Avertissements :

J’écris des histoires à partir du concept Highlander. Je ne tire aucun profit de cette activité. Merci à Marie-Gwé pour la relecture comme d’hab !

Oui j’espère recevoir vos commentaires, si brefs soient-ils à helene-lecAifrance.com

Merci à tous ceux qui ont pris la peine de m’écrire après avoir lu mes précédentes histoires, cela m’encourage beaucoup à continuer !

 

 

 

Novembre 2000

" Vivons ma Lesbie, et aimons-nous
Et ne tenons pas compte des critiques des vieillards trop sévères
Les soleils peuvent mourir et renaître. Pour nous, quand un bref éclair de vie meurt une seule fois, il nous faut dormir une unique nuit à jamais. Donne-moi mille baisers, ensuite cent, ensuite mille autre, puis une seconde fois cent, puis jusqu'une autre fois mille, ensuite cent ; puis, lorsque nous l'aurons fait des milliers de fois, nous les mélangerons tous, pour que nous ne sachions pas ou bien pour que quelque malveillant ne puisse pas nous jalouser alors qu'il sait qu'il y a tant de baisers "

J’entends sa voix me réciter dans la pénombre ce poème de Catulle. J’entends sa voix dont les inflexions me transpercent de frissons. Je ne crois pas que tant de temps se soit écoulé depuis nos étreintes. J’aimerais trouver le courage de quitter mon couvent.

 

J’ai reposé ma plume à la lueur vacillante de la bougie qui éclaire ma cellule.

Pourquoi une bougie, pourquoi une plume en ces temps où règnent la fée électricité et son consort bic ?

Pourquoi d’ailleurs écrire, prendre la peine de tenir entre mes doigts engourdis cet objet qui me sert à tracer sur le papier ces signes démodés. Alors que la nouvelle révolution industrielle, comme on l’appelle, est en passe de détrôner encre et cahiers. J’ai remarqué que les enfants ne savaient plus compter sans l’aide de leur calculette, et je crois bien que leurs petits enfants ne sauront plus écrire, reproduire les contours déliés des lettres de l’alphabet. Ils ne sauront que taper sur les touches de leur clavier. Peut-être même d’ailleurs qu’ils n’auront qu’à dicter.

Je suis d’un autre temps. Je prends plaisir à tailler ma plume, à la tremper dans le flacon d’encre, à attendre quelques secondes qu’en soit tombé l’excédent. J’aime sa douce griffure lorsqu’elle glisse en crissant sur le papier velin. C’est mon seul luxe. Peut-être mon dernier plaisir sensuel.

C’était il y a si longtemps.

Les autres sœurs me croient pieuse. Elles admirent mon renoncement aux choses matérielles, ma volonté de vivre dans le dénuement, l’austérité de mes journées.

Elles me pensent dévote. Peut-être d’ailleurs le suis-je devenue après toutes ces années passées à honorer le Seigneur. Peut-être que lui-même a oublié que je l’ai rejoint par peur.

Je n’ai jamais su manier une épée.

 

Je suis née il y a deux mille ans, plus ou moins. Je suis née à Vérone, oh ! Pas d’une famille patricienne non. J’étais une plébéienne. Comment en suis-je venue à aimer cet homme ? Comment l’ai-je connu ? Comment l’ai-je perdu ?

Ces souvenirs me paraissent aussi vifs aujourd’hui qu’il y a toutes ses années. Je n’ai qu’à fermer les yeux, et j’entends encore les bruits de la Vérone antique. Les cris des chalands, les apostrophes des matrones, les harangues des tribuns. Je crois respirer encore cette odeur, mélange de poussière, de sueur et de sang qui montait des arènes vers nous spectateurs. Mon cœur s’arrête, il me semble qu’il remonte dans la gorge alors que je mets le poing dans la bouche et que l’angoisse m’étreint. Je tremble et je frémis alors que ses bras m’enlacent, que ses lèvres se portent sur mon cou, qu’il se presse contre moi.

Oui, mes sens ressentent encore avec la même acuité tout ce qu’ils vécurent il y a deux mille ans. Il faut dire que depuis, je ne les ai plus tellement stimulés. Depuis ma conversion au christianisme, depuis mon entrée dans les ordres.

