Robert Martin
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Kondiarok à Paris






        Une péniche, c’est bien, mais cela demande beaucoup d’entretien. La coque doit être grattée de temps à autre, pour éviter que s’accumulent les petits coquillages et les algues. En surface, les boiseries qui font le charme des portes et fenêtres de la timonerie, point culminant du logement de marinier, doivent être fréquemment revernies, même si l’atmosphère humide des fleuves n’est pas aussi corrosive et pénétrante que l’air marin. Et les cuivres, lorsqu’il y en a, n’en parlons pas.
        Duncan MacLeod s’occupe bien de sa péniche. Il navigue peu avec, il est vrai. Sa plus récente escapade, c’était, au printemps dernier, sur le canal du Nivernais. Il se revoit encore, amarré dans le bassin de Chitry-les-Mines, admirant le relief doux du Morvan en sirotant le whisky de 19 heures.
        Il a presque les mêmes habitudes à Paris, quai de la Tournelle. Le paysage est différent. Souvent, il passe ce moment sur le pont, à regarder le chevet de Notre-Dame. Mais pas tout le temps. Pour ne pas se lasser de ce qu’il y a de plus beau et de si proche en même temps.
        Avant de mériter cette pause vespérale, Duncan s’affaire. Il a installé un siège suspendu, compromis entre la balançoire et l’échelle de corde, pour aller réparer l’encadrement d’un hublot qui ne s’ouvre plus de l’intérieur. Il y a deux vis à changer. Il en profitera pour nettoyer la vitre. Surplombant l’eau clapotante de la Seine étranglée entre l’à-pic du quai et le flanc de sa péniche, Duncan profite d’un point de vue inhabituel sur son grand séjour, nid confortable où s’accumulent sans surcharge les souvenirs d’ailleurs et d’autrefois.
        Les nouvelles vis sont en place et il ne s’agit plus que d’astiquer le verre, en insistant pour finir sur la coulure bien sèche d’une déjection de moineau. C’est à ce moment qu’une vibration légère lui parcourt l’occiput de gauche à droite. Ça n’arrive pas tous les jours, à moins de voir très souvent de rares amis de longue date. Les ennemis, quant à eux, ne sont pas nombreux non plus, heureusement, et on ne les voit qu’une ou deux fois, dans la plupart des cas. Ami ou ennemi ? Ou même inconnu encore indéterminé ? Quel est l’Immortel à l’approche, l’autre sans âge, le faux contemporain, l’hypocrite passant, son semblable, son frère ? Il le voit, finalement, qui marche au loin sur le quai, venant de l’aval, passant dans la semi-pénombre sous le pont au Double. Sa démarche lui est familière. C’est un homme en manteau léger, portant un gros sac de voyage et une mallette plus petite. Qui, ainsi chargé, vient vers son havre de paix ? Qui a décidé — il le sent confusément — de s’inviter sans prévenir, avec armes et bagages ? Duncan n’est pas pressé de remonter. Il sait qu’il n’y a pas de danger. En pleine journée, avec tant de passage, un agresseur n’arriverait pas ainsi. D’autant plus que, maintenant, il le reconnaît. Même si au loin il a la taille d’une mouche vue de haut sur un plancher, il grandit de plus en plus, et il devient évident que son grand cousin Connor MacLeod avance vers lui. Le plus vieil ami, le parent qui embrassa ses premières et plus grandes peines, ses désarrois les pires. Il distingue sa tignasse blonde à la consistance de crin, et jusqu’à ses yeux bleus, las et débonnaires comme ceux d’un chien fatigué. Mais le sourire qui commence à se dessiner sur ses lèvres est bien celui d’une joie sans nuage.
        Duncan distingue mieux les détails. Le sac de voyage est en cuir fauve, de très bonne facture, mais ne semble pas trop lourd. Des vêtements sans doute, et quelques produits de toilette. Compte tenu de la qualité de leur peau, les Immortels, hommes ou femmes, n’ont pas besoin de beaucoup de soins.
        L’autre bagage est plus curieux : une boîte transparente dont le couvercle est équipé d’une poignée, et remplie d’un fouillis informe. Mais le plus étonnant est la sensation maintenant plus précise éprouvée par Duncan. La vibration a comme un écho, ou un contre-chant. Il a déjà senti s’approcher de lui plusieurs Immortels simultanément, et il s’agissait toujours de nombres entiers. C’est la première fois qu’une impression de nombre décimal naît dans son esprit. Il voit Connor s’avancer seul, et il lui semble qu’un virgule trois ou quatre Immortel vient à sa rencontre. Et dans ce cas-là, d’ailleurs, doit-on utiliser le singulier, ou le pluriel ?
        Duncan remonte sur le pont pour attendre Connor au sommet de la passerelle. Il espère comprendre. Connor parcourt les derniers mètres sur les pavés inégaux du quai et le hèle de sa voix éraillée : « Ahah, Duncan, marin d’eau douce, toujours cloué sur ton ponton ? » Il bondit sur la passerelle, arrive devant son cousin et jette son sac sur le pont pour lui serrer l’avant-bras, avant de lui prendre l’épaule pour une étreinte plus affectueuse.
        - « Je suis heureux de te voir. Qu’est-ce qui t’amène à Paris ?
        - Je vais te raconter ça. On peut entrer ? »

        Ils descendent dans le grand salon. Pendant que Connor range ses affaires dans un coin, Duncan démoule des glaçons à plonger des deux larges verres de Talisker.
        - « Je suis retourné dans mon cottage anglais pour y passer un mois et j’y suis resté deux jours !
        - Que se passe-t-il ?
        - Il a énormément souffert d’une petite tempête l’hiver dernier, et il a plus vieilli en trois saisons qu’en un demi-siècle. J’ai campé, juste le temps de contacter des artisans et des entreprises pour les charger des réparations : couvreurs, menuisiers, et puis l’installation électrique est à refaire. Parce que je ne sais pas si cette baraque risque plus de périr par l’eau ou par le feu... Enfin, ils ont les clefs, et c’est aux hommes de l’art de jouer. Je repars à New York en attendant l’achèvement des travaux. Mais j’ai un petit service à te demander. »
        Duncan écoute attentivement son cousin qui fait une pause et tourne la tête vers la mallette en plastique transparent, qu’il identifie désormais comme un de ces vivariums portables où l’on peut à loisir installer des fourmis, des phasmes, des araignées, des petites tortues d’eau ou de hamsters. Pas de terre dans celui-ci, mais des copeaux de bois clair, une boîte de thé Twinnings et un quignon de pain. De toute évidence, c’est plutôt l’option rongeur...
        - « Tu te souviens de ce coup de téléphone que je t’ai passé d’Angleterre, il y a trois ans ?
        - Tu veux dire... cette histoire de souris ? Non, ne me dis pas que...
        - Quoi ? Tu ne m’as pas cru ?
        - Eh bien... Non. Enfin, si, mais... Comprends-moi : il était deux heures du matin, je n’étais pas bien réveillé, toi tu étais excité comme un pois sauteur mexicain. J’ai trouvé ça douteux... Puis je n’y ai plus pensé.
        - Grossière erreur, Duncan. D’autant plus que je voudrais que tu gardes Kondiarok. Je suis venu d’Angleterre en bateau et en train. Pour New York, c’est l’avion, et c’est trop compliqué de voyager avec une souris sur Air France ou American Airlines.
        - C’était donc lui, le petit signal qui accompagnait le tien ?
        - Vraisemblablement, oui. Il est temps de faire les présentations. »
        Connor prend la grosse boîte sur ses genoux et ouvre le couvercle. D’un doigt léger, il tapote sur la boîte de thé. Duncan remarque alors un soubresaut dans les copeaux, qui révèle une ouverture taillée aux ciseaux et modifiée à la dent. Une petite tête marron en sort, au museau rose et aux grands yeux noirs. D’abord circonspecte, la tête, emportée par la curiosité, avance de deux millimètres. Les oreilles, dégagées, se déploient d’un coup sous l’effet de leur élasticité.
        - « Pendant toute la durée des travaux, je ne pouvais pas le laisser dans cette maison où il vit tranquille depuis plus d’un siècle. Non seulement trois ou quatre ouvriers vont être présents tous les jours, mais vont démonter les plinthes, replacer des câbles électriques... Une souris, même immortelle, vit très mal ce genre de désagréments. »

        Kondiarok saute dans la main de Connor, remonte le long de son bras et, perché sur son épaule, se dresse et hume l’air pour mieux percevoir l’odeur de Duncan. Celui-ci approche sa main, sur laquelle Kondiarok saute.
        - « C’est le premier immortel qui fait oublier la sentence “Un seul d’entre nous survivra”.
        - En effet, Duncan. Il ne peut nous faire de mal. Avec ses dents, il lui faudrait une bonne semaine, à temps plein, pour nous décapiter, à supposer qu’il en ait le projet. Car il est très affectueux. Et nous, quel intérêt aurions-nous à le tuer, à absorber un petit quickening à peine plus important qu’une décharge de 220 volts avec des semelles isolantes aux pieds ? Mais je dis bien : “nous”. Car nous sommes plutôt bonasses, monsieur mon cousin. Or il y a parmi les gens de notre sorte des méchants, des teigneux, des cruels, qui, simplement pour rire ou pour voir, débiterait bien cette souris en tranches comme un pâté impérial. Surveille-le bien. »

        Connor ne part que le surlendemain. Il aura donc le temps de donner à son mouse-sitter les recommandations pour l’entretien d’un petit rongeur facile à vivre, et de lui laisser un ballot de copeaux et un sac de graines.

        Duncan a installé le vivarium dans un coin du grand living, à l’opposé de l’entrée principale. Il donne tous les jours au petit muridé une ration en blé, en müesli et en eau. Kondiarok explore la péniche puis se cantonne surtout au quart du séjour dans lequel est située sa cabane encore parfumée au thé.
        Lorsque l’humain fait ses exercices du matin, ses “katas”, le rongeur court dans sa roue. Il aime bien synchroniser ses activités avec celles de son nouveau compagnon.
        Peu à peu, le Highlander se familiarise avec la souris, la prend dans la main, la laisse courir sur les épaules pendant qu’il lit ou qu’il consulte Internet sur son ordinateur portable. Et si l’existence d’un animal immortel — le seul, ou le premier décelé ? — est une énigme, tant pis. Ce n’est ni le premier, ni le dernier mystère qu’il aura rencontré au cours de sa vie, et cela à propos de sa propre condition.
        Dans une pièce d’environ 80 m2, une souris de 8 cm sans la queue peut avoir une présence non négligeable. Kondiarok est attentif à la parole. Il semble comprendre, non les mots, mais l’intention, la modulation émotionnelle de la voix, avec beaucoup plus d’acuité que les humains.


