DISCLAIMER :

Les personnages et l'univers de Highlander ne m'appartiennent évidemment pas, ils sont la propriété de Panze/Davis Production. Les autres éléments apportés par mes soins sont utilisables ailleurs, mais ayez au moins la gentillesse de m'en informer ! La publication de cette fic est entièrement libre à la condition de que ce soit dans son intégralité et incluant le ci-présent disclaimer. Have Fun !

 

Downstairs to Hell

 

 

    Une chute interminable, encore, et encore, et encore. Et toujours cet oiseau noir qui lui revenait aux oreilles en piaillant son cri lugubre… Ces images dans sa tête… Ce cri qu’il avait poussé… Et il tombait. Toujours. Indéfiniment. Une fois encore, le corbeau vint et le frôla. Son cri résonna encore une fois dans ses oreilles. Puis il n’y eut plus rien. La chute s’était arrêtée. Il n’avait plus d’images en tête. Et soudain, il se mit à étouffer. Frénétiquement, il pagaya des bras et des jambes pour remonter à la surface. Mais il n’était pas dans l’eau. Il était sous terre. Alors qu’il commençait à manquer sérieusement d’air, ses mains crevèrent la surface. Il hissa son torse au dessus de la terre qu’il avait repoussée et prit une grande inspiration. Essoufflé, il regarda autour de lui. Où était-il ? Il ne connaissait pas cet endroit. Alentours il n’y avait que des tombes. Que faisait-il dans un cimetière ? Alors il entendit à nouveau le cri du corbeau, derrière lui. Il se retourna et vit l’oiseau noir comme la nuit perché sur une pierre tombale. La pierre tombale de la tombe où il se trouvait. Prit soudain d’une nouvelle panique, il s’extirpa en roulant hors de la terre et se retourna pour voir quel était le nom inscrit sur la tombe. Jake Irving. Lui-même. Ne comprenant pas ce que cela signifiait, il avança lentement la main, incrédule. Ses doigts parcoururent le nom gravé comme pour s’assurer qu’il ne rêvait pas. C’est à ce moment que les images revinrent.

    Il marchait dans la rue quand il avait entendu un coup de feu. Intrigué, il s’était précipité dans la direction d’où était venu le son. Quand il avait tourné l’angle d’un vieil entrepôt, il était tombé sur deux hommes avec des épées. L’un d’eux était son ami Jerry. L’autre tenait un revolver dont le canon fumait encore à la main. Et devant lui, son frère gisait dans une mare de sang. Alors le sien n’avait fait qu’un tour et il s’était précipité sur l’inconnu. Celui-ci n’avait pas hésité. La première balle l’avait touché en pleine course, mais ça ne l’avait pas arrêté. Emporté par la rage et par son élan, il s’était jeté sur l’homme et l’avait renversé. Deux autres coups de feu étaient partis avant que l’autre n’ait eu la force de le faire rouler sur le côté. Il s’était relevé tandis que lui avait pris conscience de ce qui lui arrivait. Il avait senti sa vie s’écouler peu à peu, en même temps que son sang. Vaguement, il avait entendu Jerry lancer quelque chose à l’inconnu. Alors ses yeux s’étaient posés sur le corps de son frère un peu plus loin et la haine l’avait submergé de nouveau. Rassemblant ses dernières forces, il s’était relevé pour se retrouver dans le dos de celui qui avait tiré. Mais ce fut le regard surpris de Jerry sur lui qui l’avait trahi. L’autre s’était retourné et le voyant à nouveau prêt à lui bondir dessus, il avait brandi son épée. Avant qu’il n’ait eu le temps de réagir, la lame glacée s’était enfoncée en lui. Il avait abandonné. S’écroulant sur l’arme blanche tâchée de sang, il était tombé à genoux. D’un geste rapide, l’inconnu avait retiré son arme de son ventre. Alors il était tombé. Mais sa chute n’avait, semble-t-il, jamais connu de fin.

    La vision s’effaça, le laissant avec toute la douleur de ses derniers instants. Et son frère, où était-il ? Le corbeau croassa à nouveau, la tête tournée vers la tombe voisine. Avec une soudaine appréhension terrifiante, Jake se traîna jusqu’à l’autre pierre tombale et se força à lever les yeux pour lire la triste vérité. Robert Irving. Ainsi son frère était là lui aussi. Mais pourquoi lui était revenu d’entre les morts ? Il eut soudain très froid. Ses vêtements étaient trempés et un vent glacial balayait la nuit. Se relevant, il partit en titubant dans l’allée du cimetière. Il ne savait pas du tout où aller, quoi faire. D’ailleurs il ne pensait à rien. A nouveau les souvenirs de cette dernière nuit lui revenaient. Le coup de feu. Le corps de son frère, mort à ses pieds. La douleur glacée du métal pénétrant ses entrailles.

    Il revint à lui quand ses yeux vagues reconnurent où il se trouvait. Ses pas l’avaient ramenés dans son quartier. Sa maison ne se trouvait plus très loin. Il pourrait alors retrouver sa femme, Sarah, qui saurait certainement lui expliquer ce qui ce passait. Elle aurait toutes les réponses. Il en était sûr. Arrivant par derrière, il contourna la haie et se retrouva dans le jardin. Il y avait de la lumière dans le salon. Sarah était là. Avec espoir, il s’approcha de la fenêtre. Et ce qu’il vit glaça à nouveau le peu de chaleur qui était revenu en lui. Elle était assise sur le canapé. Dans les bras d’un autre homme. Et ils s’embrassaient. Incapable du moindre mouvement, Jake resta à les regarder. Il ne pouvait plus bouger. Il se sentait trahi, dépossédé de tout ce qu’il lui restait d’espoir. Mais ce fut encore pire quand l’homme se releva et se retourna. C’était Jerry, son meilleur ami. Celui qui était présent ce soir-là. De nouveau fou furieux, Jake se précipita vers la porte de devant. Il allait entrer et leur demander des explications. Mais dans sa hâte il trébucha sur le tuyau d’arrosage et tomba dans l’herbe douce. Son bras heurta les dents du râteau et il s’ouvrit, mais à sa grande surprise, la plaie se referma en quelques secondes. Etait-ce un nouveau don de sa condition de mort-vivant ? Et que pouvait-il faire d’autre ? Mais l’heure n’était pas à ces considérations. Il revit sa femme et son ami s’embrasser et il se releva avec une nouvelle vigueur. Quand il atteint l’autre côté de la maison, Jerry descendait les marches du perron. Sarah avait déjà refermé la porte. Sans réfléchir, Jake se mit à courir et sauta dans le dos de son ami, l’envoyant au tapis derrière la haie de sapins. Il se releva, prêt à lui faire payer son affront et fut surprit de le voir déjà debout et prêt à se défendre.

- Qui êtes-vous, et que voulez-vous ?! lança Jerry.
- Pourquoi ?! cracha-t-il. Pourquoi m’as-tu fait ça ?!
- Quoi ? Qu’ai-je fait ? De quoi parlez-vous ?
- Jamais je n’aurais cru ça de ta part, Jerry ! fit Jake en tombant à genoux, en sanglots.
- Bon sang mais qui êtes-vous ?! Et comment connaissez-vous mon nom ?
Jake ne répondit pas. Jerry resta un moment à jauger cet homme qui lui avait sauté dessus et qui maintenant était à ses pieds à sangloter. Décidant qu’il n’y avait pas de danger à s’approcher, il se détendit et s’accroupit à côté de lui.
- Qui êtes vous, monsieur ?

    Alors Jake releva la tête et planta ses yeux pleins de larmes dans les siens. Jerry eu un mouvement de recul en le reconnaissant. Il voulut se relever mais, trop surpris, il tomba assis par terre.

- Jake ?! Mais… tu…
- Pourquoi ?! hurla-t-il.
- Mais tu es mort !

    Ces simples paroles le ramenèrent à une soudaine réalité. Il était sorti d’une tombe, de sa propre tombe, et s’était traîné jusque chez lui pour voir sa femme dans les bras de son meilleur ami. Ami qui était justement présent le soir où lui et son frère avaient été assassinés. Et qui possédait une épée. Comment ces éléments étaient-ils reliés ?

- Jerry, c’est toi ? fit la voix de Sarah à la porte un peu plus loin. Tu es encore là ? Tu as oublié quelque chose ?
- Sarah… murmura Jake n l’entendant.

    Alors qu’il allait crier son nom, la main de Jerry se plaqua sur sa bouche. Il allait se relever pour courir vers elle, se réfugier dans ses bras, mais son ami le força à rester à genoux en plaquant avec force son autre main sur son épaule. Ne voyant personne et n’entendant plus rien, Sarah referma la porte, incrédule. Jerry attendit quelques secondes pour être certain qu’elle était rentrée et lâcha son ami.

- Pourquoi ? Pourquoi m’as-tu empêché de la voir ? Et que faisais-tu avec elle ?!
- Chut, tais-toi ! Je crois qu’on a des choses à se dire tous les deux, mais pas ici ! Viens !

    Il se releva et commença à s’éloigner. Jake hésita. Il était perdu, tout ce qui lui était familier était bouleversé et il ne pouvait se rattacher qu’à deux personnes : sa femme ou son ami. Et il était conscient que Jerry semblait le plus apte à l’aider à comprendre ce qui lui arrivait. Comme dans un rêve, il se leva et le suivit.

 

*
**

 

    Les deux hommes se rendirent à l’appartement de Jerry. Celui-ci offrit un verre à son ami mais il le refusa.

- Je n’ai pas le cœur à boire… répondit-il. Maintenant explique moi ce que tu faisais avec ma femme !
- Quelque chose que je n’aurais pas dû, je te le concède… C’est arrivé malgré moi…
- A d’autres ! Ne dis pas que tu étais contre ! J’ai tout vu !
- Dans ce cas tu as aussi dû voir que je suis parti tout de suite après ! Ca m’a troublé bien plus que je ne l’aurais cru ! Jamais je n’aurais fait ça à un ami !
- Tu te considères encore comme mon ami ?! Je suis à peine froid que toi tu sautes sur ma femme !
- A peine froid ?! Ca fait un an que tu es mort !

