Poing de vue

Frédéric Jeorge
zarkassAgmail.com



NDA : Désolé d'avoir dépassé la "limite" de longueur... Je me suis laissé emporter ! J'espère que vous aussi.


Peoria High School, Illinois, 1962

« On l’a trouvée bizarre dès qu’elle est arrivée, avec son genre à part, son air de pas y toucher. Elle était pas bavarde, à peine bonjour-bonsoir. Les potes m’ont mis en garde, ils voulaient pas d’histoires. Elle était pas vilaine, Jack la trouvait vulgaire, toujours la même dégaine, pas coiffée, un drôle d’air. Elle prenait des taxis, elle fumait dans le couloir. Elle faisait quoi dans la vie ? Tout le monde s’en foutait, moi j’aurais bien voulu savoir.»
Adapté de « Peurs », de Jean-Jacques Goldman


       Chez certains, elle semblait provoquer une réaction presque allergique, d’autres se contentaient de l’ignorer ostensiblement, mais personne ne lui était indifférent. Moi pourtant je l’aimais bien, la nouvelle. Plutôt grande, fine malgré une mâchoire un peu carrée, un front décidé, les cheveux châtain foncé et les yeux hésitant entre le vert et le bleu, un adorable nez retroussé et quelques tâches de rousseur... Certes, elle aurait pu être un peu plus féminine, avoir un peu moins une démarche de cow-boy, un accent un peu moins traînant, mais bon, cela ne me dérangeait pas, je trouvais même que cela ajoutait à son charme indéniable.
       Au début, ça n’a pas été très facile de l’approcher. C’étaient les premiers cours, ceux où les profs se présentent et préviennent qu’ils seront intraitables sur la discipline, espérant ainsi nous faire peur et nous tenir sages au moins pendant une semaine. De plus, pour une fois les nouveaux étaient assez nombreux. Il faut dire aussi qu’on ne vient pas à Peoria par hasard. Pour la plupart, nous étions fils et filles d’employés d’une grosse usine d’automobiles, et l’université payée par la compagnie était bien la seule chose qui pouvait nous retenir dans cette ville sinistre quelques années encore après la majorité.
       J’ai trouvé une occasion à la cafétéria, à l’heure du lunch. Elle venait de s’asseoir seule à une table, et plutôt qu’aller avec mes amis ressasser une fois de plus des anecdotes de l’été que nous avions de toute façon passé ensemble, j’ai posé mon plateau à côté du sien.
       - Salut, lui dis-je jovialement. Moi c’est Philip Kent, mais mes amis m’appellent Phil.
       - Bonjour, Philip.
       Aïe, ça commençait plutôt sec. Bah, me suis-je dis, c’est normal, elle vient de débarquer, elle est timide... brisons la glace !
       - Alors comme ça tu viens d’arriver en ville ? C’est cool, ça. Tes parents bossent chez Chrysler ?
       - Non.
       Décidément, pas facile à accrocher la jolie nouvelle.
       - Et, euh... tu viens d’où ?
       - Arizona. Et si tu ne me lâches pas, j’y retourne dès demain, au moins là-bas ils savent se tenir.
       Sur ce, elle empoigna son plateau et alla s’asseoir à une autre table. Whoua. Pourtant, d’habitude, je n’avais pas à me plaindre de mon succès auprès des filles. Il en fallait bien plus pour me décourager, mais je décidai de la laisser pour aujourd’hui, elle était visiblement dans un mauvais jour. Je rejoignis donc mes amis, un peu moqueurs mais n’osant avouer qu’eux aussi auraient bien tenté leur chance auprès d’elle.

       Plus tard dans l’après-midi, je me suis attardé un peu en sortant du cours pour parler avec le maître de mathématiques, un homme très sympathique et compréhensif. Enfin, pour un prof. Il m’a appris avec force clins d’œils amusés le peu qu’il savait sur la nouvelle : elle venait en effet de débarquer de l’Ouest, se nommait Sarah Brown et avait tout juste 21 ans. Un peu léger comme informations, mais je devais m’en contenter.