        La première visite que reçoit Duncan au bout d’une semaine de cohabitation est celle de Methos, probablement le plus vieux des Immortels. Entre eux, nulle guerre, nulle rivalité, mais une estime mutuelle mêlée parfois d’incompréhension. Cependant ce qui fait leurs différences est plutôt révélateur de leur complémentarité que d’une quelconque opposition. Le Très Ancien au visage juvénile s’assied sur le canapé le plus confortable et s’enquiert des nouvelles du maître des lieux. C’est en plein milieu d’une phrase qu’il s’interrompt :
        - « C’est bizarre. Je ressens une présence d’Immortel, lointaine, mais nette.
        - Ah oui ? tu peux préciser ton impression ?
        - Comme un signal affaibli, mais dans cette péniche...
        - Tiens donc...
        - Si on comparait avec un effet visuel, ce serait comme voir quelqu’un derrière une lentille qui le rapetisse et le rend plus net à la fois.
        - Tourne la tête vers la droite. »
        Methos s’exécute machinalement et voit la souris sur le dossier à l’autre bout du canapé.
        - « Duncan, tu as vu cette souris ? Elle me regarde fixement !
        - Pas elle, il. Il s’appelle Kondiarok. Il est né à la fin du XIXe siècle probablement, et il est immortel.
        - Ça alors ! Je ne suis pas mécontent d’avoir vécu assez vieux pour voir ça ! Tu as d’autres détails ? »
        Duncan raconte tout ce qu’il sait par le récit de Connor. Methos l’écoute, les yeux grands ouverts et la bouche mi-close. Lorsque son hôte a terminé, il attend un moment et confie une simple réflexion de bons sens, qui ne nécessite en rien d’avoir vécu 5000 ans :
        - « Je me sens assez proche de ce Kondiarok.
        - Parce que tu es fin avec de grandes oreilles ?
        - Très drôle ! Non, sans doute par ce que nous avons tendance à raser les murs. »

        Methos, en effet, pouvait à juste titre attribuer sa longévité à une grande prudence, une absence totale d’esprit belliqueux. Il admirait le courage et la valeur de combattant de Duncan, capable non seulement de se défendre, mais aussi de se dresser sur la route d’Immortels dangereux et sans scrupule. Pour sa part, après une première partie de vie où son épée avait été très active pour de mauvaises causes, il avait réduit son usage à la plus stricte nécessité. À partir de ce moment-là, déjà très ancien — cela remontait à l’Antiquité —, il avait rarement eu l’initiative d’un combat, et toujours avec une prise de risque minimale. Durer, croître, combattre un autre jour étaient ses préceptes.
        Remettre à plus tard le duel que l’on pouvait éviter le jour même impliquait un réflexe de fuite peu glorieux, mais conforme à la pulsion de vie qui l’animait, et demeurait en même temps une énigme pour lui. Pourquoi vouloir vivre encore et toujours, alors que l’idée de sa propre mort était apprivoisée depuis longtemps ? Peut-être parce qu’il sentait encore la souplesse de ses membres et de son esprit, et qu’il était encore curieux de ce qui était à venir. Peut-être...

        Kondiarok, perché sur l’épaule de Methos, se dresse sur ses pattes arrière et flaire le lobe de son oreille.
        - « Dis-moi Duncan, il est propre, au moins ?
        - Il ne fait jamais ses besoins quand il est sur nous. En revanche, je retrouve pas mal de crottes un peu partout sur le plancher. C’est un petit inconvénient, mais je préfère ça aux saletés que les Cavaliers de l’Apocalypse ou le Kourgane laissaient derrière eux.
        - Certes, cette opinion se défend très bien. »

        Ce que se demande Methos, c’est pourquoi l’Immortalité, le don et le fléau de leur condition, s’est glissée dans ce corps de souris qui ne semble pas rencontrer d’ennemi de son acabit. Lui, maintenant si peu porté sur la violence ou la quête de pouvoir, il a néanmoins admis que le Jeu, cette grande campagne éliminatoire qui les fait s’affronter épée contre épée, était en quelque sorte une justification de leur essence particulière. Raisonnement biaisé. Faussé. Chercher à s’approprier l’énergie d’autrui n’est pas, ne peut pas être la source de l’Immortalité. Qui, ou quoi, a instauré les règles ?
        En attendant, qu’en est-il de Kondiarok, le premier non-humain immortel dont il croise la route en près de cinq mille ans ? Quelle leçon portent ses grandes oreilles ? Le petit rongeur attend-il d’affronter une autre souris immortelle, à coups de longues incisives ? Tremble-t-il de rencontrer un chat centenaire qui saura d’instinct qu’il faut, d’un coup de mâchoire, lui couper la tête, ou espère-t-il accroître son capital énergétique en déchirant celle d’une blatte, d’une sauterelle, d’un scarabée à l’épreuve du temps ?
        Il n’aura pas de réponse. Autant se dire qu’à la grande anomalie qu’ils sont, les Immortels, correspond une petite anomalie à l’intérieur même de leur monde, la souris solitaire, excroissance de leur secret, qui se tient timidement à l’écart de la prédation.

        Duncan, voyant Methos pensif et la fin de l’après-midi approcher, s’affaire dans le coin cuisine et demande :
        - « Budweiser ? Corona ? Carlsberg ? Goudale ? Kilkenny ?
        - Kilkenny ! Puisse cette bière être une exhortation à débarrasser notre monde de cette peste, sans apitoiement »
        Duncan sourit. Il avait entendu, bien sûr, « Kill Kenny », et repensa à Kenneth, dit Kenny, âgé de huit siècles mais profitant de son apparence d’enfant pour tuer traîtreusement ceux qui se proposent de le protéger. Encore une menace potentielle pour un petit animal.
        Il amène des verres à pied et deux boîtes métalliques, ainsi qu’un ramequin plein de pistaches. Chacun remplit son verre, lentement, pour limiter l’expansion de la mousse. Methos fait tomber quelques gouttes sur le bois de la table basse. Kondiarok arrive en trottinant, tend le museau vers le liquide inconnu, dans un étirement soupçonneux de tout son corps. Il lape un coup, puis s’enhardit, se rassemble sous un dos rond, et finit d’essuyer la table.
        « À ta santé, camarade », dit Methos en levant son verre. Puis il ajoute, en levant le verre et les yeux plus haut : « Et à la tienne, Duncan. »
        Tout en grignotant une pistache, Kondiarok savoure la paix d’être parmi des hommes amicaux. Il a connu tant de piégeurs, d’empoisonneurs, évité tant d’instruments contondants destinés à l’aplatir. Des morts atroces, il en a connues ! C’est le lot des souris qui vivent dans les maisons des hommes. La pénible rançon de l’assurance de trouver facilement de quoi manger. Et l’on s’habitue à n’avoir plus qu’un type d’ennemi — ou deux, lorsqu’il y a des chats —, ce qui simplifie le travail de survie. Dans la nature, il faut faire attention à tout, et à des dangers si différents : serpents, rapaces diurnes et nocturnes, rats, surmulots, renards, loups, belettes, martres, fouines, furets...
        Il n’avait que les hommes et les chats à craindre, lorsqu’il a revu cet ancien maître des lieux, qui ne lui a plus fait de mal et s’est bien occupé de lui. Devenu son ami, Connor l’a emmené avec lui, lui fait connaître d’autres hommes qui ne le pourchassent pas et lui donnent à manger et à boire. Jusqu’ici, il n’avait été qu’une proie, chassé par des êtres à griffes et à dents, savamment traqué par les humains, et systématiquement rejeté par les femelles de son espèce. Il connaît maintenant trois êtres humains bien disposés à son égard, attentifs, et il émane d’eux un curieux rayonnement, comme celui qui parcourt les câbles tendres qu’il ne faut pas ronger, comme celui qu’il sent en lui parfois, lorsqu’il se repose, et que tout est calme autour de lui. Il n’est plus seul.


        La deuxième visite que reçoit Duncan, dix jours plus tard, est celle d’Amanda. Il la connaît depuis plus de trois siècles, et ses rapports avec elle évoquent le goût du miel le plus souvent, et parfois celui du vinaigre ou du café salé. Il est honnête ; c’est une voleuse. Il est en quête d’absolu ; pour elle, tout est relatif... à son propre intérêt. Elle l’énerve ; il l’amuse. Ils devraient suivre des voies différentes, mais leurs sens ont parlé à leur place, il y a si longtemps. L’accord des peaux a scellé une alliance que les disputes ne sont pas parvenu à briser. Amis pour la vie, amants intermittents.
        Lorsqu’elle entre dans la péniche, elle est consciente de faire son effet. Le rictus inquiet de Duncan trahit son trouble. Bien sûr, ils n’ont pas changé. Les premiers échanges de paroles sont dans le ton qui caractérise presque toujours leurs retrouvailles : méfiant de la part de Duncan, taquin de la part d’Amanda et affectueux dans les deux cas. Il lui propose de rester à déjeuner. Elle accepte l’invitation comme une évidence.
        Il cuisine, tout en discutant et en la regardant. Elle a les cheveux courts et cela lui va bien. Après la peroxydation, elle est revenue à son brun naturel, qu’il préfère. Elle bavarde en buvant un Martini blanc à petites gorgées. Au milieu du récit d’une de ses dernières tentations, lors de la visite d’une exposition sur l’or des Scythes — tentation sans suite : les bijoux étaient magnifiques, mais difficilement portables aujourd’hui — elle s’étrangle et pousse un cri :
        - « Aaaah ! Duncan ! Tu as des souris dans ton rafiot ! »
        Elle se maîtrise très vite. Dès sa deuxième vie, vers la fin du IXe siècle, elle a raisonné sa peur des souris. Elle a affronté tant de dangers, remporté tant de combats, que les rongeurs ne lui inspirent plus de réelles craintes. Mais l’apparition inopinée d’un petit animal constitue toujours un effet de surprise déplaisant.
        - « N’aie pas peur, j’ai...
        - Je n’ai pas peur.
        - Oui, j’ai oublié de t’en parler...
        - Où est-elle maintenant ?
        - À quel endroit l’as-tu vue passer ?
        - Le long de la paroi, là.
        - Elle a dû regagner sa petite maison. Tu n’as rien senti ?
        - Si, une sensation bizarre, mais fugitive. Comme une petite accélération... Mais de quelle maison tu parles ?
        - Cette souris m’a été confiée par mon cousin Connor. C’est un petit mâle de plus d’un siècle. Il s’appelle Kondiarok.
        - Oui ! Tu m’en avais parlé ! Tu n’y croyais pas. Croire à Kondiarok, au fond, c’était comme croire à Methos avant de l’avoir rencontré.
        - En quelque sorte », lance Duncan en levant les yeux au plafond. Cela ne va pas être aisé de raconter tout ça à Amanda. Elle va l’interrompre tout le temps.

        Deux heures plus tard, Duncan, assis dans un fauteuil, n’en croit pas ses yeux. Le canapé qui lui fait face offre une scène étonnante : Amanda rit, découvre ses dents blanches, trépigne. Elle a fait ami-amie avec Kondiarok. Elle l’a tenu dans ses mains en lui parlant affectueusement, tendrement, sensuellement. Le rongeur a apprécié. Il a peut-être aussi perçu que le grand être sur lequel il peut trotter, s’il est loin d’être de la même espèce que lui, est une femelle. Il a escaladé le bras nu, s’est glissé sous l’épaisse bretelle de la robe. On distingue une forme qui se déplace sous l’étoffe.
        - « Qu’est-ce qu’il fait là ? Qu’est-ce qu’il attend pour ressortir ?
        - Tu es jaloux, Duncan ? Il profite du balcon. J’espère que ses petites griffes ne vont pas abîmer mon soutien-gorge. Ouille ! Là, c’est sur la peau. Mais il est adorable ! Je ne verrai jamais les souris de la même manière. »
        La souris ressort de l’autre côté, monte sur l’épaule et flaire le lobe de l’oreille d’Amanda. Ses moustaches la chatouillent.
        - « Bon, je crois que ton séjour ici — car tu comptes rester quelques jours, je ne me trompe pas ? — sera encore plus agréable dans la mesure où tu disposeras de deux admirateurs. »

        Kondiarok se sent bien sur elle. S’il utilisait un langage humain, il se griserait de ce “elle”. Il aime son odeur. Pas celle du parfum, ou celle, plus en dessous, du lait de toilette qu’elle s’est passé le matin même, mais celle de sa peau, qu’il distingue avant tout. On ne la fait pas à son museau rose.
        Les meilleures choses ont une fin. Elle le raccompagne à sa boîte. Deux bouts de bois permettent, lorsqu’il sort et rentre tout seul, de monter et de descendre de chaque côté de la paroi de plastique. Amanda dépose directement son petit fardeau sur les copeaux. En se penchant, elle jette un œil par l’ouverture de la boîte de thé. Un peu d’ouate dépasse.
        - « Ça a l’air douillet là-dedans...
        - Il se fait des nids très confortables.
        - Tu sembles très bien t’en occuper. Je ne demande qu’à faire l’objet de soins aussi attentifs. Avec quelque chose en plus peut-être... »
        Elle se relève, le prend par la taille et s’écrase contre lui. Elle escaladerait bien à mains nues cette falaise qui ne dit rien.
        - « Et toi aussi tu as des griffes et des dents, non ? »

        Les souris vivent en partie la nuit. Kondiarok se réveille avec une petite faim. Il sort de sa boîte de thé, s’étire en baillant. Quelques pas suffisent à le mener à son réservoir de nourriture. Il mange cinq grains de blé, ronge la demi-noisette entamée la veille et finit par des flocons de céréales légèrement sucrés. Quelques coups de langue sur la grosse bille du bidon d’eau et le voilà désaltéré. Il s’étrille un moment, puis grimpe le long du bâton, et redescend de l’autre côté. Où sont les humains ? Il fait un tour de la pièce, flaire le sol, essaie de repérer s’il y a de nouvelles matières, de nouveaux objets. Près de la table du salon, un grand sac de peau retient toute son attention. Il monte le long de la bandoulière, parvient au sommet. L’odeur de la femme monte de l’intérieur du sac. Il y descend. Des objets divers, en métal, en plastique, en papier. Il se retient de ronger. Il l’aurait fait il y a quelques mois, mais il tient maintenant à respecter ce qui touche de près à ses amis.
        Il ressort et reprend sa course. Il flaire la piste jusqu’au lit, qu’il sait être le nid des humains. Un bout de tissu qui pend jusqu’au sol lui permet d’accéder au grand plateau du matelas. Entre les draps, il voit les deux corps immobiles et nus, et s’engage dans le défilé qui les sépare. Ils dorment, d’un souffle paisible. Kondiarok tourne autour des corps. La position horizontale lui permet de les appréhender différemment. Il flaire les odeurs maintenant familières. Il a décidément un faible pour Amanda.