C’est à cela pourtant que je dois d’être encore vivante, dans ce monde étouffé où je laisse s’écouler les journées. L’une après l’autre. Les heures, les minutes, les secondes même s’étirent. Je crois bien parfois être rentrée dans l’éternité. Plus rien ne bouge, ou si peu. Plus rien ne me touche. Ou de si loin. Le monde change pourtant. On dit qu’il change de plus en plus vite. C’est possible. Je n’en sais rien à vrai dire. Je l’ai quitté il y a si longtemps.

J’ai fait vœu de silence. La mère supérieure m’a supplié de m’en délier. Elle craint pour ma santé mentale, enfin je crois. C’est elle qui m’a offert cette écritoire, ce matériel. Elle a compris d’emblée que c’est ainsi qu’elle pourrait me tenter. Je pense parfois qu’elle sait.

Elle m’a remis ce gros cahier relié et je l’ai ouvert, seule dans ma cellule envahie par la pénombre. La page était crème et vide. Elle semblait douce, elle m’appelait. J’ai succombé. Mon esprit est maintenant bousculé d’images, mon cœur emprunt d’émotions, mon corps… mon corps serait brûlé par le désir, s’il se souvenait comment.

 

Je l’avais rejoint après les jeux. Un peu d’or glissé dans la main du gardien avait suffit à me laisser entrer. D’ailleurs, il n’était pas mal logé, non, l’étoile des gladiateurs, celui qui sortait victorieux de tous les combats, celui qui se relevait toujours, l’invincible. C’est un lion qu’il avait affronté ce jour au cours d’un "venationes ", un animal qu’il avait achevé de son glaive sous les hurlements sanguinaires de la foule, alors que le soleil faisait vibrer la lumière dans les arènes de Vérone pleines à craquer. C’étaient 20,000 citoyens romains qui se pressaient sur les gradins, qui poussaient des clameurs à chaque fois que le sang de mon bien-aimé coulait. Fascinée, je ne savais détourner mes yeux du spectacle qu’offraient l’homme et la bête entremêlés, j’observais avec angoisse les taches écarlates qui souillaient le sable de l’arène, et j’avais honte de cette chaleur qui montait dans le creux de mon ventre, honte d’être excitée moi aussi par la vision des muscles luisants et saillants de mon amant alors qu’il achevait son adversaire. Il quitta l’arène sous les hourras déchaînés des hommes, sous les baisers lancés par les femmes et je fermai les yeux, remerciant les dieux de lui avoir encore une fois accordé leur protection.

Le soir était tombé et il m’attendait dans l’atrium. Des esclaves l’avaient baigné, massé, coiffé, habillé. Ils avaient enduit sa peau d’un baume parfumé dont je percevais l’essence musquée alors que je me tenais pourtant à quelques mètres de lui, tant m’était familière l’odeur, la texture de sa peau. Il était servi par des esclaves, lui dont la liberté avait été aliénée après qu’il avait été ruiné comme tant d’autres par les machinations des " delatores ", cette engeance cupide qui pullulait sous l’ère du divin César, l’empereur Tiberius.

Il s’approcha de moi sans vraiment sourire, l’expression intense. Sa main en coupe entoura ma joue, son pouce effleura ma pommette, glissa le long de mon cou, écarta de mon épaule le tissu la recouvrant. Je fermai les yeux, je murmurai son nom "Marcus… "

Cette nuit-là il me récita le poème de Catulle. Les mots en sont gravés dans ma mémoire…

 

Je suis née à Vérone sous le règne de l’empereur Auguste dans une famille de souffleurs de verre.

Enfin, je suppose que je suis née à Vérone. Mon père m’a trouvé à quelques mètres de son atelier, j’étais un bébé nu et vagissant, la soirée de novembre menaçait d’être fraîche, il m’a ramené à la maison. C’était un homme bon. Lui et ma mère avaient déjà 3 fils adolescents. Il aimait l’idée d’avoir une fille, un bâton de vieillesse. Ils m’ont gardée.