       Les événements de la rentrée s’enchaînèrent rapidement sans que je puisse rattraper le train du temps avant une bonne semaine. Les choses se calmèrent alors un peu. Presque toutes les classes avaient débuté, j’avais repris les entraînements de baseball, la routine scolaire reprenait son cours. Je n’avais pas renoncé à Sarah bien sûr, mais mes quelques tentatives s’étaient toutes soldées par un refus ferme et plus ou moins poli de n’entamer ne serait-ce qu’une conversation. Je commençais à me dire qu’il fallait me faire une raison, quand un incident curieux, presque insignifiant, relança mon intérêt pour cette mystérieuse jeune fille. C’était quelques secondes avant le premier cours d’histoire et nous étions déjà installés dans la classe quand elle s’est soudain tendue, comme si quelqu’un l’avait appelé sans que nous l’entendions. Ses yeux affolés parcouraient la salle en tous sens, elle ressemblait presque à un animal traqué ! Sur le coup j’ai cru qu’elle venait de se souvenir d’avoir oublié un truc grave, comme couper l’arrivée du gaz ou préparer le devoir d’Anglais, mais M. Wilkinson – c’est le professeur d’histoire - est apparu à la porte. Lui d’habitude si paisible et calme présentait exactement les mêmes symptômes que Sarah. Leurs regards se sont croisés et soutenus, pendant quelques secondes on eut dit que tous les autres étudiants avaient disparus. Puis ils se calmèrent l’un comme l’autre et Wilkinson monta sur l’estrade comme si de rien n’était en faisant son speech habituel d’introduction, comme quoi l’histoire existait pour que l’on en tire les leçons et ne refasse pas les mêmes erreurs, etcetera. Je l’aimais bien ce prof. Il avait un art consommé pour raconter notamment la guerre civile américaine, c’était impressionnant. On aurait juré qu’il y avait participé en personne. Je les ai surveillés à la fin du cours, et comme je m’y attendais ils se sont fait un petit signe de tête d’un air entendu. Profitant de la cohue inévitable qui a lieu à chaque fois que les élèves quittent le dernier cours de la journée, pressés d’aller ailleurs, n’importe où tant que c’est loin de la classe, j’ai plongé sous les tables et me suis dissimulé derrière le placard resté ouvert, près de l’estrade. S’ils m’y avaient découvert, j’aurais pu prétendre chercher le stylo que j’avais glissé à cette intention sous le meuble.
       Heureusement, il est suffisamment rare que les étudiants s’attardent pour que ni M. Wilkinson ni Sarah ne songent à fouiller la salle avant de se parler. Ce fut le professeur qui prit la parole le premier, et au bout de sa première phrase j’étais déjà sidéré.
       - Je suis Charles-Henri de Boisseauson, duc de Carmadère, de France. A qui ais-je l’honneur ?
       - Vraiment à Sarah Brown, de Fort Kendell en Arizona. Je... je ne m’attendais pas à trouver l’un des nôtres ici, sans quoi...
       - Vous n’avez rien à craindre de moi, pas plus, j’ose espérer, que je ne dois vous redouter.
       - Oh non, je vous le promets sur ce que j’ai de plus cher, je ne suis pas une menace pour vous. Tout ce que je vous demande, c’est de me traiter comme une élève ordinaire. Je ne suis là que pour quelques mois de toutes façons.
       Mais de quoi parlaient-ils ! En quoi une étudiante pouvait bien faire trembler un professeur ? Quelques mois, comment cela, ne comptait-elle pas finir l’année ici ? Et ce nom, Charles-Henri de ne je sais-plus-quoi, que signifiait-il ? Qui était véritablement M. Wilkinson, prof d’histoire auquel nous étions si habitué qu’il semblait faire partie des murs de l’université ? J’espérais en apprendre plus, mais s’étant ainsi assuré de leur innocuité réciproque, ils se séparèrent sur un signe de tête. J’attendis encore un peu dans ma cachette, puis partis à mon tour en m’assurant qu’ils n’étaient plus dans le couloir.

       Vous me connaissez, je suis curieux de nature. Pas moyen de laisser un tel mystère de côté sans tenter de l’éclaircir. Je fis quelques recherches à la bibliothèque sur le nom qu’avait prononcé Wilkinson sans rien trouver de bien concluant, seulement la mention d’un homme ayant porté ce patronyme et vécu au XVIème du côté de la Loire, en royaume de France, ainsi qu’un sergent Charles Camardère, du douzième régiment d’infanterie des forces de l’Union en lutte contre les Confédérés, et un Charles-Henri Boisseauson enseignant dans une université du New Jersey au début du siècle. Mais sur mon homme, pas un mot. Quand à Sarah Brown, je ne me suis même pas donné cette peine, un patronyme comme le sien devant être porté par des milliers d’Américaines.
       Devant ce peu de succès et fort de mes lectures passionnées de romans policiers, je me suis mis en tête de m’improviser détective privé. Le soir même, enveloppé dans l’imperméable de mon père, avec la grande casquette molle de mon grand-oncle et des lunettes noires malgré la nuit tombée - je me rends bien compte à présent que c’était la meilleure façon de me faire repérer, mais bon - toujours est-il que je me retrouvais lancé sur les traces de Sarah. Première étape du planning d’enquête que je m’étais fixé, découvrir son adresse, qui étaient ses parents, son état-civil... Cela fut assez aisé, en tout cas au début. Au volant de la voiture de Jack pour ne pas qu’elle risque de reconnaître la mienne, je la suivis après les cours.

       Elle n’habitait pas en ville, mais dans une petite ferme assez isolée à la jonction de la route 24 vers Chicago, à quelques miles après le bowling, vous voyez ce que veux dire ? L’endroit était plutôt sinistre, sa famille ne devant pas être très aisée. J’abandonnais la voiture et continuais à pied le long du chemin boueux. Son véhicule était garé dans la grange, curieusement vide de tout matériel agricole. D’ailleurs, comme me l’apprit un coup d’œil circulaire autour, cette ferme ne devait plus être utilisée en tant que telle depuis quelques décennies. Les champs étaient en friche, le poulailler vide et ravagé par les saisons et le manque d’entretien, la plupart des bâtiments laissés à l’abandon. En soit, ce n’était pas étonnant, la région ayant renoncé à l’agriculture depuis les années trente, mais qu’une jeune étudiante y demeure malgré tout avait de quoi surprendre. J’allais quitter la grange pour inspecter le corps de logis quand un grincement me fit sursauter. Je plongeai derrière un tas de bottes de foin en décomposition. Sarah entra puis referma la porte derrière elle. Elle portait un long fusil militaire, comme celui que mon frère aîné avait reçu en partant au Vietnam le mois précédent. Elle disposa des boites de conserve en équilibre sur le rebord d’une ancienne mangeoire, heureusement dans le coin opposé de celui où je me cachais, et recula jusqu’à l’autre bout du bâtiment. Tiens donc, une fille qui pratiquait le tir ? C’était incongru, surtout avec une arme aussi puissante, mais intéressant ! Je me défendais moi-même plutôt bien avec ma carabine, et j’aurais pu à l’occasion lui montrer quelques...
       BANG BANG BANG BANG !!!
       Mes pensées brusquement interrompues par les déflagrations, je contemplais bouche béé la planche où une seconde plus tôt s’alignaient les boites. Sarah avait tiré en mode semi-automatique, le plus rapide mais aussi le moins précis. Pourtant, à une vitesse impressionnante, elle avait dégommé toutes ses cibles, une balle chacune, sans même avoir besoin de se réajuster avec le recul de l’arme ! Je dégluti avec peine... Moi qui me proposais déjà de lui enseigner mes tuyaux, je la découvrais tireuse d’élite à faire pâlir les instructeurs militaires de mon frère ! Mais qui était donc Sarah Brown ?


