Des milliers d'autres

Jaouen
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      « C’est un de mes regrets parmi des milliers d’autres, pour être franc. Un, parmi des milliers d’autres… »
      Methos, Rev 6:8



      Russie, XIème siècle


      Ca venait.

      Il le sentait, au plus profond de lui-même. Il avait cru pouvoir y échapper, il avait fui, loin des terres celtiques où tout avait commencé. Tentative dérisoire, inutile. Depuis dix ans, depuis son dernier séjour en Irlande, ça revenait, toujours à la même date. Et cette année encore, dans cette lointaine province de l’empire russe, ça allait recommencer.
      Un long frisson le parcourut, et Methos resserra sa touloupe d’un geste machinal. Ce n’était pourtant pas le froid qui le faisait trembler, et il hâta le pas vers la petite ville dont les lumières dansaient dans la nuit.

      Il croisa deux vieillards courbés par les ans, marchant lentement au bord de la route enneigée. Ils se retournèrent sur son passage, révélant des habits curieusement inappropriés à cette fin d’automne. Il les examina plus attentivement, pour découvrir bientôt les larges taches rouges qui maculaient leurs vêtements. Il se souvenait d’eux maintenant. Il se souvenait de tout, comment il avait massacré leurs quelques têtes de bétail avant de forcer la porte de leur hutte et de les sortir l’un après l’autre de la cachette où ils s’étaient terrés. Il avait pris un plaisir intense à les tuer, à transformer leur pire cauchemar en réalité.
      Ca s’était passé deux mille ans auparavant. Deux milles années durant lesquelles il n’y avait jamais repensé. Deux milles années de tranquillité. Mais depuis dix ans, ils revenaient. Ceux qu’il avait tués. Ceux qu’il avait massacrés, pillés, violés, torturés. Ils revenaient, durant ces nuits où la fragile frontière entre le monde des vivants et celui des morts s’estompait. Ca n’avait longtemps été qu’une légende pour lui, mais ces dix dernières années elle avait pris un tout nouveau sens. Durant Samain, le festival des morts, les siens revenaient le hanter.

      Dans un essai futile pour laisser ce passé derrière lui, il accéléra jusqu’aux premières maisons. Une bande d’enfants s’ébattaient dans la neige, insouciants. Ils arrêtèrent leur jeu à son approche pour lui faire face, souriant, découvrant la plaie béante à leur cou semblable à une macabre parodie de leurs sourires. De jeunes gardiens de troupeau. Chaque fois qu’ils en avaient rencontré un, ses Frères et lui l’avait égorgé, sans pitié, avec joie même.
      Il s’enfuit, courant aveuglément en direction du centre-ville, dans des rues à présent emplies des ombres terrifiantes de ses souvenirs. Deux silhouettes lui parurent différentes des autres. Enfoncées jusqu’aux oreilles dans leurs pelisses, elles n’avaient rien de fantômes issus du désert. Il s’avança en titubant vers elles, à la recherche désespérée d’une aide quelconque, bredouillant quelques mots qu’il espérait être du russe. Mais les deux hommes le repoussèrent, un air méfiant sur le visage, avant de disparaître dans une ruelle.
      Il se retourna, prêt à reprendre sa course. Son mouvement fut interrompu par l’apparition qui se trouvait à présent devant lui. Cassandra. La pâle silhouette différait des autres, elle diffusait une douce lumière tandis que les autres ne projetaient que plus d’ombre autour d’elles. Il l’avait sauvée pourtant. Elle n’avait rien à faire ici, au milieu de ses morts. Puis il comprit. Il avait fait d’elle ce qu’il désirait, il avait laissé Kronos en faire ce qu’il voulait. Il n’avait sauvé que son corps, et massacré le reste.
      Il repartit, trébuchant parfois, faisant de brusques écarts pour éviter les visions placées sur son chemin. Son pied gauche se prit soudain dans un creux dissimulé par la couverture neigeuse. Le sol se précipita à sa rencontre.