    Le choc rendit Jake muet. Ainsi une année entière s’était écoulée depuis qu’il avait été assassiné ? Pourquoi était-il revenu tant de temps après ? Et surtout, pourquoi ? Dans quel but ?

- Après ta mort, poursuivit Jerry, je me suis fais la promesse de veiller sur Sarah, je voulais qu’elle ne manque de rien pour traverser cette épreuve. Je me sentais responsable de ce qui était arrivé…
- Alors tu as jeté ton dévolu sur elle pour la consoler, c’est ça ?
- Non ! J’étais venu la voir ce soir parce que je savais que ça serait très dur pour elle.
- Pourquoi ?
- Ca fait un an jour pour jour que tu es mort. C’est le premier cap et le plus dur à passer. Je savais qu’elle aurait besoin de mon soutien. On a passé la soirée ensemble, elle a beaucoup pleuré, je l’ai consolée du mieux que j’ai pu… Et elle m’a embrassé…
- Maintenant tu oses dire que c’est elle qui a provoqué ça ?

    Jake sentait la fureur monter en lui. Plus il écoutait Jerry et moins il le croyait. D’ailleurs, il n’avait aucune preuve de ce qu’il avançait.

- Ca m’a aussi surpris que toi ! Enfin, essaie de la comprendre ! Ca fait un an qu’elle est seule !
- Ca n’excuse pas ta conduite ! Je ne sais pas ce qui me retient de te tuer de mes mains !
- Calme toi ! C’est arrivé malgré nous, c’est ce que je me tue à te répéter depuis tout à l’heure ! Mais moi aussi je voudrais des explications ! Tu es mort ! J’étais là ! Pourquoi es-tu encore en vie ?!
- Non, je suis bel et bien mort ! Et d’ailleurs… Pourquoi étais-tu là ce soir-là ? Quel rôle as-tu joué dans ma mort et dans celle de mon frère ?
- Je… C’est un peu difficile à croire…
- Je suis revenu d’entre les morts, je ne vois pas ce qu’il y aurait de plus difficile à croire ! Tu avais une épée ! Pourquoi ?!
- Je suis Immortel, concéda Jerry dans un souffle.

    Il y eut un silence entre les deux hommes. Chacun essayait de se faire à ce que l’autre lui disait. L’un revenait d’entre les morts, l’autre ne pouvait pas mourir. Dans un sens, ils étaient assez semblables.

- Immortel ? Qu’est-ce que cela signifie ?
- Mon nom est Jeremy Bancroft et je suis né à Londres en 1756. Mon père, enfin, mon père adoptif, était un riche notable de la ville et je n’ai jamais manqué de rien. J’étais un peu pompeux à cette époque et comme les duels étaient monnaie courante, j’ai perdu la vie lors de l’un d’eux.
- Comment as-tu pu mourir si tu es immortel ?
- On naît mortel, comme tout le monde. On ne devient Immortel qu’après sa première mort. Et encore, nous ne sommes pas Immortels comme on pourrait le penser. Nous souffrons, nous mourrons, comme tout le monde. A la différence que nous revenons à la vie après.
- Nous ?
- Il y a beaucoup d’Immortels. Nous vivons parmi vous depuis toujours.
- Et l’autre ? Celui qui nous as tués, Robert et moi ?
- C’était aussi un des nôtres.
- Alors vous parcourez le monde en assassinant des innocents sans être inquiétés ? Quel peuple abject formez-vous ?!
- Non ! Les Immortels ont leur propre combat et leurs propres règles ! Notre destin est de nous battre et de nous exterminer jusqu’à ce qu’il en reste plus qu’un. Le dernier qui restera recevra un pouvoir immense.
- Une seconde… Si vous êtes immortels, comment pouvez vous vous battre jusqu’au dernier ?
- La décapitation est fatale. D’où les épées.
- Et pourquoi votre foutu combat a dû nous coûter la vie, à mon frère et à moi ?!
- Mon adversaire n’a aucun respect de la vie. Vous êtes arrivés au mauvais moment.
- Tu veux dire que nous avons été tués par un simple hasard ?!
- Si vous n’étiez pas arrivés à ce moment-là vous seriez encore effectivement en vie. Je suis désolé.
- Ce n’est pas possible ! Vous… Vous êtes… sans cœur !
- Lui oui. Il y a autant de sortes d’Immortels que de sortes de mortels. Il y en a des cupides, il y en a des destructeurs, il y a des anges gardiens, des preux chevaliers… et d’autres qui ne souhaitent que vivre en paix…
- Qui est-il ? demanda Jake, soudainement terriblement calme.
- Je ne sais pas. Je ne l’avais jamais vu avant ce soir-là. Notre rencontre était totalement fortuite.
- Son nom ! gronda Jake.
- Je ne connais pas son vrai nom. Il s’est présenté comme étant Victor Krueger.
- Pourquoi serait-ce un faux nom ?
- Victor Krueger était un des pseudonymes du Kurgan, un des plus redoutables Immortels ayant vécu. Un monstre sanguinaire venu de Russie. Il a été éliminé en 1985 par un Immortel Ecossais d’après ce que j’ai entendu dire. Mais en y repensant bien, peut-être que l’Immortel de ce soir-là fut un élève du Kurgan et qu’il a pris son pseudonyme en hommage à son maître d’arme.
- Où puis-je le retrouver ?

    Son ton était glacial et son désir était on ne peut plus clair. Il voulait se venger et rien ne pourrait l’arrêter jusqu’à ce qu’il ait accomplit son œuvre.

- Tu ne pourras rien contre lui ! Je l’ai combattu après qu’il vous ait tués, Robert et toi, et ce monstre a une force redoutable ! J’ai failli y laisser la vie ! Il ne m’a pas décapité parce que notre combat a été interrompu par l’arrivée de la police ! Les coups de feu ont dû alerter quelqu’un et c’est ce qui m’a sauvé !
- Où est-il ?! hurla-t-il.
-
Je… Je ne sais pas… J’ai essayé de le retrouver, depuis l’année dernière, en vain !
- Dans ce cas je devrai me débrouiller seul ! répondit-il en se levant d’un geste.
- Tu ne pourras rien contre lui !
- Lui non plus ne peut rien contre moi… fit-il doucement en se retournant vers Jerry.

    Son regard était proprement terrifiant. Ce n’était plus le paisible Jake Irving qu’il avait connu autrefois. Ses yeux auraient fusillé sur place n’importe qui. Sans qu’il puisse rien faire pour le retenir, il franchit la porte. Jerry décida de ne pas l’en empêcher. Dans l’état de fureur dans lequel il se trouvait, il aurait été capable du pire, même envers lui.

 

*
**

 

    Dans la rue, Jake marchait rapidement. Sa colère grandissait à chaque pas, même s’il ne savait pas par où s’y prendre pour retrouver son meurtrier. C’était compter sans son nouvel ami à plumes. Le corbeau noir comme le jais surgit de la nuit devant lui et prit une direction qu’il ne put s’empêcher de suivre.

    Le corbeau le conduisit au travers d’un quartier mal famé que Jake n’aurait autrefois jamais osé traverser. Il n’était pas lâche mais pas suicidaire non plus. Les hommes comme lui étaient mal vus ici. Et d’ailleurs on ne tarda pas à le lui faire savoir. Une énorme moto vint se garer en dérapant juste devant lui et un tout aussi énorme biker en descendit, l’air mauvais. Il fut bientôt rejoint par une demi-douzaine de ses congénères qui l’entouraient maintenant de toutes parts.

- Alors mon minet, fit un petit sec au crâne rasé, on s’est perdu ?
- Ou alors tu cherches de la compagnie ? dit un colosse à la barbe fournie.
- Ecoutez, répondit calmement Jake, je ne cherche pas d’ennuis. Laissez-moi passer et vous n’en aurez pas.

    Un éclat de rire salua cette déclaration pompeuse de la part d’un type d’à peine un mètre soixante-quinze entouré par une bande de géant dont le plus petit mesurait un mètre quatre-vingt. Une lame brilla dans la nuit et se balada devant ses yeux.

- Allez, file-nous ton fric et ça sera toi qu’auras pas d’ennuis… Mes copains et moi on est pas en forme ce soir…

    Sur son épaule, une grosse main velue se posa et aurait normalement dû le faire ployer sous son poids. Mais il n’en fut rien. Jake resta immobile, droit comme un bâton. Son regard glacé se posa sur celui qui le tenait. D’une seule main, il attrapa le poignet de son agresseur et le releva, malgré le fait que l’autre pesait dessus de toutes ses forces.

- J’ai dit… lâche moi !

    D’un mouvement sec, il lui tordit le bras. Le poignet cassa dans un craquement lugubre. Le loubard hurla de douleur, mais Jake ne le lâcha pas. Sans qu’il se rende compte de ce qu’il faisait, son pied s’envola et frappa le type au visage, une fois, deux fois, trois fois. Une série de coups de poings rapides acheva le motard qui s’écroula dans un grognement sourd.

- Fils de pute ! lâcha un des autres en sortant un pistolet.

    Jake se retourna vers lui, le regard encore plus glaçant qu’auparavant. L’autre eut un réflexe de recul en voyant la haine qui brûlait dans ses yeux, mais il reprit vite confiance en son calibre 35. Un rictus malsain étira ses lèvres et il cracha :

- T’as fait la plus grosse erreur de ta vie, p’tit enculé !

    Son doigt pressa la détente et la balle toucha Jake au ventre. Il se plia en deux sous le coup de la douleur. Ca lui rappelait la nuit de sa mort. Mais le voyou ne s’arrêta pas là. Il termina de vider son chargeur, son rire nerveux s’amplifiant à mesure que les balles partaient. Jake s’écroula au sol. Il ne pouvait plus bouger. Il se sentait lentement dériver, tout en prenant conscience que quelqu’un d’autre, ou du moins, une autre facette de sa nouvelle personnalité, prenait le contrôle de son corps meurtri. Un des voyous le toucha du bout du pied pour s’assurer qu’il était bien mort, puis il fouilla dans ses poches à la recherche d’un porte-feuille.