        La troisième visite sera plus imprévue, et manquera de peu de passer inaperçue.
        Felicia revient en France après soixante-treize ans d’absence. Ce n’est pas le mal du pays qui la ramène, mais plutôt la sensation d’un vide qui lui étreint les viscères. Elle a beau s’étourdir dans les boîtes de nuit, s’y gaver d’alcool, d’amphétamines, d’ecstasy et de jeunes gens, elle a beau multiplier les arnaques et mener une vie luxueuse en dents-de-scie, l’ennui la taraude depuis qu’elle n’a plus de traque à mener. Depuis la mort de Claude, en 1992. Onze ans. Un temps bien court ; mais déjà, le manque se fait sentir.
        Elle a surtout vécu aux Etats-Unis depuis 1890. La Nouvelle-Orléans, où elle a assisté à la naissance du jazz. Los Angeles dans les années 1960-70. Elle a toujours aimé les villes où l’on peut écouter beaucoup de musique. De la musique forte, tonique. Elle a évité Nashville, Tennessee, ses guitares folk et ses voix de crooners bouseux. Plutôt les cuivres frénétiques, puis les accords de guitares électriques saturées. Pour la force, l’adrénaline, les veines gonflées. La techno, aujourd’hui, lui plaît pour ses pulsations. Mais c’est quand même trop mou, trop bovin à son goût.

        Amanda fait probablement les magasins. Tout l’intéresse, aussi bien les vitrines de joailliers de la place Vendôme et les vêtements et parfums de luxe du Faubourg Saint-Honoré que les boutiques plus populaires du Forum des Halles. Duncan a lui aussi ses courses à faire. Il rassemble ses affaires, enfile une veste et monte sur le pont. Deux tours de clefs, et il marche vers la passerelle qui le relie au quai de la Tournelle. Il ressent une vague impression, une présence lointaine, qui s’estompe vite. Probablement un mouvement de Kondiarok dans le grand séjour de la péniche. Il descend sur le quai et se met en marche vers Saint-Michel. S’il ne trouve pas les livres dont il a besoin à la librairie Gibert, il ira à la grande Fnac des Halles. Peut-être y retrouvera-t-il Amanda...

        Felicia Martin l’observe aux jumelles, ce qui lui permet d’être hors de portée. Elle ne ressent pas l’accélération de Duncan qui marche dans le cercle tremblotant de l’optique. Il ne doit pas la sentir non plus. Inutile de se faire annoncer prématurément. Deux heures qu’elle guette la péniche, de l’autre côté de la Seine, sur la rive nord, dite droite, braquant ses jumelles entre l’île de la Cité et l’île Saint-Louis ! Il lui en a fallu de la patience. Elle a probablement un cocard à force d’appuyer son œil directeur, le droit, plus fortement que l’autre sur l’œilleton de métal noir.
        Elle suit l’Écossais le long du quai, le regarde monter l’escalier menant du monde du fleuve à celui de la ville et l’accompagne un moment, l’apercevant par intermittence entre les boîtes à livres vert bouteille des bouquinistes, rivées au parapet.
        Son éloignement lui semble suffisant. Elle plie ses jumelles et se dirige vers le pont Marie, qui lui permettra de passer sur l’île Saint-Louis, qu’elle traversera, pour prendre le pont de la Tournelle. Elle arrivera rapidement sur la rive gauche, tout près de la péniche, par le côté opposé de celui choisi par MacLeod. Elle court moins de risque d’être perçue et surprise pendant sa visite de reconnaissance des lieux. Et même s’il survenait prématurément, elle a du répondant.
        Ses passe-partout sont efficaces. Le quatrième a pu ouvrir la porte de l’habitation. Elle descend les quelques marches en relevant les pans très longs de son imperméable synthétique. Il dissimule assez bien son katana. Elle aussi est une adepte du sabre japonais. Elle le manie un peu moins adroitement que MacLeod, mais elle a fait des progrès depuis leur première rencontre, il y a onze ans. Claude Devereux était sa précédente cible. Maintenant c’est Duncan MacLeod. Mais il faut le travailler au corps et à l’esprit. On n’attaque pas frontalement un homme. On tourne autour de son cœur, on le ligote dans la haine et dans la frustration de sa vengeance. On l’étrangle. Le reste n’est que coup de grâce...
        Le salon est bien rangé. Une odeur écœurante de bien-être. Elle sait pourtant que MacLeod ne vit plus avec sa femme mortelle, Tessa. Est-elle morte, justement ? L’a-t-il plaquée, ce porc ? L’a-t-elle quittée, cette conne ? Peu importe. Il y a une autre femme ici. Elle repère des vêtements sur le canapé ; une paire d’escarpins boîte près du grand lit. Ce salaud baise encore. Pas grave. De toute manière, vu ce qui s’est passé entre eux, elle ne peut plus commencer son jeu par le coup du charme et de la chair.
        Dans ces moments de hargne, tout remonte d’un coup. Elle. Ce qu’elle fut, avant d’être un instantané de rock à la radio, de cigarette écrasée et de baiser au goût de bière. Une orpheline vagissante en 1693, à Orléans, échouée dans un couvent de clarisses, rétive à la discipline des sœurs, fugueuse en 1713, errante sur les routes boueuses de la Beauce, surprise, violée et tuée l’année suivante par des bandits de grands chemins, dans une grange isolée de la campagne percheronne. À l’heure où déclinait le Roi Soleil, sous l’austère influence de Madame de Maintenon, Félicie Martin, la gueuse, passait un sale quart d’heure sur la paille pourrie que squattaient des tire-laine et coupe-jarret, gens de sac et de corde dont elle ne put se venger. Ils avaient déserté les lieux après la souillure et bien avant qu’elle ne revienne d’entre les morts. De l’au-delà, elle n’avait rien vu, et pour cause. Elle décida que tout le monde paierait, et ne prit pas la peine d’entrevoir, du haut de ses vingt et un ans, qu’elle avait déjà, avant toute injure, l’âme aussi noire que celles des truands mal rasés qui l’avaient réduite à merci. Mais ce fut ainsi. Elle effaça de sa mémoire l’enfant qu’elle avait laissée pour morte dans un fossé trois mois plus tôt pour lui voler le pain qu’elle ramenait chez elle. Elle n’était pas du genre à chercher de la compagnie dans la misère.
        À quelque temps de sa résurrection, incompréhensible après ce coup de couteau sous le sein gauche, elle avait rencontré Pierre Bédard, l’Immortel qui l’avait protégée et enseignée pendant deux ans. Puis elle avait estimé en savoir assez pour se permettre de trancher la tête de son maître par surprise. L’héritage énergétique, bien que mal acquit, n’était pas négligeable : Bédard, né au XVe siècle, avait roulé sa bosse dans les armées de Charles VIII et de Louis XII. Elle avait progressé d’un coup de lame. Après ce meurtre, qui déjà ne lui avait pas coûté, ceux qui suivraient seraient de peu de conséquence...

        Elle perçoit une vague présence d’Immortel, au fond de la pièce, se tourne dans cette direction et sort son sabre. Une aura minable suinte de l’ombre, sans qu’elle sache de quoi il s’agit. C’est le mouvement qui lui révèle la présence de l’animal. La souris se met à cavaler en zigzag, la laissant interdite.
        C’est donc ça. Hésitant entre dégoût et curiosité, elle observe la bestiole, tentée de lui asséner un coup de lame, histoire de vérifier s’il en sortirait des étincelles. D’un autre côté, elle n’était pas là pour dératiser la péniche de MacLeod. Puis elle réalise que si cette souris est là, MacLeod ne peut qu’être au courant, tolérer sa présence, voire la considérer comme un animal familier. Couper en deux la souris serait une bonne entrée en matière pour lever une haine entre eux. L’animal s’arrête au beau milieu de la pièce et se dresse sur ses pattes postérieures. Felicia lève le katana et l’abat sur le plancher vitrifié.

        Kondiarok a couru dans tous les sens pour apprécier l’intruse. Bien disposé à son égard au début, il perçoit rapidement la nervosité et l’énergie destructrice de la jeune femme. Son odeur femelle diffère de celle d’Amanda par son acidité. Il s’arrête pour mieux humer l’air, se dresse et fait frétiller ses vibrisses. Elle est devant lui, immense. Il est hors de portée immédiate de ses membres, mais il s’interroge sur le danger possible que représente le long instrument brillant qu’elle tient. Quand il la voit le lever très rapidement au-dessus de sa tête, il comprend que c’est une arme qui va s’abattre sur lui comme la barre d’un piège, et saute de côté juste avant le contact, si violent que des éclats de parquet volent autour de lui comme des poignards tournoyants. Il trotte de toutes ses forces vers le coin cuisine, derrière elle, en rejoignant d’abord, sur la droite, le flanc de la péniche. Elle n’aura pas le temps d’ajuster un deuxième coup le long de la paroi. Il s’élance à découvert dans le dernier mètre qui le sépare d’un abri sûr. Lorsqu’elle hurle, il est déjà dans l’obscurité, sous le réfrigérateur.
        - « Sale bête, j’aurai ta peau ! Ce n’est pas un frigo merdique qui va m’arrêter ! »
        C’est la phrase qu’entend Amanda, debout sur le seuil d’entrée, au moment où elle entre. Elle lui permet de comprendre les gestes furieux de l’inconnue qu’elle découvre en plein acharnement contre l’invisible, tellement emportée, tellement vibrante qu’elle n’a pas senti son approche.
        - « Qu’est-ce que vous faites là ? Qui êtes-vous ?
        - Je pourrais vous demander la même chose. Je suis venu voir un ami... très cher. Mon homme, pour tout dire, et je fais un peu de ménage.
        - À l’épée ? Contre quoi ?
        - Une souris. Cette vermine, c’est la plaie des bateaux !
        - Ne vous avisez pas de retenter un coup de ce genre ! »
        Amanda saute les quatre marches d’un bond et sort une épée légère de son manteau gris. Les deux femmes se jaugent du regard. Amanda affiche un air furieux ; Felicia, d’abord inquiète, se réfugie progressivement dans un sourire narquois. Elle sent confusément qu’Amanda est plus âgée qu’elle. Haut Moyen-Âge. De plus, même si elle est et reste une femme très séduisante, elle accuse l’âge de sa première mort : trente ans. Felicia, elle, est doublement plus jeune qu’elle : de la fin du XVIIe siècle, et primodécédée à l’âge de vingt et un ans. Elle va jouer sans scrupule de cet écart irritant :
        - « Vous êtes sans doute une de ses vieilles amies ? C’est vrai, Duncan a parfois des faiblesses pour des femmes... mûres. Je ne lui en veux pas de ses appétits. Je suis assez partageuse... mais j’espère que vous serez un peu discrète : il y a longtemps que je ne l’ai pas vu. »
        Amanda ne connaît pas Felicia. Faut-il la croire ? Duncan a-t-il eu une aventure avec cette peste ? Elle ronge son frein :
        - « Sachez rester à votre place. Vous avez peut-être du charme, bien que votre jeune visage me semble un peu flétri par des excès que même l’Immortalité encaisse mal, mais je connais assez Duncan pour savoir qu’il n’apprécie pas la vulgarité et les propos fielleux. Si vous ne vous battez pas et ne voulez pas déguerpir, nous verrons bien l’accueil qu’il vous fera. Je suis curieuse d’assister à ce moment. »
        Elles se tiennent à trois mètres l’une de l’autre, les armes à la main, en garde.
        Felicia sourit.
        - « Je préfère le revoir un autre jour. Plus au calme. Sans une Furie pour gâcher nos retrouvailles.
        - Et de qui dois-je lui annoncer la visite prochaine ?
        - Décrivez-moi, sans trop m’enlaidir. Il devinera peut-être, mais j’en doute. Je ne compte pas trop sur votre objectivité.
        - Comme il vous plaira... »
        Amanda se dirige lentement vers le fond de la pièce, pour laisser à l’inconnue la voie libre vers la sortie. Avant de monter sur le pont, Felicia se retourne :
        - « Puisque vous êtes aux petits soins pour Duncan, c’est vous qui allez vous charger de nettoyer son intérieur des nuisibles qui l’infestent ?
        - Le seul nuisible ici, c’est vous ! »
        Lorsqu’elle vit le sourire dans les yeux de Felicia, Amanda eut le sentiment d’avoir trop parlé.