      Il leva une main devant ses yeux, une main couverte de neige. Une neige fine et poudreuse, rouge, rouge comme le sang. Il la fixa avec horreur quelques secondes avant de rompre la paralysie qui l’avait soudain saisie. Lentement, il releva la tête, pour découvrir une autre silhouette lumineuse. Il n’eut aucune peine à le reconnaître. L’adolescent se tenait devant lui, tel qu’il l’avait découvert dans le désert. Il l’avait épargné alors, et ses Frères ne l’avaient pas touché. Que faisait-il ici ? Il l’avait revu depuis, à plusieurs reprises. Celui qui allait sans nom n’avait pas été détruit par sa rencontre avec les Cavaliers, Methos en était persuadé. Pourquoi était-il là ? Aurait-il fini par causer sa perte involontairement, à lui aussi ? Une peur nouvelle l’assaillit, bien différente de celle qui l’étreignait depuis quelques heures.
      Plutôt que d’affronter cette idée, il préféra repartir, sans un regard en arrière. Sa vision se troubla un instant, avant qu’il n’en chasse la cause d’un clignement des yeux. Il vit les façades défiler, sans fin apparente. Il n’y avait de toute façon pas de fin pour lui, aucune présence humaine ne pourrait le protéger de ses souvenirs.
      Une masse confuse, devant lui. Quelques secondes de course encore. Il s’arrêta. Tout compte fait, il y aurait bien une fin. Il était cerné, entouré de toutes parts par les ombres grimaçantes de ses multiples victimes. Il se laissa tomber à genoux dans la boue sanglante, finalement vaincu. Les morts se rapprochèrent, dans un silence terrifiant. Il ferma les yeux.
      Après quelques secondes, il les rouvrit. Les ombres reculaient, le regard fixé sur un point derrière lui. Il se retourna, curieux de voir ce qui faisait fuir ses morts. L’adolescent était à nouveau là, vêtu à présent de fourrures, une courte lame de pierre à la main, une étoile rouge s’étalant sur sa poitrine. C’était ainsi que Methos s’était souvent représenté sa mort. Il n’y avait là rien de réel, juste un reflet de sa propre imagination. La lumière irradiée par la silhouette était à présent plus forte, presque rassurante. L’adolescent le fixa un instant, avant de tourner les talons.
      Methos n’hésita qu’un court instant avant de lui emboîter le pas. Tout, plutôt que rester au milieu des ombres menaçantes. Ils traversèrent ainsi la ville, étrange cortège de pâles fantômes menés par une petite forme lumineuse.
      Ils arrivèrent enfin à proximité d’une petite église. L’adolescent s’arrêta, contemplant un instant le bâtiment trapu, l’air grave. Il haussa les épaules, et se tourna vers Methos avant de faire un signe de tête en direction du fronton.
      Le regard de Methos se porta à son tour vers l’église.
      C’était peut-être aussi simple que ça. C’était Samain, la fête des morts. Il lui suffirait peut-être d’honorer ses morts, pour qu’ils cessent de le hanter. Le lieu n’importait pas, seule la date comptait. Se souvenir. Regretter. Il pouvait toujours essayer. Il n’avait plus rien à perdre.
      La silhouette lumineuse de la seule personne qu’il avait véritablement sauvée en un millier d’années avait disparue. Il avança jusque au porche de l’édifice, et en poussa la porte. Derrière lui, les ombres s’effacèrent à leur tour.


      Sous les branches basses d’un sapin multi-centenaire, trois silhouettes d’hommes luisaient faiblement. Trois hommes, qui l’observaient, les yeux brillants. Ses Frères. Ses Frères, qu’il avait eu un jour le courage d’abandonner enfin. Un sourire mauvais s’étira sur les lèvres du plus petit, animant la longue cicatrice qui traversait son visage.
      Les trois silhouettes ne s’évanouirent pas.
      Les regrets les plus profonds ne disparaissent jamais.


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