- Putain, il a que dalle ce con ! fit-il en se relevant.
- Pas grave. Il a mérité ce qui lui est arrivé.
- Allez, on s’tire. Ca va craindre dans l’coin d’ici peu…

    Les voyous enfourchèrent leurs motos et se préparèrent à repartir quand soudain, dans son rétro, l’un d’eux vit Jake se relever lentement.

- Putain d’merde !

    Il remit la béquille et descendit de moto. Les autres le regardèrent, incrédule. Jake ne bougeait plus. Il était debout, immobile, le dos tourné.

- T’en as pas eu assez, connard ?! cracha le loubard. T’en veux encore ?!
- Non, merci, je vais faire une indigestion… répondit ironiquement Jake en se retournant.

    Et en le voyant, le motard fit un saut en arrière. Son visage avait changé. Il était devenu très pâle, à la limite du blanc cadavérique, et ses yeux ainsi que ses lèvres étaient entourés de noir, accentuant encore leur menace muette. De fines lignes partaient des commissures de ses lèvres et remontaient vers ses joues, dessinant un sourire morbide sur son visage. De ses yeux d’autres lignes, verticales, faisaient penser à une espèce de clown. Mais un clown qui n’avait rien de drôle… Ses courts cheveux châtains rehaussaient encore plus la pâleur de son visage et la mèche rebelle qui tombait sur son front le rendait franchement redoutable. Soudain, un gros corbeau vint se percher sur son épaule en lançant son cri lugubre.

- Putain ! murmura le voyou.
- Surpris de me revoir si tôt ? fit Jake en faisant une parodie de salut.
- Mais j’t’ai tué, merde !
- On dirait que la mort m’a rejetée ! Et si on voyait si elle t’accepterait plus que moi ?

    Avec une rapidité incroyable, Jake fonça sur son agresseur tandis que le corbeau s’envolait attaquer un des autres. Faisant preuve d’une souplesse qu’il ne se connaissait pas avant, Jake sauta et atterrit les deux jambes en avant dans le torse du motard, qui vola en arrière. Jake se rétablit d’un geste gracieux et fit face aux autres en soufflant sur sa mèche rebelle pour la remettre en place. Le voyou se releva et s’enfuit en courant sans demander son reste. Un autre descendit de moto et dégaina un énorme couteau visiblement bien aiguisé.

- Espèce d’enculé ! fit-il en lui fonçant dessus.

    Jake n’évita même pas le coup. La lame plongea en lui et il se laissa tomber contre l’épaule de l’autre. Le motard retira sa lame ensanglantée avec un sourire satisfait et repoussa Jake en arrière. Mais à sa grande surprise, il ne tomba pas. Il releva la tête et le regarda avec son sourire narquois.

- Ooh, on dirait que tu t’es trompé de couteau, tu as pris celui en plastique…

    Incrédule, le loubard regarda le sang dont était couverte sa lame. D’un geste vif, Jake le lui retira des mains et l’examina.

- Tu me permets d’essayer à mon tour ?

    Sans que l’autre ait eu le temps de réagir, il le poignarda en plein cœur. Le géant s’effondra à genoux dans un hurlement de douleur, tandis que le sang sortait à gicles régulières de sa blessure.

- Tiens, non, c’était un vrai… fit Jake, faussement surpris.

    Il retira le couteau et poussa l’homme agonisant du pied. En un rituel cruel, il lécha le sang de sa victime sur la lame. Les autres, horrifiés, démarrèrent leurs motos et partirent en trombe. Jake les regarda partir sans ciller. Après tout, c’était eux qui l’avaient cherché. Il s’accroupit à côté du cadavre et lui demanda :

- Dis, je pense que ça te dérangera pas si je t’emprunte ta moto, si ?

    Il se releva, enfourcha le monstre mécanique, donna un vigoureux coup de kick et démarra en faisant cirer la roue arrière. Il reprit alors la direction que le corbeau lui indiquait comme si ce fâcheux contre-temps n’avait pas eu lieu.

 

*
**

 

    L’oiseau noir le conduisit dans un quartier que Jake n’eut aucun mal à reconnaître. C’était là que son frère et lui avaient été tués. Il arrêta la moto et déploya la béquille, mais il ne descendit pas. Il resta immobile, comme figé. Son visage avait reprit ses couleurs d’origines et la haine dans ses yeux avait disparu pour laisser place à une tristesse infinie. Le corbeau, perché sur le toit de l’entrepôt en face de lui, croassa. Alors les terribles visions lui revinrent, avec une violence qu’il ne soupçonnait pas. C’étaient comme des rafales de vent glacé qui lui tombaient dessus. La première chose qu’il avait vu en tournant le coin de l’entrepôt était le corps de son frère. Il avait été un instant incapable de réagir, ne comprenant pas ce qui se passait.

    Et ce qui s’était passé avant lui revint. Les deux frères avaient été conviés à une soirée en l’honneur de la dernière promotion de Sarah. Ils avaient un peu abusé de la boisson et avaient décidé de rentrer à pied, laissant à Sarah le soin de ramener la voiture. Robert venait de passer trois mois à Seattle pour son boulot et ils ne s’étaient pas vus depuis pas mal de temps, ils avaient des tas de choses à se raconter. C’était Jake qui avait voulu couper par le quartier des entrepôts. Et tandis qu’ils plaisantaient à propos de telle ou telle histoire qui leur était arrivée, ils s’étaient trouvés à un croisement. Un dispute amicale avait éclaté entre les deux frangins qui voulaient passer chacun d’un côté. Pour se mettre d’accord, ils étaient partis chacun de leur côté et devaient se retrouver un peu plus loin pour vérifier lequel y serait en premier. Jake avait continué sa route en parlant tout seul, les pensées encore embuées dans les vapeurs de la boisson, quand il avait entendu des claquements métalliques. Intrigué, il n’y avait pas au début prêté grande attention, mais au fur et à mesure qu’il avançait les bruits devenaient plus proches. Et soudain il avait entendu un coup de feu. Même dans son état, il aurait reconnu ce bruit entre tous. Ca l’avait dessaoûlé tout de suite. Il s’était mit à courir dans la direction approximative du son et quand il avait tourné le coin d’un entrepôt, il avait vu le corps de Robert gisant à terre, tandis qu’une mare de sang s’étalait lentement autour de lui. Et après…

- Je savais que tu viendrais ici, fit une voix.

    Sur le coup, Jake fut incapable de définir si celui qui avait dit ça était dans ses visions ou dans la réalité. Il mit plusieurs secondes à reprendre conscience du présent. Il était allongé par terre, à côté de la moto. Le corbeau était venu se percher sur le guidon et regardait la silhouette qui était arrivée d’un air méfiant. Jerry sortit de l’ombre et aida Jake à se relever et à trouver son équilibre. Il était encore secoué par le choc des visions.

- Qu’est… Qu’est-ce que tu fais-là ? articula-t-il péniblement.
- Je voulais te trouver avant que tu ne fasses quelque chose d’irréparable. Mais je crains qu’il ne soit trop tard, fit-il en jetant un œil à la moto.
- Ne me juge pas ! Ces voyous le méritaient !
- Personne ne mérite de mourir. Surtout pour une moto.
- Et pourtant moi je suis mort ! Et Robert aussi ! Pourquoi avons-nous été tués ? Hein ?! Peux-tu me le dire, toi qui étais présent ?!
- Ca n’aurait pas dû arriver ! Krueger n’a pas respecté les Règles !
- Nous ne connaissions pas vos foutues règles ! Nous n’avions rien à voir dans votre histoire !
- Je le sais ! Mais Robert est arrivé au mauvais moment, et au lieu d’interrompre le combat, Krueger l’a descendu ! Qu’est-ce que tu veux que j’y fasse ?! Je n’ai même pas eu le temps de réagir ! Je suis un Immortel, pas un super héros ! Je ne sais pas courir plus vite que les balles et les arrêter à mains nues !
- Oh, alors très bien, ce n’était qu’un accident, passons là-dessus, le dossier est clos !
- Ce n’est pas ce que j’ai voulu dire Jake, et tu le sais très bien ! Mais ce n’est pas en ressassant ta haine que tu arriveras à quelque chose !
- Je ne vais pas rester à rien faire ! Je vais retrouver ce pourri et lui faire payer ! La rubrique nécrologique aura bientôt un nouveau nom à ajouter à sa liste !
- Et combien de personnes comptes-tu tuer avant d’arriver à tes fins ?! Combien en as-tu tué, déjà, pour avoir cette moto ?!
- C’est eux qui m’ont cherché les premiers !
- Etait-ce une raison suffisante pour les tuer ?
- Ils ne seraient pas morts s’ils ne m’avaient pas tué !

    Tout être humain normalement constitué aurait tiqué à cette phrase saugrenue. Mais pas Jerry.

- Qu’est-ce que tu veux dire ? Tu es mort à nouveau ?
- Et oui, tu vois, il n’y a pas que toi qui peux passer de l’autre côté et en revenir après !
- Ecoute, je suis mort des centaines de fois en deux siècles, et jamais je n’ai profité de mon pouvoir de résurrection pour rendre la pareille à mes assassins !
- Moi non plus je ne l’aurais pas fait ! Mais là… Il s’est passé quelque chose… C’était comme si quelqu’un d’autre avait pris possession de mon corps. Je ne contrôlais plus mes gestes.
- Ton visage est devenu blanc ? Avec des lignes noires partants de lèvres et des yeux ?
- Oui… C’est ce que j’ai vu dans le rétro quand je suis monté sur la moto. Mais… Comment le sais-tu ?
- J’ai déjà rencontré un cas similaire au tiens…

    Le regard de Jerry dériva. L’entrepôt devint la grande muraille d’un château alors que la moto se transforma en cheval. Les lampadaires devinrent des arbres et la nuit fit place au jour.

