenirs.

         Duncan MacLeod reposait en paix.


         Notes de l’auteur
         Cette histoire n’était pas plus facile à écrire que la précédente, que ce soit émotionnellement ou mécaniquement. Essayer de condenser plus de soixante ans et une douzaine d’Immortels en une histoire qui ne comporte pas des milliards de chapitres s’est révélé un problème majeur.
         Merci beaucoup à Rachel Shelton pour la relecture – beau boulot Rachel !
         Merci à Janine Shahinian pour son support continuel – j’ai vraiment apprécié ! – et pour m’avoir convaincue de me séparer de *quelques unes* de mes virgules. :-)
         Merci à tous ceux qui m’ont écrit, j’adore les feedback ! Et merci à ceux qui m’ont proposé de l’aide sur l’ADN.
         *** Cette histoire devait s’appeler initialement Heat of the Sun, mais j’ai trouvé une chanson des Cowboy Junkies, intitulée A Common Disaster et qui m’a plus plue, d’autant que je n’avais pas réussi à m’étendre sur les problèmes écologiques qui sévissaient en dehors du Sanctuaire.
         *** Il y a un épilogue, mais il me faudra bien une autre journée pur le mettre au point… Ce n’est pas une torture délibérée, c’est juste ma saga des 129 cartons et des mille trucs à faire…
         Comment voudriez-vous que cette partie se termine ? (rhétorique, rhétorique) :-)
         Sandra.