J’ai toujours connu mes origines. C’est-à-dire que j’ai toujours su que mes parents n’étaient pas mes parents naturels. Quant à connaître la provenance des Immortels… C’est un mystère qui n’a pas encore été percé à ma connaissance. Quoique je ne sois pas vraiment au fait des derniers ragots de notre petite communauté…

J’ai grandi dans une famille aimante et relativement aisée. Nous avions deux esclaves, maman ne travaillait pas. Elle m’emmenait souvent sur le marché place du forum. J’aimais traîner entre les étals dégorgeant de victuailles, rêver devant les étoffes chatoyantes qui débordaient des échoppes, m’enivrer de la senteur des épices venues des quatre coins de l’empire… Je riais devant les boniments débités par les marchands de chair humaine, qui vantaient de leur voix de stentor les mérites du meilleur cuisinier de Rome arrivé tout droit des cuisines de l’empereur - et pourquoi le palais l’avait-il donc vendu  ; la force de cet ancien gladiateur, sorti vainqueur de tous ses combats et qui ferait un parfait garde du corps - et depuis quand un propriétaire renoncerait à un champion et à la perspective de profits juteux ; la voix enchanteresse de cette ravissante vierge qui enchanterait tous vos convives - et de quel bordel de garnison militaire arrivait-elle ?

Une petite citoyenne de l’empire romain qui n’avait pas les yeux dans sa poche était à l’époque bien au courant des choses de la vie et des faits et méfaits des adultes.

Il faisait bon vivre à Vérone au premier siècle après Jésus-Christ, durant les dernières heures du règne de l’empereur Auguste. La ville florissait depuis son annexion par Rome quelques 100 ans plus tôt, on y construisait un amphithéatre, l’un des plus grands d’Italie. Alors que j’allais observer le gigantesque chantier, les chariots qui se succédaient en une ligne sans fin pour amener toujours plus de matériaux des carrières, les esclaves qui hissaient en hananant les lourds blocs de pierre, j’ignorais que mon destin allait basculer dans ce même amphithéatre que je regardais s’élever.

On célébrait ce jour l’anniversaire de l’arrivée au pouvoir de Tibérius, notre bien-aimé César. J’avais 20 ans. Avec mes parents et mes frères, je me rendais aux arènes pour assister aux cérémonies données en l’honneur de l’empereur. C’était avant qu’il ne perde la tête et ne tourne au monstre sadique et meurtrier. Le spectacle promettait d’être grandiose : course de chars, parade d’éléphants, combats de tigres, prisonniers dépecés par des lions. Et des combats par des gladiateurs de l’école la plus réputée de tout Vérone. J’avais mis ma plus belle robe, sa couleur aigue-marine faisant ressortir le vert bleuté de mes yeux. Mes cheveux étaient relevés en un chignon maintenu par un peigne de corne, mettant ainsi en valeur les pendants d’oreille que m’avait offerts mon père. C’est lui qui en avait soufflé le verre, en avait modelé les circonvolutions. Il me les avait offerts les yeux pleins de larmes, peut-être pensait-il ainsi effacer la peine que je ne devais pas manquer de ressentir après l’humiliation de mon divorce. J’avais été mise au rancart après seulement 7 ans de mariage pour stérilité ! Mais je n’ai jamais regretté Julius Claudius. Il rejoignit la légion et fut affecté en Gaule. Je lui souhaitais quelques campagnes bretonnes pour lui remettre les idées en place.

Nous devions à la faveur d’un patricien notre place au 6ème rang, suffisamment près pour espérer bien distinguer la moindre blessure, le plus petit rictus de souffrance.

Alors que je m’avançais entre les gradins, je faisais tourner les têtes. " Tu ne sais pas ce que tu perds, Julius Claudius, et beaucoup semblent bien disposés envers tes restes ! " J’avais aux lèvres le sourire vaniteux de celle qui se sait jolie et admirée. Mais je ne plantais pas mon regard dans celui des hommes qui me regardaient. Je n’étais pas si effrontée. Pas encore…

La foule s’exclama d’admiration devant la parade des éléphants somptueusement harnachés, rit aux éclats des cris de terreur des condamnés tentant de fuir les lions affamés. J’aimerais pouvoir dire aujourd’hui que j’étais révoltée, que je détournai le regard. Mais ce n’est pas vrai. Je suivis la course pitoyable d’un adolescent, elle m’arracha un sourire losqu’il trébucha. Je m’en suis expliquée avec Dieu de nombreuses fois dans ma longue solitude. Je ne sais pas s’Il m’a pardonné, je n’ai pas d’autres excuses que d’être une femme de mon temps qui a partagé avec ses contemporains compassions et cruautés. Qui les a expiés depuis, oh oui…

C’est vrai, j’ai changé. Mais que les hommes du XXIème siècle ne se croient pas exempts du péché de voyeurisme. C’est en permanence qu’ils regardent leurs semblables étaler leurs malheurs et leur peines. Que celui qui me lira examine sa propre conscience et son programme de télévision avant de me jeter la première pierre !

