Robert Martin
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Anne






        Déjà, l’aube. Le vent balaie les épais murs de pierre et de tourbe de la maison à flanc de coteau, à l’écart du village. Elle émerge du vert et de l’ombre, plantée comme un silence dans un chant secret.
        La maison de Marie. On ne passe pas souvent à côté. Quelquefois, quelqu’un s’y rend, furtivement, par un itinéraire détourné. Marie l’orpheline offre le couvert, souvent. Mais on lui paie le gîte, pour compléter le peu qu’elle gagne de son tissage.
        Marie est robuste. Un corps puissant, mais plein des rondeurs qu’on y attend. Son odeur même évoque tout ça, forte et sucrée à la fois. Ses amants du village aux appétits fort simples l’apprécient pour cette chair franche qui sait se donner. Mais qui, là, a changé son habitude.
        Marie dort, fatiguée du travail du jour et de l’amour de la nuit. Sa main sommeille sur le ventre d’Anne.

        Un des premiers rayons de lumière filtre à travers les planches disjointes de la porte. Il faudra la réparer. Sans doute un visiteur ivre l’a secouée trop fort, il y a quelques jours. Heureusement, le feu a bien chauffé la pièce unique, le lit est haut et les couvertures sont épaisses. Du bon travail avec la laine du pays, tissée par Marie.
        Le rayon de lumière atteint le visage d’Anne, qui ouvre les yeux. La poussière danse lentement dans le trait clair.
        Anne, encore dans l’épuisement de l’amour, n’ose pas bouger, puis étire sa jambe gauche, libre, celle qui n’est pas mêlée aux jambes de Marie. Les brumes du sommeil s’estompent, et les souvenirs de la nuit surgissent. Le plaisir des baisers, des caresses reçues et données, partout, et les pulsations du cœur emballé.
        Il faut se lever, quitter la maison avant que le village s’anime, que les enfants et les chiens prennent les chemins pour aller garder les moutons. Anne veut cacher cette nuit, la garder au profond de son cœur et de son corps. Mais la langueur plombe ses membres.
        Vivre si longtemps sans que l’âge rende plus facile la chasteté totale... Une fois au moins par vie, une fois par génération, par identité usurpée, la tentation vient d’étreindre, au moins une fois, un de ses contemporains mortels, pour sentir vraiment la vie en soi. Une vie différente de celle qu’on absorbe dans une cataracte de feu glacé, après une victoire sur un semblable.
        Cette fois-ci, le corps étreint fut celui, tendre, simple, de Marie.

        Anne lève le bras hors de la couverture et fait entrer sa main dans la lumière. Ses doigts engourdis se mettent à danser comme ceux d’une harpiste. Le mouvement, pourtant presque imperceptible, commence à éveiller Marie. Sa respiration se fait moins lourde. Sa main monte du ventre à l’épaule d’Anne, taquine l’aisselle dont elle lisse les duvets blonds. Anne frissonne en étouffant un rire.
        — « Il faut que je me lève !
        — Moi aussi, qu’est-ce que tu crois ?
        — Oui, mais je dois partir avant qu’on se rende compte...
        — Tu as honte ?
        — Non, mais je ne voudrais pas que ça te fasse du tort auprès des tiens. »

        Anne s’assied au bord du lit, au pied duquel gît le tas informe de ses vêtements. Sa main fine et rapide y puise les bas, vite enfilés, puis la culotte.
        Marie soupire de regret, pose sa main sur la hanche d’Anne, dérive vers la taille, s’attarde dans son creux ; puis remonte le long du dos. La peau est douce. Le majeur suit le sillon vertébral. Pendant qu’Anne enfile ses chaussures, Marie lui soulève les cheveux, caresse la nuque, l’arrondi de l’épaule, avant d’effleurer celui du sein à la pointe aiguë de désir ou de froid. La chemise la recouvre presque aussitôt.
        Anne tire le lacet de coton pour la mieux fermer. La dentelle commence à jaunir. Le tissu n’est plus très frais. Il faudrait faire une lessive, dans un torrent, ou dans le loch...
        Pendant que l’habillage continue, Marie s’étire dans le lit, s’écartèle sous les couvertures, songe avec volupté à l’impudeur secrète de son geste.
        — « Tu reviendras chercher ton breacan, n’oublie pas. Je l’aurai fini après-demain. »
        Anne se lève, passe son manteau, se coiffe de son chapeau de velours.
        — « Tu n’as pas vu ma perle ? »
        Marie sourit et lui désigne la table du doigt :
        — « Là, regarde. Tu l’as enlevée avant de te coucher. »
        Anne la trouve, presque enfoncée entre deux planches du plateau de la table, et la fixe à son oreille en penchant la tête.
        — « Anne...
        — Oui ?
        — Tu m’aimes ?
        — ...Ce serait facile de t’aimer. Mais pas honnête. Tu n’aurais pas une vie normale. Trouve toi un homme. Quelqu’un qui puisse faire sa vie avec toi. Avec qui tu pourras faire des enfants.
        — Ce n’est pas gagné, dans ma situation. Mais tu dis vrai, quand tu dis que tu aurais pu m’aimer ?
        — Marie... tout ce que je dis du côté de cette porte est la vérité. De l’autre côté, j’ai un rôle à tenir. Je ne suis pas libre. D’ailleurs, qui l’est ? Je t’en prie... Je ne renie rien de toi. Gardons en nous le souvenir... nos peaux, l’une contre l’autre, c’était si... doux. Dehors, c’est le fer qui fait la loi. »
        Marie se tait. Elle comprend vaguement. Elle sourit, timidement.
        — « Au revoir, Anne.
        — Au revoir, Marie. »

