Sables mouvants
Jaouen
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Les dunes ne restaient jamais semblables. D’une heure à l’autre, d’une minute à la suivante, elles étaient caressées par le vent, parcourues de légers éboulements, traversées par un scarabée laissant derrière lui un millier d’empreintes minuscules rapidement effacées. Une multitude de changements infimes qui faisaient d’elles des entités toujours mouvantes.
Et elles se déplaçaient.
Il avait appris cela à force de vivre parmi elles, depuis plus longtemps qu’il ne pouvait s’en souvenir. Mais il n’avait jamais oublié. Et maintenant, alors que la lumière rasante du soleil couchant embrasait leur sommets d’or et de sang et plongeait leurs flancs dans l’obscurité, il pouvait presque les voir avancer, progressant grain à grain, inexorablement.
La soudaine fraîcheur de la nuit arracha Methos à la fascination qu’exerçait sur lui le désert. Pendant quelques jours, il s’était replongé dans la nostalgie de ce lieu. Et dans vingt-quatre heures à peine, il volerait à nouveau vers la forêt froide et pluvieuse de buildings qu’était Seacouver à cette époque de l’année.
Il ne pu réprimer un soupir déclenché par le souvenir soudain d’un mail de Joe reçu la veille. MacLeod organisait une soirée pour Halloween. Une soirée costumée. Et Joe avait fortement insisté sur sa présence, tout en dissimulant quelques allusions au costume choisi par l’Ecossais.
Methos aurait volontiers échappé au calvaire que représentait une telle soirée, mais l’idée de voir MacLeod en kilt semblait avoir sur lui un attrait irrésistible.
Il parcourut une dernière fois la ligne d’horizon qui se découpait à présent nettement sur le ciel encore clair. Il s’arrêta sur la silhouette particulière des collines qui prenaient naissance sur sa gauche avant d’être dissimulées par le mur de l’hôtel.
Il se pencha sur la balustrade à laquelle il s’accoudait auparavant, tentant d’apercevoir une plus large portion des collines dont la forme semblait à présent étrangement familière.
Le cœur battant, il quitta le balcon pour aller fouiller le tas de brochures touristiques vivement colorées qui jonchaient la table de séjour. Il ne lui fallut que quelques secondes avant qu’il ne découvre ce qu’il cherchait et n’étale la carte de la région au dessus de l’amas de papiers glacés. Il localisa rapidement la petite ville et examina le relief montagneux qui lui tenait compagnie, déchiffrant les courbes de niveau pour tenter de visualiser les collines telles qu’elles s’offriraient à lui s’il leur faisait face.
Oui. C’étaient bien elles.
Il parcourut du doigt la vallée qui serpentait entre les collines avant d’atteindre les premiers contreforts des montagnes. C’était là. A deux heures à peine en jeep. En partant à l’aube, il aurait amplement le temps de faire l’aller et retour avant de rejoindre l’aéroport.
Il joua un instant avec l’idée qui était née quelques secondes auparavant dans son esprit, prenant plaisir à se laisser dans l’expectative avant de finalement céder à la tentation.
Oui. Il pourrait aller là-bas.
Quitte à subir les plaisanteries de MacLeod sur le costume qu’il porterait à la soirée, il pouvait en profiter pour prolonger un peu l’heureuse nostalgie dans laquelle l’avait plongée cette dernière semaine.
* * *
Le bois sombre de la lourde porte était encore solide, après avoir joué les gardiens solitaires durant plusieurs siècles. Il hésita un instant avant d’introduire dans la serrure antique la clé rouillée qu’il avait trouvé dans une cache non loin. Il la tourna lentement, s’attendant à la voir céder à tout instant.
Elle ne s’effrita pas, et la porte s’ouvrit doucement comme mue par une poussée invisible, révélant peu à peu un sol couvert d’une épaisse couche de poussière. Cela faisait bien un siècle qu’il n’était pas venu, cinquante ans qu’il n’avait pas envoyé quelqu’un vérifier le contenu de la grotte.