A Vérone, j’étais donc citoyenne romaine et je prenais plaisir à ces jeux offerts sur les deniers de l’empereur Tiberius. J’admirai la vigueur des gladiateurs, leur agilité et leur courage, je retins mon souffle lorsqu’un Thrace trébucha, j’agitai mon mouchoir en signe de merci lorsque son adversaire demanda sa grâce, je n’étais pas cruelle, non, je ne demandais pas l’exécution des guerriers valeureux. Quant aux pleutres… que leurs vainqueurs les expédient aux enfers !

Bientôt ne resta plus au milieu de l’arène qu’une paire de combattants, un rétiaire armé d’un trident et d’un filet, un mirmillon casqué à la courte épée. Leur danse mortelle retenait désormais tous les regards, tous les battements de cœur des spectateurs. Il était difficile de dire lequel des deux l’emporterait. Le mirmillon se fendit, transperça presque le flanc de son adversaire avant de sauter de justesse hors de portée du filet qui allait l’emprisonner. Leurs gestes se répétaient, se renouvelaient à l’infini sur les variations d’une musique grandissante dans ma tête. Je me prenais à m’impliquer, à prendre parti pour le mirmillon dont je souhaitais la victoire. Il était grand et clair de peau, sa silhouette longiligne était rapide et pourtant musclée, il me semblait Gaulois ou peut-être même Breton, je ne distinguais pas ses yeux sous sa visière. Alors que j’attendais, la respiration de plus en plus courte, l’issue fatale de ce combat, je sentais la moiteur de mes mains, la transpiration se former dans le creux de mes seins, ma gorge se serrer. J’humectai mes lèvres.

Je n’entendais plus les clameurs de la foule, je ne ressentais plus les coups de coude excités que me donnaient mes frères alors qu’ils encourageaient les combattants, je ne sentais même plus les odeurs dégagées par tous ces corps pressés sous le soleil. J’avais perdu pied avec toute réalité autre que ce combat.

Lorsque enfin le mirmillon vainquit le rétiaire, lui arrachant son filet et le prenant à son propre piège, je ne remarquai même pas les pouces levés ou baissés pour demander la vie ou la mort, je me désintéressai du sort du gladiateur malheureux. Je n’avais d’yeux que pour le mirmillon, sans même qu’il m’ait parlé, sans même qu’il m’ait regardé. Les psychologues aujourd’hui appelle ce sentiment impérieux et irrésistible qui prit possession de moi le "coup de foudre ". Cet homme était pour moi. Je le voulais. Et si les dames de la haute société, les mères, les femmes, les filles de sénateurs pouvaient bénéficier des faveurs des rois de l’arène, pourquoi pas moi, Flavia, plébéienne, divorcée, libre et détachée des conventions de la société. Je le fixai de tout mon être, je le marquai au fer rouge par la seule force de mon regard. Après avoir répondu les bras levés aux exclamations, il sortit de l’arène. Au moment de disparaître dans l’une des fosses toute proche, il tourna la tête, comme aimanté. Nos yeux se croisèrent, ne se lâchèrent plus. Combien de temps dura cet échange ? Assez pour que l’un de mes frères me sorte de ma torpeur, hilare "dis donc, tu lui as tapé dans l’œil au Mirmillon ".

L’instant était passé. Le guerrier inconnu eut un demi-sourire, il hocha la tête avant de disparaître dans les entrailles de l’amphithéatre. Je sus que je le rejoindrais le soir-même.

Son nom était indiqué sur l’affiche placardée à l’extérieur de l’amphithéatre. Marcus. Je le prononçais à voix basse. Les syllabes emplirent mon palais, résonnèrent dans mes tympans, asséchèrent ma gorge. Dans quelques heures, je glisserais pour la première fois dans la main du gardien l’or qui me servirait de sésame pour pénétrer dans l’enceinte de l’école, dans la maison du gladiateur. Aucun mot n’avait été échangé, aucun arrangement fait. Pourtant, lorsque je franchis le seuil de sa demeure, il m’attendait.

 

Ces passions sont si anciennes que c’est merveille que les siècles ne les aient pas totalement ensevelies. Merveille ou bien perpétuelle agonie, je ne saurais le dire. Vaudrait-il mieux que je ne me souvinsse pas ? Ces années de ma vie de mortelle sont les seules que j’ai vraiment, complètement, entièrement vécues.

