Robert Martin
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Dernière neige






        Réserve de Fort Peck, Montana. Avril 1930.



        Maggie Crie-Fort se relève péniblement, ses genoux craquent. Elle a fini son ménage plus tôt que les autres jours. Elle est fatiguée mais satisfaite. Les deux pièces de sa petite maison sont propres, les planchers lavés, le poêle nettoyé ; elle a vidé les cendres. Bien.
        Elle n’est pas de ces vieilles qui se laissent aller. Devant la maison, bien sûr, c’est le fouillis. Deux ou trois vieux fûts rouillés, et surtout des mauvaises herbes à arracher. C’était le boulot de son mari, mais depuis qu’il est mort, il y a quinze ans, elle ne le fait qu’une fois par an, quand elle s’en sent le courage.
        Déjà quinze ans ! Faut dire qu’il ne suçait pas de la glace, Saut-de-la-Corneille. Une grosse partie de sa paye passait dans le whisky de mauvaise qualité qui lui avait gâté les yeux. Ce qu’on peut dire pour lui, c’est qu’il n’avait pas l’alcool mauvais et qu’il est resté jusqu’à la fin un brave bougre, même s’il n’en faisait pas lourd. « Paix à son âme », comme disaient les missionnaires.
        Maggie, sur le pas de sa porte, prend le temps de souffler un peu ; le printemps s’avance. L’herbe est haute sur les crêtes voisines, bien grasse pour ces mauvaises terres. Un instant, une idée stupide la traverse : « Ça ferait de la bonne herbe pour les bisons. » Ce n’est plus qu’un souvenir d’enfance. Elle est vieille maintenant, oui, vieille, et c’est l’enfance qui remonte, comme un cadavre gonflé du fond de la rivière. Elle a toute l’après-midi pour y repenser, puisqu’elle va rendre visite à son amie Cynthia, comme convenu. On est bien jeudi ?
        Elle rentre dans sa pièce et va terminer par un peu de rangement. La chambre est faite, fermée, jusqu’au soir. Dans la grande pièce, cuisine et séjour à la fois, elle pousse les trois chaises sous la table, replace les boîtes métalliques sur l’étagère qu’elle a essuyée tout à l’heure. Farine de blé, farine de maïs, riz, un peu de viande séchée, du sel. Elle est impatiente soudain. Elle termine, prend son châle, sort et tire la porte derrière elle. Elle peut se mettre en route.

        Des enfants jouent au loin avec des bouts de bois en guise de carabines. Une petite fille suit ses frères en tenant un cheval de bois à roulettes par sa queue de crin. Sa robe est pleine de terre. En voilà une qui promet d’être dégourdie. Maggie sourit, dévoile une dentition disparate et les plaques tectoniques de son visage secouent l’échelle de Richter.
        Sur le chemin, elle croise l’automobile de Johnny Thompson le Métis. Il fait sonner sa corne. Quel m’as-tu-vu, ce jeune crétin. On dirait qu’il est fier de tout : de sa voiture pétaradante, de son travail de ferrailleur, de son père blanc fonctionnaire au Bureau des affaires indiennes, et même de sa mère, une Oglala. Ah c’est vrai, c’était des sacrés guerriers, ceux-là. On finira par le savoir !
        Dans le fond, elle aurait peut-être dû rejoindre les cousins du côté de son père, dans l’Alberta, de l’autre côté de la frontière des Blancs. Les Assiniboins étaient plus nombreux là-bas. Toutes ces histoires de clans ont la vie dure.
        Elle le sait, pourtant, elle se souvient des récits du grand–père : eux, les Hohe, les Rebelles, ils se sont séparés il y a bien des hivers du tunwan des Yanktonais. C’était au temps de la guerre des Yankees contre les Tuniques Rouges. Ou pas loin. Oui, ils s’appelaient les Hohe ! Mais le nom qu’ont retenu les Blancs, c’est celui que leur donnaient leurs alliés les Ojibwas des Plaines : Usin-upwana : il cuisine en utilisant des pierres ! Usin-upwana. Assiniboin. Et voilà. Discute pas !