 

    C’était en 1867, Jerry était à cet époque devenu membre de la noblesse française. Il supportait mal les perruques et la poudre blanche, ainsi que l’attitude des nobles qui l’exaspérait au plus profond, lui qui avait été élevé dans une famille certes aisée mais respectueuse des petites gens. D’ailleurs c’était pour ça qu’il était là, en quelques sortes. Il travaillait dans une sorte de police privée à qui l’on faisait appel lorsque l’enquête officielle n’avait rien donné -ou qu’elle avait été achetée. Un double crime avait été commis et il était là pour en savoir plus. Comme cela lui était maintenant familier, il s’était fait une nouvelle identité et s’était inventé un passé suffisamment convenable pour être rapidement accepté par les gens du château. Ses souvenirs s’arrêtèrent sur un moment précis, celui où il en avait su un peu plus sur l’affaire qui le concernait. Il était devant la porte du château en compagnie du Duc de Morrois. Celui-ci avait tenu à ce qu’il l’accompagne lors de son essai de nouveaux mousquets, qu’il venait de commander à prix d’or à Paris chez un armurier de renom. Tandis que le Duc venait de faire tirer avec force bruit et fumée une des armes, Jerry admirait le superbe travail d’orfèvre qui avait été réalisé sur les engins.

- Ce sont ma foi Monsieur de forts beaux ouvrages, disait-il au Duc, mais je noserais jamais les emporter à la chasse de crainte des les abîmer.
- Ce n’est nullement mon intention, Jeremy, rassurez-vous. De si belles armes sont trop exceptionnelles pour un usage aussi vil. Ce seront mes mousquet d’apparat, que je réserverai pour les grandes occasions.
- Aussi belles soient-elles, elles ne servent qu’à tuer…
- N’est-ce pas aussi l’usage de cette épée dont vous ne vous séparez jamais, Jeremy ?
- Certes, Monsieur, mais mon épée ne sert que les nobles causes.
- Allons, débarrassez-vous de cette antiquité ! Achetez-vous une arme à feu ! Tout noble qui se respecte se doit d’en porter une de nos jours !
- Je n’ai jamais aimé ces armes… Trop de bruit, trop de fumée… mauvaise odeur… Pour moi rien ne remplacera jamais la noblesse de l’arme blanche.
- On ne peut guère chasser avec une épée, Jeremy ! A moins de courir plus vite que le gibier !
- Il y a d’autres façons de chasser que de traquer sa proie, Monsieur…
- Mais c’est celle-ci la plus excitante ! Et puis, les armes à feu ne servent pas qu’à chasser. Elles sont devenues aujourd’hui les armes des duels.
- J’ai toujours et je livrerai toujours mes duels à l’épée, Monsieur.
- Allons, Jeremy, vous êtes pardieu vraiment rétrograde ! A croire que vous êtes né au siècle dernier !
- Le progrès n’apporte pas que des bonnes choses. Et accordez-moi au moins qu’un duel de bretteur est plus artistique et plus honorable qu’un duel au pistolet !
- Certes, Jeremy, vous avez raison, mais à notre époque on n’a plus le temps pour les belles choses. Tout doit aller vite. Regardez par exemple, la généralisation des routes pavées où l’on peut rouler plus vite. Maintenant on peut nous livrer du poisson pêché en Méditerranée sans qu’il soit complètement gâté. Il y a quelques années c’était impensable !
- Mais à quel prix ? Et pendant ce temps, les gens du peuple meurent toujours autant de faim !
- Nous ne sommes plus à l’époque féodale Jeremy. Et depuis la Révolution, ces gens du peuples sont libres et ce sont nous les nobles qui sont mal vus. Ils nous méprisent !
- Parce que jusqu’ici ce sont eux qui ont été méprisés !
- De quel côté êtes-vous, Jeremy ?! A vous entendre, on croirait que vous défendez ces misérables insectes !
- Oui, peut-être, je… je me suis emporté Monsieur le Duc, veuillez accepter mes excuses.

    C’était bien à contre-cœur que Jeremy n’avait pas poursuivi sa plaidoirie, mais il était ici en temps que noble et se devait de ne pas faire tomber sa couverture. Si ces pédants endimanchés commençaient à douter de lui, il n’arriverait jamais à apprendre ce qui s’était passé. Il devait jouer le jeu, malgré ce qu’il lui en coûtait.

- N’en parlons plus, dit le Duc en faisant retentir un autre coup de feu. J’aimerais beaucoup vous emmener avec nous lors de notre prochaine partie de chasse. J’espère vous faire changer d’avis quant à l’usage des armes à feu !
- Si cela vous est gré, Monsieur le Duc, je m’en ferais un plaisir.
- J’espère que celle-ci se déroulera mieux que la dernière…

    L’esprit de Jerry tilta. C’était lors de la dernière partie de chasse, quelques trois mois plus tôt, que les meurtres sur lesquels il enquêtait s’étaient produits.

- J’ai ouï dire qu’il y avait eu un accident lors de celle-ci, est-ce vrai Monsieur ?
- Malheureusement, c’est exact. Le Marquis d’Aliermont a abattu ce qu’il pensait être une jeune biche et… en fait, il s’avérait que c’était bien une belle biche, mais humaine malheureusement. Elle cueillait des champignons derrière les fourrés, le Marquis a tiré, pensant à du gibier…
- Mais n’y a-t-il pas eu deux morts ?
- Après s’être rendu compte de notre erreur, le mari de la jeune femme est arrivé. Evidemment il était fou de rage et il a chargé le Marquis avec sa fourche. Notre cher ami ne serait plus si le Comte de Pourville ne l’avait lui aussi abattu.
- C’était donc de la légitime défense ? hasarda Jerry, peu convaincu.
- Exact. Entre nous, mieux valait qu’un simple paysan soit tué que le Marquis d’Aliermont, n’est-ce pas ?
- Certes, Monsieur le Duc, répondit-il en essayant de cacher au mieux son dégoût.

    Jerry n’avait pas réussi à soutirer plus d’informations au Duc ce jour-là. Quelque temps plus tard la partie de chasse était organisée et il y participa, mais là encore, il n’apprit rien. Pendant les mois qui suivirent, il questionna habilement le Marquis d’Aliermont, le Comte de Pourville ainsi que tous ceux qui étaient présents ce jour-là, mais il n’apprit pas grand-chose d’autre. Les versions de l’histoire étaient toutes les mêmes et la plupart préférait engager la conversation sur un autre terrain avant de se fourvoyer. Jerry reçut deux lettres de ses supérieurs l’incitant à abandonner avant qu’il ne décide de plier bagages.

    Un an s’était écoulé depuis les deux meurtres et il n’avait rien découvert, on l’incitait lourdement à ne pas rester plus longtemps. Jetant le dernier rappel de ses supérieurs dans l’âtre du foyer, Jerry sortit sur le balcon pour réfléchir. C’était la pleine lune et on y voyait très bien la cour du château ainsi que la proche forêt au-delà des murailles. Il inspira à pleins poumons l’air frais pour s’éclaircir la tête.

- Mon pauvre Jeremy, se dit-il à lui-même. Qu’est-ce que tu fais encore ici ? Ca fait neuf mois que tu traînes tes guêtres parmi toute cette noblesse écœurante et tu as fait chou blanc. Il est temps de rentrer maintenant…

    Il décida d’aller annoncer la nouvelle de son départ le lendemain au Duc. Il prétexterait un décès dans sa famille ou quelque chose de proche. C’était une habitude maintenant. En bas, dans la cour, une jeune fille assez dévêtue passa en riant, bientôt suivie du Comte de Bailly la chassant comme une bête sauvage. Jerry secoua la tête en voyant le spectacle, mais son attention fut attirée par une troisième silhouette, cachée dans l’ombre celle-ci, qui suivait le duo dans ses élucubrations nocturnes. Pressentant que quelque chose de grave allait survenir, Jerry enjamba le balcon et attrapa le lierre qui courait le long de la façade. La plante était fragile et il dut faire très attention à ne pas se rompre le cou en descendant. C’aurait été dommage de mourir maintenant, se dit-il. Pourtant par deux fois, la grille en bois qui servait de support grimpant au lierre céda sous son poids et il manqua d’arriver en bas plus vite que prévu. Quand il atteint enfin la cour, il chercha un moment des yeux la sombre silhouette qu’il avait aperçu du haut. Le Comte et sa conquise étaient passés au stade suivant de leur jeu sur un petit escalier et semblaient se moquer que quiconque eût pu les surprendre des fenêtres. La luxure était monnaie courante dans cette classe sociale. Alors il vit l’inconnu. Il était juste derrière le couple et se préparait visiblement à commettre son méfait. Avant que Jerry ait pu crier pour les avertir ou faire fuir l’ombre, celle-ci se jeta en avant et releva le Comte, pourtant massif, d’un seul geste et presque sans effort. Décontenancé et ridicule avec le pantalon au bas de pieds, le Comte toisa celui qui le dérangeait en pleine action. Son visage devint blême quand il le reconnu.

- Non ! Ce n’est pas possible ! balbutia-t-il.
- Je suis la Mort en personne venue réclamer vengeance ! cracha l’autre en le regardant droit dans les yeux.
- Mais… mais vous êtes mort !
- Oui je suis mort ! Parce que toi et tes comparses m’avez lâchement assassinés ! Maintenant il est l’heure de payer tes crimes !

    Ce fut les derniers mots que le Comte entendit. Avec une rapidité et une force insoupçonnée, la silhouette attrapa la tête du noble et lui fit faire un demi-tour sur son cou qui céda avec un craquement lugubre. La jeune fille poussa un hurlement strident qui aurait brisé tout un assortiment de verre en cristal et quelques secondes plus tard, alors que le corps du Comte tombait lourdement au sol, des personnes apparurent aux fenêtres, cherchant à savoir ce qui se passait. Jerry retrouva enfin la faculté de bouger et cria en direction de l’inconnu qui se tourna aussitôt vers lui. Et à nouveau il se figea. Son visage éclairé par la pleine lune était redoutablement effrayant. Très pâle, avec des grands yeux noirs. De fines lignes descendaient sur ses joues tandis que ses lèvres, noires aussi, s’étiraient de même. Avec une vitesse surprenante le fantôme courut vers lui et le repoussa contre le mur sans qu’il ait la force de le contrer. Une lame brilla dans sa main et se leva dans l’éclairage fade de la lune. Elle tomba. Mais l’inconnu l’arrêta à deux centimètres de son cœur. Il approcha son visage du sien jusqu’au point que Jerry sentit son souffle glacé sur lui.