J’avais pensé peut-être ne pas le revoir après cette nuit, je ne lui avais pas laissé mon nom. Plus que pour ma réputation ou pour mes finances dilapidées, je craignais pour mon cœur. Ce n’est jamais une bonne idée de s’attacher à quelqu’un qui peut mourir du jour au lendemain.

Quelle ironie… Cette philosophie appliquée par la force des choses m’a amené 2000 années de solitude…

Je me rendais ce matin là au forum dans l’intention de passer quelques heures à écouter discourir poètes et penseurs lorsqu’une main m’encercla soudain le bras. Je me retournais, surprise et alarmée, prête à vilipender le malotru lorsque je rencontrai ses yeux. Son emprise ne se relâcha pas mais se fit plus douce pourtant. " Pourquoi n’es-tu pas revenue ? Je t’attendais. Je t’espérais… " Je ne sus que répondre mais déjà je n’avais plus de volonté. " Viens " Il lui suffit d’un mot pour que je le suive. Les deux esclaves qui lui étaient attribués nous emboîtèrent le pas, ils étaient là autant pour le servir que pour le protéger et l’empêcher de fuir.

De ce jour, nous ne passâmes plus une seule nuit séparés. De ce jour, je ne manquais pas un seul de ses combats. Ils étaient torture, mais une torture qui agissait sur moi comme une drogue d’autant plus puissante à chaque victoire renouvelée. Chaque fois qu’il survivait, le soulagement envahissait tout mon corps, l’adrénaline refluait brutalement, me laissant languide et inassouvie… Une langueur, un inassouvissement que j’emmenais avec moi jusque dans la nuit, qui me préparaient à ses étreintes. Etait-ce mon immortalité latente qui me rendait si sensible à sa mortalité ?

Si je ferme les yeux, puis-je encore sentir la chaleur de ses mains sur mon corps ? Mon corps est mort sous cette robe de flanelle grise, sous ce chemisier trop empesé, sous ce voile qui cache mes cheveux courts, aplatis et ternis d’avoir été confinés tant de siècles.

Pourtant, je me souviens des sensations que faisaient naître en moi ces mains.

Je ne sais pas grand chose de lui. Nous pratiquions plus le langage des corps que celui des mots. Il me disait n’avoir jamais connu une telle passion. Je ne l’avais certainement pas ressentie moi-même lors de mes rapports bâclés avec Julius Claudius. Qu’il pourrisse dans le brouillard du Nord… Il parlait peu de son passé, jamais de son enfance. Je savais qu’il avait été un citoyen romain libre et fortuné, qu’il avait mené à Rome une vie d’études et de réflexion avant d’être ruiné par les Delatores qui l’avaient accusé d’avoir empoisonné son voisin. Il est vrai qu’il avait hérité de ce même voisin… Comment cet intellectuel s’était-il transformé en étoile de l’école de gladiateurs de Vérone ? Je ne comprenais pas vraiment les mystères qui sous-tendaient cette transformation mais sa force, sa bravoure, sa supériorité dans les combats étaient indéniables.

Une fois accusé et reconnu coupable, il avait été ruiné, tous ses biens confisqués et réduits en esclavage. Pourquoi attira-t-il l’intérêt de Paulus Flavius, maître de gladiateurs ? Nul doute que celui-ci se soit félicité jusque dans sa tombe de son achat si judicieux.

 

Les murs de ma cellule sont froids et gris. La mère supérieure souhaitait demander au peintre du village voisin de les enduire et les peindre. En hiver, ils laissent suinter l’humidité. J’ai secoué la tête en signe de dénégation. Quel est ce crime dont je souhaite me punir ? Est-ce celui de vivre trop longtemps ? Je n’ai pas choisi ce cadeau et je m’en serais bien passée. Je n’ai jamais souhaité survivre tant de temps à Marcus… Et soyons honnêtes, surtout je n’ai jamais eu l’occasion de le remplacer.