        À Fort Peck, on partage le coin avec les Yanktonais. D’anciens frères ennemis, les plus proches d’eux d’entre les Dakotas. Car les Assiniboins se tapaient dessus avec les Dakotas, bien sûr. Ce n’est pas pour rien qu’ils étaient les rebelles. Maintenant toutes ces histoires de guerres et d’alliances ne valent plus un clou. C’est la misère pour tous. Il faudrait être tombé bien bas pour aller voler des gens aussi pauvres que soi-même.
        Elle se demande aussi si elle ne voit pas tout en noir ; elle sait bien qu’elle a mauvais caractère. Cynthia, elle, rit de tout, et n’a aucun problème avec les autres tunwans des Sept Feux du Conseil. Voire, elle serait capable de parler à un Crow. Ou même à un Atsina, quand elle va voir ses cousines à la réserve de Fort Belknap . Elle papote avec tout le monde au magasin ou devant sa porte. Une bonne nature.

        Maggie croise Mary Étoile-Blanche qui va faire ses courses d’un pas alerte. Elle est encore jeune, elle. Elles échangent quelques nouvelles. Cela permet de faire une pause sur le chemin. Puis le chien jaune de Mary la rejoint, et chacune reprend sa route.

        Elle arrive en vue de la maison. Une fumée claire volète au-dessus du toit. Elle sent d’ici l’odeur du bon ragoût de Cynthia Cheval-Rapide, la fille de Cheval-Rapide, l’homme-médecine de son enfance. Oui, maintenant on fait comme les Blancs, on a fait des noms de famille, qui se transmettent, derrière un prénom chrétien. On ne cherche plus des noms bien à soi. De toute manière, il faut bien ça pour se situer dans une famille, puisque la tradition orale fout le camp. Qui sait, aujourd’hui, dire la généalogie de tous les gens du village ? Ils ont fichu en l’air la mémoire, à force de picoler ou d’aller travailler ailleurs... Au moins avec sa vieille amie, on sait de qui on parle.
        Cynthia l’a vue arriver par la fenêtre et se pointe sur le pas de sa porte, toujours ouverte. Elle l’accueille avec un petit rire aigu qui met de bonne humeur. Sa face tannée est encore lisse, parce qu’elle est bien grasse. Ses nattes bien régulières attachées avec des lambeaux d’une vieille robe en coton imprimé d’il y a quarante ans, et que Maggie se rappelle encore, lui donnent l’air de la petite fille coquette qu’elle était. Elles rentrent toutes les deux dans la pièce principale d’une maison qui ressemble comme deux gouttes d’eau à celle de Maggie. Le couvert est déjà mis. Elles se mettent à discuter. Les nouvelles de la semaine sont passées au peigne fin pendant que Cynthia touille dans sa marmite. Le regard de Maggie tombe sur un vieux livre illustré posé sur la malle en osier contre le mur. Il est tout défraîchi, mais c’est quand même bizarre de trouver un livre chez Cynthia. Celle-ci s’aperçoit de l’étonnement de sa vieille amie :
        - « C’est Charlie qui a amené ça. Il vient passer trois jours ici.
        - Charlie, c’est le fils de Sally ?
        - Oui, ma deuxième. Il se débrouille pas mal en lecture, il paraît. »
        Maggie rassemble ses souvenirs d’école missionnaire et parvient péniblement à déchiffrer : Les Aventures de Kit Carson. Les petits Indiens ont Kit Carson pour héros maintenant...
        - « C’est bientôt prêt. Assieds-toi.
        - Ça sent bon. Ah, tu as toujours su bien cuisiner, toi ! Ton mari, il a jamais dû découcher !
        - Y avait pas intérêt ! Je l’aurais flanqué dehors, avec sa couverture, sa pipe et son sac à malices !
        - Tu dis ça, mais... Oh tu aurais bien crié, mais ça ne serait pas allé si loin.
        - Je sais pas. Il était pas mauvais. Dommage que la tuberculose l’ait emporté.
        - Et le premier, il est mort comment, déjà ?
        - La grippe, en 1916. Bon allez, j’amène le plat. »
        Cynthia met la marmite sur une planchette posée sur la table. Elle remplit les deux assiettes et remet la louche dans le récipient.
        Maggie attend qu’elle ait fini de marmonner le bénédicité et de faire le signe de croix, et elle prend sa fourchette.