Il laissa passer quelques battements de cœur avant de fouler le tapis grisâtre, laissant derrière lui de profondes empreintes.
Des formes sombres à la silhouette mouvementée l’attendaient dans la pénombre, vague promesse de souvenirs de ses vies passées. Hésitant, il s’avança vers la plus proche, découvrant une caisse aux planches disjointes. Il ignorait dans quel état se trouvaient à présent les reliques de son passé, et l’angoisse de le découvrir montait peu à peu. Il passa la main sur le couvercle, avant de prendre une profonde respiration et de le soulever doucement.
Quelques rayons de lumière vinrent frapper un miroir de cuivre terni par les ans, caresser les courbes douces d’une amphore encore scellée, mettre en valeur les ciselures délicates de quelques verres en cristal de Venise. Les siècles s’entrechoquaient dans un fracas aveuglant, gisaient pêle-mêle au fond de cette caisse.
Il avait négligé de classer ses trésors, il n’avait pas le temps de le faire maintenant, pas plus qu’il ne l’avait eu auparavant. Ca attendrait. Ca pouvait attendre. Il ouvrit quelques autres caisses, au hasard, tâtonnant à la recherche de celles pour lesquelles il était venu.
Une odeur de moisi l’assaillit, faisant resurgir ses craintes. Du tas noirâtre gisant au fond du coffre qu’il venait d’ouvrir ressortait encore les dorures d’un riche brocard, quelques fils d’argent d’un vêtement princier qu’il n’était plus en mesure d’identifier. Ses attentes détruites, il souleva sans conviction le couvercle du coffre suivant.
Il distingua quelques courbes, une manche peut-être, une boucle de ceinture, une fibule encore fixée à un textile. Il savoura un instant la renaissance de ses espoirs avant de plonger la main dans l’obscurité de la caisse.
Il reconnut instinctivement le contact rêche du lin tissé grossièrement, la coupe particulière. Il étira l’étoffe, en admirant la forme simple, savourant les souvenirs qu’elle faisait ressurgir.
Le soleil de cette fin d’après-midi chauffait agréablement son dos nu au dessus du pagne qui lui ceignait les reins. L’odeur puissante du fleuve montait autour d’eux, les enveloppant de sa lourde chape, masquant presque les senteurs délicates qui s’exhalaient de la roselière. Aux aguets, il percevait tous les sons avec une douloureuse acuité. Le souffle léger de l’homme immobile à ses côtés. Le doux clapotis de l’eau contre la barque immobile. Le sourd battement des chadoufs sur l’autre rive, apportant vie et âme à la vallée, véritables cœurs de ce pays. La plainte rauque d’un faucon planant au dessus des collines.
Un bref éclat d’écailles déchira les entrailles de l’eau. Il se tendit, prêt à frapper.
Un court chuintement, un long sillon transperçant la surface miroitante, une gerbe de gouttelettes.
L’homme lui tendit fièrement le poisson qui se débattait encore au bout de la lance, heureux d’avoir été le plus rapide.
Il reposa délicatement le vêtement, le troquant contre un autre à la coupe déjà plus sophistiquée, transmise de siècles en siècles jusqu’à être adoptée par une grande majorité de la population.
Il examina l’accroc qu’une branche basse venait de faire à ses braies. Rien qu’il ne pourrait réparer à la prochaine étape. Il se redressa vivement au son d’un cri étouffé. Ecartant branches et buissons, il se fraya un passage au sein de la jeune forêt dans la direction d’où venait le son. La lumière se faisait plus claire, plus riche. Une clairière, peut-être.
Il déboucha au plein soleil, surpris par la soudaine trouée dans la canopée. Il baissa les yeux, et son cœur se serra à la vision qui s’offrait à lui.