- 8 - Epilogue -




         Methos se traîna sur l’immonde moquette brune, jusqu’à la fenêtre brisée dominant la baie. Au-dessus de lui, la coquille éventrée de l’opéra de Sydney laissait voir par endroits des morceaux d’un ciel parfaitement bleu. Des oiseaux voletaient entre les poutres ; ils semblaient plutôt se moquer de lui depuis leur perchoir. Vers l’est, le pont Harbour gisait, à moitié effondré dans l’eau. La chaîne de quatre mètres qui retenait le poignet de l’Immortel à un coin du bureau n’était pas assez longue pour lui permettre de voir le reste de la ville, mais il la savait abandonnée. Personne ne l’entendrait s’il appelait - mais il le fit quand même, ne serait-ce que pour entendre le son de sa voix briser le calme oppressant du vent et des oiseaux. Mais son cri mourut avant de porter bien loin.
         Des rats étaient venus pendant la nuit, se disputant son corps pendant qu’il essayait de dormir. Il avait ressuscité la veille, mais n’ayant pas de montre il ne savait pas combien de temps s’était écoulé. Il n’avait ni eau ni nourriture, pas la moindre idée de ce qui avait pu arriver au sanctuaire, et si son corps ne portait plus de trace de la blessure de Michel, la goût amer de la trahison brûlait encore dans son esprit.
         Le soleil glissa sur l’horizon, Methos serra ses bras autour de lui pour lutter contre la fraîcheur du vent. Il n’aimait pas se sentir seul avec les fantômes dans cette vile morte. Huit ans plus tôt, une souche particulièrement virulente du virus Ebola avait ravagé la population et imposé l’extermination des rares survivants. Methos n’était pas persuadé que tous les germes étaient morts, il se demandait combien de milliards de mortelles molécules se dissimulaient encore dans les lambeaux de la moquette sous ses pieds.
         Se retrouver avec des hémorragies internes dans tous ses organes n’était pas une perspective très attrayante, mais il serait mort une douzaine de fois de cette façon si cela avait pu lui apprendre ce qui était arrivé à ses amis.
         L’obscurité s’installa. Les oiseaux faisaient des bruits de chauves-souris, il se dit que s’il les regardait, il les verrait le fixer de leurs yeux rouges et luisants. Se sermonnant pour de tels enfantillages, il se força à ne pas vérifier.
         Il était recroquevillé contre un mur, affamé, transi et bien piteux, quand la perception d’un autre Immortel le tira de son demi sommeil. Il se redressa, la chaîne toujours à son poignet, et leva une main pour se protéger de l’éblouissement d’une vive lumière.
         Une silhouette s’interposa.
         « Salut, Etros. » dit une voix.
         Methos frémit douloureusement. « Qui êtes-vous ? »
         « Nous ne nous sommes jamais rencontrés. » répondit l’homme en s’avançant de façon à laisser la lumière l’éclairer, découvrant ainsi un visage ciselé et une masse de cheveux bruns. Il était mort pour la première fois en approche de la trentaine, au mieux de sa forme physique, et était sans doute irrésistible pour les femmes. Ses yeux étaient de la couleur de l’océan en hiver.
         « Je me nomme Valery Constantine. J’ai pris la tête de Connor MacLeod. »
         Methos se raidit.
         « J’aimait l’Australie à ses débuts. » dit l’inconnu. Sa voix avait un léger accent des monts d’Italie. « Un pays rude et sauvage, les pionniers de la Botany Bay, luttant pour l’apprivoiser, de braves hommes et femmes… »
         « Epargne-moi tes stéréotypes. » interrompit froidement Methos. « Pourquoi sommes-nous là ? Si tu as vraiment le quickening de Connor MacLeod, tu es sûrement capable de prendre le mien. »
         « Même avec une main attachée dans le dos. » acquiesça Valery, laissant cette rude affirmation s’installer entre eux. Quelque chose claqua au-dessus d’eux. Le vent venu de la baie secoua la fenêtre fracturée.
         « Tu as fait une promesse que je suis venu te rappeler. »
         « Je ne sais pas de quoi tu parles. »
         « C’est possible. Mais tu te souviens de Larbanra, n’est-ce pas ? »
         Larbarna. Un nom qui remontait à la nuit des temps. Une rumeur parmi les Immortels de l’empire Hittite, plus d’un millier d’années avant le Christ. Elle parlait de l’un des leurs capable de contrôler les esprits. Une légende à laquelle Methos n’avait jamais cru, mais il en avait parlé à Octavia, et dans sa quête de Larbarna elle avait trouvé Xan.
         « Larbarna n’était qu’une fable. »
         « Larbarna vivait au Tibet, jusqu’il y a cinquante ans, lorsque j’ai pris sa tête. »
         Ce que cela impliquait apparut brusquement.
         Valery étendit les bras. « Je n’ai pas toute la puissance de ton jeune ami, Richie Ryan, mais j’y travaille. Larbarna était bien plus puissante que Xan. Dois-je te dire que je me souviens d’une plaine ravagée et desséchée ? Deux hommes et une épée. Tu étais l’un d’eux. »
         « Où est Richie ? » demanda Methos.
         « Tu as promis. Je m’en souviens. Tu seras là à la fin, pour juger, comme toi tu l’as été. »
         Quelque chose brilla dans l’air, Methos attrapa au vol le trombone que lui jeta Valery.
         « Tu pourras sans doute te libérer. » dit Valery en s’autorisant un sourire en partant. « A un de ces jours, Etros, Methos, peu importe le nom que tu te donnes. Bien que je reconnaisse que Methos sonne assez bien. »
         « Attends ! » ordonna Methos de sa voix la plus autoritaire. Valery se retourna malgré lui. Le plus vieil Immortel demanda « Michel, c’était un espion depuis le début ? »
         « C’est en effet l’un de mes élèves, l’un des meilleurs. Je l’ai envoyé parcourir le monde pour se battre, et cela fait quelques siècles que je n’ai pas eu de nouvelles. Il a attendu que les pouvoirs de Richie se développent pour me contacter. »
         Cela ne fit qu’empirer la douleur. Michel avait été son ami pendant deux cent ans et Methos lui avait fait confiance au point de l’inviter au sanctuaire. Mais il n’était visiblement pas parvenu à le convertir en profondeur. Après tout ce qu’ils avaient fait et partagé, Michel avait choisi de retourner chez son maître.
         « Où est Michel ? »
         Le sourire de Valery disparu. « Je l’ai tué. Il est évident qu’on ne peut pas lui faire confiance. »
         « Et Richie ? »
         « Il est en train de se faire modeler, façonner. Il l’ignore bien sûr, mais j’ai l’intention d’en faire mon meilleur élément. Je vais le débarrasser de tout ce qu’il croit avoir comme moral, valeur, force… Je vais le faire se détruire lui-même, et il se brisera devant ma lame lorsque viendra le temps de la Rencontre finale. »
         Methos secoua la tête. « Tu ne gagneras jamais le prix. »
         L’autre Immortel balaya la réplique d’un geste. « Cela se décidera à la fin des temps. On s’y retrouvera. Après tout, Etros… tu as promis. »