        Anne passe la porte et la referme. Le vent est froid. Les aboiements des chiens montent du village. Des coqs lancent encore leurs cris. Loin sur le chemin qui vient de Gleann Finnan, deux enfants se poursuivent avec des bâtons. Trois chiens sautent autour d’eux et partagent leur excitation. L’enfant poursuivi se retourne et fait face à son poursuivant. Ils engagent un combat avec leurs épées de bois.
        À cette vue, Anne prend un peu plus conscience de l’épée qui pend à sa hanche gauche, s’avance sur le chemin et ferme mieux son manteau.
        Il entre dans le champ visuel réduit des enfants, qui interrompent leur duel.
        — « Anne ! Qu’est-ce que tu fais là ?!
        — J’ai fait une longue promenade, a Dhonnchaidh. Et vous ?
        — On va au parc à moutons. L’oncle a plusieurs bêtes à soigner. On va l’aider !
        — Tu peux me redire ça moins vite ? »
        Anne comprend et parle couramment l’erse, mais la prononciation de ces deux morveux de six ans laisse parfois à désirer. Raibeart, le cousin de Donnchadh, reprend la phrase en articulant avec application.
        — « Ah, d’accord. C’est mieux. »
        Donnchadh s’esclaffe :
        — « C’est tous les Français qui comprennent mal, ou c’est que toi ?
        — Il n’y a pas beaucoup de Français qui connaissent le moindre mot de ta langue de Gaël, petit lutin.
        — Et c’est tous les Français qui s’habillent comme des filles anglaises, et qui ont des prénoms de filles ? »
        Les deux enfants éclatent de rire.
        — « Oui, on est tous des filles, les Français, comme vous les Ecossais, avec vos belles robes à carreaux. »
        Anne rit avec les enfants. Cela fait longtemps qu’il n’a pas ri avec un enfant. Il voit Raibeart et Donnchadh tous les jours depuis un mois, mais il n’avait jamais remarqué à quel point la grâce était encore sur eux, une grâce que les années leur enlèveraient bientôt, lorsqu’il s’agirait d’en venir au sang.
        Les deux gamins, d’un coup, changent d’excitation :
        — « Allez, bas-toi avec nous. Sors ton épée ! »
        Il les regarde, tous les deux en garde devant lui, hauts comme trois pommes avec leurs bouts de bois.
        — « Heu... Que voulez-vous que je fasse ? Que je prenne cette épée, qui est une vraie, qui pique et qui coupe, et que je vous tranche en rondelles comme des saucisses ? »
        Raibeart exulte :
        — « Des saucisses ! Oh oui des saucisses ! Ou un bon haggis, comme fait Maman ! »
        Puis l’enfant a une idée qui illumine ses yeux :
        — « Prends la mienne. Comme ça tu seras à armes égales avec Donnchadh. »
        Anne a la gorge serrée. Il sait que Raibeart est un enfant comme les autres, qu’il n’aura qu’un temps, qu’il tombera, à la première artère tranchée, au premier mal de poitrine sérieux, à la première gangrène. Donnchadh sera un Immortel. Et même si son cousin a de la chance, un jour, leurs chemins s’écarteront.
        Il prend le bâton, joue le jeu. Le petit jeu. Donnchadh attaque, tente des coups de taille et d’estoc. Anne les pare et à la fin de l’envoi, il le désarme en douceur. L’enfant est déçu, mais il s’efforce de n’en rien laisser paraître. Il est fils de chef. Il met un genou en terre et lance, d’un air grave :
        — « Vous avez gagné, chevalier. Je mets mon épée à votre service. »
        — Lève toi, a Dhonnchaidh MacLeòid, fils de Iain MacLeòid du clan MacLeòid de Na Hearadh et Dùn Bheagain, du Siol Tormod, de la branche de Gleann Finnan.
        — Tu as bien dit. Je parie que ton nom n’est pas si long.
        — En effet.
        — Allez, dis-le. »
        Anne laisse un temps de suspens, et prononce lentement, en français :
        — « Je suis Anne du Vernet de Jussat. »
        Les deux enfants repartent à rire, en sautant à pieds joints, provoquant les aboiements des chiens qui observaient la scène sans bouger.
        — « Allez, les enfants, au parc à moutons ! »
        Raibeart et Donnchadh partent en courant et poussent des cris de guerre aigus.
        Anne les regarde un instant s’éloigner, puis reprend sa marche vers le village.

        Iain MacLeòid est un homme robuste, au regard franc, ce qui n’exclut pas une certaine malice. Le Français est son hôte, et même si la maison du chef a deux pièces de plus que celle des autres villageois, c’est-à-dire trois, il est difficile de découcher sans que cela se remarque.
        Il se tient sur le pas de sa porte et montre à ses filles et nièces comment ramender les filets.
        — « Alors Jussat, la promenade au clair de lune ne vous a pas gelé le sang ?
        — Non, MacLeòid, et j’ai pu m’arrêter dans quelques maisons.
        — Ah oui, quelques maisons ?
        — Oui, chez Diarmid, chez Catrìona NicLeòid votre cousine, chez Aonghas Mac an Fleister...
        — Et chez Màiri Asgaill aussi, non ?...
        — Oui, chez Màiri Asgaill. Ma commande est en bonne voie. Mon breacan sera terminé dans deux jours. Je pourrai me vêtir comme vous pendant toute la durée de mon séjour ici, puisque vous me faites l’honneur de me permettre de porter un plaid à vos couleurs. »
        Iain rit dans sa barbe. Le Français est habile, il n’a pas été désarçonné par la pique, a su la détourner, et la retourner en compliment. Mais son rire s’arrête vite. Anne s’en inquiète :
        — « Vous êtes soucieux, me semble-t-il. De mauvaises nouvelles ?
        — Oui, si l’on veut. Et ça ne date pas d’hier. Venez, marchons. Allez, les enfants ; abattez-moi toute cette besogne avant midi. »