        - « Qui est cette fille, Duncan ?!
        - Qu’est-ce que j’en sais ?! Je ne connais pas toutes les Immortelles de cette planète.
        - Elle, elle dit très bien te connaître !
        - Décris-moi la mieux. »
        Amanda s’efforce d’être précise. Elle, la cambrioleuse, doit appliquer la méthode policière du portrait-robot. Duncan l’écoute, réfléchit, fouille dans les fichiers anthropométriques de sa mémoire.

        Felicia marche vers la place des Vosges. Elle n’est plus très loin de son hôtel. Cette visite lui a permis d’appréhender clairement la situation. Dans une péniche vivent des Immortels : Duncan MacLeod, la femme qui l’aime et qu’il aime, et une souris que les deux protègent. Pour atteindre son but, le premier des trois, elle va commencer par supprimer la troisième, dont le sort rend la deuxième très fébrile. La mort de la souris va mettre la femme en fureur, va éperonner sa sensiblerie. Elle sera alors facile à vaincre. La froideur surpasse toujours la furie, pour peu qu’on ne se laisse pas impressionner. La mort de la femme sera un deuxième coup porté à l’équilibre du Highlander. Elle n’avait pu le vaincre la fois précédente car il n’avait rien perdu, et tout à sauver. Quand il sera « veuf », il ne fera pas le beau, et son désespoir lui fera faire un faux-pas.
        Des affichettes collées sur des descentes d’eau attirent son attention : ce soir, à 22h, au Gibus, rue du Faubourg-du-Temple, concert des Putois sanguinaires. Hard Rock Mystic Metal. Elle a le temps de prendre un peu de repos, de sa maquiller et d’enfiler une tenue noire cloutée. Un peu de récréation...

        - « Alors ?
        - Je n’en mettrai pas ma tête sur le billot, mais d’après ce que tu m’en as dit, ce doit être Felicia Martin. Notre tranquillité s’achève.
        - Pourquoi ? Que sais-tu d’elle ?
        - Il y a plus de dix ans, à Seattle, lorsque je tenais un magasin d’antiquités avec Tessa, on venait de recueillir Richie. Il n’était pas encore le jeune Immortel naïf et sûr de lui que tu as connu. C’était un adolescent délinquant tout aussi naïf et sûr de lui, qui ne savait rien de sa condition. Il vivait d’expédient, insolent mais pourvu d’un bon fond. Il en avait fini avec les orphelinats et les maisons de placement, et n’attendait qu’une main tendue.
        - La tienne, je me souviens de tout ça. Et cette Felicia ?
        - Attends un peu. Richie s’est installé chez nous. Il commençait même à bien s’occuper de la boutique en notre absence, il accueillait les clients. Environ deux mois plus tard, il rencontre une jeune femme paumée, amnésique, apparemment, et l’amène à la maison. C’était une Immortelle. Selon ses dires, elle venait de mettre fin à ses jours en sautant du toit d’un immeuble, et ne comprenait pas comment elle était encore en vie. Je devais être dans une phase philanthropique. Et mon devoir de précepteur s’est rappelé à moi. Nous l’avons recueillie aussi. J’ai commencé à l’instruire, à lui donner des cours d’escrime...
        - Dont elle n’avait probablement aucun besoin. Quoique avec toi, on en apprend toujours.
        - Tessa s’occupait d’elle, lui avait donné des vêtements pour compléter sa garde-robe. Richie était très protecteur avec elle. Il commençait à avoir le béguin. Il a même essayé de la défendre, en son absence, contre un type furieux qui la recherchait et qui avait remonté sa piste jusqu’au magasin. Il était grand, cheveux longs, moustache, peu aimable, et cette apparence plaidait contre lui. Richie a fait son coq et s’est retrouvé le cul par terre.
        - Et le méchant n’était pas celui qu’on croyait ?...
        - En effet. Ce qu’on ne savait pas, c’est que Felicia, qui terminait doucement son troisième siècle, avait tué la femme mortelle de ce Claude Devereux, et leur fils adoptif, un nourrisson, pour une unique raison : le réduire au désespoir, le miner moralement.
        - Ça s’est passé longtemps auparavant ?
        - À la fin du XVIIIe siècle. Devereux était musicien à la cour de Louis XVI. Il a connu sa première mort lors des émeutes de 1789. C’est peu après, alors qu’il vivait retiré en province, qu’il a rencontré sa future femme. S’ils ont été heureux, ça n’a pas duré longtemps. En l’absence de Claude, elle est entrée chez eux. Elle a étouffé le bébé dans son berceau et noyé sa femme dans le bassin du jardin.
        - Je ne suis pas une inconditionnelle de la loyauté, mais là...
        - Le petit jeu entre la meurtrière et le vengeur a duré quasiment deux siècles. Devereux était un bon escrimeur, un athlète. Son besoin de vengeance le portait et semblait lui donner une force. Deux atouts qui lui ont peut-être fait baisser sa garde. Felicia ne guettait qu’un défaut : trop d’assurance, ou trop de fougue... Ils se sont retrouvés il y a onze ans. Elle a gagné. »
        Duncan a terminé son récit. Amanda contracte ses mâchoires. Son hostilité à l’égard de l’intruse trouve sa justification.
        - « Ce que je t’ai raconté sur eux, je ne l’ai su que plus tard, par Robert de Valicourt, qui avait connu Devereux sous le Second Empire, et qui était resté en contact avec lui, de loin en loin. Pour nous, Felicia était une jeune Immortelle à la dérive qui avait besoin d’aide. Mais elle a assez vite laissé tomber le masque. Seule à seule avec Tessa, elle l’a quasiment menacée. Mais Tessa avait du répondant... Alors elle a monté Richie contre nous après l’avoir séduit. Elle lui avait donné rendez-vous la nuit, sur une plage, pour partir ensemble. Elle voulait surtout se servir de lui, comme otage, comme moyen de pression sur moi. Il a dû déchanter en la retrouvant, agressive, méprisante.
        - Qu’a-t-il fait ?
        - Il n’a eu que le temps de l’étonnement. Je suis arrivé et j’ai réalisé que les craintes étaient fondées. Elle n’était qu’hostilité et calcul. Un duel s’est engagé entre elle et moi.
        - Comment se fait-il que les deux participants soient aujourd’hui de ce monde ?
        - Je l’ai touchée au ventre, mais je n’ai pas eu le courage de la tuer.
        - Elle t’avait apitoyé. Un petit faible pour elle, malgré tout ?
        - Non. Elle me dégoûtait. Mais me faisait pitié en même temps. Je ne savais pas ce dont elle était capable. Et puis j’avais écarté Richie, mais il devait être dans les parages. Un quickening ne lui aurait pas échappé. Il savait qui nous étions, mais j’ai pensé que cela aurait pu être choquant pour lui, surtout de voir la mort d’une femme qu’il embrassait quelques heures plus tôt... Avant qu’elle meure pour un moment, je l’ai prévenue que je lui laissais une chance, mais une seule. Apparemment, elle n’a pas apprécié.
        - Elle va te tourner autour, Duncan. Tu es son nouveau sujet de préoccupation. Comment va-t-elle procéder, d’après toi ?
        - C’est simple. S’en prendre à ce que j’aime. Donc à toi.
        - Merci. Dois-je me considérer comme la chèvre sacrifiée pour attraper le tigre ? Je pense qu’elle aura compris que je ne me laisserai pas faire si facilement.
        - Elle ne te sous-estimera pas. Elle est prudente. Si elle t’a sentie forte, elle utilisera la ruse. Pour trouver ton point faible.
        - Alors Kondiarok est en danger : elle l’a vu, elle sait que j’y tiens, que je suis prête à le défendre.
        - Ne cherche pas plus loin : c’est par là qu’elle cherchera à t’atteindre.
        - Même si nous le prenons avec nous lorsque nous sortons, la péniche n’est plus sûre. Elle y est entrée comme dans un moulin.
        - Du calme, réfléchissons. »

        Kondiarok est toujours sous le réfrigérateur. Réfugié sur une plaque de métal à trois centimètres du sol. Si l’on déplace l’appareil, il suivra. On ne le délogera pas. Il est encore en état de choc et il a perdu du poids. Il fait chaud près du moteur, ça le rassure. Il sait pourtant que la Grande Furieuse est partie. Mais Duncan et Amanda parlent ensemble et le son de leurs voix est plein d’anxiété. Puis la quiétude revient, progressivement. Une masse compacte tombe devant le frigo. Une odeur sucrée lui parvient, avec celle de la main de Duncan. Kondiarok quitte son abri et marche sous le plafond bas de métal poussiéreux jusqu’au morceau de cake aux fruits qui vient de s’écraser au sol.
        - « Viens, petit bonhomme, mange, tu aimes ça. »
        Il ne se le fait pas dire deux fois. Il reconnaît la voix grave de Duncan, la suite de sons qui accompagne souvent le don de nourriture. Il sort devant la porte du frigo, prend le morceau à bras le corps et commence à jouer des dents et de la langue. La pâte friable est riche en beurre. Il parvient, dans sa mastication frénétique, au bigarreau confit qui affleurait. Le goût de la cerise explose sous son palais. Il plisse les yeux de plaisir.
        - « Ouf ! Je préfère le voir comme ça. Que comptes-tu faire, Duncan ? Pour lui et pour nous ?
        - Nous, nous sommes assez grands. On ne va pas déposer une plainte au commissariat du quartier. Lui, il est vulnérable. Mais je ne dois le garder que trois ou quatre mois. Il suffirait d’être vigilant, de ne jamais le quitter, l’emmener quand on sort...
        - Oui. Et d’un autre côté... il faut qu’il apprenne à se défendre. Tôt ou tard. Tu es un excellent instructeur.
        - Tu m’amuses ! Un jeune Immortel humain, oui ; un chien même, je pourrais essayer de lui apprendre à se défendre avec ses propres moyens. Mais une souris !
        - Oh Duncan, fais un effort ! Je suis sûre que tu peux trouver un moyen.
        - Tu es folle, Amanda. Délicieuse, mais complètement folle !
        - Si tu veux. Mais toi, étonne-moi. »
        Kondiarok finit la cerise. Cela fait un bruit mouillé quand il déglutit. Un autre lui répond en écho, un mètre soixante-dix au-dessus de ses oreilles.