***



       Un peu échaudé par mon expérience et n’ayant guère envie de recevoir une décharge de .38 en étant pris pour un cambrioleur, je laissais là mes tentatives de suivre Sarah jusque chez elle ; mais ma curiosité, loin de s’en satisfaire, n’en était que renforcée. Je l’observais donc à la dérobée pendant les cours, notais ce qu’elle faisait entre, à quelles activités elle s’inscrivait, mais au bout d’une semaine de ce manège j’étais assez déçu. Rien ne sortait de l’ordinaire, elle pouvait bien être celle qu’elle prétendait, une simple étudiante douée en tir. Après tout ce n’était pas parce que je tenais absolument à voir des mystères partout qu’il y en avait forcément ! Ses relations avec M. Wilkinson étaient rentrées dans l’ordre, même si à chaque début de cour, juste avant qu’il arrive dans la classe, elle passait par une courte phase de nervosité. Indépendamment de cela, elle était vraiment calée en histoire contemporaine, se rappelait facilement des noms de tous les présidents depuis Lincoln, des dates de la guerre et tout ce genre de choses qui sont d’ordinaire de vraies tortures à mémoriser pour ceux qui ne les ont pas vécues.
       Paradoxalement, la fois où j’en appris le plus sur elle fut alors que je pensais à tout autre chose. Mon père m’envoyait acheter de nouvelles lames pour sa scie et j’entrai dans la quincaillerie, à l’angle de Madison Avenue et de Fulton Street, juste quand Sarah en sortait. A son habitude, c’est à peine si elle grommela un vague salut en me croisant. La porte vitrée venait de se refermer sur elle quand l’épouse du patron poussa un long soupir, de celui si travaillé que les commères connaissent bien, propre à pousser le moins curieux des clients à entamer la conversation pour en connaître la raison. En l’occurrence, je n’allais pas m’en priver !
       - Pauvre petite, me répondit cette brave femme, si jeune et tant de malheurs.
       - Que voulez-vous dire ?
       En prononçant cette phrase magique, je venais d’ouvrir en grand les vannes d’un flot ininterrompu de paroles, que je triais à grand’ peine pour en extraire les quelques informations intéressantes qu’il contenait malgré sa prolixité. Une demi-heure plus tard, je parvins enfin à prendre congé, parfaitement informé – outre de la jaunisse de la petite dernière de Madame Stuart, des vacances en Europe qu’elle projetait depuis son mariage et des déboires des fils du coiffeur au Vietnam – de tout ce que Peoria savait sur Sarah Brown.

       Ses parents étaient morts juste avant l’été dans un accident d’automobile et elle était venue vivre chez sa tante infirme, dans la ferme de cette dernière. La vieille femme n’était pas sortie de chez elle depuis près de quatre mois, plus personne ne l’avait vu depuis mais chacun admirait le dévouement de la jeune fille à s’occuper d’elle. Il fallait dire aussi que Cathy Brown avait un peu une réputation de sorcière et qu’elle n’avait pas d’ami connu dans la région. Cela expliquait bien des choses, comme l’état d’abandon de la ferme et la présence de Sarah là-bas, mais c’était encore un peu léger. Je devais en avoir le cœur net. Surmontant mon appréhension, je me forçai à y retourner.
       Je choisis pour cela un moment où Sarah s’entraînait avec les autres pom-pom girls pour le match interuniversitaire, et cette fois j’allai directement vers le bâtiment d’habitation. La porte de derrière n’était pas verrouillée, j’entrai précautionneusement en appelant
       - Hello, il y a quelqu’un ?
       Mais seul le silence me répondit. La pièce où je venais de pénétrer était la cuisine. Propre, mais dépourvue de tout appareil moderne comme un réfrigérateur, elle débouchait sur un genre de salon meublé d’une table, d’un lit, d’un coffre et d’une petite bibliothèque. Quelques valises dans un coin, un fauteuil défoncé dont les ressorts passaient par les trous du cuir, c’était tout. A part une petite salle de bain primitive mais en bon état, les autres pièces semblaient aussi à l’abandon que le reste de la ferme, et nulle part je ne vis de trace de la tante malade. Il était clair pour moi que Sarah squattait ici depuis la mort de la vieille. Mais comment finançait-elle ses études si elle avait aussi peu de moyens ? Tous nos parents se privaient pendant des années pour nous payer l’université, malgré les aides octroyées par Chrysler. Si Sarah était vraiment orpheline, de quoi vivait-elle ? Une bourse peut-être, ou bien son héritage.
       Revenant dans ce qui lui servait de chambre, je me penchai sur le coffre et en soulevai le couvercle. Aussitôt le sol se déroba sous mes pieds et je chutai lourdement dans le cellier. L’escalier était détruit et la trappe trop haute pour que je puisse l’atteindre en sautant. De plus, rien ici ne pouvait supporter mon poids et me permettre d’en sortir par mes propres moyens. J’étais pris au piège !