        Anne et Iain s’éloignent de la maison.
        — « Vous savez nos malheurs, Jussat ?
        — Oui, l’an dernier, la Couronne a annexé Leòdhas et Na Hearadh. Et Dùn Bheagain, sur an Eilean Sgitheanach.
        — Et les terres de Glenelg, aussi. Nous autres à Gleann Finnan, nous ne suscitons pas la convoitise. Pas encore. Nous sommes une branche trop modeste. C’est surtout MacCoinnich on Chro qui fait lever la tempête pour s’emparer de Glenelg et peut-être des terres des MacLeòid sur an Eilean Sgitheanach. Dès que notre clan a pris pied sur le continent écossais, de toutes manières, nous avons eu des ennuis. Ceux de Glenelg, avec les Na Frisealaich. Les anciens de Gleann Finnan les ont secourus, d’ailleurs. Maintenant, les manigances viennent des Clann ’IcCoinnich...
        — Rien à craindre de vos voisins Clann ’IcDhòmhnaill de Clanranald ?
        — Ça va. Ce qui m’inquiète, c’est qu’il y a eu un débarquement à Leòdhas. Une poignée d’aventuriers de Fife, avec cinq ou six cents mercenaires. Ils sont arrivés pour s’emparer des terres, et pour cela il fallait tuer toute la population. »
        Anne pensa immédiatement à la Saint-Barthélemy, à Paris, vingt-six ans plus tôt.
        — « Dieu, que s’est-il passé ?!
        — Ils sont repartis la queue entre les jambes ! Niall MacLeòid le bâtard était sur ses gardes. Il n’a pas oublié que son demi-frère Torcuil Dubh a été décapité sur les instructions de cette crapule de MacCoinnich on Chro ! Il a rassemblé vite fait ses Highlanders et avec arcs, darlochs, arquebuses, pistolets et claymores, il t’a renvoyé tout ça à la mer ! »
        Les MacLeòid de Leòdhas s’en étaient donc momentanément sortis. Pour ceux de Na Hearadh, Anne savait que Ruairidh Mòr MacLeòid de Dùn Bheagain tenait bien ses positions sur Na Hearadh, an Eilann Sgitheanach et Glenelg.
        — « D’où vient votre inquiétude, Iain ?
        — Cette résistance est bien glorieuse... Mais elle pourrait n’avoir qu’un temps. Si les plus puissants de notre clan venaient à s’effondrer, ça risquerait de barder sur toutes les terres où nous nous trouvons. Je ne suis qu’un petit chef, Jussat, mais je suis du sang de Tormod. Si nous devons nous battre, il se peut qu’il ne reste pas grand monde à la fin. Et si cela devait arriver avant que Donnchadh soit en âge de porter les armes, je me demandais... s’il pouvait compter sur vous. »
        Anne se sent flatté et, en même temps, ressent une appréhension qu’il ne s’explique pas.
        — « Bien sûr, Iain, mais je suis étonné que vous pensiez à un étranger.
        — Je n’oublie pas la Auld Alliance. Et je n’oublie pas le lien que ma famille et la vôtre entretiennent depuis de nombreuses générations. »
        Anne dut déglutir.
        — « Oui, je m’occuperai de lui s’il vient à moi, si vous m’appelez. Mais vous savez que lorsque je ne suis pas chez vous, j’ai une vie errante. À vous je peux le dire, Iain : je suis sans terre, si non sans fortune. Quand je partirai, j’irai porter mon épée où l’on voudra bien la prendre. Mais je m’efforcerai de prendre souvent de vos nouvelles. »
        Iain sourit, les yeux plissés. C’était ce qu’il voulait entendre. L’intention lui importe plus que la certitude de son aide. À la tête d’une petite partie du clan isolée, il aime à s’imaginer des appuis extérieurs. Anne le rassure. Ils reviennent près de la maison, où les enfants s’affairent.

        Le lendemain est une belle journée, puis le temps se met à la pluie. Anne va voir Màiri. Ça tombe bien, le breacan est prêt.
        — « Tu veux que je te montre comment le mettre ?
        — Je sais comment faire. Mon grand-père est venu ici jadis, et il m’a enseigné. »
        Anne se déshabille sous le regard amusé de Marie, et ne garde que la chemise. Il pose la ceinture au sol, étale le plaid par-dessus, puis s’allonge, se drape, et ferme la ceinture.
        — « Tiens, prends ces chaussures. Elles étaient à mon frère. »
        Il passe le baudrier de son épée. Il se sent maintenant en harmonie avec son milieu.
        — « On dirait que tu l’as toujours porté...
        — Tu ne peux imaginer à quel point. Tiens, voilà pour ton travail. »
        Elle prend la bourse.
        — « Mais c’est trop !
        — Non, prends. Mets de côté. C’est mérité. »
        Il a l’impression qu’elle ne sait pas trop comment interpréter ses paroles, et ajoute : « Ton tissage est magnifique ». Elle change de sujet :
        — « Tu resteras longtemps ici ?
        — Je ne sais pas. Je vais aller à Glenelg, Assynt, et peut-être sur an Eilean Sgitheanach, pour prendre des nouvelles.
        — Tu es avec nous, alors ?
        — Depuis toujours. »

        Anne a peur pour elle. Le regard de Marie est devenu fiévreux depuis leur nuit passée ensemble. Il ne pense pas que ce soit de la passion, encore qu’il n’est pas impossible qu’elle se soit persuadée de l’aimer. Il croit plutôt que le fond du rêve de Marie, ce sont ses habits français, ses manières d’ailleurs, qui lui font espérer qu’il pourrait l’arracher à sa masure et l’emporter loin d’ici, des anciennes misères et des lendemains connus d’avance. Mais il sent également en elle la résignation, qui étouffe l’espoir comme un châle aplatit les cheveux.
        Pourtant, hormis le grand secret de sa longévité, elle sait déjà tout ce qu’il y a à savoir de lui : sa vie errante, faite d’affrontements clandestins, de traques, ce mélange redoutable de respect des règles et d’implacabilité. Une vie sèche comme un coup de fouet.

        Anne est parti pour deux ou trois semaines afin de sonder l’assurance et l’inquiétude des autres établissements du clan. Ces journées de voyage solitaires le remettent face à sa jeunesse. Il n’a que peu de force pour s’en émouvoir.
        Il a visité ceux de Glenelg. Assynt est trop au nord, il n’ira pas. Un pêcheur du clan l’emmène à an Eilean Sgitheanach, et il barre un bateau assez grand pour faire passer son cheval. De la côte est de l’île, Anne chevauche jusqu’à Dùn Bheagain, à travers les terres des Clann ’IcFhionghain. Il fait grande impression. Les Highlanders vont pour la plupart à pied. Seuls les chefs ont des chevaux.
        Au château, il est accueilli par Ruaridh Mòr, homme taciturne et méfiant, mais attentif. Ici, tout le monde est armé jusqu’aux dents. Il passe trois jours à parler, à boire de la bière, à donner et prendre des nouvelles. Des représentants du Siol Torcuil bénéficient comme lui de l’hospitalité du maître des lieux. On joue à soulever des poids, à les lancer, à fendre des bûches. On est encore dans l’enfance du monde.