        Trois jours plus tard, le téléphone sonne. Duncan va décrocher le poste mural de la cuisine, le plus proche.
        - « Allo ?
        - Duncan ?
        - Oui. C’est toi, Connor ? Toujours à New York ?
        - Oui. Tout va bien ici. Et toi, ça se passe comment avec le petit bestiau ?
        - Adorable. Methos a craqué, Amanda aussi. Elle passe quelque temps ici. Il y a une Immortelle dangereuse à Paris en ce moment. On est sur nos gardes.
        - Sois prudent. Je ne tiens pas à ce que Kondiarok reste sans garde du corps.
        - Mais justement, lui aussi est en danger. C’est pourquoi j’ai commencé son entraînement avant-hier.
        - Son quoi ?!?
        - Son entraînement. Tu m’entends mal ? La ligne fonctionne bien pourtant.
        - Mais son entraînement à quoi ?!
        - C’est toi qui demande ça, Connor ? Mais... à l’épée bien sûr. Tu sais qu’il ne doit en rester qu’un, et, si ce ne peut pas être l’un de nous, j’aimerais bien que ce soit lui.
        - Mais qu’est-ce que tu racontes Duncan ? Tu as bu ?
        - Jamais pendant l’entraînement. D’ailleurs, j’y retourne. Allez, à plus tard ! »
        Il raccroche d’autorité, en souriant. Connor lui en avait servi une bien bonne au téléphone quelques années plus tôt. C’est à son tour de lui rendre la monnaie de sa pièce.
        La pause est finie. Duncan s’approche de la table du salon où Kondiarok l’attend, dressé sur ses pattes arrière. L’homme ramasse le pique-saucisse rouge en forme de rapière et la tient devant son nez en manière de salut.
        - « On reprend. »
        La souris tient entre ses mains le même pique-saucisse, mais vert. La prise est maladroite. Tenir un grain de blé ou un pépin de melon ne pose pas de problème. Ses quatre doigts sont agiles. Mais en l’absence de pouces opposables aux autres doigts, la poignée n’est pas facile à saisir fermement. Quand Duncan approche la petite épée, Kondiarok bondit en avant, pique l’homme au majeur mais lâche le pique-saucisse. De plus, il s’est lui-même piqué au flanc sur l’épée de son adversaire.
        - « Bien, Kondiarok. C’est bien. Rassure-toi, tu n’auras pas à affronter un immortel humain de cette façon. Ce n’est qu’un exercice pour forger ton caractère. Tu progresses. Il te faudra une arme de grande taille. Et pour la manier, un peu d’ingéniosité. »

        Amanda a flâné sur les quais. Lorsqu’elle rentre à la péniche, elle est gaie, décontractée. Dans le salon, Duncan boit une bière sur le canapé. Dans la capsule renversée, sur la table, Kondiarok lape une infime partie du liquide ambré.
        - « Alors, ça avance ?
        - Le métier rentre. J’ai réfléchi : s’il doit se battre en ayant une chance, il faut qu’il compense le handicap de sa taille.
        - Euh... C’est le moins qu’on puisse dire, et ça ne m’avait pas échappé. Tu as une idée ?
        - Il faut qu’il se batte sur son propre terrain. Et la péniche ne convient pas.
        - Ce qui veut dire...
        - Qu’il faut qu’on lui trouve un appartement. »

        Duncan et Amanda font dès le lendemain la tournée des agences immobilières. Ils visitent à la chaîne un grand nombre de logements. Pas trop loin du quai de la Tournelle, car il faudra passer assez fréquemment pour le nourrir, changer sa litière.
        Le lieu idéal est difficile à trouver. Même en y mettant les moyens, dont Duncan ne manque pas. En quatre siècles, il a fait quelques économies. Près de la Seine, les immeubles sont assez anciens. C’est justement dans ces appartements non standardisés qu’il espère dénicher ce qui conviendra. La souris les accompagne, sur les épaules de l’un ou de l’autre.
        Au bout d’une semaine, ils tombent sur l’occasion rêvée, selon Duncan. Le jeune homme de l’agence les laisse réfléchir après leur avoir fait visiter rapidement ce deux-pièces un peu décrépit qui donne sur le quai de Montebello. « C’est ici », dit Duncan à Amanda. Elle ne comprend pas ce qu’il trouve à ce gourbis sinistre, où elle ne vivrait pas plus d’une semaine, même s’il était refait à neuf, mais elle sait bien que choisir un appartement et un champ clos de combat pour Kondiarok obéit à d’autres critères. Ils se tiennent dans la première pièce, la plus agréable, avec sa baie vitrée et son coin cuisine.
        - « Qu’est-ce qui t’a séduit ?
        - L’autre pièce. La chambre.
        - Brrrr... Lugubre. Pourquoi ?
        - La fenêtre. Le mur est épais, il y a un large rebord. Et elle est haute.
        - Presque comme une fenêtre de prison, en effet !
        - Oui. C’est le refuge idéal pour Kondiarok.
        - Si tu le dis. Mais que c’est moche !
        - Ne t’en fais pas. Je vais complètement revoir la déco. »

        Il loue l’appartement à son nom. Car Kondiarok est une souris, et porte de surcroît le nom exotique d’un chef huron vieux de trois siècles.
        Les trois jours suivants, Duncan fait quelques allées et venues entre l’appartement et le Bazar de l’Hôtel de Ville, dont le sous-sol, consacré au bricolage, est connu dans tout Paris. Il va aussi, dans les étages supérieurs, au rayon décoration d’intérieur, pour choisir des tentures et des tringles.
        - « Tu veux un coup de main ?
        - Ça ira, Amanda, ça ira. »

        Comme les Immortels, les crémaillères résistent à la pendaison. Ce jour-là, Amanda accompagne Kondiarok à son aménagement. Duncan les attend dans le séjour cuisine, que baignent les lueurs du couchant. La pièce est quasiment vide. Sur une planche posée sur deux tréteaux, il remplit deux coupes de champagne et verse quelques gouttes dans la calotte métallique qui couvrait le bouchon de liège. Tout le monde est servi. Il pose sur la table un bol de pistaches et de noix de cajou. Amanda en prend une pincée à trois doigts.
        - « C’est zen. Une souris n’a pas de gros besoin en mobilier, tu me diras...
        - Ce qu’il lui faut, ce sont des coins sûrs. Ici, tu vois, près de la cuisinière, il y a une petite maison avec de la nourriture. Là-bas, le long du mur, la plinthe présente un trou : il a un refuge en cas de besoin, une cache. Comme dans Tom et Jerry.
        - Ouais. Je ne vois pas ton travail de décoration.
        - Dans la pièce à côté. »
        Ils passent dans la chambre. Amanda a le souffle coupé. Toute la pièce est recouverte de velours grenat. Les rideaux pendent sur les quatre murs, du plafond jusqu’à un mètre cinquante environ du sol. Sous le bas du rideau, d’autres tringles cachées supportent une deuxième rangée de tentures de même nature et couleur. Cela donne un effet de superposition, d’épaisseur, qu’un simple tissu pendant du sommet des murs jusqu’au plancher n’aurait pas permis d’obtenir. Cela évite la monotonie. Seul le plafond blanc et le parquet marron clair éclaircissent quelque peu la pièce et lui permettent de respirer. À propos de respiration, elle remarque que la principale fenêtre est recouverte par les tentures. Elle soulève le rideau supérieur. Les vitres sont bardées de ruban autocollant marron. Moins de risque en cas de déflagration. La seule fenêtre que Duncan a laissée dégagée, c’est la petite, carrée et haute, dont le châssis est garni de verre épais. Sur le large rebord, Kondiarok disposera d’une résidence confortable et haut perchée. Ce n’est pas un nid d’aigle, néanmoins, car elle est simplement à hauteur d’homme. Le coin est quand même bien joli et ensoleillé.
        La maison posée sur le rebord est de bonne qualité, avec un étage. Les murs de plastique sont moulés de manière à imiter, par la silhouette et la couleur, la pierre de taille. Le toit, à quinze centimètres de la base, imite la tuile et semble s’enorgueillir d’une fausse cheminée. Une ouverture sans porte, une fenêtre à côté, au premier niveau, une autre à l’étage, auquel la souris accèdera par une rampe intérieure, sont les seuls accès et issues de ce repaire qui, à vrai dire, pourrait être mis en pièces d’un seul coup de poing bien ajusté.
        - « C’est son dernier refuge ? », demande Amanda en arquant un sourcil dubitatif. « Cela n’a pas l’air très sûr... »
        Duncan saisit la maison, la penche en avant et désencastre le toit. Amanda y plonge son regard : elle aperçoit par les fenêtres et la communication entre les deux niveaux que le fabricant a poussé le souci du confort anthropomorphique en moulant dans un des murs de la pièce du bas une cheminée près de laquelle une souris pourrait en vain tenter de se chauffer les pattes.
        - « Et alors ? Tu vas lui mettre une petite fourrure devant et lui trouver une copine pour des soirées romantiques ?
        - Ne te laisse pas aller à la jalousie...
        - Mais... C’est pas vrai ?! Tu as fixé un de ces pique-saucisse en forme d’épée sur le linteau de la cheminée ! »
        - Du calme, Amanda. Kondiarok s’est beaucoup attaché à cet objet. Et je l’ai placé ici pour l’aider à comprendre que, stratégiquement, son salut passe par ici.
        - Mais s’il rentre là-dedans, il est fait comme un rat !
        - Ne t’en fais pas, je vais lui tailler une issue de secours par derrière, à l’étage. Et j’ai encore une ou deux choses à installer.
        - Tu as quatre siècles passés. Je suppose que tu sais ce que tu fais. »

        La petite fête a été réussie. Il est gavé de pistaches et ivre du champagne qu’il a bu jusqu’au fond de la coupelle. Porté dans une main et déposé sur le rebord vertigineux de la petite fenêtre de l’autre pièce, il s’est traîné jusqu’à la maison et sommeille dans la première pièce, les yeux mi-clos, affalé dans le coton. Amanda l’a longuement caressé de l’auriculaire, de la tête vers la queue ; Duncan aussi l’a pris sans ses mains, l’a posé sur son épaule et de temps en temps tournait la tête pour poser sa grande bouche sur son dos. Ça faisait un petit bruit pour l’homme mais un grand vacarme pour la souris, partagée entre l’appréhension et le contentement.
        Amanda est repartie et Duncan s’affaire avec des objets métalliques. C’est bruyant, mais c’est pour son bien. Il perçoit l’odeur de la transpiration du travailleur. Soudain, le crissement aigu d’un outil qui ripe, un choc sourd, une exclamation : « Foutu tournevis ! Heureusement qu’il n’y a pas besoin de pansement ! »
        Puis ça s’est calmé. Duncan a rangé ses affaires. Il lui parle, lui dit qu’il va le laisser dormir, mais qu’il doit, dorénavant, être attentif au signal de la présence d’Immortel et se souvenir de ce qu’il lui a enseigné. Il reviendra tous les jours pour voir si tout va bien, nettoyer et lui donner de la nourriture fraîche. Il saisit la poignée de sa boîte à outils et tourne les talons.
        Kondiarok entend claquer la porte d’entrée et la serrure à cinq points d’ancrage. Dans le coton et les vapeurs de l’alcool, il se sent seul. Cela le ramène à ce temps où personne ne s’occupait de lui dans la maison vide, où les saisons succédaient aux saisons, sans rencontre, où il croyait le monde déserté, ou seulement visité, lorsqu’il se hasardait dehors, par les corneilles et les belettes, dont il connaissait heureusement les ruses. Il avait parfois senti l’odeur d’autres rongeurs, mais ceux-ci n’insistaient pas et évitaient la maison. Les souris mâles, même plus grosses que lui, même les rats à vrai dire, sans forfanterie, ne croisaient pas sa route. Quant aux femelles, si, au hasard de leurs pérégrinations, certaines l’avaient observé avec curiosité, elles s’écartaient à grands renforts de cris aigus dès qu’il tentait de s’en approcher.
        Il se rappelle, il y a si longtemps, avoir été poursuivi par une femme vêtue d’un robe aussi vaste que le ciel, qui hurlait en essayant de l’occire avec un balai fait de branches de genêts séchées. Il a encore dans les naseaux l’odeur du genêt sec et poussiéreux qui s’était abattu sur lui sans toutefois l’écraser. Il y eut un homme aussi, immense, à cause de son chapeau noir, très haut, fait avec du poil de castor. Comment le sait-il ? Comment sait-il ce qu’est un castor ? A-t-il voyagé dans les prés, près des rivières, longtemps avant, avant de connaître les maisons des hommes ? Il ne sait plus.
        L’homme au chapeau en poil de castor parle comme un sage, avec férocité, et exerce une autorité bienveillante sur la famille humaine, mais son instinct de souris lui dit toute la malveillance qu’il va exercer sur les petites bêtes... Trois jours après, il goûte à la mort-aux-rats. Quand il revient à la vie, il croit rendre ses boyaux. Quelque temps plus tard, c’est le premier piège qui manque de lui arracher la tête. Il ne fallait pas essayer d’entrer dans ce trou, même si le fumet du lard était alléchant : un anneau de cuivre lui a cassé les vertèbres. C’est l’homme au chapeau, ou la femme au balai, qui a dû enlever son cadavre et le jeter dans les mauvaises herbes.
        Plus tard, bien plus tard — les habitants de la maison ont changé —, il fera connaissance d’un autre piège, tout plat. On fait bouger la planche à bascule, et une grande barre de fer se lève et s’abat pour vous briser. Il se réveille sur un tas de feuilles mortes, un peu plus méfiant. Éviter tout appareil fait par la main de l’homme qu’il n’aura pas vu servir à l’homme, à son bien, et sur lequel se trouve miraculeusement un petit morceau de nourriture.
        Le temps a passé... Il se sent bien aujourd’hui. Pourtant, la fin est peut-être proche. Une femme au même pouvoir que le sien veut sa mort. Elle sait comment le tuer vraiment. Ce n’est pas un balai qu’il va devoir affronter. Il peut fuir, mais elle sera toujours là, beaucoup plus forte que lui, déterminée. Même les égouts ne seraient qu’un refuge temporaire. Elle a toute la vie devant elle pour l’y traquer. Et il ne veut pas vivre dans un égout. Quand on a goûté au bon blé, au müesli, quand on dort dans du coton... Non, plutôt crever.

