"Da"
30 Août 2004
Jaouen

Jaouen20Ayahoo.com


     Le voyant rouge clignote doucement. La photocopieuse s'est mise en grève, elle attend d'être nourrie à nouveau. Il enfourne une nouvelle rame de papier dans le ventre de la bête, et vérifie au passage la bonbonne d'eau qui sera elle aussi bientôt à bout.
     Il retourne à pas mesurés devant son PC, devant lequel il passe le temps depuis déjà deux heures. Cinq heures et demie. Encore une heure, et il pourra fuir sans trop attirer l'attention. Fuir ce lieu jusqu'à demain matin. Un court répit de quinze heures, sommeil compris. Puis retourner dans cet enfer monotone. L'ennui est là, tenace.
     Il est bon à ce qu'il fait, le salaire est confortable. Quand il pense à regarder par la fenêtre, Paris s'étale à ses pieds. Tout est à disposition, à portée de main. C'est sa vie depuis déjà dix ans, comme cela l'a été au cours des cinquante années précédentes, sous d'autres noms.
     C'est une vie à mourir d'ennui. Il est Immortel, mais il meurt à petit feu, tué par la banalité des jours sans âmes qui se succèdent sans discontinuer. La ville l'étouffe. La civilisation l'asphyxie. Il est né cosaque, et il crèvera à pied dans une ruelle jonchée d'ordures ou dans un terrain vague.

     La Seine brille doucement, réveillée par un rayon de soleil opportun. Il se prend à rêver de grands espaces dans lesquels les fleuves ne sont pas prisonniers d'un carcan de pierre et de béton.
     L'idée s'impose à lui, évidente. Il l'attendait depuis des mois, sans le savoir. Comment s'appelait cet archéologue finlandais déjà? Heikki.... Heikki quelque chose. Il fouille dans ses cartes de visites, trouve une adresse e-mail griffonnée sur un ticket de métro.
     Il le connaît à peine, ce n'était qu'une rencontre fortuite, un autre Immortel trouvé par hasard dans un club hippique, en plein face à face intense avec un grand hongre gris. Et pourtant le courant est tout de suite passé, dans le sens mortel de l'expression. Un même amour de la race équine les a brièvement réuni.
     Il hésite à peine, avant d'envoyer son mail. Il n'a rien à perdre. Et il retourne à son travail, à cette illusion de travail qu'il projette depuis deux semaines.

     Quarante deux minutes. C'est le temps qu'il a fallu pour obtenir une réponse. Et pourtant il est tard en Mongolie, les connections internet pas si courantes, la couverture téléphonique peu étendue. Il considère cela comme un signe.
     "Oui". Un simple oui. Pas de question, rien, juste une acceptation pleine et totale. Les explications viendront plus tard, face à face, entre cavaliers des steppes.

     Il ferme les fichiers sur lesquels il travaillait. Enregistre les dossiers professionnels sur le serveur, transfert ses données personnelles sur une clé USB. Et puis il supprime tout de son disque dur. Lance un formatage.
     Un dernier regard sur Paris du haut de sa tour, un autre sur le bureau qui lui a servi de prison toute cette année, avant de fermer la lumière.
     Il est libre. Après-demain, il s'envole pour Ulan Bator. Dans quatre jours, il sera cavalier à nouveau. Nomade sur une terre infinie. Pour la première fois depuis un demi-siècle, il ressent à nouveau cette joie libre et sauvage. Dans une semaine, il redeviendra lui-même.