- Qui es-tu ? demanda-t-il d’une voix froide.
- Je… je suis Jeremy Bancroft… Je… suis…
- Tu n’étais pas présent ce jour-là, le coupa-t-il. Tu vivras, sauf si tu te mets au travers de ma vengeance.

    Sans qu’il puisse ajouter autre chose, l’homme le lâcha et fila dans la nuit. Il disparut un moment dans l’ombre d’une tour mais ne réapparut pas de l’autre côté. Il semblait s’être purement évanoui dans la nature. Au dessus de la tête de Jerry, un corbeau s’envola du rempart en croassant et se dirigea vers la forêt. Incapable de soutenir plus longtemps son propre poids, Jerry se laissa glisser le long de la muraille et s’assit sur le sol, le souffle court, le visage couvert d’une sueur glacée. Bientôt la cour s’agita et des dizaines de personnes allèrent et vinrent pour savoir ce qui s’était passé. On emporta prestement le corps du Comte hors de vue. Quand tout se fut un peu calmé, le Marquis d’Aliermont remarqua enfin Jerry, affaissé contre la tour, toujours en état de choc. Il vint s’accroupir à côté de lui.

- Et bien mon bon Jeremy, dit-il de son accent noble que Jerry exécrait plus que tout autre, on dirait que vous avez eu la peur de votre vie ! Je pense que vous n’avez jamais côtoyé la mort d’aussi prêt !
- J’ai côtoyé la mort plus d’une fois, répondit-il en se reprenant peu à peu, et certainement plus près que vous ne pouvez vous l’imaginer, Monsieur. Mais cet homme-là… Il avait quelque chose de vraiment redoutable… Comme si c’était la Mort elle-même…
- C’est ce qu’il a dit à Bailly, semble-t-il, d’après la jeune fille. J’ai déjà eu l’honneur de bretter contre vous, Jeremy, et je sais quel homme de valeur vous êtes en combat. Même si ça me paraît toujours difficile à accepter, je suis bien plus prêt à vous croire, vous, que cette jeune sotte. Qu’avez-vous vu exactement ?

    Jerry raconta la scène telle qu’il l’avait vue du balcon puis de la cour, comment le tueur avait ôté la vie du Comte froidement et sans un remord, l’horrible expression de son visage. D’Aliermont l’écouta attentivement et se fit son opinion sur l’affaire, prenant ce qui lui semblait le plus véridique entre la version de Jerry et celle de la fille, qui avait clairement vu ‘un fantôme sortir de sa tombe et décapiter le Comte’. Les jours qui suivirent furent plus que tendus. Chaque nuit, une nouvelle personne était victime du mystérieux rôdeur, à chaque fois la mort était violente et froide, mais il n’y eut pas d’autres témoins. Jerry retarda son départ et décida d’élucider ce nouveau mystère avant de partir. Et peu à peu, les pièces du puzzle se combinèrent devant ses yeux. Toutes les victimes se trouvaient à la partie de chasse mortelle, et tandis que les bruits de couloirs se faisaient de plus en plus forts au fur et à mesure que les langues terrorisées se déliaient, Jerry fut de plus en plus certain que le tueur était le paysan assassiné ce jour-là revenu se venger. Pourtant, quelque chose ne collait pas. L’homme était mort, ça il en était certain. Tous ces Comtes, ces Marquis et ces Ducs étaient de fieffés chasseurs et il savait reconnaître un mort d’un vivant. Hors il était bel et bien là. Qu’était-il ? Ce n’était pas un Immortel, quand il l’avait attaqué dans la cour, à aucun moment il n’avait ressenti sa présence. A moins qu’il n’ait réussi à camoufler son signal ? Jerry n’avait jamais entendu parler d’un Immortel ayant réalisé ce tour de force, ça lui paraissait peu crédible.

    Dans les jours qui suivirent, le Comte de Pourville, celui qui avait tué le paysan alors qu’il se jetait sur d’Aliermont, fut tué. Jerry fit rapidement les calculs. Tous ceux présents lors de l’accident étaient morts, exceptés d’Aliermont et le Duc. Il décida donc de passer la nuit à veiller sur le Duc, certain qu’il serait la prochaine victime. Il campa devant la porte de sa chambre, tapi dans l’ombre et prêt à bondir au moindre signe. Pourtant le Duc fut visiblement encore plus sur ses gardes que lui puisqu’il sortit de sa chambre, inquiet, en cherchant dans le couloir la source d’un hypothétique bruit qu’il avait entendu. Il y découvrit Jerry et le fit entrer dans sa chambre après qu’il se fut expliqué sur sa présence ici.

- Je suis beaucoup trop nerveux pour dormir, Jeremy ! lui confia-t-il.
- Vous pensez aussi être le prochain, Monsieur ?
- Ca ne peut-être que moi ou le Marquis ! Il ne reste plus que nous !
- Alors vous aussi êtes arrivé à la conclusion qu’il s’agit de l’homme assassiné ce jour-là revenu se venger ?
- C’est un fantôme ! Il s’introduit dans les chambres sans que personne ne le remarque ! Il commet son crime et repart comme il était venu ! Il ne laisse aucune trace ! C’est un fantôme, vous dis-je !
- Monsieur, pourquoi ne pas me dire ce qui s’est vraiment passé ce jour-là ? se décida Jerry.
- Mais je n’en sais rien ! Je n’y étais pas moi-même !
- Comment ?!
- Non ! Je m’étais éloigné du groupe pour… pour un problème de contenance, un problème très important… J’ai entendu le premier coup de feu et j’ai pensé qu’ils avaient abattu un cerf ou quelque chose comme ça ! C’est quand j’ai entendu des éclats de voix et le deuxième coup de feu que j’ai été voir et j’ai vu les deux cadavres ! J’ai cru ce que d’Aliermont m’a raconté, mais je n’étais pas là !
- Sacré bon sang de bois ! s’écria Jerry en sortant en courant de la chambre du Duc.

    Il venait de voir clair. Si le Duc n’était pas présent, il ne mourrait pas. C’était l’inconnu qui le lui avait dit le soir de la première attaque. Il se précipita vers la chambre d’Aliermont et l’ouvrit d’un fougueux coup de pied. Il entra, l’épée au poing et l’œil alerte. Mais il était trop tard. Le Marquis gisait sur son lit couvert de sang, un couteau planté bien droit au travers de sa gorge. L’homme au visage peint se tenait debout devant lui, immobile. Il tourna la tête vers Jerry lors de son entrée fracassante mais ne fit paraître aucun signe de surprise, de défense ou de nervosité.

- C’en est terminé, lui dit-il simplement. Nous sommes vengés.
- Mais ce n’était qu’un accident ! s’exclama Jerry.
- C’est ce qu’ils vous ont raconté ? répondit l’autre avec un sourire triste. Ce n’est que mensonges !
- Que s’est-il passé alors ?!
- L’heure n’est plus au explications. Comme je l’ai dit, j’en ai terminé.
- Mais je dois savoir !
- Pourquoi ? répondit-il simplement alors qu’il se détournait déjà vers la fenêtre.
- On m’a envoyé ici pour élucider ce crime !
- C’était donc ça ?! fit la voix du Duc derrière lui.

    Mais Jerry, pas plus que l’inconnu, n’en tinrent compte.

- Ce qui s’est passé, commença-t-il, n’était pas un accident. C’était un meurtre, pur et simple ! Ma femme et moi étions tranquillement en forêt à chercher des plantes quand ces messieurs sont arrivés. Ils avaient visiblement abusé du bon vin et étaient éméchés. Ils m’ont assommé et ligoté, puis ils ont violé ma femme ! Et lorsqu’elle a réussi à s’enfuir, ils l’ont abattue comme une chienne !
- Quoi ?! s’exclama le Duc derrière eux.
- J’ai réussi à me libérer tandis qu’ils se disputaient. J’ai empoigné ma fourche et j’ai foncé sur celui qui avait tué ma femme. J’ai été abattu à mon tour, dans le dos qui plus est.
- C’est inadmissible ! s’écria le Duc. Si j’avais eu vent de la vérité, jamais je n’aurais offert plus longtemps un toit à cette bande de crapules !
- Il est trop tard pour y changer quoi que ce soit, fit l’homme en se retournant vers eux.

    Son visage avait perdu ses peintures de mort. Il n’était plus qu’un homme malheureux et brisé qui avait tout perdu, jusqu’à la vie.

- Je dois m’en retourner là où est ma place, auprès de ma femme, dit-il simplement en guise d’adieux.

    Il se mit à courir vers la fenêtre et sauta dans le vide. Jerry se précipita et regarda instinctivement vers le sol, trois étages plus bas. Mais il n’y avait pas de corps. Seul devant lui, un corbeau noir comme la nuit s’éloignait dans le disque blanc de la lune.

 

    Une lune qui ne changeait pas au cours des siècles. Seuls les hommes et le monde changeaient. Le majestueux château redevint un simple entrepôt et tout reprit sa place et sa forme normale. Jerry avait les larmes aux yeux et Jake ne savait pas quoi dire. Il n’avait pas encore jusque là pris conscience que son ami avait pu vivre aux siècles précédents. Pour lui l’immortalité était quelque chose d’abstrait, même si maintenant il pouvait le comprendre un peu mieux.

