Le voyant rouge clignote doucement. La
photocopieuse s'est mise en grève, elle attend d'être nourrie
à nouveau. Il enfourne une nouvelle rame de papier dans le ventre
de la bête, et vérifie au passage la bonbonne d'eau qui
sera elle aussi bientôt à bout.
Il retourne à pas mesurés
devant son PC, devant lequel il passe le temps depuis déjà
deux heures. Cinq heures et demie. Encore une heure, et il pourra fuir
sans trop attirer l'attention. Fuir ce lieu jusqu'à demain matin.
Un court répit de quinze heures, sommeil compris. Puis retourner
dans cet enfer monotone. L'ennui est là, tenace.
Il est bon à ce qu'il fait, le
salaire est confortable. Quand il pense à regarder par la fenêtre,
Paris s'étale à ses pieds. Tout est à disposition,
à portée de main. C'est sa vie depuis déjà
dix ans, comme cela l'a été au cours des cinquante années
précédentes, sous d'autres noms.
C'est une vie à mourir d'ennui.
Il est Immortel, mais il meurt à petit feu, tué par la
banalité des jours sans âmes qui se succèdent sans
discontinuer. La ville l'étouffe. La civilisation l'asphyxie.
Il est né cosaque, et il crèvera à pied dans une
ruelle jonchée d'ordures ou dans un terrain vague.
La
Seine brille doucement, réveillée par un rayon de soleil
opportun. Il se prend à rêver de grands espaces dans lesquels
les fleuves ne sont pas prisonniers d'un carcan de pierre et de béton.
L'idée s'impose à lui, évidente. Il l'attendait
depuis des mois, sans le savoir. Comment s'appelait cet archéologue
finlandais déjà? Heikki.... Heikki quelque chose. Il fouille
dans ses cartes de visites, trouve une adresse e-mail griffonnée
sur un ticket de métro.
Il le connaît à peine, ce
n'était qu'une rencontre fortuite, un autre Immortel trouvé
par hasard dans un club hippique, en plein face à face intense
avec un grand hongre gris. Et pourtant le courant est tout de suite
passé, dans le sens mortel de l'expression. Un même amour
de la race équine les a brièvement réuni.
Il hésite à peine, avant
d'envoyer son mail. Il n'a rien à perdre. Et il retourne à
son travail, à cette illusion de travail qu'il projette depuis
deux semaines.
Quarante
deux minutes. C'est le temps qu'il a fallu pour obtenir une réponse.
Et pourtant il est tard en Mongolie, les connections internet pas si
courantes, la couverture téléphonique peu étendue.
Il considère cela comme un signe.
"Oui". Un simple oui. Pas de
question, rien, juste une acceptation pleine et totale. Les explications
viendront plus tard, face à face, entre cavaliers des steppes.
Il
ferme les fichiers sur lesquels il travaillait. Enregistre les dossiers
professionnels sur le serveur, transfert ses données personnelles
sur une clé USB. Et puis il supprime tout de son disque dur.
Lance un formatage.
Un dernier regard sur Paris du haut de
sa tour, un autre sur le bureau qui lui a servi de prison toute cette
année, avant de fermer la lumière.
Il est libre. Après-demain, il
s'envole pour Ulan Bator. Dans quatre jours, il sera cavalier à
nouveau. Nomade sur une terre infinie. Pour la première fois
depuis un demi-siècle, il ressent à nouveau cette joie
libre et sauvage. Dans une semaine, il redeviendra lui-même.