***



       J’attendis dans l’obscurité près de deux heures en massant ma cheville tordue par la chute avant d’entendre enfin la porte de la cuisine grincer sur ses gonds rouillés. Quelques pas sur le plancher, puis Sarah s’immobilisa ; elle venait sans doute de remarquer la trappe ouverte... Peu après une corde à nœuds tomba dans mes mains. Penaud, je grimpais vers la lumière. Je m’attendais à entendre en sortant le claquement caractéristique d’un revolver que l’on arme mais ce qui arriva sous ma gorge et me força à accélérer le mouvement me prit de court. Un sabre de tunique bleue !
       - Oh bon sang, Philip Kent. J’aurais dû m’en douter. Qu’est-ce que tu fiches ici ?
       - Et bien, euh, je...
       - Quoi, j’écoute. Je doute que tu aies voulu me voler, il ne faut pas être très fin pour voir que je n’ai rien de précieux ici. Alors ?
       Ce qui suivit me surprit autant qu’elle-même. Je me suis agenouillé devant elle et c’est sorti tout seul, comme indépendamment de ma pensée, et j’en rougis encore des années après.
       - Sarah, si je suis venu c’est que je suis fou amoureux de toi. Il fallait absolument que je te voie. Loin de toi je suis prisonnier des ténèbres, ton pouvoir m’a ensorcelé, ta présence m’est indispensable et...
       Elle ouvrait des yeux ronds, mais ne baissait pas sa lame pour autant. Elle attendit patiemment la fin de ma tirade digne de la poudre des cœurs brisés avec un petit sourire triste, puis me fit relever.
       - Ecoute Philip, t’es un gars gentil, je t’aime bien mais crois-moi je ne suis pas une fille pour toi. J’ai déjà été mariée tu sais.
       - A ton âge ?
       Elle se troubla un peu, baissa les yeux et l’épée.
       - Oui, malgré les apparences j’ai déjà pas mal vécu. Allez, file, trouve-toi une amie plus convenable, et ne cherche pas à revenir.
       Je me dirigeais vers l’entrée quand elle me lança
       - Non pas par là, cette porte est condamnée, passe par la cuisine.
       - Tu n’as pas plus que moi la clé de devant, n’est-ce pas ? Je m’en doutais. A bientôt Sarah. Je te jure que je ne dirai à personne qu’il n’y a plus la vieille depuis longtemps.
       - La vieille ? A oui, ma « tante »...


       A partir de ce jour, nos relations se sont un peu adoucies. Oh, rien de très flagrant, mais j’avais parfois droit à un sourire, au moins un bonjour, et venant d’elle ce n’était déjà pas mal. Novembre approchait déjà, et je trouvais enfin le courage de l’inviter au cinéma drive-in. Elle commença par refuser bien sûr, mais j’insistai tant qu’elle finit par accepter.
       La séance fut assez particulière, entre Sarah qui passa tout le film à critiquer le manque de réalisme du costume de John Wayne et moi qui n’osais pas faire un geste déplacé de peur qu’elle s’en aille. Au diable le western ! Nous n’étions pas là pour cela. Enfin, j’espérais... Ce qui était très troublant chez elle était qu’elle ne se comportait ni ne réagissait comme on s’y attendait. J’avais parfois l’impression de discuter avec ma mère, voire ma grand-mère ! Enfin, bref, je ne vous fait pas le dessin de ce qui ne s’est pas passé, je n’ai eu droit qu’à un chaste bisou sur la joue en la raccompagnant à sa ferme. Un peu déçu, forcément, mais en même temps cela ajoutait tellement à son mystère et à son charme...

       Le temps passa, et depuis l’épisode du cinéma j’avais l’impression que Sarah me fuyait un peu. Théoriquement, c’était bon signe, mais avec elle je n’étais jamais sûr de rien. Régulièrement un petit détail, insignifiant pris séparément mais lourd de sens dans le contexte où je le plaçais, me remettait à l’affût mais sans me permettre d’avancer. Une conversation surprise entre elle et M. Wilkinson à propos d’événements de la première guerre mondiale, pourtant pas à notre programme et qu’ils abordaient de façon étrangement... intime. Son absence totale de bleu ou d’écorchure après la chute du haut de la plus grande pyramide humaine de pom-pom girls jamais tentée et échouée à la Peoria High School, qui nous laissa avec une équipe de supportrices en loques pendant une semaine. Ses soirées entières passées à s’exercer au tir dans sa grange solitaire, que je n’osais plus approcher de trop près mais dont j’entendais l’écho de ma cachette en lisière des champs.


***



       Je crois toujours inventer des énigmes et trouver des problèmes là où il n’y en a pas, mais en ce mercredi de la fin novembre, je vous jure que point n’était besoin de trop d’imagination pour en voir. Ils ont débarqué au milieu du cours de géographie, cernant l’école en quelques instants. Un pseudo groupe paramilitaire de déjantés, jeunes fous exigeant l’arrêt de la guerre du Vietnam, prêt à verser pour cela le sang d’étudiants américains, aussi valable selon eux que celui des paysans vietcongs qui se faisaient massacrer à coup de napalm. De façon générale, j’aurais été plutôt d’accord avec ce dernier point de vue, mais dans la mesure où j’étais moi-même du mauvais côté de leurs armes, j’avais plutôt tendance à renier tout le reste.
       A cette heure-là - ils avaient bien calculé leur coup - seules deux ou trois classes étaient encore dans les locaux. Ils nous entassèrent tous dans le réfectoire et nous prévinrent que toute tentative de non coopération serait immédiatement punie de la façon la plus radicale qui soit. Personne ne pipa, chacun resta sagement à sa place. Sauf une. Profitant d’un léger moment de distraction d’un gardien, Sarah se glissa par les cuisines jusqu’au couloir et je la suivis. Quand elle s’en rendit compte, je crus qu’elle allait m’étriper mais elle se contenta de m’intimer le silence, ce qui ne m’empêcha pas de suggérer
       - Allons vite chercher la police, ils ne doivent pas encore savoir ce qui s’est passé ici et nous pouvons leur faire gagner de précieuses minutes.
       - Non, c’est inutile. Je connais ce genre de types. Outre le fait qu’ils ne nous laisseront jamais quitter le bâtiment en vie, ils sont fous à lier, et la seule chance pour nos camarades c’est que nous les descendions avant.
       - Quoi, mais ça ne va pas ! Ecoute, je sais que tu tires bien au fusil, je t’ai vue, mais là tu n’as pas d’arme et puis même, entre shooter des conserves et tuer un homme il y a un pas !
       - Que j’ai déjà franchi. Ecoute Philip, tu ne sais rien de moi, mais fais moi confiance, planque toi quelque part et essaye de ne pas te faire descendre si tôt, OK ?
       - Non, pas question. Je viens avec toi.
       - Bon mais gare à toi si tu mouftes, et fais exactement ce que je dis. Suis-moi.
       - Où allons-nous ?
       - Dans le bureau du directeur, je sais qu’il y a un flingue.

