Matthieu 2.16
Jaouen
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"Alors Hérode, voyant qu'il avait été joué par les mages, fut pris d'une violente fureur
et envoya mettre à mort, dans Bethléem et tout son territoire, tous les enfants de
moins de deux ans, d'après le temps qu'il s'était fait préciser par les mages."
Mt. 2.16
La neige tombait en gros flocons que le vent emportait parfois en tourbillons, recouvrant lentement la petite ville du Nord d'une couche blanche et profonde où s'enfonçait les pas.
Il leva un instant le visage vers le ciel, et sourit aux étoiles cachées par le couvert nuageux. Cette année, ça allait être un White Christmas, ce Noël blanc cher à Dickens et qui était pourtant si rare en cette fin de millénaire. Les décorations qui illuminaient les rues et les devantures des magasins rappelaient sans cesse ce qu'allait être cette nuit, la célébration d'un événement qui s'était déroulé deux milles ans auparavant.
Alors qu'il passait devant la porte entrouverte d'une salle publique, la fin joyeuse d'un chant de Noël s'en échappa, rapidement suivie de rires bruyants.
Le bruit, qui avait été faible et lointain, s'enflait à présent. On aurait dit un long grondement de tonnerre, mais le ciel était clair et dégagé. La chose se rapprochait, apportant la peur et l'inquiétude dans le cœur des habitants. Elle recouvrait maintenant la route d'un nuage de poussière. Des chevaux. Des chevaux par dizaines, lancés au galop et portant sur leur dos des hommes armés. Il n'y avait plus un mouvement dans le village, et tous les regards étaient à présent fixé sur la route...
La rue était couverte des véhicules de ceux qui voulaient finir à la hâte leurs dernières courses de Noël, de ceux qui se rendaient en famille chez ceux avec qui ils allaient réveillonner, des parents séparés en plein processus d'échange d'enfants le temps d'un soir de fête...
Il tourna dans une rue qui semblait être un peu moins la proie des voitures. Une bourrasque envoya soudain valser les flocons dans un tourbillon désordonné qui l'enferma derrière un mur de neige opaque.
On n'y voyait plus à plus de trois pas, tout était caché par l'épais nuage de poussière soulevé par les cavaliers. Suffocant, essayant de recracher le sable qui semblait vouloir se loger dans sa bouche, il tenta de se mettre à l'abri contre le mur de terre de l'une des maisons, loin des sabots dont on ne devinait plus la présence que par leur piétinement incessant. Le nuage retomba lentement, pour laisser apercevoir un spectacle que peu d'hommes dans le village auraient pu imaginer. Avec horreur, il vit l'un des cavaliers se précipiter sur une femme et lui arracher son enfant des bras, avant de le jeter violemment à terre. Un autre lança son cheval à la poursuite d'un garçon de deux ans qui s'enfuyait en hurlant, et le transperça de son épée en arrivant à sa hauteur. Le petit corps tomba et un sang rouge et sombre se répandit lentement sur la terre assoiffée.
Du sable avait été répandu sur le sol, pour éviter une chute malencontreuse aux passants. La rue se faisait plus commerciale. L'air hagard, il continua sa route, se heurtant parfois à des éléments de la foule qui grossissait.
Il pouvait sentir des gens courir autour de lui, affolés, mais sans savoir s'il ne s'agissait que de fuites désorganisées ou s'il y avait une volonté commune derrière tout cela. Il continuait à fixer l'enfant étendu sur le sol. Ainsi, c'était donc vrai. La rumeur, la folle rumeur, incroyable, innommable, la rumeur était vraie. Le roi pris de folie était devenu tueur d'enfants. Il ne savait pas si les autres avaient perçu cette même vérité, mais quelques-uns tentaient à présent de s'interposer, rapidement soumis par les messagers de mort. Une folle terreur le pris et il se mit à courir. Derrière lui le soleil couchant se reflétait parfois brièvement dans les lames comme pour se moquer des mortels qu'elles plongeaient dans la terreur et les ténèbres.