        Le château de Dùn Bheagain se dresse au fond d’une baie qui s’ouvre à l’ouest, sur la mer. La mer, vers Na Hearadh et Leòdhas, une grande île en deux parties. À l’ouest, au couchant du monde, là où le royaume de Dalriada couvraient autrefois les flots sombres, de Eirinn, l’Irlande, à Alba, l’Ecosse. Les terres et les eaux des Gaëls. Cachant un ouest plus lointain encore, celui des îles d’où l’on ne revient pas. D’où l’on serait bien fou de revenir. Chaque soir, un sonneur salue le soleil déclinant, et sa cornemuse dit, fondues en une seule, les deux mélancolies de ce pays, celle d’en être, et celle d’en n’être pas.

        Anne rentre à Gleann Finnan, et retrouve le toit de bruyère de la maison de Iain MacLeòid, à qui il rapporte tout ce qu’il a vu, entendu et deviné.
        — « Soyez franc, Jussat, et parlez sans détour : en cas de coup dur avec les Anglais, que ferait votre roi ?
        — Pas grand-chose, à mon sens. La Vieille Alliance a trois siècles, et elle est caduque depuis quarante ans, depuis votre séparation d’avec l’Église de Rome. Ajoutez à cela les changements dynastiques. Henri de Bourbon a eu assez de mal à concilier catholiques et protestants chez lui pour venir se mêler d’un conflit qui opposerait des Anglais antipapistes à des Ecossais eux-mêmes divisés entre catholiques et protestants. Tout est plus confus... Mais vous pouvez compter sur mon épée. »
        Les débats sont clos.

        Le soir, de leurs longues promenades et de leurs jeux reviennent Donnchadh et Raibeart, en même temps que les jeunes hommes et les femmes de leurs labeurs.
        Une fois avalée son écuelle de bouillie d’avoine agrémentée d’un morceau de mouton charbonneux, Donnchadh rejoint Anne sur le pas de la maison. Les adultes vont manger plus tard ce soir, car ils vont écouter le conteur, le sgialachdan, autour du foyer. Lui l’entendra de son lit, un peu plus loin derrière une tenture. En attendant il regarde le Français vêtu du breacan aux mêmes couleurs que le sien, et le sent plus proche.
        — « Tu viendras avec nous demain, garder les moutons ?
        — Si tu veux.
        — Tu peux prendre un arc, pour tirer les renards, s’il y en a.
        — Je ne tire plus sur les bêtes, depuis longtemps.
        — Mais ils sont mauvais, roux comme les Anglais.
        — Tous les Anglais ne sont pas mauvais, petit, et aucun renard ne l’est vraiment. Tu t’en rendras compte plus tard. Quand tu auras beaucoup combattu.
        — Comment tu sais que je combattrai beaucoup ? Il va y avoir la guerre ?
        — J’espère que non. Mais tu combattras d’une autre manière peut-être. Tu seras grand, mais il te faudra rester ce que tu es aujourd’hui : quelqu’un de bien, franc et loyal. »
        Donnchadh pousse un cri de satisfaction sous le choc du compliment et se met à danser.
        Anne tape dans ses mains pour rythmer la gigue. C’est tout ce qu’il peut faire, toute la leçon qu’il peut lui donner. Il ne tient pas à l’instruire, plus tard, après sa première mort. Ce serait tentant, de prolonger ainsi l’amitié qui commence à naître entre eux. Mais non, décidément, il ne veut pas porter la poisse, une fois de plus.

        La tourbe brûle en chuintant de temps en temps. Sa chaleur rayonne dans l’air humide du soir.
        Fearchar, le sgialachdan, raconte l’histoire d’une sirène qui se lamentait sur les bords du loch. Màiri, la femme de Iain, est assise à côté d’Anne. Elle se penche à son oreille :
        — « C’est aussi un bon seanachaidh. Tout à l’heure, demandez-lui l’histoire d’Aonghas. »
        Anne sait que le barde a pour rôle de relater les actes héroïques du chef et de ses ancêtres. De par sa charge héréditaire, il est la mémoire du clan. Lorsque le conte de la sirène est achevée, il demande l’histoire d’Aonghas. Donnchadh ne dort peut-être pas encore, et peut-être l’entendra-t-il pour la première fois...
        Fearchar fait une pause, prend sa respiration, et récite la généalogie d’Aonghas MacLeòid, ascendante et descendante, jusqu’à Iain, puis remonte à Aonghas pour donner quelques détails sur son enfance mouvementée. Puis il chante son affection pour son cousin Conchobhar, leurs courses dans les landes, les concours de chant, les luttes dans l’herbe, les rires.
        Vient ensuite le dénigrement des Na Frisealaich, avides de s’emparer des biens d’autrui, et prêts à faire appel à des mercenaires aguerris. La longue marche vers le nord cadencée par les chants. La bataille dans la brume qui se lève. Le coup fatal porté à Conchobhar par l’étranger. La demi-victoire demi-défaite. Le retour à Gleann Finnan. La mort de Conchobhar et sa résurrection.
        Fearchar cesse son chant, crache dans le feu et pose sa harpe portative à ses pieds. Puis reprend le récit en parlant :
        — « Et tous y virent l’œuvre du diable. Tous ses amis, toute sa parenté. Sa fiancée fut la première à demander sa mort par le feu puisque le fer n’y faisait rien. Tous le maudirent, sauf un : Aonghas MacLeòid, son cousin. Il n’était pas encore chef de clan, mais avait assez de crédit pour obtenir des autres qu’on le laissât partir. Et ainsi commença le bannissement et l’errance de Conchobhar MacLeòid. On l’entrevit quelque temps, loin des foyers, dans les landes et les collines, cherchant sa nourriture comme un vagabond. Puis il disparut. On dit qu’il dormait dans la bruyère, et que c’est là qu’il fut trouvé par Fraoch NicDhòmhnaill, la fille d’un forgeron venu d’an Eilean Sgitheanach et installé sur les terres des Clann ’IcDhòmhnaill de Clanranald. Il l’épousa et ils vécurent à l’écart de tous. Toute la vie de Fraoch s’écoula, et elle mourut vieille. Conchobhar MacLeòid était toujours vert. Il partit vers l’Est. Les Na Camshronaich, qui l’hébergèrent quelques jours, racontaient que son chagrin était immense. On ne le revit plus. Encore que, bien plus tard, certains racontent l’avoir aperçu, sans que l’on sût si c’était un fantôme vaporeux ou un être de chair et d’os. »
        Presque tous sont ravis de l’histoire, sauf Iain :
        — « Cette histoire me glace le sang !
        — Un grand gaillard comme toi ? », s’exclame sa femme en riant.
        — « Comprends-moi bien, a Mhàiri, je ne crains pas les revenants. Mais si c’est une malédiction qui pèse sur notre clan, ça peut vouloir dire que le malheur reviendra un jour ou l’autre. »