       Sarah se déplaçait comme un commando sous couverture, vérifiait les coins avant de s’avancer, progressait par bonds d’un couvert à l’autre. Je ne sais trop ce qui était de l’esbroufe ou ce qui servait réellement, mais toujours est-il que nous arrivâmes sans nous faire repérer dans l’aile administrative. Elle ouvrit la lourde porte cloutée de cuir sombre du bureau et s’y glissa, moi toujours sur ses talons.
       - C’est ça le flingue dont tu parlais !
       - Déçu ?
       - Ben je m’attendais à quelque chose de plus... enfin de moins... vieux !
       Elle brandissait un antique revolver que le directeur devait tenir de son grand-père. Je l’avais effectivement déjà remarqué ici, mais dans la vitrine ! Il était accompagné de son coffret avec les six cartouches mythiques de ce genre d’armes. Sarah le soupesa d’un air expert, vérifia la propreté du carton, le chargea et le fit tournoyer sur un doigt comme si elle avait fait ça toute sa vie.
       - Smith et Wesson .45 de 1886, excellent modèle, grande année. On n’a pas encore fait mieux malgré tous les machins automatiques. Allez viens, on va à la galerie de tir. Tu as compté combien d’hommes ?
       - Au moins huit, mais attends, tu ne peux pas aller les abattre comme ça ! Je veux dire, ils ont des mitraillettes mais n’ont encore fait de mal à personne, qui es-tu pour les juger ainsi ? Et si ce sont des pacifistes qui veulent juste effrayer les autorités ?
       - Non, j’ai lu leurs yeux, ces gars sont des tueurs, je sais de quoi je parle. Et je ne crois pas un mot de leur revendication. Si tu veux mon avis, ils sont ici en diversion, pour attirer le sheriff et ses hommes pendant que leurs alliés font un mauvais coup ailleurs. J’en mettrais ma tête... euh... ma main à couper.
       Comme pour confirmer ses dires, un coup de feu claqua quelque part dans l’école et un cri résonna longtemps dans les couloirs déserts. Surpris, je m’immobilisai, mais elle réagit vite et s’accroupit en me tirant à elle.
       - Bon cette fois fini de rire, Philip. Tu restes ici et tu ne bouges plus, c’est clair ? Sinon je te descends moi-même.
       En un battement de cil, elle était partie. Je me retrouvai seul, sans savoir quoi faire, tandis que mon héroïne improvisée allait affronter seule des hommes armés en plus grand nombre qu’elle n’avait de balles ! Du réfectoire me parvinrent encore des claquements de coups de feu, des hurlement hystériques. Non, décidément, je ne pouvais pas rester là sans rien faire ! M’élançant sur ses traces, mais en restant à couvert et en longeant les murs, je me mis à la recherche de Sarah.
       Je la retrouvai un peu plus tard. Elle se tenait à une extrémité de couloir, le six-coups passé dans la ceinture. A l’autre bout, l’un des preneurs d’otage lui faisait face, la main sur la crosse de son arme.
       - Pose ton flingue et rend-toi, lui intima-t-elle.
       Bien entendu, loin d’obtempérer, la brute se mit à rire.
       - Et sinon quoi, gamine ?
       - Sinon je repeins le mur derrière toi avec le peu de cervelle que tu as.
       Toujours en riant, il leva sa mitraillette mais il n’eut pas le temps d’achever son mouvement. Comme par magie, le revolver se trouvait à présent dans la main de Sarah, fumant, et le mur du fond avait effectivement changé de teinte.
       - Ouah, m’exclamai-je, mieux que John Wayne !
       - Encore là, toi !
       En deux enjambées elle m’avait rejoint et m’assena un violent coup de crosse derrière la nuque, tout en m’assurant qu’elle était désolée et que c’était pour mon bien. Ce n’était pas l’avis de mon crâne, mais pour le moment il n’avait plus son mot à dire et moi non plus d’ailleurs.

       Lorsque je revins à moi, le sheriff et ses hommes évacuaient le réfectoire. Des ambulances emmenaient les corps des preneurs d’otages et des deux victimes qu’ils avaient eu le temps de faire. Sarah avait vu juste.... J’allais ouvrir la bouche quand elle sortit d’un coin sombre et me plaqua la main sur la bouche tout en me murmurant à l’oreille.
       - Ecoute-moi bien Philip, je suis mortellement sérieuse. Ce qui s’est passé ici était un règlement de compte entre les kidnappeurs, je n’ai rien à voir là-dedans, nous sommes bien d’accord ? Ni toi ni moi n’avons quitté le réfectoire, personne ne nous a vu ailleurs de toute façon. C’est bien compris ? Je te jure que si tu parles à qui que ce soit de cet après-midi, tu le regretteras toute la vie, à chaque repas que tu prendras à la paille par faute d’avoir encore une langue pour t’aider.
       Diantres... Et le pire, c’était qu’elle n’avait vraiment pas l’air de plaisanter ! Je baissai les yeux, et restai en arrêt devant sa jupe. Bien qu’elle l’eût troussée de façon à le dissimuler dans un pli, je voyais très nettement un petit trou circulaire et brûlé sur les côtés, à peu près à hauteur de la cuisse. Saisissant Sarah par le bras, je la forçais à faire demi-tour. Dans le dos, au même niveau, un trou identique, avec en plus une tâche rouge.
       - Oh mon dieu Sarah, tu es blessée ! Il faut vite aller à l’hôpital !
       - Non, ce n’est rien, la balle n’a traversé que du tissu.
       - Et le sang, là, c’est quoi alors ?
       - Du sang, où ça ? Oh m... Ne t’occupe pas, une éraflure.
       - Mais...
       - Tu deviens gênant Philip. Arrête avec tes questions, et laisse moi tranquille.
       Et elle disparut. L’école resta fermée deux jours pour les cérémonies et l’enquête, mais il n’y avait pas grand-chose de plus à apprendre, aussi rouvrit-elle et le quotidien reprit ses cours avec simplement des patrouilles plus fréquentes des rangers.