        Felicia s’amuse à Paris, surtout la nuit. Au Gibus, elle a rencontré un jeune gars, pas mal, de quoi rigoler ensemble deux ou trois semaines et passer quelques nuits chaudes. C’est un gothique blafard, mais il s’y entend pas trop mal lorsqu’il enlève sa tenue de vampire. Et elle s’est intéressée au rat blanc qu’il balade sur son épaule. Lorsqu’ils se promènent au bord du canal Saint-Martin pour évacuer le trop-plein de musique saturée, de chaleur et de bière, puis lorsqu’ils se retrouvent sous les draps froissés de la chambre d’hôtel, elle lui pose des questions sur les rongeurs et elle écoute les réponses du gars, Germain, tout en observant les évolutions de Gazelle, la rate, sur la moquette, sur le lit, la table. Felicia enregistre le comportement de la rate, sa gestuelle, et les remet à l’échelle d’une souris. Elle profite même du sommeil de Germain pour taquiner Gazelle, de moins en moins gentiment. La rate est d’abord interloquée, puis de rebiffe, dressée sur ses pattes arrière, un peu courbée en avant. Elle semble ignorer le doigt qui la bouscule, la brusque, puis elle se détend, mord le doigt jusqu’au sang.
        - « Aïe ! Bien, Gazelle, bien.
        - Tsst ! Tsst ! Tsuiiiii !
        - Chuuut ! Ah, la vache tu m’as fait mal. Mais trois fois plus petit que toi, ce doit être assez ridicule. »

        Kondiarok a inspecté toutes ses planques. Il aime bien la petite maison près de la cuisinière. Elle est plus simple, une pièce unique, une seule fenêtre. Il aime bien y passer la matinée. C’est là qu’il attend Duncan, tous les jours.
        La planque dans la plinthe est sûre, mais peu agréable. Il s’est habitué à vivre au grand jour. C’est cette qualité de vie qu’il est prêt à défendre, même si le combat est inégal, pour ne pas dire perdu d’avance. Le soir, il préfère aller dans la grande maison, sur le large rebord de fenêtre. Il mange et boit dans la pièce du bas, baignée par les lueurs du couchant qui traversent le plastique diaphane du mur du fond. Sur la cheminée, il fixe en mangeant son épée verte, translucide comme le rayon laser d’un sabre de Jedi, cette longue griffe qui a fait de lui un guerrier. Puis il monte à la chambre, là où le coton est encore plus épais et moelleux, pour s’endormir sur des rêves de gloire.

        Duncan sort de la douche dans un peignoir immaculé. Amanda l’observe les bras croisés, sans mot dire, assise à quelques mètres dans un fauteuil. On n’entend que le clapotis des vagues contre la coque. L’éclairage tamisé du grand séjour est troublé par l’éclat de puissants projecteurs halogènes qui balayent les hublots. Une vedette du pont de l’Alma fait sa tournée de nuit, chargée de touristes émerveillés et transis de l’humidité du fleuve.
        - « Qu’est-ce qu’il y a, Amanda ? J’ai fait le repas, la vaisselle, j’ai sorti les poubelles comme tous les soirs, et tu me regardes comme si j’étais en faute.
        - Mais non ! Simplement, tu es guilleret, et tu ne m’as pas donné de nouvelles de Kondiarok depuis hier. Il ne se passe rien. J’ai les nerfs en pelote ! Nous sommes là, armés, expérimentés, et on attend qu’une salope — passe-moi le mot — essaie de s’introduire dans un appartement vide ou vit une souris sans défense !
        - Calme-toi. D’abord, tu sais bien que Felicia Martin ne nous attaquera pas. On ne va pas faire les cent pas sur le quai en attendant qu’elle vienne nous défier, ce n’est pas dans sa stratégie. Ensuite, Kondiarok va très bien, il est à l’abri, et, surtout, préparé. C’est normal qu’il ne se passe rien. Elle a dû nous épier depuis un certain temps. Elle observe, constate la régularité de nos allées et venues avant d’agir. Elle a tout son temps. Elle entrera. Et le meilleur l’emportera. Elle ou lui. Nous n’y pouvons rien.
        - Mais si tu souhaites tant que ça qu’elle entre chez lui, qu’elle se montre, pourquoi as-tu mis cette porte blindée ?
        - Si l’accès était trop facile, elle n’entrerait pas. Mais elle doit croire que nous pensons que la forteresse de Kondiarok est inexpugnable. Je lui fais confiance, vous devez avoir au moins ça en commun : la connaissance des serrures.
        - C’est bien le seul, alors !!
        - Ah bon ? Parce que la malhonnêteté, la cruauté ?...
        - Cause toujours, mon p’tit père ! »

        Quelques jours plus tard, Felicia se hasarde dans l’immeuble, une heure après la visite de Duncan. Elle a remarqué qu’il vient tous les jours, et qu’Amanda ne l’accompagne qu’une fois sur trois. Ces deux-là sont réglés comme du papier à musique. Des habitudes de petits vieux, qui lui donnent envie de vomir.
        Au cas où il y aurait du suif, elle a son épée, sous le large imperméable synthétique noir qu’elle laisse flotter, ceinture au vent. La cage d’escalier est propre. C’est simple, ancien, cossu. Elle monte lentement les étages. Au quatrième, une vibration légère l’attire devant une porte noire, laquée. Elle l’effleure du bout des doigts, comme elle le fait encore sur la peau de Germain, le soir, pour le voir se pâmer dans un plaisir qui en fait sa chose. Là, ce n’est pas pareil. Il y a un blindage. Du métal partout sous le bois. Elle observe la serrure, essaie d’en identifier le type, et la marque. « Il va falloir s’équiper, ma fille. C’est de la qualité. »

        C’est le dernier soir avant l’assaut. Felicia est contente, elle a fait les magasins de serrurerie. Elle s’est payé quelques spécimens de serrures et de verrous, juste pour avoir des clefs, modifiées ensuite selon les règles de son art. Cela fait un joli trousseau.
        Puis elle a parcouru le quai de la Mégisserie, a regardé avec dégoût les souris qui gambadent dans les copeaux des animaleries, et observé avec plaisir le repos des serpents et des mygales qui les digèrent. Dans une boutique de plantes et de matériel de jardin, elle a fait l’emplette d’un sécateur et d’une petite fourche à main qui sert à travailler la terre. Ces deux instruments sont ses nouvelles armes, qui viennent s’ajouter à son épée. Paradoxalement, le plus petit des Immortels, fuyant, insaisissable, nécessite l’emploi de deux armes : une, de multiples estocs, pour l’embrocher et l’immobiliser ; l’autre, de taille, pour lui trancher la tête. Elle a ramené tout ça à son hôtel, puis va retrouver Germain au Satelit Café, rue de la Folie-Méricourt. La musique y est bonne, selon les soirs. Là, c’est pas mal, un peu sirupeux à son goût. Elle est saoule lorsque Germain arrive.
        Alors qu’il s’assied en face d’elle, il ne la sent pas vraiment câline. De plus, il perçoit la crispation de Gazelle sur son épaule.
        « Ça va Felicia ?
        - Oui, ça va super bien. Ça va bouger enfin, demain. Ça va saigner. Petit d’abord, puis plus fort. Ça commence par une bestiole, et ensuite, ses propriétaires. L’un après l’autre. Foutus anges gardiens. »
        Germain amorce un mouvement de recul. Plaqué contre le dossier de sa chaise, il descend Gazelle de son épaule et la tient sur ses genoux, sous la table.
        - « Hola, Felicia tu m’as l’air bien...
        - Qu’est-ce qu’il y a, petit mec ? Ton sang de navet se fige ? Avec tes têtes de morts en inox sur les doigts et tes bracelets cloutés, tu fais peur à qui ? Je parie que tu tournes de l’œil dès que le raisin gicle.
        - Ho ! T’es dingue ou quoi ?
        - Pauvres petites couilles. Molles. Ça pue la couille de souris, ici. J’me casse ! »
        Elle lâche un billet de dix euros de toute sa hauteur et sort d’une démarche chaloupée. Germain n’y comprend rien. C’était si bon avec elle. Encore une qu’il n’a pas su garder. Qui n’a pas été dupe du vide qui l’habite. Il finira seul avec sa rate. Ou plus tard, avec d’autres rats.
        Il mourra seul. Mangé par ses rats affamés, dans une piaule fermée de l’intérieur.

        Felicia rentre à son hôtel d’un pas énergique. Elle repense à sa victoire sur Claude. À son échec face à Duncan. Elle a progressé. Elle l’aura, un jour ou l’autre. Elle fera voler sa tête de bellâtre. Et lui faire contempler, auparavant, la tête blafarde aux traits effondrés de sa gonzesse. Mais chaque chose en son temps. Demain on dessoude la petite peluche de Madame. Ce soir, elle est la reine de Paris, the one, the only one, il ne faut pas l’emmerder. Dans ses écouteurs, la voix gutturale de Rammstein enjoint : « Heirate Mich ». Elle va rentrer dormir. Oui, dormir, parce que qu’ici, ils sont tous nuls, elle ne voit, en dehors d’elle-même, personne avec qui baiser. « Remarque, c’est une idée... »

        Amanda est dans les bras de Duncan, dans le grand lit au cœur de la péniche. Des miroitements d’eau dansent au plafond, sur un éventail indonésien qui leur tient lieu de dais. Elle ne dort pas. Elle aperçoit par un des hublots un fragment de quai, en face, sur l’île Saint-Louis. Toutes ces fenêtres obscures l’inquiètent. Elle n’aime pas savoir qu’une ennemie rôde dans la ville, échafaudant des plans, tissant sa toile invisible, comme une araignée patiente. Sa réaction naturelle serait de s’habiller, de sortir dans les rues, de les parcourir jusqu’à la rencontre, jusqu’au défi, jusqu’au combat fatal. Aller au devant, et ne pas se rabaisser au rang de proie. Le calme de Duncan l’agace. Un calme bovin. « C’est un bœuf qui figure sur les armes du clan MacLeod », murmure-t-elle rageusement au nez et à la barbe de l’homme qui dort... mais qui parle, les yeux fermés :
        - « Non, un taureau. La devise, c’est "Hold fast". Et le taureau, tout impulsif qu’il soit, mesure la distance avant de foncer. Dors, maintenant.
        - Tu as bien fermé les portes ?
        - La nôtre, ici, et la sienne, là-bas. Oui, n’aie pas peur.
        - Je n’ai PAS peur ! Si ça ne tenait qu’à moi, je serais à ses trousses !
        - Si tu veux en découdre, tu n’as qu’à patienter. Je pense que tu es la deuxième sur sa liste.
        - Ne dis pas ça ! Ça voudrait dire qu’elle a tué Kondiarok. Bon sang ! Il suffit qu’elle ouvre cette porte — et je suis sûre qu’elle le pourra — et il est à sa merci. Tu crois vraiment qu’il lui sautera à la gorge ? Tu rêves !
        - Arrête. Je vais te dire ce qui va se passer. Quand elle ouvrira, un contact électrique installé dans la feuillure de la porte enverra un signal dans ce petit boîtier qui est sur la table de chevet, là. En un quart d’heure, on peut être sur les lieux.
        - C’est long.
        - Il sait qu’il a une planque sûre où il peut m’attendre, derrière la plinthe. Tu es rassurée ?
        - Oui. Je préfère ça. Tu aurais dû me le dire plus tôt !
        - Ça tue le suspense. »

        La nuit se calme. Dans une chambre d’hôtel, dans une péniche, dans une maison bourgeoise en plastique, quatre immortels s’en remettent au sommeil et à l’espoir de vaincre.