 

Je n’oublierai jamais ce dernier combat. C’était une journée grise et humide comme Vérone en connaît l’hiver. La foule se faisait plus clairsemée sur les gradins. Le programme annonçait quelques prisonniers jetés en pâture aux lions, une course de chars et puis une première dans les arènes de Vérone, un affrontement d’andabantes. Les andabantes combattaient à cheval, ils combattaient également aveuglés par un casque qui leur recouvrait les yeux. L’affluence dans les arènes baissant en ces mois froids, il fallait bien trouver des recettes propres à réveiller l’intérêt des spectateurs. C’est bien sur Marcus qui avait été choisi pour être l’un des deux cavaliers.

Aujourd’hui encore, toute la scène est gravée dans ma mémoire mais je ne veux pas la revivre, je ne veux pas revoir cet enchaînement qui conduisit à cette épée plantée dans le ventre de Marcus, au déversement de ses entrailles sur son cheval, à la mare de sang qui se forma sous son corps tombé à terre, trop vite pour que le sable puisse en absorber la couleur écarlate.

Son visage était dissimulé tandis qu’il agonisait et la dernière vision de ses traits me fut enlevée.

Je me suis enfuie. J’ai quitté l’arène en courant alors que des esclaves venaient ramasser son corps qui s’était obscénement planté sur un pieu lors de sa chute. Je l’ai abandonné. Aujourd’hui encore j’ai honte de ma lâcheté. Les choses auraient-elles pu être différentes si je n’avais pas cédé à ce mouvement de panique animale, cette impulsion qui m’a poussée à partir le plus loin possible du spectacle sanglant de mon amant éventré ?

Je courais dans la rue en direction de la porte Leona, sans que cela soit le fruit d’une volonté consciente. Je ne sais où je me rendais. Je ne vis pas venir le char qui me renversa, je n’entendis pas le cri d’avertissement du conducteur, je passais sous les sabots de son cheval, j’avais déjà perdu conscience lorsque les roues écrasèrent mes jambes, les sectionnant presque, alors que muscles, chair, os et nerfs étaient réduit en bouillie.

Je délirais lorsque le médecin m’amputa des deux jambes, à hauteur des hanches. Je ne survécus pas à l’opération et on me laissa dans une chambre, le temps que la garde prétorienne arrive, constate le décès et entreprenne de faire des recherches sur ma personne.

Je ne viens pas de passer les 20 derniers siècles en religion sans croire un tant soit peu aux miracles. Et le passage à cheval de Majidah de Mycène derrière ma fenêtre au moment précis où je revivais est proprement miraculeux. Elle pénétra dans la maison et nul ne l’arrêta. Il est vrai qu’on ne garde habituellement pas les morts, surtout dans la maison d’un modeste médecin… Je la regardai complètement terrorisée la déesse qui m’aiderait à traverser le fleuve des morts. Elle me planta son couteau dans le cœur et je mourus une seconde fois.

Je bénis Majidah pour sa bonté. Tout autre immortel qu’elle aurait passé son chemin, ou bien, comprenant ma situation désespérée, m’aurait laissée là, ou encore aurait saisi l’opportunité de ce quickening facile. Pas elle bien sur. Rebecca, comme elle se fait appeler depuis plus de mille ans désormais est une personne honorable, généreuse, fidèle en amitié… Car nous sommes devenues amies et elle me rend visite dans mes couvents successifs, au gré de ses voyages, de ses pays de résidence. Parfois une fois par siècle, parfois trois fois par décennie, parfois plusieurs fois en un an. Je lui laisse toujours savoir où je suis. Elle est mariée maintenant avec un mortel, un homme fait pour elle si j’en crois la façon dont ses yeux brillent quand elle parle de lui. Je parle d’elle au présent car je ne veux pas imaginer qu’elle ait pu disparaître dans ce jeu cruel et stupide. Voilà 5 ans que je n’ai pas eu de ses nouvelles… Mais je prie avec ferveur, je crois de tout cœur qu’un jour prochain elle me rendra visite, me racontera les anecdotes qui me permettent de garder un contact fut-il si ténu avec ceux de ma race. Même si je suis une monstruosité pour eux, une anomalie, un boulet. Mais pas pour Rebecca, non. Rébecca m’a toujours laissé son amitié, elle m’a soutenue, m’a appris ce que j’étais, m’a protégée pendant toutes ces années, avant que je ne me convertisse au christianisme, avant que je n’entre en religion. Elle a respecté le vœu de silence que je pris au XVème siècle. Sans interrompre ses visites pour autant. Elle me parle et je l’écoute, je lui réponds avec les yeux. Elle ne sait pas pour Marcus. Je n’ai plus jamais prononcé son nom. Quand j’ai surmonté le choc de mon destin, il était trop tard de toute façon et elle m’avait emmenée loin de Vérone, en Judée. A quoi bon remuer le fer dans la plaie ? Sauf qu’on n’oublie jamais un amour qui n’est pas remplacé. Et même si je l’avais souhaité, quelles chances aurais-je pu avoir, moi, l’immortelle cul-de–jatte ?