        Anne ne trouve pas le sommeil. Dans son lit qui sent la paille d’avoine, il pense à Iain et à sa crainte que quelqu’un du clan soit un jour frappé d’une invulnérabilité surnaturelle. Il en sera ainsi.
        L’enfant est attendu, au loin ou au proche, par le double malheur d’une mort et d’une résurrection. L’enfant est condamné à la solitude et au désaveu. La menace pèse, imperceptible, sur son sommeil, sa respiration, dans la modeste et chaude maison de Iain MacLeòid, père aimant et ogre pusillanime. Oh Dieu unique et exigeant, quel malheur tu es pour la paix entre les êtres, toi qui as instillé en eux la peur du diable !...
        Anne pense à Màiri Asgaill. Pour lui, elle est Marie, dans le secret de sa langue. Aimer une femme, toute sa vie à elle, comme Conchobhar aima Fraoch... Mais Marie l’aime-t-elle vraiment ? Non. Elle l’espère, seulement. Anne n’est pas aimé, mais espéré. Attendu comme une planche de salut. Qu’aime-t-elle en lui ? L’élévation de sa condition. La douceur de sa peau, ou de ses manières ? Elle aura tôt fait de s’en lasser, de le trouver bien fade, à l’âme trop pâle, à la voix trop ténue, aux mots trop doux pour être un porteur d’épée. Ils ne pourraient que s’échanger de l’amertume, que s’offrir une bière mal fermentée.
        La dernière pensée d’Anne avant la chute dans un mauvais sommeil, c’est que toute vie est maudite, toute chance corrompue.

        L’herbe est d’une incroyable verdeur. Puisse ce pays rester le plus longtemps possible à l’écart des guerres de conquêtes civilisatrices. Puisse-t-il rester dans sa sauvagerie et sa pauvreté jusqu’à la fin des temps. Un dernier refuge, ou courir aux abois, pour y affronter un ennemi trop puissant, pour y vivre ses derniers instants.
        Quand tout sera sur le point de finir, même si c’est ailleurs, tourner ses pensées vers ici, en faire son tombeau.

        Les brebis se sont calmées, après l’agitation du trajet. Elles paissent, et les chiens s’épouillent sur une butte. À mi-hauteur dans la pente, Donnchadh, Raibeart et Anne se sont assis pour surveiller le troupeau. Raibeart essaie de tirer quelques sons d’une flûte qu’un de ses cousins plus âgé lui a taillée au couteau.
        — « Tu es déjà venu ici, Papa m’a dit...
        — Oui, a Dhonnchaidh. Tu n’étais pas né.
        — Tu repartiras chez toi ?
        — Oui. Je vais, je viens...
        — Je pourrais aller te voir un jour, dans ton pays ? Tu m’apprendras des choses ?
        — Si tu veux. Mais tu sais, je n’aime pas donner des leçons. Mes conseils ne portent pas de fruit. Peut-être même que je porte malheur.
        — Comme une bana-bhuidseach ?
        — Oui, Raibeart, comme une bana-bhuidseach. »
        Anne n’est pas une bonne fée. Peut-être que c’est sa fine moustache aux extrémités retroussées qui l’empêche d’en être une. Mais il ne croit plus aux vertus réparatrices du rasoir.

        Une année passe, et le monde reste inchangé. Les terres restent aux mains des Na Leòdaich. L’épée reste au fourreau, par la grâce de Dieu, par celle des hommes mortels et celle des Immortels. Ou par leur absence. C’est aussi bien. Elle est un poids latéral qui défait la symétrie du corps. Les hommes marchent bravement avec elle, mais c’est leur âme qui claudique. Une épée qui dort au fourreau est comme une béquille qui aide à marcher en confiance avec sa peur, comme une aiguille de boussole indiquant la terre du repos éternel.
        Quand Anne arpente les collines autour du loch, emplissant ses poumons de l’air frais chargé d’eau, elle se balance à son côté sans s’emmêler dans ses jambes, elles danse avec lui dans un accord parfait. Elle est une vieille amie agaçante sûre de son avenir : on ne pourra pas se passer d’elle. Elle ne craint pas d’être remplacée, elle change de lame, de garde, pommeau et fusée, au fil des modes, des pertes et des accidents, mais c’est toujours elle.