        Le lendemain, pendant qu’elle prend son petit-déjeuner, Amanda fixe des yeux la trace du coup de sabre sur le sol. Dans trois jours, cela fera deux mois que Kondiarok vit dans son appartement. Felicia Martin est-elle seulement toujours à Paris ? Maintenant qu’elle a installé la peur, n’est-elle pas en train de profiter de la vie, ailleurs, tandis qu’ils se morfondent à attendre ?

        Routine. La visite de Duncan à l’appartement. Il change le nid dans la maison de la cuisine, remet un peu d’eau, du blé et des morceaux de carottes. Il joue un bon quart d’heure avec la souris.
        - « J’ai une course à faire. Je resterai un peu plus longtemps demain. »

        La journée passe. Chacun de son côté. À la tombée de la nuit, Felicia quitte son hôtel, bien reposée, avec son attirail métallique. Venant du Marais et voulant passer sur la rive sud, elle doit faire un détour pour éviter le quai de la Tournelle, afin de ne pas faire sentir sa présence aux habitants de la péniche. Le pont Sully, à la pointe sud-est de l’île Saint-Louis en est assez éloigné ; elle l’emprunte pour traverser le fleuve. Elle longe ensuite les immeubles qui bordent les quais de la Tournelle et de Montebello, le plus loin possible des parapets.
        Elle tape le code de la porte cochère. Il lui a fallu au moins dix jours de guet pour distinguer les chiffres que composait Duncan : trouver le bon angle de visée, avec ses nouvelles jumelles encore plus grossissantes, compter sur la chance pour que rien ne vienne s’interposer, dans l’optique, entre le doigt qui tape sur le clavier et l’œil qui épie. Mais depuis sa première visite, elle sait que c’est la bonne combinaison. La cage d’escalier est sombre, silencieuse. Elle monte à pas feutrés au quatrième étage, avançant dans l’odeur entêtante d’encaustique qui émane de la rampe vernie. Première arme : le trousseau de clefs. Il y en a douze. Elle s’accroupit et commence.

        Kondiarok est réveillé depuis un bon bout de temps. Il est dans sa phase active de nuit. Descendu de son manoir, il a rejoint la cuisine. Un reste de carotte l’attend dans la petite maison. Ça ira bien pour satisfaire ce mélange de faim et de soif qui le taraude.

        Duncan, avachi dans son canapé, lit Eurêka Street, de Robert McLiam Wilson, et rigole de temps en temps. La revue que lisait Amanda a glissé sur le parquet. Elle dort sur lui. Il bascule lentement sur l’accoudoir mou et dans la somnolence. Un coussin, déséquilibré, verse doucement sur la tablette de chevet. Il ne fait heureusement pas tomber la lampe qui éclaire les lignes imprimées dansant devant les yeux de Duncan, mais il recouvre le boîtier radio-récepteur.

        La cinquième clef était presque la bonne. La plus proche par la forme est en huitième position sur l’anneau de fer. Elle va directement à celle-ci.

        Kondiarok a senti une présence d’Immortel. Il lâche le morceau de carotte et met la tête à la fenêtre. Duncan ? Amanda ? Comment se fait-il qu’on peine tant à ouvrir la porte ?

        Elle a dû forcer un peu, ce n’était pas ça au millimètre près. Mais l’obstacle a été passé, la clef a tourné. Les cinq pênes ont claqué d’un coup en se retirant. Elle ôte la clef de la serrure et range le trousseau. Puis ramasse le katana qu’elle avait décroché de son attache, sous l’imperméable, pour s’accroupir, et le sort de son fourreau. Tenant l’arme fermement dans sa main droite, elle fait jouer la poignée de la gauche. La porte s’ouvre. Sa main gauche tâte le mur et trouve l’interrupteur. Deux lamelles de métal, dans la feuillure de la porte, viennent de s’écarter.
        La lumière jaillit. Elle embrasse du regard le séjour cuisine.

        Kondiarok, d’abord aveuglé, a reculé au fond de la maisonnette. Puis il s’est approché à nouveau de la fenêtre. La Mauvaise. Ça devait arriver. Pour l’instant, son regard balaye la pièce, plutôt en hauteur. Elle semble fixer la baie vitrée, fermée, au volet métallique baissé. Sans doute voit-elle son reflet dans la vitre, et se dit qu’ils ne seront pas dérangés. On ne verra pas de lumière de dehors.

        Le roman irlandais a rejoint la revue sur le parquet. Ils dorment dans le halo jaune de la lampe de chevet. Le boîtier se met à émettre des « bips » aigus étouffés par une livre d’authentiques duvets d’oies.

        Felicia a verrouillé la porte derrière elle. Elle détaille les éléments de la cuisine équipée : évier, frigo, cuisinière... Voilà le détail qui cloche : cette maison en plastique, plus petite qu’une boîte à sucre, sous la porte du four. C’est de là que vient la faible vibration qu’elle a sentie de l’autre côté de la porte. Avant de prendre ses armes à souris, elle lève haut le sabre, traverse la pièce d’un bond et abat sa lame sur la maison.

        Cela a été trop rapide pour lui. Il n’a pas eu le temps de sortir, seulement celui de se mettre dans un coin, à droite de la fenêtre par où il a vu venir le coup. Il a fait le pari que ça va tomber au milieu. C’est un geste réflexe de viser au centre.
        C’est dingue, cette fraction de seconde où tout est suspendu. Tout n’est que peur, attente du pire. Tout est condamné, mais encore intact. Le monde semble en repos.
        Puis la maison explose. Coupée en deux. Le plastique se fend, mais réagit, en vertu de son élasticité. Les attaches du toit amovible cèdent et les deux moitiés volent jusqu’au plafond de l’appartement. L’une d’elles atteint Felicia au visage. Son réflexe de défense la fait se jeter en arrière si brusquement qu’elle se froisse un nerf du dos.
        Une moitié de la maison part en glissant le long de l’évier et heurte violemment la cloison de la chambre. L’autre moitié, celle qui contient l’occupant, part en tournoyant dans les airs, jusqu’à un mètre du sol. La force centrifuge plaque Kondiarok dans l’angle.
        Felicia essaie de distinguer très vite ce qui se passe alors que les débris sont encore en mouvement. Pas de sang. Le fouillis d’ouate et de copeaux, avec des fragments de bouffe, a éclaté en morceaux. À droite, la litière qui a suivi le bout de baraque parti en traîneau roule mollement. Vide, de toute évidence. Elle tourne la tête de l’autre côté. L’autre partie heurte violemment le sol, rebondit, deux boules en ont jailli, l’une blanche, l’autre marron.

        Kondiarok est sonné. Il roule sur le plancher, puis s’immobilise sur ses quatre pattes. Il s’agit de comprendre où il est. Droit devant lui, loin, à deux mètres, les bottes de la Mauvaise. À gauche, la baie vitrée. À droite la porte d’entrée. La Mauvaise lui barre la route de la chambre de velours. Donc, derrière lui, le trou dans la plinthe. Avant de l’atteindre, il va falloir parer le coup qui se prépare. Felicia a fléchi les genoux en l’armant. Cela ne viendra pas d’en haut. La lame arrive par la gauche, déjà très basse, et descend vers le sol en rase-mottes, comme un coup de faux. Il se tasse. Elle descend encore. Partie comme ça, elle doit effleurer le sol et le couper en deux, ou tout au moins lui trancher les pattes. Il saute en l’air, juste à temps, alors que ses vibrisses perçoivent déjà le déplacement d’air. Un bond vertical, de toute l’énergie contenue dans ses pattes et sa colonne vertébrale. La lame passe sous lui, et remonte dans les lointains. En retombant, il donne un coup de tête à droite et lance la queue à gauche, telle un fouet. Il part en rotation en se rapprochant du sol. Au moment où ses doigts bien écartés amortissent le contact avec le bois, il se trouve face à la plinthe trouée. Cinquante centimètres à parcourir. Il en a fait la moitié alors que Felicia achève son grand mouvement vain de faucheuse.

        À l’abri derrière le bois, il s’immobilise, essaie de reprendre son souffle, de calmer ses flancs qui battent, lorsqu’un fracas ébranle sa cachette. La pointe d’une botte a fait une brève intrusion. Plus de peur que de mal. Ça devrait tenir le temps qu’arrivent Duncan et Amanda. Il les attendra.
        - « Saloperie ! Tu crois que je vais attendre que tu sortes de là ? »
        Elle essaie d’introduire la lame du katana dans le trou. Il s’enfonce de cinq ou six centimètres. Kondiarok se réfugie sur le côté gauche, le plus profond. Si jamais elle réussit à entrer par côté et qu’elle le fait tournoyer comme un cure-pipe, il risque de passer un sale quart d’heure. Mais elle ne parvient pas à l’orienter latéralement ; le passage est trop étroit, et elle ne tient pas à bousiller sa lame.
        À vrai dire, le katana a joué son rôle. Il est temps qu’entrent en scène les armes plus appropriées. Elle pose le sabre et sort les deux outils passés dans sa ceinture, dans son dos, la grande fourchette et le sécateur. Elle introduit l’extrémité de ce dernier entre dans l’entrée de la cache et le secoue rageusement. Kondiarok est hors d’atteinte, mais son inquiétude augmente lorsqu’il voit les mâchoires courbes attaquer les bords de l’orifice. Des éclats de bois tombent, à l’extérieur et à l’intérieur. Un peu plus de lumière entre dans le refuge. Puis une accalmie de quelques secondes, tout aussi inquiétante.
        Le rostre courbe du sécateur rentre à nouveau, violemment, un peu plus profond, et se tourne vers lui, comme le bec d’un oiseau de proie. Il est à dix centimètres et ne peut l’atteindre. D’où vient ce sentiment de danger imminent, de désastre en préparation ?