        - « Tu fais toujours ces bondieuseries ?
        - Tais-toi. Ne blasphème pas.
        - Bon sang, les missionnaires t’ont bien balayé dans la tête !
        - Dieu, Wakan Tanka, c’est la même chose.
        - Et Jésus, c’est le frangin à la Femme Bison Blanc, peut-être ?
        - Mange et ne m’embête pas. »
        Maggie obtempère. Elle aime bien taquiner Cynthia. Ça ne va jamais trop loin, car elle prend tout comme ça vient.

        Le repas avance. Une tarte ferme le convoi, et Cynthia va chercher la cafetière en métal émaillé. L’odeur du café envahit bientôt la pièce. Elles le boivent à petites gorgées, en plissant les yeux. Elles parlent peu, pour l’instant, chacune dans ses pensées, ses souvenirs, les retournant, se préparant à les échanger bientôt. Le café fini, Cynthia regarde par la fenêtre à quatre carreaux.
        - « Il fait beau ; on n’a qu’à s’asseoir dehors. »
        Elles sortent avec deux coussins et s’installent sur le banc, sous la fenêtre. Le soleil a chauffé les planches contre lesquelles elles s’adossent.
        Geste simple et quotidien, mais semblable à un geste sacré d’autrefois, elles sortent de la poche de leur tablier des petites pipes. Cynthia bourre la sienne et passe la blague à Maggie. Dès les premières bouffées, elles partent à rebrousse-temps. Les années de la maturité, au début du siècle, et celles des premiers temps de leurs mariages, à la fin du précédent, elles s’y attardent moins cette fois-ci ; elles en ont beaucoup parlé il y a deux semaines.
        Aujourd’hui la lumière du printemps les replonge dans leur adolescence.
        - « Ton père était un bon homme-médecine, Cynthia. Il était de bon conseil pour ceux qui hésitaient à faire un choix.
        - Ça, oui. Et il était bon avec moi et mes sœurs. Mais ton père aussi était un peu comme ça. Et ta mère qui n’arrêtait pas de rire...
        - C’est vrai, on n’avait pas à se plaindre. C’était une autre vie... Ça fait si longtemps que je ne suis pas rentrée dans une tente.
        - Bon sang, on ne serait plus bonnes à rien, on a tellement perdu l’habitude ! Dormir par terre, je crois que je n’y arriverai plus. »
        Elles rient. Elles évoquent leurs jeux dans le camp, près de la rivière. Bientôt, plus personne n’aura vécu ça.
        Petites, elles essayaient souvent d’échapper à la vigilance de leurs mères, qui voulaient déjà les initier aux travaux quotidiens. Elles allaient voir leurs pères et oncles, les regardaient s’occuper des chevaux ou fabriquer des flèches. Elles savaient que là, on ne solliciterait pas leur participation. Mais bon gré mal gré, elles se mirent au travail, progressivement.
        Les garçons les taquinaient quand elles revenaient de la rivière avec des outres pleines d’eau. Certains étaient méchants, de vrais sales gosses, d’autres, tout en riant comme des niais, essayaient d’attirer leur attention. Ceux-là faisaient les fiers dans leur bande, mais elles savaient que dans quelques années ils leur joueraient de la flûte, le soir.
        - « T’avais quinze ans quand Flamme-Grandissante t’a offert une boîte en érable qu’il avait taillée lui-même.
        - À peu près... C’était le premier à me remarquer, je crois. »
        Elles sourient, toutes les deux, et fixent le regard sur la route, au loin, comme si leurs yeux plissés pouvaient apercevoir le glissement d’une ombre, à la fois intacte et fugitive, une trace du passé dans la lumière du présent.
        Mais à penser à leur jeunesse, leurs courses, leurs premières amours, forcément, le souvenir doux et amer de Dernière Neige leur vient au cœur. Elle avait deux ans de plus qu’elles. C’était leur modèle. À cet âge où l’on grandit si vite, elles rêvaient d’être bientôt comme elle, d’avoir son corps plus épanoui, son regard sûr et brillant, son rire qui ose. Après un silence qui leur donne la quasi certitude que leurs pensées muettes ont pris le même chemin, elles commencent à l’évoquer, par petites phrases courtes. Puis Cynthia demande :
        - « Son nom en entier, c’était quoi, déjà ?