***



       Cette fois, la menace était grave, et ce que j’avais vu faire Sarah avait de quoi me convaincre qu’elle était assez dérangée pour la mettre à exécution. J’avais déjà vu mourir quelqu’un avant, le vieux Deveraux, mais c’était un accident, une machine agricole déréglée. Mais là... Bon sang, cette jeune étudiante avait abattu de sang froid trois hommes armés, en avait mis cinq autres hors d’état de nuire... et le tout avec un flingue vieux de quatre-vingt ans !
       Toutefois, un curieux hasard fit que je cherchais vraiment mon stylo sous le placard au fond de la classe d’histoire après le cours quand M. Wilkinson retint Sarah par le bras au moment où elle sortait.
       - C’était vous, n’est-ce pas, pour les bandits ?
       - Oui.
       Ca alors, comment le prof avait-il pu deviner ? Et pourquoi le confirmait-elle ?
       - Est-il indiscret de vous demander comment ?
       - Mon père était sheriff... Il m’a appris le tir depuis toute petite, et j’ai continué à m’entraîner depuis.
       Voilà qui expliquait son art !
       - Vous disiez être de l’ouest, mais j’ai regardé, et Fort Kendell...
       - ...a disparu dans les années trente, oui je sais. Je devrais prétendre une autre origine, mais j’y tiens... c’était chez moi !
       Ben voyons, elle annonçait avoir plus de trente-cinq ans maintenant ! Juste quand un mystère se dissipe, un plus grand encore apparaît.
       - Je vous comprends, croyez-moi. Mon château a brûlé à la Révolution Française et n’a jamais été rebâti depuis, je sais ce que c’est de ne plus avoir de ville natale.
       A ce moment, quelqu’un frappa à la porte pour demander le professeur, interrompant cette conversation surréaliste. J’avais beau tourner et retourner ces phrases dans ma tête, aucune explication logique ne me venait. A moins que... Mais si bien sûr, voilà la solution ! Wilkinson et Sarah étaient des agents du FBI ou de la CIA infiltrés sous couvert et discutant en code. Voyons, la « Révolution », ce devait être Cuba ? Ou le Vietnam ? « 1930 » - Une heure au format militaire ? Ils ont parlé de château, donc par extension, la salle, la réunion... Ca y est j’y étais, ils s’étaient annoncés un meeting secret à 7:30pm avec des partisans cubains. Ensuite, voyons voir, son « père », autrement dit son instructeur en arme... « Prétendre une autre origine », l’intervention de l’autre jour ayant menacé son incognito, elle devait changer de fausse identité...
       Tout fier de moi et de mon pouvoir de déduction, je rentrai chez moi et triturais une fois de plus ma radio pour tenter avec une ardeur renouvelée d’écouter des transmissions secrètes d’espions russes ou d’agents anglais au lieu des nouveautés d’Elvis.
       A partir de ce jour, j’eus bien du mal à lutter contre l’envie d’en savoir encore plus. J’étais sûr de ma théorie, mais il me fallait des preuves, sans toutefois me dévoiler auprès de Sarah.



       Décembre vint, avança. Toute la High School bourdonna comme à chaque fin d’année des préparatifs. Depuis une vingtaine d’années, le doyen des universités d’Illinois - un digne vieillard de presque quatre vingt dix ans, utilisant un fauteuil roulant depuis une récente attaque - venait faire son discours d’encouragement pour Noël, juste avant que chacun rentre chez sa famille pour les fêtes. A cette occasion, le dispositif de sécurité était impressionnant, car le vieil homme avait déjà été victime de tentatives d’assassinat. Seuls les étudiants et les professeurs dûment identifiés comme étant bien de la Peoria High School étaient admis à pénétrer dans l’enceinte.
       Tout le monde était endimanché, réuni dans le grand amphithéâtre. Wilkinson se tenait avec ses collègues dans les premiers rangs, mais je ne voyais nulle trace de Sarah, ce qui m’inquiétait. Le doyen fit son apparition et la salle entière se leva pour l’applaudir. Mais où était-elle ? Juste avant que le public se rasseye, je prétextai une envie pressante pour quitter le rang et à l’abri d’un pilier espionnai les balcons et les abords de l’estrade, sans la trouver. Un bref reflet attira mon attention alors que j’allais renoncer et rejoindre ma place. C’était là-haut, près du plafond, Sarah était cachée derrière les projecteurs et... oh mon Dieu !
       Me ruant vers la sortie pour emprunter l’escalier des coulisses, je l’atteignis juste à l’instant où elle épaulait son fusil. A ce moment, seul le doyen était dans sa ligne de mire.
       - Arrête, Sarah, tu ne peux pas faire ça !
       - Non mais je rêve, revoilà le pot de colle ! Ne t’ai-je pas dit de te mêler de tes affaires, Philip ?
       - Qui est ta cible ? Le vieux, c’est un agent russe ?
       - Quoi ?
       - Tu ne peux pas le tuer comme ça, devant toute l’école, même s’il a passé des documents à l’Est ! La seule chose qu’il peut encore passer à son âge, c’est l’arme à gauche. Ne te mets pas sa mort sur la conscience !
       - Tu ne sais absolument pas de quoi tu parles, gamin. Allez, file avant de te prendre la première balle. Bill Van Cartier va payer, il n’est rien que tu puisses faire pour empêcher cela.
       - Mais qu’est ce qu’il t’a fait pour que tu le haïsses à ce point-là ?
       - Il a massacré toute ma famille de ses mains, brûlé ma maison et ma ville, ravagé nos terres et volé tout le bétail et les chevaux, ça te va comme raison ?
       - Mais c’est impossible, il enseignait déjà à Springfield avant la guerre...
       Elle baissa la tête et soupira. En dessous de nous, le doyen achevait ton oraison.
       - Tu vas me le faire manquer une fois de plus, Philip, et il n’en est pas question. Je n’ai pas passé plusieurs mois à jouer l’étudiante rangée et la pouffe des stades avec des pompons sur les bras afin de pouvoir enfin l’approcher pour que tu gâches tout si près du but. Désolé, mais c’est toi qui le cherche.
       Sur ce, elle m’assena selon sa fâcheuse habitude un nouveau coup de crosse sur la nuque... Black-out.