        Un soir, Ailein, le marchand de laine, rentre après une absence d’une semaine. Il embrasse son épouse et lui laisse ranger les marchandises et les quelques pièces gagnées au marché d’an Gearasdan. Soucieux, il doit ressortir. Devant la maison, sa plus jeune fille échappe à la surveillance de Seumas, son fils, et trotte gauchement derrière lui sans parvenir à le rattraper.
        — « Reste ici, Ealasaid ! A Sheumais, occupe-toi d’elle ! »
        Il marche à grands pas vers la maison du chef, frappe et entre à l’invitation de Màiri NicLeòid qui file sa laine à l’office.
        — « Hallo, a Mhàiri ! Sais-tu où est le Français ?
        — Il est parti avec Iain chercher de la tourbe. »
        Ailein est aussitôt reparti. Il marche derrière les maisons, vers des silhouettes actives qui terminent leur travail dans le vent froid. Il est étrange que le chef et son hôte se chargent de cette basse corvée. Sans doute ont-ils des choses à se dire. Mais ce qu’Ailein a à dire est sans doute tout aussi important.
        — « Anne de Jussat, je dois te parler. Viens. »
        Iain est un peu offensé, mais la mine grave du tisserand laisse penser que sa hâte exigeante est justifiée. Chaque homme du clan sait ce qu’il doit faire quand il faut le faire. Anne et Ailein font quelques pas en s’écartant du front de taille de la tourbe.
        — « J’étais hier à Ghearasdan.
        — Fort William ?
        — Ouais. Au marché, il y avait un gaillard, un Italien, je crois, qui cherchait partout des renseignements sur toi. Il cherchait où “Jussat se cache”. Des idiots ont dû lui dire de chercher du côté de Gleann Finnan, et lui ont révélé que je venais d’ici. Il ne m’a plus lâché. J’avais beau dire qu’on n’avait pas vu d’étranger dans notre trou depuis dix ans, il était toujours pendu à mon plaid ! Mais le plus fort restait à venir : il m’a retrouvé, le soir, et m’a menacé dans une impasse déserte. Il disait qu’il me ferait parler, de gré ou à la force de sa rapière. Et comme il me serrait la nuque et mettait la main à son épée, j’ai fait ni une ni deux, j’ai sorti mon sgian et lui ai fiché entre les côtes. Il est tombé et je te jure que j’ai cru qu’il était mort ! La veine de son cou ne battait plus. Même que j’ai eu peur d’être vu et pris, et de finir au bout d’une corde pour avoir occis un gentilhomme. Comme des gens passaient dans la rue, j’ai tiré le corps dans l’ombre et je me suis abrité dans un renfoncement, en attendant que ça soit plus tranquille. Ça a duré un moment. Puis le calme est revenu, et j’allais partir lorsqu’il s’est mis à bouger. Je me suis tiré à toutes jambes ! Il gueulait, bon sang, mais il était encore vaseux et j’ai pu le semer. Qu’est-ce que c’est que ce tour, Jussat ? On dirait la vieille histoire de Conchobhar.
        — Ni toi ni moi ne sommes en sécurité, Ailein. Il faut se décider. Vite. »

        Iain ne comprend pas bien l’alarme, mais il fait confiance au jugement d’Anne. Ailein, Mòrag sa femme, et leurs trois enfants partiront dès le lendemain passer quelques semaines chez des cousins sur les terres de Glenelg.
        Anne ira vers Fort William.
        — « Pourquoi ne pas affronter ton ennemi chez nous ?
        — Non, Iain, ce serait mauvais pour tout le village.
        — Tu crois qu’on ne pourra pas se défendre ?
        — Il viendrait peut-être avec d’autres de ses amis. Et s’en prendrait aux enfants avant de s’en prendre à vous. Je les connais bien.
        Anne a peur pour Donnchadh. Fleur à cueillir ou, pire, à détourner de son chemin. À faire pousser le long d’un autre tuteur.

        Un nouveau petit matin, le dernier ici, avant longtemps. Le dernier peut-être, après tout. Anne entre chez Màiri, avec une phrase à dire. Cela sera dur, car il pense en français depuis cette nuit, et l’erse lui demande un effort. Il est déjà ailleurs.
        La phrase s’ordonne, alors qu’elle le regarde, intriguée, la bouche légèrement entrouverte. Sa lèvre inférieure, si charnue, si rose pâle, comme celle d’un enfant qui rêve sans souffle.
        La phrase, atone, sort :
        — « Theid mi dhachaigh. »
        Marie est plus prompte à la saisir qu’Anne à la construire :
        — « Je rentre chez moi. »
        Elle ne pleure pas. Un sourire fataliste le dit mieux : elle le savait. Elle avait repris ses habitudes. Elle a connu à nouveau d’autres amants, moins vibrants peut-être. S’il y a quelqu’un de navré ici, c’est lui. D’ailleurs, c’est lui qui la serre une dernière fois dans ses bras et pose un baiser sur sa lèvre inférieure, la plus docile. L’autre, narquoise, s’est un peu raidie.
        — « Fais bon voyage. Tu garderas le breacan ?
        — Toujours. Il y a toujours eu un peu de mon âme ici. »



                                                        *



        Anne de Jussat a écarté le danger qui allait rôder près du loch Shiel. Il l’a détourné à l’est de Fort William, l’a entraîné à sa suite en Angleterre, puis en France. Il a pris de l’avance, petit à petit, à force de nuits brèves et de parcours divagant. L’autre a fini par perdre sa trace.
        
        Anne regarde Paris changer. Depuis le retour de Marguerite de Valois, l’épouse répudiée du roi, mais sa meilleure amie, la rive sud de la Seine, autrefois truffée de couvents et de monastères, offre un nouveau visage. La dernière belle-sœur de Marie Stuart s’y est fait construire un bel hôtel, en face du Louvre. Elle regarde grandir l’enfant de son ancien mari.

        Anne n’a pas osé repartir dans les Highlands.

        Le roi Henri est mort assassiné en 1610. Son jeune fils Louis apprend le pouvoir, sous la tutelle de sa mère Marie de Medicis.
        Marguerite meurt à son tour, en 1615. Toujours un peu plus du siècle achevé qui s’efface.
        Anne doit mourir aussi. Il choisit un petit village de Touraine pour accomplir sa métamorphose et se léguer ses biens. Le voilà neveu de son oncle. Ses cheveux ont poussé, ses vêtements sont plus au goût du temps. Henri de l’Aulnoye monte à Paris, noie sa nouvelle jeunesse dans les tavernes du quartier latin.
        Un soir, alors qu’affamé il sort de son logis de la rue du Pot de Fer avec l’intention de se restaurer le plus rapidement possible, il tombe sur un MacDonald. Les premières phrases en erse qu’il lance pour le saluer ne provoquant que de l’indifférence, il noue la conversation en anglais et l’invite à la Pomme de Pin.
        Alasdair MacDonald de Clanranald, dont la langue se délie dès qu’on lui offre le repas et la boisson, est d’une famille des abords du loch Shiel. Henri est déjà un peu saoul, mais réussit à orienter ses questions. Les MacLeods de Glenfinnan ? Tombés dans le malheur, en quelques années. L’héritier, Duncan, a tué son belliqueux cousin Robert, pour une affaire de femme. La promise du second, Debra Campbell, était l’amante du premier. La belle est morte peu de temps après, d’une chute dans un précipice, désespérée d’apprendre que celui qu’elle désirait renonçait à elle par repentir. Les Campbells se sont brouillés avec les Macleods. Mais la série noire a continué : Duncan le maudit, mort des suites de ses blessures à la suite d’une échauffourée avec un autre clan, est revenu à la vie et a été banni du village. « La malédiction de Connor », dit-il à voix basse. Il ne restait plus qu’à porter le coup final : deux ans plus tard, en 1624, une troupe de mercenaires norvégiens, dont on ne sait s’ils servaient le comte de Lennox ou MacKenzie de Kintail, ont pillé le village et tué Iain MacLeod.
        Alasdair MacDonald cesse de parler et boit son vin. En Ecosse, on est habitué au bordeaux depuis des générations. Il est surpris par le fruité de ce vin d’Anjou.