Les multiples guirlandes entrechoquaient leurs scintillements dans une valse de couleurs et de lumières étourdissante. La foule, les lumières et les voix se faisaient étouffants, et l'apparition d'un clocher dans une rue perpendiculaire fut comme une promesse d'un havre de paix. Il se hâta, trébuchant parfois dans la couche de neige épaisse, avant d'arriver enfin au porche de pierre sculptée. Au-dessus de lui, une ribambelle de saints ou de chevaliers semblaient le regarder avec bienveillance, l'invitant à entrer. Il poussa lentement la lourde porte de bois sombre.
La porte céda sous la poussée, s'ouvrant violemment pour révéler l'intérieur sombre de la petite maison. Il se précipita à l'intérieur, hurlant le nom de Sarah, sans obtenir de réponse. Il sentit la panique affirmer un peu plus encore son emprise. La porte donnant sur l'arrière-cour était ouverte, et il eut soudain un bref regain d'espoir. Il courut jusqu'au seuil, et fouilla du regard la cour maintenant plongée dans les ténèbres. Il cria à nouveau, et le son de sa propre voix lui parut étrange. Il n'aurait jamais pensé que ce nom pouvait être prononcé avec une telle note d'angoisse. Il fallait la trouver, la trouver et fuir avant qu'il ne soit trop tard. Il fit quelques pas indécis, avant de s'arrêter, pétrifié à la vue de ce que cachait le puits.
Elle avait du tenter de lutter, de préserver l'enfant qu'elle serrait encore dans les bras tandis qu'une lance les réunissait dans la mort.
Son regard se posa sur la statuette représentant ceux qui seraient le centre de l'attention ce soir. Elle aussi tenait son fils dans ses bras, le regardant avec le même amour que Sarah portait à Yakov. Il ignorait ce qui était vrai et ce qui ne l'était pas parmi les écrits anciens, et n'avait pas cherché à le découvrir. Mais parmi eux, quelques phrases liaient le massacre sanglant qui avait eu lieu deux millénaires plus tôt à la naissance de cet enfant. Ce soir, on fêterait une naissance, en oubliant toutes les morts qui avaient suivies. Ils étaient peu nombreux, les témoins de cette époque qui en gardait encore le souvenir.
Il prit un cierge et l'alluma à la flamme dansante des autres. Une lumière symbolique pour tant de vies perdues. Les larmes lui brouillèrent un instant la vue.
Le contact humide de la larme qui glissait lentement le long de sa joue droite lui rendit la maîtrise de ses mouvements. Il se laissa tomber à genoux, avant d'arracher la lance et de la rejeter au loin. Il serra le corps de celle à laquelle il avait promis quelques jours auparavant le peu de protection qu'il pouvait offrir. De son ventre monta lentement un hurlement qui jaillit enfin après avoir atteint ses lèvres. Durant quelques secondes, l'écho lointain des forêts de résineux du Nord dont il venait résonna dans ce pays desséché, et l'espace d'un moment des silhouettes de bêtes aux yeux luisants parurent peupler les ombres. Le cri finit par mourir sur ses lèvres, et il prit soudain conscience d'une présence aux lisières de son esprit. Il y eut un faible mouvement contre sa poitrine, et il recula pour observer, comme hypnotisé, ce qu'il avait tant craint. L'enfant que Sarah avait recueilli quelques semaines plus tôt agita à nouveau le bras, comme pour retenir l'avenir qu'il n'avait plus. Sa petite poitrine s'emplit à nouveau, et la douleur de cette seconde naissance lui arracha un hurlement.
Des cris et des rires d'enfants envahirent la petite église. La foule de gens heureux commençait à accaparer les sièges, prêts à célébrer ce qui pour eux était une fête, avant de se retrouver en famille. Cette année, la fête serait gâchée pour lui, vaincue par les souvenirs.
Il avait fait ce qu'il fallait faire en pareille situation. Ils redoutaient tous d'avoir un jour à faire ce choix pour un être sans futur et sans avenir. Mais il l'avait fait pourtant.
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