Et quelle autre existence pour moi que celle de recluse dans un couvent ? Je ne peux pas me battre à l’épée. Oh ! Rébecca a bien tenté de m’apprendre à la manier et elle m’a confectionné ma première planche à roulettes, pour me conférer une autonomie de déplacement. Mais sérieusement, combien de temps durerais-je dans un combat avec un autre immortel, 2 minutes, 1 minute, 30 secondes ? Et puis, toute idée de combat m’est maintenant odieuse.

Je ne me plains pas, non. Voilà 2000 ans que je vis une existence paisible, sereine même. Je me sens un peu seule parfois, mais j’ai mes livres. Et puis les visites de Rebecca. Et puis les souvenirs de Marcus. Et ce fauteuil roulant électrique m’a bien changé la vie. Quel changement ! Bon an mal an, je me suis faite à mon sort, c’est juste que je trouve le temps long. Et que je me demande si Dieu a voulu me punir ainsi de mes goûts sanguinaires. Sait-Il que je prenais du plaisir à voir combattre mon amant ? Peut-être est-il juste qu’il ait choisi ce biais pour me l’arracher. Et qu’il m’ait donné tant, tant d’années pour ressasser, remarcher, regretter…

Oh ! Puis après tout qu’est-ce que j’en sais ? Les voies du Seigneur sont impénétrables.

 

……

 

Octobre 2031

Je voudrais relater ici un fait étrange, inattendu. J’ai aperçu un groupe d’immortels, presque à leur insu.

Nous avions une messe d’enterrement aujourd’hui. Un certain Joe Dawson. Comme souvent, le prêtre de la Paroisse a demandé à ce que je chante durant la cérémonie. Il dit que j’ai une voix d’ange. Je lui ai répondu comme d’habitude qu’il était trop indulgent mais je sais bien qu’il a raison. Ma voix est pure, j’aimerais tant qu’elle reflète mon âme. Ma voix a traversé tous ces millénaires, ces siècles de silence, intacte. Le chant m’apporte tant de joie, je pourrais chanter pour l’éternité. Je suis heureuse d’avoir trouvé cette raison de vivre car je soupçonne l’éternité de pouvoir être longue !

Je chantais donc à l’enterrement de monsieur Joe Dawson, un musicien de Blues paraît-il. L’église était pleine à craquer et pour la première fois depuis bien longtemps j’ai ressenti la présence d’un autre Immortel. J’ai examiné la foule à la recherche d’un visage, espérant peut-être apercevoir celui de Rebecca. Voilà 35 ans que je ne l’ai pas vue et je suppose que ce n’est pas bon signe.

A ma grande surprise, il m’a semblé identifier plusieurs immortels, au moins deux. Il y avait une jeune femme qui a levé la tête en entrant dans l’église mais qui a immédiatement respecté mon désir d’éviter le contact. Elle était accompagnée de deux hommes dont l’un était Immortel, j’en aurais juré. Pourquoi sinon m’aurait-il regardé droit dans les yeux ? Il a parcouru ma silhouette du regard :  mon voile, mon habit de religieuse, la chaise roulante, l’absence de relief à l’emplacement des jambes. Son regard s’est chargé de compassion et de peine. J’en ai été touchée et à peine vexée. Quel autre sentiment pourrais-je inspirer ? J’ai adressé un salut de la tête à l’Immortel inconnu – un très bel homme d’ailleurs, grand, bien bâti, très brun – et puis je me suis renfoncée dans la pénombre et dès que je l’ai pu, j’ai fait faire demi-tour à ma chaise roulante et je suis partie me réfugier dans la sacristie.

Je me demande maintenant si j’ai bien fait. Peut-être est-il temps pour moi de sortir de ma solitude, de prendre des risques, de vivre ? Peut-être connaissaient-ils Rebecca ? Peut-être auraient-ils pu me donner de ses nouvelles ?

Je n’ai pas osé.