« Ils sont déjà là. »
Il se tourna vers son jeune compagnon qui se tenait là, immobile, frémissant de rage. Quelques larmes glissant sur ses joues soulignaient le désespoir qu’il avait perçu dans ces quelques mots.
Oui. Ils étaient là.
A nouveau, il posa les yeux sur la voie romaine toute neuve qui éventrait la forêt armoricaine.
Il l’avait vu arriver tant de fois. La destruction d’une civilisation par une autre. C’était devenu quelque chose de banal, un leitmotiv de l’Histoire, une blague éculée qui ne le surprenait plus.
Il remit les braies à leur place, avant de fouiller plus profondément. Il sentait des étoffes de toutes origines glisser contre sa main, et se surprenait à en identifier certaines à ce simple contact.
Tant de souvenirs s’attachaient à elles qu’il aurait pu rester là des jours entiers. Mais il ne disposait pas de ce temps. Il reviendrait, il le savait. Dans quelques mois, quelques années. Tant d’objets à trier, tant de choses à revivre.
Il compara quelques pièces tirées de différentes malles, sélectionnées parmi les moins endommagées. Après quelques hésitations, et un peu d’aide du miroir exhumé de la première caisse, son choix finit par se fixer sur une robe jaune safran. Ca ne dévoilerait rien de plus, il avait déjà évoqué le Tibet devant MacLeod.
Alors qu’il s’apprêtait à quitter les lieux à regret, un lourd coffre de plomb dissimulé sous un fatras hétéroclite attira son attention. Il le dégagea précautionneusement, manipulant avec délicatesse les reliques qui le couvraient. Il prit quelques secondes pour l’examiner, pour tenter de faire naître les souvenirs qui lui seraient liés.
Une vague de froid le traversa soudainement, propageant un frisson le long de son échine. Des images affluèrent, vite contenues par trois mille ans d’habitudes.
Il effleura la frise grossière qui courait le long du bord avant de poser les doigts sur le métal froid de la serrure.
Une longue inspiration. Il était prêt. Prêt à ouvrir la boîte de Pandore. Doucement, il actionna le mécanisme d’ouverture qui céda dans un tintement métallique. Il souleva sans peine, ou presque, le lourd couvercle.
Son contenu était étonnement bien conservé, après tous ces millénaires. Ca n'aurait pu être possible, il n'aurait rien dû en rester, et cependant tout était là. Intact. Il caressa le cuir constellé de pointes métalliques,
Il les sent à peine, et pourtant ils sont bien là, protections contre un coup mal esquivé, et armes eux mêmes. Un coup bien porté, et les pointes métalliques pouvaient mettre hors d'état de nuire un adversaire. Il ouvre et referme la main, faisant jouer le cuir contre la peau de son avant-bras. Il aime l'odeur qui s'en dégage, et la fine touche métalliques qui affleure à peine. C'est l'odeur d'un nouveau commencement, d’un nouveau départ.
heurta du doigt une boite de métal contenant une masse noirâtre,
Lentement, il applique les pigments bleus sur la moitié droite de son visage. Il est la dualité même, la mort et la vie. Il est mort il y a longtemps déjà, et pourtant il vit. Il maîtrise le destin des hommes, décide de qui vivra et de qui mourra. Peut-être y a t-il déjà une autre dualité en lui, mais il refuse de s'y attarder. Un jour, peut-être, mais le temps n'est pas encore venu. Pas encore.
effleura le plastron de cuir,
Il enfile les plaques de cuir lâchement cousues l'unes à l'autres. Ca n'a rien d'une armure encore, mais pour l'époque, c'est nouveau. Une protection efficace contre les armes dérisoires dont disposent leurs victimes. Leur poids lui donne un nouveau maintien, une nouvelle stature. Maintenant, c'est chacun de ses mouvement qui dégage une odeur de cuir, une odeur bientôt associée au sang et la mort. Il meurt encore une fois, pour revivre sous les traits d’un autre. De lui-même.