        - Dernière-Neige-avant-le-Départ-d’Été. Elle était née à ce moment-là de l’année, je crois. Je ne l’ai entendue nommer comme ça que deux fois. Et la deuxième fois, c’était quand son père l’a mariée au Blanc. »
        Le vent se lève un peu, prend le relais de leurs paroles. Mais Cynthia est curieuse, d’autant plus qu’il lui manque des éléments : quelques années après, en épousant Cerf-aux-Aguets, elle a rejoint une autre bande et avait perdu de vue Dernière Neige.
        - « Qu’est-ce qui s’est passé, avec son deuxième mari ?
        - Elle est devenue renfermée, déjà, avant le mariage avec Ciel Serein. Mais, bon, ça s’est fait, ils ont eu trois filles puis un fils. Une des filles est morte de la rougeole, les deux autres sont mariées, je ne sais plus où elles sont maintenant, ou si elles vivent toujours. Le fils était plus jeune, né alors qu’ils vivaient déjà dans les baraques de la réserve. Il voulait vivre ailleurs, chez les Blancs. Il s’est engagé dans l’armée et il y a eu la guerre en Europe. Il est parti et il est pas revenu. Je crois qu’il a été tué en France. On m’a parlé d’une « bataille de la Somme », mais je sais plus si je mélange avec une autre histoire. Après, elle a vu tout en noir. Ciel Serein est parti. Ça n’allait plus entre eux ; elle s’est laissée couler...
        - Je l’ai revue à cette époque, ouais. Elle ne parlait presque plus ; elle sortait rarement de chez elle. Elle a dû mourir en 21, je crois. »
        Maggie acquiesce. Le sujet semble clos, un moment. Mais Cynthia ne l’a pas épuisé :
        - « C’est drôle, quand même, que son fils soit aller se faire tuer en France. Son premier mari, le Blanc, c’était un Français, non ?
        - C’est ce qu’on disait. Je ne sais pas trop faire la différence entre les Blancs. Mais c’est vrai qu’il était pas comme les autres, d’un certain côté. J’ai jamais bien compris, en tout cas, ce qu’il était venu faire chez nous.
        - C’était Arc-de-Lune qui le connaissait, au début. Tu t’en souviens ?
        - Oui, celui qui allait souvent voir les marchands blancs près du fort. Il l’a amené au camp, un jour. Mais de là à ce qu’il s’installe chez nous et qu’il prenne femme...
        - Ouh, tu n’as pas l’air de l’aimer ! Ou alors tu étais jalouse...
        - Tu plaisantes ! Ce que j’enviais, oui, c’était qu’elle se mariait, qu’elle avait une tente à elle, peut-être... Mais pas lui, ce Blanc. Je ne me vois pas frotter ma peau contre celle d’un poulet plumé !
        - Oh, il portait bien le pagne, il avait le corps lisse comme nos hommes, et après une lune d’été, sa peau était plus foncée.
        - Et je ne sais pas si tu te souviens, mais il ne chassait pas ! Comment veux-tu faire bouillir la marmite avec un empoté pareil ?
        - C’était un vœu. Il avait eu un rêve, peut-être. Tu sais bien que chez nous aussi, certains ne touchaient pas à un animal précis parce qu’ils étaient en relation avec l’esprit du cerf, ou du blaireau... Lui, c’était tous les animaux. Il leur parlait d’ailleurs, chevaux, chien, gibier de la forêt, oiseaux. Et si les chasseurs lui donnaient de leur viande, c’est qu’ils respectaient sa manière de voir ces choses. Il rendait d’autres services à tous. Je crois pas que Dernière Neige lui en ait voulu pour ça.
        - Non, d’accord. D’ailleurs ils s’entendaient bien au début, je le reconnais. Et puis, s’il y avait des coups durs, il allait avec les guerriers. C’est vrai qu’il n’était pas lâche. Mais au bout de deux hivers, elle a commencé à rouspéter. Ils n’avaient toujours pas d’enfant. Et ça venait bien de lui, puisqu’elle en a eu avec Ciel Serein !
        - C’est drôle, d’ailleurs, que Ciel Serein se soit intéressé à elle quand elle s’est retrouvée seule.