***




         Des anges. Des anges et des nuages, des saints et des paillettes d’or. Richie se demanda s’il était au paradis des Immortels. Le son désaccordé d’une musique d’église mal jouée le convainquit du contraire. Frigorifié, il se redressa. Au dessus de lui s’étendait l’ancien dôme d’une cathédrale partiellement détruite. Du sang, des ordures et des cendres jonchaient les allées, le vent cruel de l’hiver s’engouffrait par les fenêtres aux vitraux brisés, entraînant des bourrasques de neige dans la pâle lueur de la fin d’après-midi.
         Il se tourna et découvrit Darien MacLeod courbé sur l’orgue. L’espace d’un instant, il ne compris pas ce que Darien faisait là, puis il se souvint de ce qui était arrivé à tout ceux qu’il aimait.
         « J’aurais du apprendre la cornemuse. » dit Darien sans tourner la tête. « Qu’en dis-tu ? C’est Maman qui m’a fait prendre des cours de piano pendant toutes ces années. Quelle imbécile. Elle se faisait vraiment des idées. »
         Richie s’examina. Il portait d’épais vêtements d’hiver, inconfortables et peu efficaces contre le froid mordant. Il n’avait plus sa rapière, mais une épée inconnue gisait à quelques pas. Il la soupesa expérimentalement.
         « Si tu es aussi doué que prétend mon père, » continua Darien, « Tu pourrais me battre avec un cure-dent. » Il ne s’était toujours pas retourné. « Je n’en ai pas vu grand’ chose dans la jungle, mais je t’accorderai le bénéfice du doute, vu que nous venions juste de massacrer ta pitoyable bande de mauviettes. »
         Richie se leva. Il était un peu courbattu, mais entièrement guéri. Ses yeux parcoururent la cathédrale. Il la reconnaissait. Darien avait prit soin de lui en montrer chaque recoin et chaque voûte, essayant d’impressionner avec la culture, l’histoire et le Tout-puissant, le simple adolescent américain qu’il fut.
         Notre-Dame. Ils étaient donc dans la zone Démilitarisée de Paris. Pas si loin de Versailles.
         Et sur un sol consacré.
         « Qu’est-il arrivé à tous les autres ? »
         « Morts, qu’est-ce que tu crois ? »
         Il rangea cette information pour s’y reporter plus tard. Il y reviendrait comme sur une pierre où affûter sa rage, sa colère et son chagrin. Il sut que lorsqu’il s’autoriserait enfin à ressentir la douleur, celle-ci serait immense.
         « Et pourquoi pas moi ? »
         « Mon maître a d’autres plans pour toi. » Darien se retourna et brandi une épée, d’un geste souple et fluide. « J’en ai d’autres. »
         « Nous sommes sur une terre sacrée. » lui rappela Richie.
         « Imbécile, il n’y a plus de terre sacrée. »
         Richie avait déjà tué en un lieu saint. Il avait juré de ne plus jamais le faire. Mais c’était dans un monde si éloigné de celui-ci, dans le temps comme dans l’horreur… Il leva son épée puis secoua la tête et la laissa tomber.
         « Si tu avais voulu ma mort, tu m’aurais déjà tué. »
         Darien sourit froidement. « Je veux ta mort. Mon maître te veut vivant. Il te crois important, moi je crois que tu va perdre ta tête dans quelques minutes. »
         « Je ne t’affronterai pas. »
         « Alors tu va mourir. »
         « Qu’il en soit ainsi. »
         « Si tel est ton choix. Encore que ne trouve pas ça très loyal envers tous les enfants qui comptent sur toi. »
         « Quels enfants ? »
         Darien le contourna précautionneusement. « Les gosses Zimmerman, les pré-Immortels. Valery les a emmené dans son camp de l’Oregon. De la matière première pour son façonnage. Il a aussi prit la rousse, pour aider à les persuader. Comment elle s’appelle, déjà ? Jenir ? Il va changer son nom, tu sais. Il renomme toujours ses salopes. »
         Les yeux de Richie se resserrèrent. « Tu as dit qu’ils étaient tous mort. »
         « J’ai menti. » Darien grimaça. « Ou peut-être que je mens maintenant. Peut-être qu’en fait ils ne sont pas morts. Ta seule chance de le savoir est de quitter cette cathédrale. Et pour cela, il faut m’affronter. »
         Richie ne répondit rien. Le Darien qu’il faisait autrefois sauter sur ses genoux n’était plus qu’un lointain souvenir. Cet homme, ce monstre méritait d’être détruit.
         Sol sacré. Il avait juré.
         « Peut-être que Duncan est toujours en vie », ajouta Darien. « Peut-être enfermé, souffrant… Tu sais que si on coupe la main ou la jambe d’un Immortel, ça ne repousse pas. »
         Richie hésitait au seuil de la décision. La neige qui s’engouffrait par les vitraux brisés se déposait doucement sur lui. Il faisait très froid et le soir tombait. La Zone Démilitarisée de Paris était pleine de rôdeurs, ils essaieront de le blesser, de le tuer s’il échappe à Darien.
         « Si tu les énuclées », murmura Darien, « leurs yeux ne guérissent pas. Si tu me laisses vivre, je veillerai à ce qu’on lui crève les yeux. »
         Richie savait qu’il allait briser sa promesse. Il savait que d’ici peu il allait abandonner une part de ce qu’il était devenu après Versailles. Il savait qu’il ne pourrait pas faire machine arrière.
         Il s’en moquait.
         « Dis-moi une chose », dit-il en levant son épée. « As-tu tué ta mère ? As-tu tué Rachel ? »
         « Ca change quelque chose ? » demanda Darien, les yeux brillants.
         « Ca peut. Ca peut influencer combien tu vas souffrir avant de mourir, Darien. »
         « Alors oui, oncle Richie. » Le sourire du jeune Immortel se moquait de lui. « Je l’ai tuée. »
         Les deux fils de Duncan MacLeod engagèrent le combat.




FIN