- J’ignorais que d’autres avaient déjà vécu ce que je vis en ce moment, dit-il simplement.
- Tu n’es malheureusement pas le seul à être mort injustement. Après cet épisode de ma vie j’ai été très intrigué par ces morts-vivants revenus se venger et empreints d’une tristesse vraiment touchante.
- Tu en as étudié d’autres ? répondit Jake, intéressé. Qu’as-tu appris qui pourrait m’aider ?
- T’aider ? A quoi faire ? Ton but est la vengeance, point final. Tu ne seras pas en paix tant que tu ne l’auras pas accomplie. Tue-le et tu retourneras en ce lieu que tu as quitté pour revenir.
- C’est notre destin à tous ?
- Quel autre serait-il ? Tu le sais autant que moi, tu brûles d’envie d’aller étriper celui qui t’a tué.
- Je le sais mais… il y a quelque chose qui me dérange… Si je repars après m’être vengé, alors je serais vraiment mort.
- Aurais-tu peur de la mort, Jake ?
- Comme tout homme, oui. Mais après l’avoir côtoyée je sais maintenant que ça n’a rien de terrible, et je peux l’accepter. Mais je pense à quelque chose. Si je ne tue pas ce type, je resterai là non ? Je pourrai reprendre ma vie avec Sarah et tout serait comme avant…
- Non Jake. Plus rien ne sera comme avant. Tu es obsédé par ta vengeance et tu ne pourras pas l’oublier. Elle te tourmentera jour et nuit. Tu ne dormiras plus, tu ne mangeras plus. Tu n’auras plus faim, tu n’auras plus froid, tu ne seras plus fatigué. Et surtout, tu seras tourmenté, éternellement. Et ça finira par te détruire. Tu ne peux pas échapper à ce qui doit être.
- Mais j’ai tant envie de revoir Sarah, de la prendre dans mes bras et de la serrer !
- Tu ne dois pas faire ça. Pour elle, tu es mort il y a un an. Elle en a assez souffert et elle n’a pas encore fini de porter ton deuil. Ne la tourmente pas encore plus qu’elle ne l’est en réapparaissant maintenant, sachant que tu es condamné à repartir. Elle ne supporterait pas de te perdre une nouvelle fois.
- C’est un interdit qui me fait peut-être plus mal que le souvenir de l’assassinat de Robert et du mien !
- Oui, je m’en doute… Mais… Jake, j’ai une question a te poser.
- Laquelle ?
- C’est une question délicate… Dans les cas que j’ai étudié, ceux qui revenaient se venger avaient été tués qui avec leur femme, qui avec leur enfant, qui pour une injustice… A chaque fois il y a un amour puissant qui relie celui qui revient à celui qui est mort avec lui. Mais jamais je n’ai vu deux frères aussi liés que vous deux. Je ne pensais pas qu’on pouvait être autant attaché entre frères, même jumeaux comme vous !
- Robert et moi n’étions pas seulement jumeaux. Nous étions siamois Jerry.
- Des frère siamois ?! Ca alors, et c’est maintenant que tu me le dis ! Je pensais n’en avoir jamais côtoyé alors que j’en connaissais deux !
- Lorsque nous sommes venus au monde nous étions soudés par la hanche. Nos parents nous ont fait séparer a peine quelques jours plus tard, mais ça n’a pas brisé le lien qui nous reliait encore. Robert et moi avons toujours été complices au plus haut point. Nous pensions de la même façon, et nous n’avions qu’à nous regarder pour savoir ce que l’autre pensait. Ca nous a permis de faire bien des tours à nos camarades lorsque nous étions étudiants ! dit-il avec un sourire amer. Nous nous sommes un peu séparés lorsque nous avons décidé de choisir deux branches professionnelles différentes, mais nous avons toujours été proches.
- Pourquoi ne pas avoir suivi les mêmes carrières ?
- Nous savions que notre proximité nous poserait des problèmes un jour. Nous avons fait ce choix après un flirt désastreux. Nous étions tombés tous les deux amoureux de la même fille, et bien sûr ça a tourné au désastre ! C’est pour éviter que ce genre de situation ne se reproduise trop souvent que nous avons décidé ça.
- Je comprend mieux maintenant…
- Mais pourquoi moi ?! éclata soudain Jake. Pourquoi suis-je revenu, et pas Robert ?!
- C’est facile à comprendre… Robert a été tué le premier, il n’a pas eu le temps de se rendre compte de ce qui lui arrivait. Toi tu es arrivé après, tu as tout vu, tu t’es acharné, tu t’es accroché à la vie. C’était toi qui avais toutes les raisons de te venger.
- Je dois retrouver Krueger.
- Je savais que tu ne pourrais pas y résister.
- Vas-tu essayer de m’en empêcher ?
- J’aimerais bien, mais je n’en ai pas les moyens. Je sais par expérience qu’il ne vaut mieux pas s’interposer entre un homme et sa vengeance…
- Je te remercie de ta compréhension, Jerry…
- Fais simplement attention à ne pas commettre un carnage. Seul Krueger est responsable de votre mort. N’alourdis pas le bilan en faisant des victimes innocentes.
- Je ne peux pas te le promettre.
- Je le sais. C’était juste pour t’avertir que tu risques de ne pas être totalement toi-même.
- Je ne suis plus moi-même depuis que je suis mort !
- Comment comptes-tu retrouver Krueger ? demanda Jerry tandis que Jake enfourchait la moto.
- Je ne sais pas… mais lui sait ! répondit-il en désignant le corbeau qui s’envolait dans la nuit.

    Jake donna un coup de kick et la moto rugit. Il partit en trombe en faisant cirer la roue arrière, laissant son ami seul, en proie avec ses souvenirs, ses doutes et ses craintes.

 

*
**

 

    Jake était comme dans un état second. Il conduisait la moto avec juste assez de conscience pour ne pas terminer dans un mur, nonobstant les feux rouges et les voitures qui faisaient de brusques écarts en klaxonnant. Il suivait une route qu’il voyait comme dans un rêve, de beaucoup plus haut et de beaucoup plus loin. Il voyait la route par les yeux du corbeau qui, lui, semblait précisément où aller. L’oiseau lui fit traverser plusieurs quartier avant de venir se poser sur le toit d’un rade embué dans le brouillard des vapeurs s’échappant des égouts. Jake gara la moto à côté de toutes celles qui étaient déjà là, attendant sagement leurs ventripotents propriétaires. Il jaugea un instant la face miteuse et peu accueillante du bar. Les murs couverts de crasse, de vieilles affiches déchirées et de tags étaient pourtant monnaie courante ici. De la porte entrouverte filtraient une lumière colorée et de violents accords de guitare électrique. Décidant que le moment était venu, il marcha d’un pas assuré vers l’entrée et s’engouffra à l’intérieur, où il fut immédiatement assailli par une forte odeur bestiale faite de sueur à fleur de peau mêlée aux rots chargés de bière. L’intérieur du bar était peut-être encore plus enfumé que l’extérieur à cause du nombre astronomique de cigarettes allumées en même temps. A croire que chaque personne présente en fumait au moins trois à la fois… Examinant un à un tous ceux qui étaient là, il remarqua que lui aussi était passé en revue. Il ne faisait pas très couleur locale au milieu de tous ces motard habillés en cuir et aux barbes de trois jours ou plus. Sous les regards intrigués, il se dirigea vers le bar, lentement, prenant garde à chaque pas qu’il faisait. Il avait beau savoir qu’il ne risquait physiquement rien, il ne tenait pas à provoquer de rixe avant l’heure. Il s’accouda au comptoir et attendit que le barman veuille bien le remarquer.

- Qu’est ce que j’te sers, p’tit gars ? fit-il.
- Juste un renseignement…
- J’fais pas ce genre de boisson ici, répondit-il sèchement.
- Allons, même pas si je te donne la recette ?
- Ca dépend c’que t’as en échange…
- J’ai pas d’argent.
- Et ben va t’faire foutre.

    D’un geste innocent, Jake leva lentement un doigt. Puis avec une rapidité étonnante, il le glissa dans l’anneau nasal du barman. Avec douceur mais fermeté, il lui fit poser la tête sur le comptoir, sans lui arracher le bijou du nez.

- Putain, mais t’es malade !
- Je ne me répèterai pas deux fois.
- Qu’est-ce que tu veux bordel ?
- Juste une personne. Victor Krueger.
- ‘connaît pas de Krueger ici !

    Jake tira un peu sur l’anneau, arrachant au type un cri de douleur. Il sentit que dans son dos on s’était rassemblé et que s’il continuait il allait avoir des problèmes. Mais il ne relâcha pas le doigt pour autant.

- Victor Krueger ! Et vite, je n’aimerais pas que tes copains s’impatientent !
- Je sais pas où il est ! Il passe ici quasiment tous les soirs depuis des années, mais je sais pas où il crèche ! D’ailleurs je sais rien de lui ! Il est pas du genre causant ! Il vient, il boit, il paye et c’est tout !

    Sentant qu’il lui disait la vérité, Jake le lâcha et il porta vivement les mains à son nez. Jake se retourna lentement et, adossé au comptoir, fit face à la troupe qui s’était encore rapproché de lui.

- Bon, je répète ma question pour les deux du fond. Je veux Victor Krueger !
- Et qu’est-ce tu lui veux à Krueger ? fit quelqu’un à droite.
- Le tuer.

    Il y eu un bref instant de silence suivi d’un éclat de rire général et tonitruant. Jake resta impassible et attendit de passer à autre chose. Une fois que « l’assemblée » se fut calmée, un imposant type torse-nu sous un gilet de cuir posa sa grosse main sur son épaule.

- Ecoute mon gars, ici on n’aime pas trop les types qui débarquent pour foutre la merde ! Alors soit tu dégages gentiment et tout seul, soit nous on te fait dégager beaucoup moins gentiment…
- Je partirais pas d’ici sans savoir où trouver Krueger !
- Dommage pour toi…

    Il ponctua sa phrase d’un violent coup de poing à l’estomac qui plia Jake en deux. Et avant qu’il ait eu le temps de réagir, il fut saisi aux jambes et aux épaules et on l’emmena inéluctablement vers la porte, malgré le fait qu’il se débatte comme un lion. Avec rudesse il fut envoyé sur le trottoir et reçut deux autres coup de pieds dans le ventre pour bien appuyer l’avertissement qu’on lui lança.

- Remets plus jamais les pieds ici, sinon on sera encore moins gentils !

    Mais Jake n’entendit pas la dernière phrase. A nouveau son esprit dérivait, tandis qu’il sentait l’autre conscience s’imposer. Il tenta de résister mais en vain.