       Je revins à moi toujours dans la rampe des projecteurs, mais Sarah m’avait positionné de façon à ce je que ne risque pas de tomber. Encore un peu étourdi, je me hâtais de redescendre dans la salle qui se vidait peu à peu. Agrippant Jack au passage, je lui demandais où était Bill Van Cartier.
       - Qui ça ?
       - Le doyen !
       - Ah oui, le vieux schnock qui vient de nous offrir sa sieste annuelle ? Il faudrait leur dire l’année prochaine de prévoir des coussins plus...
       - Plus tard, dis-moi vite où il est !
       - Dans le fond, vers les coulisses je crois. Pourquoi, tu veux le remercier pour un roupillon encore meilleur que ceux des cours de dessin ?
       Plantant là mon ami, je me ruai vers le fond de la salle.

       Les assistants du doyen empêchaient ceux qui voulaient lui parler de l’approcher, sous prétexte qu’il se reposait en attendant le dîner. Inutile d’insister par là, je me glissai donc sous l’estrade, puis de là dans la fosse et pénétrai dans les coulisses par l’arrière. Je n’aurais jamais cru que participer aux stupides spectacles du prof de musique me servirait un jour !
       Avec circonspection, je progressai de vestiaires en loges jusqu’à atteindre la plus grande, qui avait naturellement été réservée au vieil homme. Sans bruit, je parvins à me glisser derrière un rideau. Le doyen était allongé sur un sofa, son fauteuil roulant à proximité. Sarah n’était pas là. M’étais-je fourvoyé ? Sa cible était-elle différente ? Pourtant la porte se ferma brusquement sur elle. Elle tourna la clé dans la serrure. Le doyen réveillé en sursaut blêmit à la vue du fusil pointé vers son visage. Il se releva néanmoins et enfila dignement sa veste, avant de s’asseoir dans sa chaise roulante. Pour un homme de son âge, il était resté plutôt vert !
       - Mademoiselle... A qui ai-je l’honneur ?
       - Sarah Brown. Oh, je ne m’attends pas à ce que tu te souviennes de moi, Texas Bill.
       - C’est un nom qui semble sortir d’outre-tombe... On ne m’a pas appelé comme ça depuis le début du siècle... Mais qui êtes-vous donc ?
       Sarah releva soudain la tête tandis que ses lèvres se tordaient en une grimace de déception. La voix de Wilkinson se fit entendre derrière la porte fermée.
       - Sarah ? Vous êtes là, je le sais. Ouvrez-moi, nous devons parler.
       - C’est un mauvais moment, Charles-Henri, je suis très occupée.
       - Je sais pourquoi vous êtes là.
       Un moment de silence, le vieillard avait toujours les yeux fixés sur l’arme de la jeune fille, qui recula sans cesser de le tenir en joue et tourna la clé dans la serrure. Le professeur d’histoire entra et referma derrière lui.
       - Inutile d’essayer de m’arrêter, sinon gare à votre tête.
       - Je n’en ai pas l’intention, Sarah. Bonjour monsieur Van Cartier.
       Le vieil homme sembla reprendre espoir à la vue du professeur.
       - Faites quelque chose, vous voyez bien que cette jeune folle me menace !
       - Ah bon ? Tiens, c’est vrai. Mais combien de gens avez-vous menacés ainsi autrefois ? J’ai fait quelques recherches, sans doute celles que Sarah a mené avant de vous trouver. Texas Bill. Un nom qui claque comme un coup du fouet que maniiez si bien autrefois. Vous l’avez trouvé tout seul ? En fait, ce dont je suis curieux c’est de savoir comment un desperado comme vous a pu devenir doyen d’université.
       - Qui... qui vous a dit qui j’étais ?
       - Les livres savent tout, Bill. Il suffit de savoir leur demander.
       Presque aussi stupéfaite que moi, Sarah dévisageait Wilkinson. Il lui répondit d’un petit sourire.
       - Alors, son casier est chargé mais qu’est-ce qu’il vous a fait personnellement ?

       Terres de la famille Brown, près de fort Kendell, Arizona 1892
       La femme revient en courant vers le ranch, un bébé dans les bras. A l’horizon, un nuage de poussière se rapproche dangereusement. Du haut de la colline d’où il surveille les bêtes, un jeune cow-boy voit sa mère paniquer et il éperonne son cheval pour la rejoindre au grand galop. Le temps qu’il arrive, elle a déjà rentré les jeunes enfants à l’abri de la maison et Sarah, sa sœur aînée, bat la cloche à toute volée pour alerter la ville. C’est comme un cri qui se propage, il courre sur la vallée, contourne les champs de maïs et de blé, évite les cornes du bétail, rebondit sur la façade du saloon éternellement en réparation. Dans la petite ville, tout le monde se lève, les femmes prient, les hommes saisissent des fusils et chargent les revolvers. Texas Bill et sa bande arrivent !