        - C’est qu’elle était jolie !
        - Oui, mais tout le monde la croyait stérile. »
        Maggie ricane, fière de révéler ce qu’elle tient pour sûr :
        - « Tout le monde, ou presque. Le Blanc — comment s’appelait-il ?
        - Arbre-près-de-l’Eau.
        - Oui ! Arbre-près-de-l’Eau savait que c’était lui qui était comme une plante sans graine. Il l’a dit à Ciel Serein quelque temps avant sa mort. D’ailleurs, il savait qu’il allait mourir.
        - Comment ça ?
        - Flamme Grandissante me l’a raconté plus tard. Tu te souviens quand il y a eu cette expédition pour reprendre les chevaux que les Atsinas nous avaient volés ? Les hommes se sont concertés chez Arc-de-Lune, qui était chef de guerre à ce moment-là. Puis chacun est allé chercher ses armes. Arbre-près-de-l’Eau s’est équipé le plus rapidement possible et a rejoint Ciel Serein devant sa tente pour lui demander de veiller sur Dernière Neige s’il ne revenait pas. Il lui a dit que ça venait de lui qu’ils n’avaient pas d’enfant, et que c’était ce qui la rendait désagréable. Flamme Grandissante a eu cette confidence de Ciel Serein plus tard, un soir qu’ils étaient ivres. Mais il avait lui-même surpris la dernière conversation entre Arbre et Dernière Neige. Il lui disait qu’elle avait été une bonne épouse et lui conseillait de ne pas attendre plus d’un an pour se remarier, car il avait vu sa mort en rêve et lui disait adieu. Avec un autre mari, elle pourrait avoir une famille. Elle avait pleuré en l’écoutant, sans répondre. Sa rancune avait disparu, tu peux l’imaginer. Après, ils se sont rassemblés, huit guerriers, à la sortie du camp, et sont partis vers le Sud. Les Atsinas campaient au bord de la rivière Rosebud. Pendant que les autres s’occupaient des chevaux volés qui avaient été rassemblés dans un enclos à côté de leur campement, Arc-de-Lune et Arbre faisaient diversion et occupaient leurs ennemis. Au bout d’un moment, Arc-de-Lune a rejoint les autres qui étaient prêts à repartir. Il avait blessé grièvement deux Atsinas et mis en fuite les autres. Quand il a regardé en arrière, il a vu que son ami blanc n’avait pas agi selon ce qui avait été convenu : il ne l’avait pas suivi, s’était enfoncé dans le camp et s’était laissé acculer à la rivière. Et là, il tenait tête aux Atsinas, leur lançait des défis, et en plus il ne se servait que d’un bâton peint pour les frapper. Debout sur un rocher au bord de l’eau, il les narguait. Les Atsinas auraient dû le laisser, mais leurs cœurs étaient déjà mauvais, ce n’était plus les guerriers de jadis. Ils n’ont pas eu de respect pour sa bravoure et l’un d’eux l’a abattu d’un coup de fusil. Il est tombé à l’eau et a été emporté par le courant. Les nôtres sont rentrés au camp avec les chevaux, sauf Arc-de-Lune et Flamme qui ont rejoint la Rosebud en aval, pour essayer de ramener le corps. Ils ont cherché pendant une journée, mais ne l’ont pas retrouvé. Voilà comment s’est terminé l’histoire. »
        Maggie se tait un instant, mâchonne le tuyau de sa pipe et baisse les yeux. Elle crache et rallume le fourneau. Des bouffées s’élèvent à nouveau, comme les signaux de fumée que font les Indiens de pacotille dans les illustrés. Puis elle ajoute :
        - « Drôle de type. On lui avait donné un nom de chez nous, mais si tu te souviens, il s’appelait Henry Delany, ou Delawney, je sais plus très bien. Je crois que Dernière Neige ne l’a jamais vraiment oublié. Elle l’a cru, sûrement, puis avec le temps, il est revenu dans son esprit. Quand sa vie avec Ciel Serein est devenue moins drôle. Quand ses filles sont parties. Puis quand son fils est mort. Eh oui, on ne peut pas tout avoir : une histoire douce quand on est jeune, et une vraie vie. »
        Maggie a un ton désabusé, Cynthia le sent bien, sans savoir avec quel événement de sa propre vie sa vieille amie fait une relation. Elle voudrait rajouter quelques mots, mais Maggie se lève, un peu vive, si bien qu’elle n’ose pas s’opposer à sa volonté de partir. Il commence à se faire tard, elle a du chemin à faire. Elles se fixent un rendez-vous pour la semaine suivante, et Maggie a déjà salué et tourné les talons. Elle monte lentement la pente légère vers la route et s’éloigne.