    A l’intérieur du bar on riait de bon cœur à propos de ce gringalet qui avait voulu imposer sa loi ici tandis que le barman demandait un par un à ses clients si son nez n’avait pas été allongé par ses conneries quand la porte fut soudain arrachée de ses gonds par un coup de pied d’une force inouïe. Une dizaine de motards s’avancèrent, l’air mauvais, en reconnaissant la silhouette, mais eurent un mouvement de recul en apercevant son visage. Au milieu des exclamations de surprise, Jake ouvrit les bras de façon théâtrale et lança d’une voix forte :

- Alors, on jette déjà son hôte dehors alors que la fête ne fait que commencer ?

    Un grand gaillard se précipita sur sa droite avec une queue de billard mais son arme improvisée n’atteint jamais sa cible. La main de Jake se referma dessus et en un habile tour de main il désarma son adversaire et lui en mit un coup dans le nez dans le même mouvement. Le motard poussa un cri de douleur tandis que Jake, juste à côté de la chaîne stéréo, monta le son d’une bonne moitié, couvrant le hurlement de douleur par le hurlement d’un chanteur à la voix cassée sur fond d’accords rageurs.

- Bonne musique, dit-il en faisant la moue, bien que j’eusse préféré quelque chose de plus… gothique…

    Cette fois-ci se furent trois agresseurs qui se jetèrent sur lui et il disparut sous leur masse tandis que les coups pleuvaient. Autour on se disait que cette fois-ci c’en était fini de ce clown quand les trois lourdauds furent repoussés tous en même temps. Jake se releva et fit mine de se recoiffer comme si c’était la seule chose qui le préoccupait. Alors il n’eut plus une seconde de répit. Tous lui sautèrent dessus et tous furent repoussés les uns après les autres. Aux poings succédèrent les queues de billards et les battes de base-ball, puis les couteaux entrèrent dans la danse. Jake en avait déjà retourné trois contre leurs propriétaires quand il fut stoppé net par une balle en pleine poitrine. Il s’écroula lourdement sur le plancher, mort.

- Alors les filles, fit celui qui avait tiré, on dirait que vous avez des problèmes ?
- Krueger ! s’exclama quelqu’un. Ce type te cherchait !
- Tiens donc ? Et que me voulait-il ?
- Il a dit qu’il voulait te tuer !
- Et bien je crois que c’en est terminé ! répondit-il en riant.

    Victor Krueger s’avança au milieu des motards blessé, fatigués et couverts de coups, comme une star au milieu de ses fans. Il était vraiment respecté dans ce lieu. Avec désolation il regarda les corps de ceux qui ne s’étaient pas relevés de la bagarre et ressortit son revolver.

- Retenez ça, les gars, les couteaux c’est dépassé. Un bon flingue ça refroidit n’importe qui, quellles ques soient ses intentions… ou sa carrure.

    Se penchant sur le corps de Jake, il l’examina un moment, cherchant qui pouvait être ce type qui lui en voulait et qui osait sortir maquillé comme un clown de carnaval macabre.

- Jamais vu ce gars-là de ma vie, dit-il en se relevant et en se retournant vers les autres.
- Tu devrais peut-être faire plus attention aux visages des gens que tu assassines ! fit une voix derrière lui.

    Krueger se retourna et vit que Jake avait ouvert les yeux. D’un mouvement gracieux et souple, il roula en arrière et se releva dans l’élan. Une vague de peur submergea les clients du bar. Seul Krueger ne semblait pas surpris, ou du moins ne le montrait pas.

- Ca alors, notre ami n’est pas encore occis… Veux-tu prendre un verre pour oublier nos différents ?
- Oublier ? Oublier ce que tu m’as fait ?
- Et que t’ai-je fait, parle au lieu de jouer aux devinettes !
- Il y a un an, jour pour jour, tu m’as froidement abattu, ainsi que mon frère !
- Tu me parais pourtant bien vivant pour quelqu’un que j’aurais tué. Deux fois qui plus est.
- Je suis la Mort en personne venue pour toi, répéta inconsciemment la personnalité prédominante de Jake.
- Je ne crains pas la mort, et toi encore moins. Mais néanmoins tu m’intrigues. Je crois que nous avons beaucoup à apprendre l’un de l’autre…
- Ce n’est pas le lieu approprié pour ça. Ces gens n’ont rien à voir avec ce qui nous oppose !
- Exact. Je n’aimerais pas qu’il y a trop de témoins de ce qui pourrait se passer entre nous. Sortez. Tous.

    Comme personne ne bougeait, Krueger se tourna vers la foule et planta ses yeux d’une incroyable profondeur dans toutes les paires qui lui faisaient face.

- J’ai dit que je ne voulais pas de témoins. Quand il y a un témoin je suis obligé de le tuer après.

    Pour appuyer ses dires il pointa son arme vers eux. Un vent de panique s’empara de la foule et en un clin d’œil la salle du bar fut vide. Krueger dirigea alors son arme vers la chaîne et l’explosa. La musique se tut dans un dernier gémissement.

- Voilà, maintenant on peut s’expliquer calmement.
- Il n’y a pas d’explication à donner ! s’écria Jake. Tu as tué mon frère, tu m’as tué ensuite, maintenant c’est ton tour ! Et le fait que tu sois immortel n’y changera rien !
- Alors tu sais… Pourtant, tu es mort toi aussi, et tu t’es relevé. Mais tu n’es pas des nôtres. Je ne ressens pas ton signal.
- Non, je ne suis pas comme toi. Je suis juste venu pour venger nos vies par la tienne !
- Un an, dis-tu ? Ca me revient, maintenant que j’arrive à discerner ton visage sous ce maquillage grotesque. Tu étais un des deux types qui m’ont dérangé dans mon duel contre cet inconnu. Si je me rappelle bien tu es celui qui est arrivé après, celui qui a eu le courage d’encaisser plusieurs balles avant de venir s’empaler sur mon épée… Je t’ai déjà tué deux fois, ça ne me dérange pas de recommencer autant de fois qu’il le faudra.
- Cette fois-ci ça ne sera pas aussi facile !
- Permets-moi d’en juger moi-même…

    D’un geste presque solennel, Krueger ouvrit son long manteau et sortit une imposante épée à deux mains. Il plaça la lame contre son front et sembla murmurer une espèce de prière, puis, dans un cling métallique, deux pointes surgirent de la garde pour venir achever ce terrifiant instrument de mort.

- Cette épée appartenait à mon Maître, dit-il en enlevant son manteau et en le pliant soigneusement sur le comptoir. Un être d’une cruauté exceptionnelle, capable d’une haine formidable héritée de siècles et de siècles d’une vie passée à piller, torturer et brûler. Il m’a recueilli au 13ème siècle et m’a formé très durement pendant près de deux cents ans. J’ai failli mourir plus d’une fois de sa main même et il ne se passait pas un jour sans lequel nous ne nous entretuions sauvagement. Mais il a fait de moi ce que je suis et depuis sa mort je fais tout pour honorer sa mémoire et perpétuer son souvenir.

    Si Krueger avait été l’élève du Kurgan, il n’en avait pas l’apparence. De taille assez modeste, il ne paraissait pas très musclé et avait la même carrure que Jake. Et contrairement à ce qu’on aurait pensé trouver sur cet homme, il portait un pantalon de flanelle beige clair et une petite chemise blanche. En fait il avait tout du professeur de faculté érudit et bien propre sur lui. Seuls ses yeux, en dessous de ses petites lunettes rondes, trahissaient son grand âge et toute la cruauté dont il était capable. Et c’était surtout comme ça qu’il avait su se faire respecter parmi les gangs des quartiers qu’il arpentait. Le contraste qu’offrait ce physique sage tenant une monstrueuse épée presque plus grande que lui était fulgurant. Mais Jake n’allait pas se laisser impressionner. Il n’était pas là pour ça. A nouveau, Jerry sentit son âme s’éloigner tandis que le côté sombre de lui même revenait au galop.

    Mais Krueger n’avait pas vécu tant de siècles pour rien. Il vit le changement se produire. D’abord dans ses yeux. Alors qu’ils s’étaient radoucis tandis qu’ils parlaient, il les vit redevenir durs et froids, les yeux d’un homme impitoyable et prêt à aller jusqu’au bout et même plus loin. Puis dans son attitude. Il s’était raidit, redressé, tendu. Et il lui sembla ensuite que sa peau avait encore plus pâlie, tandis que les dessins noirs autour de ses yeux et de ses lèvres avaient semblé se raviver. Mais ce n’était sûrement qu’un effet de l’éclairage faible et de mauvaise qualité qui lui avait montré ça. Néanmoins, quand Jake lui sauta dessus, il était prêt à le recevoir.

    D’un mouvement rapide il tourna sur lui-même, évitant son adversaire qui termina sa course quelques pas plus loin, emporté par son élan. Quand il se tourna à nouveau vers lui, la gigantesque lame lui faisait face, prête à le taillader en petits morceaux. Krueger n’attendit pas que Jake trouve un meilleur moyen de le surprendre, il fit tournoyer son épée pour lui donner l’élan nécessaire tout en le chargeant. Jake plongea sur le côté pour éviter d’être coupé en deux mais, en roulant, ses pieds heurtèrent une table et il ne put pas se relever. A nouveau la lourde lame s’abattit sur lui, à la verticale, et il roula sur lui-même à l’instant où une latte du plancher volait en éclats. Il se releva prestement et chercha des yeux un moyen de se défendre. Même s’il ne craignait pas la mort, il ne connaissait pas l’étendue de son pouvoir. Il était déjà resté comme mort quelques instants et il savait que si ça se produisait à nouveau, Krueger n’hésiterait pas à le couper en petits morceaux pour éviter tout retour à la vie. Jerry avait peut-être raison, il ne pouvait peut-être rien contre cet homme, aguerri par tant de haine et de combats. Ou plutôt, il ne pouvait rien… tant que l’autre avait son épée. C’était elle qui était le plus à craindre. Jake attrapa une queue de billard et s’en servit pour contrer l’arme qui revenait à la charge. Peine perdue, au premier choc la queue sembla exploser entre ses mains et il retrouva avec deux minables morceaux de bois inutiles dans les mains.