       - Ce jour là, la ville a été épargnée, mais ce ne fut qu’un sursis. Ayant trouvé notre ranch sur la route, il s’en servit pour se reposer et nourrir sa troupe. Mes frères furent tués les premiers, puis le sheriff - mon père - et ses hommes sont arrivés à la rescousse, juste pour tomber dans une embuscade et se faire abattre jusqu’au dernier. Dans la fusillade, le propre frère de Bill fut tué, et il se vengea sur nous. Ma... mère et moi avons été... enfin, et puis ils ont abattu les enfants, les laissant mourir dans nos bras avant de nous briser les jambes et de nous laisser dans la ferme en y mettant le feu. Je me suis relevée le lendemain matin, indemne, au milieu des ruines fumantes, certaine que Dieu m’avait laissée vivre pour venger la mort des miens. Depuis je cherche ce fumier, et ce n’est que l’année dernière que j’ai découvert par hasard qu’il était encore de ce monde, avait quitté l’Ouest et s’était forgé une vie respectable. Mieux vaut tard que jamais, j’ai dynamité sa maison mais il s’en est tiré. Alors j’ai piégé sa voiture, mais c’était le moment qu’il avait choisi pour cesser de conduire, j’ai pu tout débrancher au dernier moment, mais la police a trouvé les explosifs. Depuis il se fait protéger, alors quand j’ai su qu’il faisait un discours public à accès restreint dans cette école, je m’y suis inscrite comme étudiante, et voilà.
       Toujours caché derrière le rideau, je me faisais le plus immobile possible, retenant même mon souffle, tandis que mon esprit fonctionnait à toute allure pour tenter de décrypter le sens caché de ces phrases, mais bon sang quel mal ils s’étaient donné pour masquer leurs conversations ! Le vieillard ouvrait de grands yeux paniqués. Après quelques instants de silence pendant lesquels il la regarda d’un drôle d’air, Wilkinson reprit la parole.
       - Je comprends que vous vouliez le tuer Sarah, même après tout ce temps. Mais vous ne pouvez pas.
       - Je vous ai prévenu que rien ne me fera changer d’avis.
       - En êtes-vous si sûre ? D’une part, c’est Noël ce soir. On ne tue pas le jour de la naissance du Christ.
       - Peuh, comme si cela dérangeait ce bandit ! Rédemption, rémission, amnistie, ça n’existe pas pour un crime comme le sien, même après soixante-dix ans ! Il va mourir ce soir, et c’est encore trop bon pour lui.
       Sarah posa alors son fusil sur le sofa et tira de sa veste le sabre de tunique bleue que je lui avais déjà vu. Comment elle avait pu le cacher là sans qu’on le remarque avant reste son plus grand mystère. Le dirigeant vers la gorge tremblotante du vieillard, elle pressa la pointe acérée sur sa carotide jusqu’à ce qu’un filet de sang s’échappe. Bill se débattait de ses faibles forces de vieillard, parvint à écarter l’épée et fit basculer la jeune fille sur lui. Elle se releva brusquement en le fixant droit dans les yeux, stupéfaite. Jamais encore elle ne s’était retrouvée si près de lui.
       Elle se tourna vers Wilkinson, qui continuait à sourire doucement.
       - Il... il est... Vous le saviez ! Avouez-le !
       - En effet. Depuis que je suis entré dans la pièce. Vous aussi pourrez les détecter mieux dans un ou deux siècles.
       - Intéressant. Je n’avais donc pas tort en disant que la mort était encore trop bonne pour lui.
       Elle fit volte-face à nouveau et adressa un sourire cruel à Van Cartier.
       - Puisque c’est Noël, en effet, j’ai un cadeau pour toi, Texas Bill. Un terrible cadeau. Ce soir je t’offre la vie, la vraie, l’éternelle. Pas l’ombre fragile et vieillissante que tu as si souvent lutté pour conserver, pour laquelle tu as tué, pour laquelle tu t’es battu avec tant d’acharnement. Tu regretteras longtemps d’avoir été si rapide à la détente lors de tes nombreux duels au soleil et d’avoir échappé à ma vengeance toutes ces années... Si tu avais su que chaque balle que tu évitais te laissait vieillir un peu plus... Regarde-toi maintenant, vieillard. Tu resteras à jamais prisonnier de ce corps décati et fatigué, jusqu’à ce que l’un des nôtres pris de pitié accepte de trancher ton cou desséché. Je te condamne à vivre, Texas Bill.
       Abaissant alors la pointe ensanglantée de son sabre, elle la posa sur la poitrine du vieil homme terrifié et, les deux mains sur la garde, elle l’enfonça d’un coup sec. Mordant mon poing pour ne pas crier d’horreur, j’entendis distinctement le choc de l’épée rencontrant le métal du fauteuil roulant à travers le doyen, puis le son humide du sang tombant goutte à goutte sur le plancher.


***



       La police chercha longtemps Bill Van Cartier, mais on ne le trouva jamais, pas même son cadavre. L’affaire fut vite classée, personne ne se souciait d’un vieillard sans enfant et l’escalade de la violence en Asie du sud-est laissait bien des sujets de préoccupation. Une autre disparition eu lieu ce soir-là, qui passa tout aussi inaperçue. Sarah Brown était partie. Sa ferme était aussi déserte que si personne n’y avait vécu depuis longtemps, même le registre de l’école ne gardait aucune trace de son passage ; sans doute un professeur que je ne nommerai pas y avait-il mis le nez. Les autres élèves qui l’avaient toujours ignorée ne remarquèrent qu’à peine son absence, à croire que je l’avais rêvée. Je n’osais pas non plus parler à M. Wilkinson, qui, figé dans le temps comme les murs de l’école, continuait à donner ses passionnants cours d’histoire comme si rien ne s’était passé.

       Je ne saurai jamais quel était le terrible secret que cachait Sarah Brown ni ce que dissimulaient ses étranges paroles avec leur fort accent de l’Ouest. Mais à chaque nuit de Noël depuis ce temps-là je l’attends, je la guette, espérant qu’elle me rende visite, cavalière du temps chevauchant les ans sur sa monture de minutes, cravachant les heures à coup de secondes pour apporter le cadeau empoisonné, le cadeau Immortel de la vie.