Et puis… Il y a autre chose encore, que j’hésite à confier à ce cahier tant cela me trouble. A quoi bon raviver des blessures anciennes ? Réveiller des chimères que j’ai enfin étouffées ? Car j’ai rêvé sans nul doute, une hallucination éphémère a trompé ma mémoire érodée.

J’ai cru voir Marcus.

Près de l’inconnu Immortel qui m’a dévisagé avec tant d’insistance. J’ai cru reconnaître son profil que je connaissais autrefois entre mille, dix mille, cent mille ; que je parcourais du bout des doigts les yeux fermés. J’ai imaginé sa silhouette longiligne sous cet imperméable du XXème siècle. Bien sûr, je n’ai pas eu le temps de l’observer, tout occupée que j’étais à fuir. Et puis, à peine arrivée à la sacristie, hors de vue mais hors d’état de voir, ce sentiment indistinct m’a saisi. Il m’a semblé voir Marcus.

Mais Marcus est mort. Devant mes yeux.

Tout comme moi. Si je suis immortelle, pourquoi pas lui ? Et pourquoi ne m’aurait-il rien dit, pourquoi ne m’aurait-il jamais rien laissé entendre ? Pourquoi n’aurais-je jamais rien soupçonné ? Rébecca connaît –connaissait ? - tant de monde, pourquoi n’aurait-elle jamais laissé échapper son nom ? Etait-ce seulement son nom ?

Oh et puis à quoi bon ! ! Je savais que confier cette pensée, cette folie à mon cahier était inutile, ridicule, nuisible même. Marcus est mort. Il y a deux mille ans. Et moi, depuis tout ce temps, je suis Immortelle. Et mutilée.

Je m’appelle Sœur Madeleine. Flavia n’est qu’un souvenir, sa démarche était légère, je crois parfois l’avoir imaginée.

 

Epilogue

Amanda, Duncan et Methos sortirent de l’église, le cœur aussi lourd que leur pas.

La jeune femme secoua la tête, désabusée.

" Je ne m’y habituerai jamais… "

" Non. " C’est tout ce qu’ajouta Methos, morose, sur un ton dénué pour une fois de tout sarcasme. Après un silence, il reprit "non, ça ne devient jamais plus facile. Je ne sais pas pourquoi je continue à m’impliquer "

" Parce que si tu ne t’impliques plus, ce n’est plus la peine de vivre " C’est Duncan qui avait parlé, la voix pleine de conviction.

Methos haussa les épaules " Si tu le dis …"

Les trois immortels s’arrêtèrent pour laisser passer un couple de jeunes gens qui progressaient sur le trottoir, sans regarder devant eux, perdus dans leur étreinte.

Duncan s’adressa à Methos.

" Tu as remarqué comme moi la présence de la religieuse ? "

" J’ai ressenti la présence d’une Immortelle, oui. Mais je ne lui ai pas prêté une grande attention, c’est le meilleur moyen de ne pas se faire repérer. Et puis, elle n’avait pas l’air bien dangereuse "

" Je crois bien qu’elle n’avait plus de jambes. Je me demande qui elle est, je n’en ai jamais entendu parler. Tu te rends compte, être Immortel et dans un fauteuil roulant pour toujours ? Comment peut-elle espérer survivre au jeu ? "

" Comme elle le fait, en se cachant sur un lieu sacré. Laisse la, Duncan. Tu ne la connais pas et c’est très bien comme ça. A mon avis, c’est le meilleur service qu’on puisse lui rendre, ne pas la connaître "

Amanda intervint  "peut-être qu’elle a déjà rencontré Darius ? Qui sait depuis combien de siècles elle est en religion ? On pourrait aller lui parler, non ? "

Méthos secoua la tête. " Est-ce qu’elle est venue vers nous ? Non. Est-ce qu’elle a donné le moindre signe d’intérêt pour nous ? Non, au contraire. Duncan, dès qu’elle a croisé ton regard, elle a disparu au fond de l’église. Personnellement, je suis pour le respect de l’incognito des Immortels. "

Le plus vieil Immortel s’éloigna brusquement en direction du cimetière. Duncan et Amanda échangèrent un regard, la jeune femme haussa les sourcils, l’Ecossais eut un dernier coup d’œil pour l’église où se dissimulait une religieuse immortelle, puis ils emboîtèrent le pas à Méthos.

 

(plus de révélations sur Flavia et Marcus dans le 4ème conte de Corée)