                                                        *



        1625, déjà. Henri a passé la Manche fin avril. À la mi-mai, il arrive à Glenfinnan. Tout est à sa place. Tout ce qui est de la main de l’homme est plus vieux et plus usé.
        Dans la maison où il a jadis habité, Màiri NicLeòid le reçoit, au nom de la fidélité qui unit depuis longtemps leurs familles. Elle est encore solide, malgré les années et les pertes. Oui, elle a perdu trois fois son fils : quand elle l’a vu mourir sous ses yeux ; quand il a dû partir du village après son retour parmi les vivants ; et lorsque son mari lui a appris que ce n’était pas leur enfant, mort peu après la naissance, mais un enfant trouvé. Elle l’a pleuré quand même.
        Oui, elle a perdu son vieux Iain, tué en défendant sa maison contre un bandit norvégien. On dit qu’il est en fait ce viking, Kanwulf, qui hante depuis des siècles les côtes et les îles, de Uibhist à Arcaibh. Mais faut-il le croire ?
        Elle soupire. Il s’agit maintenant de reprendre un peu de hauteur et de replacer ses malheurs parmi ceux, plus importants, du clan. Et elle rappelle que Niall le Bâtard, le pirate, le défenseur de Leòdhas, pris et condamné en avril 1613, est mort très chrétiennement sur l’échafaud.
        Il ne faut pas l’interrompre. Attendre la fin. Et la remettre à parler du village, des gens simples d’ici. De Mary Askey.
        La vieille femme n’a plus de mot dur pour elle, ce n’est plus “Màiri la traînée”, juste une moue piteuse où subsiste quelque réprobation. Màiri Asgaill est morte, il y a tout juste vingt ans.

        Quand Henri sort, un peu plus tard, de chez Màiri NicLeòid, il compte mentalement les années, et prend le chemin qui menait à la maison de Marie. Après le tournant, il l’aperçoit, en ruine. Le toit de bruyère est effondré depuis longtemps. La porte, verte de mousse, pend de travers. Il fait le tour de la masure. Derrière, une bosse dans l’herbe. La stèle, déséquilibrée par le lent mouvement de la terre, penche oblique comme l’aiguille d’un cadran solaire. On peut y lire, maladroitement gravé :
        « Màiri Asgaill.
        AD 1579-1604 »

        L’herbe s’est refermée depuis longtemps sur cet amour d’une nuit, sur ce secret. Anne, debout devant la tombe, voudrait que sorte la douleur. Les yeux restent secs. Le diaphragme est saisi de contractions.
        Il s’agenouille. De la pointe de sa dague, il grave son ancien nom sur le bas de la stèle, et l’année de son départ : 1599.
        Il se relève. Les mots viennent, naturellement.
        — « Theid mi dhachaigh, a Mhàiri... Je vais rentrer à la maison, Marie...
        Tha gaol agam ort. An còmhnaidh. » Je t’aime. Toujours.

        De l’amour, il ne restait plus que les mots. Ceux, encore neufs, qui n’avaient pas servi.




                                                        *


        Note

        Le prénom « Anne », au XVIe siècle, est aussi bien masculin que féminin, au moins dans la noblesse, puisqu’on peut citer le connétable Anne de Montmorency, ainsi que le duc Anne de Joyeuse, membre important de l’entourage d’Henri III.


                                                        *


        Mìneachadh agus faclair
        (Commentaire et vocabulaire)


        Dans la mesure du possible, anthroponymes et toponymes ont été restitués en erse, gaélique d’Ecosse, seule langue parlée par les personnages autochtones de cette histoire à l’époque des faits.

        Les lieux
        Sur Alba (l’Ecosse) :
        Gleann Finnan : Glenfinnan. Je ne peux garantir que le “Gleann”, vallée, n’ayant pas trouvé de translittération gaélique de Glenfinnan. Mais la séparation des deux parties du toponyme est conforme à l’usage.
        An Gearasdan : Fort William, à l’est de Glenfinnan.
        Fife : région à l’est de l’Écosse.

        Les îles :
        Na Hearadh : Harris.
        Leòdhas : Lewis. Cette île, dont la partie sud-ouest porte le nom d’Harris et la partie nord-est celui de Lewis, semble être le point d’origine du clan MacLeod. Ceux de Harris, le Siol Tormod (la « branche de Tormod ») arborent aujourd’hui le tartan vert et bleu, alors que ceux de Lewis, le Siol Torquil, portent un tissage noir et jaune. Leurs devises diffèrent également : “Hold fast” pour les premiers, “I shine, not burn” pour les seconds.
        An t-Eilean Sgitheanach : L’île de Skye. (le “t-” disparaît lorsque le groupe de mot suit une préposition).
        Dùn Bheagain : Dunvegan, sur l’île de Skye.
        Uibhist : Uist.
        Arcaibh : Les Orcades.


        Les noms de famille
        MacLeòid : MacLeod. Mais pour les femmes, le nom devient NicLeòid, car le préfixe est encore plein de son sens : si “mac” veut dire “fils”, “nic” (de “nighean”) signifie “fille”. Comparable, du côté scandinave, en Islande, aux terminaisons en “–sen” ou “–sonn” pour les hommes, et “–dottir” pour les femmes.
        Mac an Fleister : Fletcher. Les Fletchers étaient à l’origine des fabricants de flèches pour les différents clans. Aussi sont-ils associés à de nombreuses familles.
        Asgaill : Askey (ou Askill). Les Askeys sont une famille apparentée aux MacLeods.
        MacCoinnich : MacKenzie.
        MacCoinnich on Chro : MacKenzie de Kintail.
        Friseal : Fraser.
        MacDhòmhnaill : MacDonald. Pour la branche dite “de Clanranald”, je ne peux hélas garantir la forme gaélique du 2ème terme.
        MacFhionghain : MacKinnon.
        Camshron : Cameron.