    Pour éviter un nouvel assaut il plongea derrière le bar, mais celui fut fendu quasiment jusqu’à la moitié sous le choc. Heureusement pour lui, Krueger n’avait pas la force du Kurgan. Son épée était coincée dans le bois du bar et il luttait pour l’en sortir quand Jake surgit de derrière et sauta sur le comptoir, profitant de sa position haute pour lui envoyer un coup de pied en pleine tête. Krueger recula sous le coup, enfin séparé de sa redoutable arme. Jake descendit du bar en souriant froidement.

- Ohoh, le méchant immortel a perdu sa méchante épée… On dirait que c’est à mon tour de m’amuser un petit peu…

    Jake fonça et attrapa Krueger aux épaules, mais l’Immortel était tout de même plus fort qu’il ne s’y attendait. Il lui résista et l’attrapa à son tour. Les deux hommes entamèrent une espèce de danse tournoyante où chacun essayait de déséquilibrer l’autre pour l’envoyer au sol. Jake en était à appuyer de toutes ses forces sur les épaules de son adversaire, les pouces rentrant presque entièrement dans les clavicules quand ses jambes se dérobèrent soudainement sous lui. Krueger se battait depuis suffisamment longtemps pour savoir qu’un bon fauchage était tout ce qu’il y avait d’efficace quand l’autre ne s’y attendait pas… A nouveau au sol, Jake reçut une volée de coups de talon dans l’estomac, immédiatement suivi par un violent coup de poing sur le cœur. Il réussit à attraper le poignet de Krueger et en un habile tour de main il le fit rouler par dessus lui. Les deux hommes se relevèrent. Jake se tenait le cœur en haletant, c’était comme s’il était prêt à jaillir de sa poitrine. Krueger lui n’avait même pas une goutte de sueur qui perlait sur son front.

- Tu es doué, lui lança-t-il. Tu aurais fait un bon Immortel. Il aurait été simplement dommage que tu choisisses la voie du bien…

    Il se jeta à nouveau sur lui et lui envoya un coup de pied vers les genoux. Voyant le coup venir, Jake voulut sauter par-dessus son pied, mais la jambe de Krueger changea soudain de direction et le cueillit en pleine poitrine. Ses pieds ne touchant déjà plus le sol il fut envoyé ad patres et atterrit durement contre une table qui se brisa sous le choc. Quand il se releva, Krueger avait reprit son épée et avançait à nouveau vers lui. Toujours à bout de souffle il ne parvint pas à éviter complètement le coup suivant et une longue entaille se dessina en travers de son torse. Mais Krueger n’en avait pas fini et dans le même mouvement la lame revint par le haut et lui fit une seconde entaille perpendiculaire à la première. Il n’avait eu que le temps de reculer la tête pour ne pas avoir deux demi-crânes au lieu d’un entier. Les pieds empêtrés dans les décombres de la table, il ne put pas éviter non plus que la lame le transperce. La douleur fulgurante le paralysa, tandis que la lame froide traversait ses entrailles pour ressortir dans son dos. Fort de ce que lui avait appris son mentor, Krueger tourna lentement l’épée sur son axe, élargissant la blessure et faisant hurler Jake de douleur.

- Quel dommage que je ne sois pas un simple mortel… lui ricana-t-il au visage. Là tu aurais peut-être eu une chance…
- Je… n’ai… pas… dit mon dernier mot ! souffla Jake.
- Ah oui ?

    Krueger continua encore à tourner l’épée dans le ventre de son ennemi, lui arrachant un nouveau cri. Mais il était tellement    sûr de sa victoire qu’il ne remarqua pas le nouveau changement dans ses yeux, ni l’arrivée d’un gros oiseau noir qui entra par la porte brisée et vint se poser sur le comptoir en croassant. Les mains de Jake, soudain animée d’un nouvelle force, lui saisirent les poignets, et avec une puissance incroyable, qu’un homme si proche de la mort ne pouvait avoir, il le força à reculer, lentement, faisant ressortir centimètre après centimètre la lame qui semblait ne plus le gêner. Quand ses bras furent trop courts pour le pousser plus loin, Jake fit un pas en arrière, puis un deuxième et se libéra enfin du grand morceau de métal devenu presque entièrement rouge. La lame était à peine sortie que sa plaie se referma et se cicatrisa. Krueger ouvrit de grands yeux ronds. Même un Immortel ne cicatrisait pas aussi rapidement.

    Jake souffla alors sur sa mèche qui lui tombait toujours dans les yeux et attrapa l’épée par la lame à pleine main, il se servit de cet appui pour sauter par-dessus en balançant ses pieds sur son adversaire, qui ne réagit que trop tard. Krueger tomba à la renverse, l’épée cliqueta bruyamment sur le sol. Jake la saisit et ne parut en aucun cas gêné par son poids, alors qu’il n’avait jamais tenu d’arme pareille dans toute sa vie. Krueger, terrifié par le pouvoir de cet homme, un pouvoir que rien n’avait égalé au cours de sa longue vie, se traîna à reculons jusqu’à finir adossé au bar tandis que Jake approchait lentement de lui, balançant narquoisement l’épée devant ses yeux.

- J’ai cru comprendre que tu adulais ton maître, lui dit-il. Et bien tu vas être content, je vais t’envoyer le revoir !

    La lame se leva, Krueger ferma les yeux et serra les poings.

- Jake, non !

    Il s’immobilisa.

- Tu ne peux pas m’en empêcher, Jerry, dit-il sans se retourner ou baisser son arme. Je dois le faire ! Tu le sais. Tu me l’as dit. Personne ne peut m’en empêcher.
- Le combat des Immortels n’est pas le tien !
- Celui-ci est le mien !

    Krueger voulut profiter de cet instant de répit inespéré pour échapper à la mort. Il se releva d’un seul coup mais Jake fut encore plus rapide que lui. La lame partit comme si tout son poids ne pesait plus rien. Elle trancha le cou de Krueger et termina sa course contre un pilier en bois qui terminait le comptoir. La lame se sépara en deux moitiés sous le choc et l’extrémité alla se ficher au centre du jeu de fléchette. Symboliquement, l’épée démontable mourrait en même temps que celui qui perpétuait l’esprit de son propriétaire original. La tête de Krueger rebondit contre une table fracassée et vint rouler aux pieds de Jake. Elle s’immobilisa, le regard plein de surprise et de peur tourné vers lui. Le corbeau poussa un cri et s’envola pour venir se poser dessus. Jake se tourna vers Jerry et lui dit :

- Tu savais que je devais le faire. Tu n’aurais pas pu m’en empêcher.

    Jerry ne répondit pas. Une lueur bleutée entoura le corps décapité de Krueger et le fit décoller du sol. Le corbeau ne demanda pas son reste et, sentant ce qui allait se passer, s’enfuit par la porte ouverte.

- Ca ne me revient pas de droit, dit simplement Jerry avant que le premier éclair s’échappait pour venir le frapper de plein fouet.

    Il tomba à genoux et hurla, tandis que dans le bar, les enfers semblaient se déchaîner. Une à une, toutes les bouteilles et tous les verres explosèrent en milliers de morceaux. Les éclairs partaient dans tous les sens, rebondissaient contre les murs et le plafond, détruisaient tables et chaises, traversaient Jake comme s’il n’existait pas pour venir terminer leur course en s’enroulant autour des membres de Jerry, entrant en lui par ses yeux ou sa bouche. Jake sentit clairement que le Quickening le traversant transmettait une partie de lui-même à son ami. Tout ce qu’il espérait, c’est que ça contrebalancerait toute la haine de Krueger dont Jerry héritait malgré lui.

    Puis tout s’arrêta comme cela avait commencé. Le corps revint sur le sol, les éclairs disparurent et la lueur bleue avec. Jerry et Jake étaient tous deux à genoux, à bout de souffle et sans force. Jerry se releva le premier et, avec peine, aida son ami à sortir.

- Viens. Il ne faut pas rester ici.

 

*
**

 

    La nuit touchait à sa fin. L’aube pointait déjà ses premiers rayons sur les tombes du cimetière quand Jerry déposa Jake à la grille. Le corbeau les y attendait déjà, perché sur l’arche de fer qui surplombait l’entrée. Il accompagna son ami jusqu’à la grille.

- Jerry, fit Jake, je veux que tu prennes soin de Sarah.
- Je ne sais pas si je le pourrai. Je suis Immortel. Il adviendra forcément un jour ou l’autre où elle sera en danger par ma faute.
- Révèle-lui qui tu es. Elle comprendra. J’en suis certain. Je veux que tu la chérisses autant que j’aurais pu le faire moi-même. Sois toujours présent pour elle, sinon… je reviendrais à nouveau d’entre les morts pour te botter les fesses !

    Avec un petit rire amer, Jerry serra son ami contre lui.

- Tu va me manquer, tu sais.
- Toi aussi. Tout ça va me manquer. Mais je me dis qu’une fois là-haut, j’aurais peut-être la télé par câble pour suivre le Superbowl…
- Aussi longtemps que je vivrai je ne t’oublierai jamais.
- J’espère que tu connaîtras les siècles à venir…

    Le corbeau croassa d’impatience au-dessus d’eux.

- Je crois qu’il est temps… dit Jake.
- Va rejoindre Robert. Je suis sûr qu’il t’attend avec impatience… pour regarder le Superbowl ! dit-il les larmes aux yeux.
- Dans ce cas… Adieu, Jeremy Bancroft.
- Adieu Jake Irving.

    C’est ainsi que l’Immortel et le Corbeau se séparèrent, pour l’éternité cette fois. Jake entra dans le cimetière et disparut rapidement dans les brumes matinales, tandis que le corbeau le suivait en croassant. Jerry voulut le suivre, l’accompagner jusqu’au bout, mais il savait qu’il n’en avait pas le droit. Il restait une dernière épreuve à traverser pour Jake : se faire pardonner de son frère ce qu’il avait fait pour les venger tous deux. Mais il était sûr qu’il y arriverait très bien et que les deux frangins seraient à nouveau complices pour l’éternité.

 

 

Merci à Fanny et Frederic  pour leur béta-lecture !

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