        Cynthia hésite, puis reste finalement sur le banc. Son petit-fils va bientôt rentrer, elle n’a qu’à l’attendre là. Guetter quelqu’un qui va venir, en regardant quelqu’un qui s’en va. Sa pipe est froide. Elle la cure et la remplit à nouveau. La flamme de l’allumette, sous son œil, embrase les brins de tabac. Ça crépite et parfume l’air du soir, ça réchauffe le soleil déclinant. Elle lève les yeux. Là-bas, elle voit encore la tête et le dos légèrement voûté de Maggie Crie-Fort, cette tête de mule qui veut toujours avoir le dernier mot. Il faudra bien qu’elle le lui raconte, la prochaine fois, une autre fois. Ce qu’elle sait, elle. Elle aussi a son secret, et elle ne l’a pas obtenu de deuxième main. Un secret difficile à raconter car difficile à croire. Les Blancs ne la croiraient pas, si d’aventure il s’en présentait pour l’écouter, et même les siens, pourtant plus ouverts aux choses étranges, la prendraient peut-être pour une vieille folle. Dernière Neige le savait aussi mais a emporté sa part de secret dans la tombe.
        Elle répète dans sa tête ce qu’il faudra dire un jour à Maggie, sans trop attendre, car elles sont vieilles maintenant. Ce Blanc, Arbre-près-de-l’Eau, avait un pouvoir étrange. Peu après son mariage, un jour qu’il faisait beau, il voulait terminer l’éducation d’un jeune cheval qu’il commençait à monter et s’apprêtait à faire un tour dans la plaine, loin du camp. Dernière Neige courut derrière lui en riant car elle avait sûrement bien des jeux en tête. Il la prit en croupe et ils s’éloignèrent au pas. Cynthia, qui n’était que Fleur Jaune à cette époque d’avant la Mission, était dévorée par la curiosité. Elle laissa sa cueillette de baies et se mit à les suivre. À cheval, ils allaient contourner la colline. Elle l’escalada en courant avec toute l’énergie de ses quinze ans, relevant sa robe de peau pour de plus longues enjambées, et dévala l’autre versant. Elle se doutait bien de l’endroit où ils allaient : il y avait un bosquet, à deux kilomètres de là, où les deux amoureux seraient tranquilles. En suivant un repli de terrain, elle l’atteindrait sans être vue. Son cœur battait, tant de la course que de l’espoir de les surprendre. De temps en temps, elle remontait à mi-pente de la déclivité, risquant une tête pour estimer leur progression. Arbre menait toujours le cheval au pas. Avec Dernière Neige en croupe, il avait renoncé à faire courir sa monture. Ils lui semblaient beaux tous les deux, avec leurs vêtements brodés de piquants de porc-épic, robe et tunique, sur ce cheval pie. Arbre-près-de-l’eau avait un pistolet à la ceinture, un étui d’arc à franges était pendu à la selle. Cynthia reprit sa course et parvint la première au bosquet. Elle choisit un groupe de trois arbres distant des autres d’un jet de pierre. Bien cachée, elle les vit approcher de loin. Elle vit aussi l’arrivée de l’autre cavalier et l’inquiétude immédiate d’Arbre. L’inconnu portait un vêtement de soldat sale et incomplet ; il ne devait plus faire partie de l’armée de Blancs. Une crosse de fusil dépassait d’un étui le long de la selle. Arbre et Dernière Neige descendirent du cheval, derrière lequel ils s’abritèrent. Lui posa la main sur son pistolet mais sans le dégainer. Le cavalier ralentit à leur hauteur et ils se mirent à parler en anglais, qu’elle ne comprenait pas du tout à l’époque. Néanmoins, le ton lui semblait hostile. Dernière Neige se cramponnait à son mari, mais il lui dit de remonter sur le cheval, tandis que l’autre descendait du sien. Ils semblaient décidés à se battre, mais étrangement, l’inconnu ne toucha pas à son fusil et sortit un long couteau de soldat qu’il portait à la ceinture. Avant de taper sur l’arrière-train du cheval pie, Arbre sortit le même long couteau de l’étui d’arc et fit face à son ennemi. Les deux chevaux partirent au galop dans des directions opposées. Dernière Neige retournait au camp. Les deux hommes se jetèrent l’un sur l’autre avec leurs armes. Ils les utilisaient d’une manière qu’elle n’avait jamais vue ; l’arme servant à la fois à porter des coups et à arrêter ceux de l’autre. Les lames jetaient des éclairs et tintaient ; c’était étrange, effrayant et fascinant à la fois. Fleur Jaune avait peur pour Arbre. Elle n’avait jamais beaucoup pensé à lui, mais dans ce combat avec un inconnu, elle le considérait comme un des leurs.