s'attarda un instant sur l'étoffe d'un blanc encore pur,
Soulevant les pans de la tente, il sort et rejoint ses frères. Caspian, toujours extatique à l'approche d'un nouveau raid. Kronos, aussi calme qu'à l'habitude, mais dans l'oeil duquel on peut déjà lire le plaisir qu'il s'apprête à s'offrir. Silas, enfin, qui met autant d'entrain à se préparer à leur expédition qu'à accueillir la naissance d'un poulain ou à recueillir un nouveau protégé de poils ou de plumes. Il rabat la capuche blanche qui dissimule déjà presque ses traits, et défait les noeuds de la longe de son cheval qui piaffe déjà. Ils savent eux aussi. Il a fallu les y habituer, longuement, il a fallu toute la patience et l’ardeur de Silas, mais ils sont maintenant aussi friands que leurs maîtres de ces expéditions.
pour enfin saisir le masque.
Il se hisse sur le dos de son étalon gris, et enfile enfin le masque squelettique.
Il était la Mort, de nouveau.
Il ferma les yeux, juste une seconde, avant de les rouvrir lentement. L’illusion s’était dissipée. Il contempla longtemps les lambeaux d’étoffe grisâtre et mitée, les fragments de cuir secs et noircis, les pièces de rouille dont seul un hasard improbable maintenait la cohésion.
* * *
Ils avaient été frères. Plus unis que toutes les fratries ayant jamais existé, unis par un idéal commun, par une passion qui les liait inexorablement l'un à l'autre. Ils n'avaient été qu'un, malgré les différences qui les séparaient. Et puis les siècles avaient passés, les avaient changés, les avaient brisés. Ce qu'ils avaient été l'un pour l'autre, plus jamais ils ne le seraient.
Ils s'étaient séparés, dans la douleur le plus souvent, déchirés par le souvenir de ce qu'ils avaient perdu. Lentement, ou plus brutalement, ils s'étaient perdus de vue, et finalement MacLeod était passé par là. Mais même si ses frères avaient encore été en vie, jamais plus ils n'auraient pu obtenir la même unité, retrouver ce qui s'était brisé.
Il était seul à présent, et le souvenir de ses frères et de ce lien unique qu'il avait à jamais perdu des millénaires auparavant lui déchirait l'esprit, chaque expiration était source de nouvelles souffrances, le plongeant dans l'agonie terrible de devoir vivre avec ce qu'il n'aurait plus, de ce qu’il ne serait plus.
Il se reprit peu à peu, tremblant au milieu des vestiges poussiéreux de son passé. Il était venu ici pour se replonger dans ses souvenirs, faire ressurgir quelques minutes des moments heureux, et il s'était retrouvé face à la plaie à jamais béante qui brisait son âme depuis des siècles.
* * *
Il était le dernier d'entre eux. Il était le survivant. Il l'avait toujours été, mais cette fois ci était bien particulière, il était *leur* survivant. Le dernier de ses frères. Le dernier des Cavaliers. Le dernier à conserver encore intacte leur mémoire.
Il contempla longuement les lambeaux de tissus à moitié décomposés, les débris métalliques de ce qui avait été sa seconde peau pendant tant d'années. Et à l'image dans le miroir de l'homme qu'il était à présent se surimposait encore celle de celui qu'il avait été.
Il avait deux semaines encore. Et une mémoire visuelle inégalée, même parmi les siens. Deux semaines, c'était amplement suffisant.
Pour un soir, il pourrait être lui-même à nouveau, même si lui seul le saurait, si Duncan n'y verrait aucun relent de ce qu'il abhorrait, si Joe se laisserait berner. Il serait le seul à savoir, le seul à pouvoir encore s'en souvenir. Pour un soir, il pourrait être la Mort à nouveau. Une Mort apaisée, laissant un répit aux mortels, mais une Mort qui porterait avec elle pour la dernière fois le souvenir de ses frères.
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