        Le pluriel des noms de famille :
        En anglais, on se contente de placer un “s” à la fin du nom. La règle est tout autre en erse. Les noms sans “Mac” sont précédés de “Na”. Friseal (Fraser) devient Na Frisealaich (Les Frasers), Brus (Bruce), Na Brusaich (Les Bruces), Camshron (Cameron), Na Camshronaich (Les Camerons).
        Les noms en “Mac” adoptent la construction “Clann’Ic-” : les MacKenzies sont les Clann ’IcCoinnich, et les MacKinnons sont les Clann ’IcFhionghain.
        Exceptions notables pour ce qui nous concerne : les MacDonalds et les MacLeods, Clann’IcDhòmhnaill et Clann’IcLeòid, peuvent être aussi appelés Na Dhòmhnallaich et Na Leòdaich. Et il y a d’autres exceptions...


        Les prénoms
        Iain : Ian, John, Jean
        Màiri : Mary, Marie
        Aonghas : Angus
        Ailein : Alan, Alain
        Mòrag : Morag
        Catrìona : Catherine
        Seumas : James, Jacques
        Ealasaid : Elizabeth.
        Raibeart : Robert
        Donnchadh : Duncan
        Conchobhar : Connor (même prononciation !)
        Fearchar : Farquhar
        Fraoch : Heather ( = Bruyère. Je n’ai pas trouvé le nom “fraoch” (masc.) attesté comme prénom, j’ai simplement traduit “Heather”...)
        Niall : Neil.
        Torcuil Dubh : Torquil le Noir.
        Ruairidh Mòr : Rory Mor, soit Roderick le Grand.

        Un curieux phénomène, la lénition, altère les prénoms en position de ce que nous appelons le vocatif dans les langues à déclinaison. Dans les prénoms féminins et masculins, un “h” est ajouté après la lettre initiale, et dans les prénoms masculins uniquement, un “i” vient se placer avant la dernière consonne. À cela près que les prénoms commençant par une voyelle ou les consonnes “l”, “n” ou “r” ne sont pas affectés par le phénomène. De plus, ceux qui commencent par une voyelle ne sont pas précédés du “a” caractéristique de l’apostrophe.
        Ces ajouts de lettres modifient profondément la prononciation de l’initiale, transformant plusieurs d’entre elles en simple aspiration, ou la nasale bilabiale [m] en spirante labio-dentale [v]. Quant au “d”, il se transforme en un étrange son de gorge... Et si Tormod se prononce à peu près comme un Français le pressent, a Thormoid donne quelque chose comme « a Hormotch »...


        Noms communs
        sgialachdan : conteur
        seanachaidh : barde
        bana-bhuidseach : sorcière (banshee)
        sgian : poignard




        Ath-thaigh
        (Annexe)

        Article paru dans Aeternus Methos n° 5, mai 1998,

        Sur les “MacLeod du clan MacLeod”...

        Les clans écossais (plus de 120 clans regroupant une famille principale et des familles associées) sont principalement d’origines celtique, scandinave, française (nobles venus avec Guillaume le Conquérant en 1066, par exemple) ; anglaise plus rarement. Ces différentes influences se sont mêlées néanmoins dans un creuset “scot”, puisque la population restait majoritairement celtique et la langue de base était l’erse (gaélique d’Ecosse).
        Au fil des siècles, les clans se sont distingués les uns des autres par les couleurs de l’étoffe de leur plaid (tartan), leurs armes, leur “motto”, ou devise (en latin, en français, en anglais ou en gaélique), éventuellement un cri de guerre et une plante dont on portait parfois quelques brins épinglés au couvre-chef.
        Les MacLeod font remonter leur origine à un viking, Olaf le Noir, qui fut l’un des derniers rois norvégiens ayant régné sur l’île de Man et les îles du Nord jusqu’à sa mort, en 1237. Le plus jeune de ses fils, Leod (nom qui veut dire “laid”), hérita des îles de Lewis, de Harris et d’une partie de Skye. Ses fils ou petit-fils (les premiers MacLeod, puisque “Mac” indique la filiation) Tormod et Torquil sont à l’origine des deux grandes branches du clan, le “Siol Tormod”, ou MacLeod of MacLeod, ou MacLeod de Harris, Glenelg, et Dunvegan, et le “Siol Torquil” ou MacLeod de Lewis, Waternish et Assynt.
        On voit donc d’un œil nouveau la présence, dans la série, du viking immortel Kanwulf, qui sévit dans l’ouest des Highlands, et ravage le village de Duncan en 1624, tuant son père adoptif.
        Pour en revenir à l’Histoire, notons que le Siol Tormod prit le parti de Robert Bruce dans la guerre d’indépendance (qui suivit la révolte de William Wallace, voir Braveheart, de Mel Gibson). À la fin du XIVe siècle, William MacLeod, Ve seigneur de Glenelg, renforça son pouvoir par ses victoires sur le clan Fraser et le Seigneur des Iles (MacDonald). Un conflit MacLeod/Fraser, tel qu’il est présenté dans Highlander, le premier film, est donc vraisemblable.
        Mais la localisation de la famille des deux cousins immortels pose un problème. En effet, si l’on consulte une carte de l’Ecosse clanique, on constate qu’aux abords du Loch Shiel, vers Glenfinnan, sont mentionnés surtout des MacDonnel de Glengarry au nord, des MacDonald de Clanranald autour, des Cameron à l’ouest, des MacLean au sud. Les premiers MacLeod signalés sont ceux de Glenelg, au nord du territoire MacDonnel. Mais pourquoi pas... Les familles s’éparpillaient peut-être... En tout cas, un territoire des Campbell s’étend à l’est, de l’autre côté du Firth of Lorn, et c’est peut-être de là que venait Debra Campbell, le malheureux premier amour de Duncan.

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