        Il semblait hésitant, moins déterminé que son adversaire. Elle regarda un moment en direction du camp, et vit au loin, presque à l’horizon, Dernière Neige sur le cheval. Elle s’était arrêtée, ne pouvant abandonner totalement son mari, et attendant l’issue du combat pour partir ou revenir.
        Quand Fleur Jaune dirigea à nouveau son regard vers les deux hommes, Arbre finissait de tomber à genoux. Son cœur fit un bond dans sa poitrine, mais elle vit aussitôt son couteau frapper l’ennemi au ventre, par en dessous. Il se releva d’un bond, fit un tour complet sur lui-même en levant son arme et coupa la tête de l’homme à la tunique bleue sale. Fleur Jaune avait l’habitude de voir des bêtes mortes et de la viande taillée, mais c’était la première, et la seule fois, qu’elle vit un homme en tuer un autre. Une chaleur l’envahit, un vertige, ses jambes étaient molles ; heureusement elle était accroupie derrière un tronc. Celui qu’elle soutenait de tout son cœur l’avait emporté, mais elle tremblait, tremblait. Oh, qu’elle s’en voulait de ne pas avoir le cran de sa mère et ses tantes, qui auraient sûrement poussé des cris de victoire.
        Un vent se leva, qui rafraîchit son front. Puis elle vit une brume émaner du cadavre, et des éclairs jaillirent du ciel sans nuages pour frapper Arbre-près-de-l’Eau. Debout, les bras levés, son arme sanglante brandie, il recevait la lumière. Elle se demanda si ce n’était pas une récompense que lui envoyait l’Oiseau-Tonnerre, si ce n’était pas une manière de parler avec lui. Car si l’Oiseau-Tonnerre parle parfois à certains hommes, cela ne doit pas se faire avec des mots...
        Il tomba à terre. Dernière Neige revint au galop lorsqu’elle eut réussi à calmer le cheval. Arbre était épuisé. Elle s’occupa de lui. Ils échangèrent quelques paroles à voix basse. Fleur Jaune en avait assez vu. Par le même chemin, elle rentra discrètement au camp, reprit sa cueillette en tremblant encore. Dernière Neige et Arbre rentrèrent plus tard. Sans doute avaient-ils fait disparaître le corps. Le cadavre d’un ancien soldat, même d’un renégat, trouvé sur leur territoire de chasse, cela pouvait amener bien des malheurs, le genre de malheurs qu’ils ne souhaitaient pas, pas même à leurs ennemis rouges. Et la vie reprit normalement, pour quelques années encore...

        Le soleil est bas maintenant, les ombres longues. Cynthia se dit que c’était peut-être le don de l’Oiseau-Tonnerre qui avait rendu Arbre-près-de-l’Eau stérile. Il n’y a pas de don sans contrepartie. Les hommes médecine savaient ça.

        Sur le chemin, à contre-jour dans le couchant, une forme verticale grandit. À sa démarche chaloupée, elle reconnaît Charlie Ours-Debout, son petit-fils. Comme elle, il n’a pas de don particulier, mais c’est un adolescent plein d’affection pour sa grand-mère. Il aime écouter ses histoires. C’est déjà ça. À lui, il faudra dire que quand elle avait son âge, on l’appelait Fleur Jaune.




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