        Duncan, dans son sommeil, s’étire. Amanda est légère, mais lui ankylose le bras sur lequel sa tête repose. L’accoudoir mou qui lui sert d’oreiller s’écrase un peu plus sous la tension, pousse le coussin déjà chassé une première fois, qui tombe de la tablette sur le tapis. Le son étouffé du boîtier s’élève dans la péniche. La lueur rouge de la diode clignote son grain de sel dans le halo doré de la lampe. Duncan entend le son aigu et répétitif, dans les recoins de sa conscience. Non, ce n’est pas un réveil...
        - « Bon sang ! Ça sonne ! Réveille-toi, Amanda, la porte est ouverte !! »

        C’est un grognement de rage et d’effort qui vient du dehors. Le sécateur, de bec d’aigle, s’est transformé en pied-de-biche. Kondiarok est environné de craquements. Impuissant. De la poussière de plâtre et de bois commence à tomber du plafond de la cachette. La planche de la plinthe s’éloigne du mur, déchaussant les clous. Attendre. Attendre que l’espace soit assez grand pour sortir d’un coup, sans hésiter, sans avoir à ramper.
        Elle force, serre les dents ; laisse échapper un gémissement rauque qui se mue en cri. La planche cède, se fend.
        Il voit un espace suffisant entre deux clous, et saute dans la lumière, atterrit à droite de Felicia. Il n’a plus qu’un objectif en détalant : la chambre de velours, et au bout, si loin, si haut, le troisième domicile, la maison de l’épée, l’aire du combat.
        Elle l’a vu, mais a les deux mains crispées sur le sécateur. Inadéquat. Où est la fourche ? Derrière elle. Sa main droite l’attrape au jugé pendant que le rongeur traverse la pièce. Elle bondit tout en se retournant, déployant ses cuisses puissantes, traverse toute la cuisine en vol plané, comme un joueur de rugby tentant un plaquage, mais le bras levé, prêt à s’abattre. Elle espère qu’elle va rattraper l’animal, le survoler, et tombe en plantant les quatre dents de son arme dans le sol. Elle a juste le temps de voir la queue disparaître entre les deux crocs du milieu.
        Kondiarok dérape sur le parquet ciré. Il est mal parti, trop à droite en passant le seuil de la chambre. Ce sont les rideaux du côté gauche de la pièce qu’il fallait atteindre, car le chemin est deux fois plus long par les murs de droite. Mais c’est trop tard. Felicia, de l’autre côté de l’entrée de la pièce, se relève déjà. Il ne peut entreprendre la traversée du seuil à découvert. La seule solution est de sauter sur le rideau et de grimper vers le haut. Qu’à cela ne tienne : il passera au-dessus de la porte, sous le rideau supérieur plus court à cet endroit-là, à deux mètres du sol.
        Felicia est debout et voit, sur le mur de droite recouvert de tissu, la bestiole qui monte, qui monte... et qui disparaît sous une autre épaisseur de tissu. Elle tâte le mur jusqu’à trouver l’interrupteur. Ce qu’elle voit alors la sidère. Tous les murs sont recouverts de velours rouge, du plafond au sol. À droite. Au fond. Du côté où elle se tient. Seul le mur de gauche fait légère exception puisqu’elle aperçoit une petite fenêtre carrée profondément enfoncée dans le mur de façade, et dont le rebord est encombré de bibelots.
        Pour l’heure, la question est de savoir où est passée la souris. Elle lève la tête. La petite portion de rideau qui couvre la partie du mur au-dessus de l’encadrement de la porte bouge sans équivoque. Ingénieuse installation : la souris peut se déplacer ainsi sur cinq faces du parallélépipède de la chambre, net avantage sur Felicia qui ne peut évoluer qu’au sol. Dès qu’elle voit le mouvement du tissu se propager sur le mur, elle saisit la tenture du haut et la secoue.
        Surpris, il lâche prise, tombe, heurte la tringle basse, tombe à nouveau mais plante ses griffes dans la tenture du bas. Une grande surface noire derrière lui : c’est le pantalon de Felicia. Il reprend l’escalade plus vite encore, passe de justesse sous la tenture du haut, sur laquelle il saute, pendant qu’un coup de fourche déchire le velours du bas. Il monte. Un nouveau coup donné à travers le velours au-dessous de lui, un autre au-dessus le font changer de cap : à gauche toute, pour rejoindre la maison. Felicia s’acharne tellement sur une trajectoire supposée montante que le rideau bouge comme si une tempête se levait, et qu’elle ne peut distinguer ses mouvements à lui.

        Duncan et Amanda, vêtus et armés, montent en courant les escaliers du quai.
        - « Depuis quand il sonnait, ton boîtier ?
        - Je n’en ai aucune idée ! On s’est fait avoir comme des bleus !
        - Tu crois qu’il est déjà... ?
        - J’espère que non ! Mais j’ai peur pour lui ! J’avais prévu d’être là, et d’affronter Felicia. Si elle gagne, il meurt. S’il gagne, qu’est-ce qu’il va dérouiller !
        - Que veux-tu dire Duncan ? »
        Ils parviennent au sommet de l’escalier. Duncan se retourne pendant qu’elle gravit les dernières marches.
        - « Tu imagines un quickening d’humain dans le corps d’une souris ?
        - Arrête, Duncan. Ce cauchemar est un rêve impossible. Tu le sais. »

        Felicia l’a perdu. Elle a un instant de découragement. Il va falloir tout arracher. Mais quand tout aura dégringolé, la souris pourra se faufiler dans la masse de tissus au sol, dans ce monceau de plis. Quel foutoir. Elle y renonce. Elle s’éloigne du mur, jette un regard vers la petite fenêtre. Une fois de plus, c’est la stupéfaction. Sur le rebord, une surface large de quarante centimètres et profonde de vingt-cinq, ce ne sont pas de simples bibelots, mais un foutu décor à la Disney. Merde alors ! Une maison à étage, sur la gauche, presque collée contre la vitre en verre opaque armé. À droite, une roue de métal peint en rouge. Un de ces accessoires dans lequel ces bestioles courent stupidement. Et devant la roue, un objet dont la présence est inexplicable : un piège à souris. Une tapette armée. Mais la pointe courbe sur laquelle on fixe habituellement un appât n’en porte pas. Elle est seulement emmaillotée dans du ruban adhésif. Qu’est-ce que c’est que ce cirque ?
        Kondiarok apparaît à gauche de la fenêtre, à l’extrémité du rideau. Il saute sur le rebord. Elle bondit en avant, mais il est déjà dans la maison. Dans son troisième abri. Elle se souvient de l’histoire des trois petits cochons et des trois maisons. Mais ici, la progression dans la solidité semble avoir été mal calculée.

        Kondiarok n’a pas le temps de souffler. À peine entré dans son séjour, il se rue sur la cheminée, saisit la garde de l’épée entre ses dents et l’arrache du point de pâte à fixer qui la maintenait. Il fonce à la rampe qui mène à l’étage. La maison n’est pas un abri sûr, la Mauvaise est devant — il l’a aperçue par la fenêtre d’en bas — et il ne peut sortir que par la fenêtre de derrière. Le stress le fait déraper dans la montée.
        Felicia observe ce remue-ménage, amusée. Par la fenêtre du bas, elle a vu filer l’animal avec un objet vert. Il monte à l’étage, d’après les oreilles qu’elle a aperçues passer devant la fenêtre du premier. Elle donne un coup de fourchette sur l’ouverture, pour titiller la bête, juste au moment où Kondiarok s’extirpait par la sortie dérobée et tentait une contorsion pour atteindre le toit. Il tombe dans l’impasse obscure entre la maison et le châssis de la fenêtre.

        - « Le code, putain, le code, Duncan !
        - 26 A 37...
        - Merde ! Quelle conne, pourquoi j’ai tapé 27 ?!?
        - Calme. Recommence doucement. »

        La maison a reculé sous le choc. Kondiarok est à l’étroit dans l’impasse. Il se retourne d’un coup sec, ramasse l’épée qu’il tient bien fermement entre ses dents. Il joue maintenant sa vie en deux sauts.
        Elle s’apprête à taper sur la façade de la maison. Non pour la casser, comme la première, mais pour le contraindre à sortir.
        Il se ramasse sur lui-même et bondit verticalement, pour atteindre le toit. Le coup porté par Felicia déplace encore la maison alors qu’il vient d’en dépasser le faîte. Il retombe sur le toit moulé en fausses tuiles encore plus sûrement qu’il ne l’espérait.
        Les deux ennemis peuvent enfin, un instant, se regarder dans les yeux.
        - « Tu te prends pour Fanfan la Tulipe ? »
        Si Kondiarok avait pu lire des livres, il est probable qu’il eût préféré Angelo, Le Hussard sur le toit de Giono. Mais il songe surtout à défier la Mauvaise. Elle est là, en face de lui, là où il faut pour l’affrontement final. Debout, l’épée entre les dents, il la menace de petits coups de tête qui agitent l’arme d’un mouvement saccadé.
        Felicia éclate de rire :
        « Tu me prends pour une saucisse ? Moi aussi j’ai ma pique, regarde. Elle a plusieurs dents. Parce que j’ai très faim. Et je crois qu’il est assez tard pour ne plus différer l’apéro ! »

        Amanda et Duncan ont monté les quatre étages en courant. Ils arrivent devant la porte close.
        - « Les clefs ? Qui les a ?
        - ...
        - Oh non, merde, oh nooon !!! »

        - « Désolé, bestiole, mais il ne peut en rester qu’un. C’est la loi de notre nature. »
        Les deux adversaires sont face à face. Elle, debout, face au rebord. Lui, surélevé, sur son toit. Les regards au même niveau, plongés l’un dans l’autre. Elle ouvre légèrement sa main gauche tout en tenant le sécateur, dont les mâchoires s’écartent, puis elle lève le bras droit à hauteur de visage, oriente les dents de la fourchette horizontalement, pour l’estocade décisive. Kondiarok serre les dents sur la poignée de l’épée, se courbe, se tasse, semble offrir son flanc droit.
        Elle lance le bras, de toutes ses forces. Il détend ses pattes arrière, décolle du toit.
        Une pointe de fer s’enfonce dans sa fourrure, mais n’accroche pas la peau. Elle poursuit sa trajectoire jusqu’à taper dans le verre armé de la fenêtre. Kondiarok a passé le sommet de sa parabole. Il retombe vers le piège à souris. Assez correctement visé. Trois de ses pattes aux doigts bien écartés atterrissent sur la funeste planchette à bascule, qui s’affaisse. Le ressort du piège ne joue pas. La barre de fer tueuse, neutralisée, reste couchée de l’autre côté de la tapette. En revanche, le mécanisme a libéré un autre ressort, autrement puissant, aussi fort qu’un amortisseur de camion. À un mètre cinquante à droite de la petite fenêtre, la tenture se gonfle, s’arrache sous la formidable poussée d’un bras d’acier articulé sur lequel est fixée une lame de sabre japonais.
        Felicia aura à peine eu le temps de saisir d’où venait ce coup en retour, cette ruse de quintaine. Sa tête est fauchée comme un épi. Un raz-de-marée sanglant déferle sur le rebord de la fenêtre. Kondiarok roule au bas du piège, aveuglé, étouffé, et s’arrête dans la roue. Tout son poil est englué par le liquide chaud et poisseux. La Mauvaise n’est plus devant lui, constate-t-il après avoir ouvert un œil. Il recommence juste à respirer lorsqu’il sent le nouvel assaut qui se prépare. Non une créature lourde et tangible, mais une énergie qu’il ne peut appréhender et qui veut entrer en lui et le faire exploser. Ses poils se dressent en mèches. Impossible de fuir.
        Éclairs !


        - « Voici les clefs. Le ménage est fait. Il y a une fenêtre brisée et des ampoules à changer. Vous n’avez qu’à garder la caution, cela devrait couvrir les frais.
        - Amplement, monsieur MacLeod, je vous remercie. Mais que s’est-il passé, au juste ?
        - Je n’en sais rien moi-même. Nous n’étions pas là. Mais quel bruit, d’après les voisins ! C’était il y a trois jours et ils en parlent encore. L’équipe d’EDF n’a pas trouvé trace d’installation défectueuse. »
        Le jeune homme de l’agence immobilière avale la version des faits que lui a présentée Duncan. Celui-ci s’est donné beaucoup de mal pour faire disparaître le corps. Déménager une penderie pleine n’est pas facile, même à deux. Le plus dur, en fin de compte, c’est le sang. Surtout de nos jours, avec les techniques de la science moderne. Mais comme aucun meurtre n’a été constaté, un bon nettoyage méticuleux suffit.
        Duncan quitte l’agent et retourne à la péniche. Amanda sera peut-être rentrée de l’aéroport de Roissy, avec Connor.
        Il a appelé Methos, pour le prévenir du pot d’adieu à Kondiarok, qui repart en Angleterre.

        - « Alors, Connor, tu vois que j’ai été un bon maître d’armes.
        - Tu progresses dans tous les domaines. Même dans l’imagination, l’inventivité. C’est bien ; je suis fier de toi. Merci à toi aussi, Amanda.
        - Je t’en prie. Ce fut un plaisir. Je n’ai pas souvent l’occasion de participer à une œuvre de salubrité publique. »
        Tous, autour de la table du salon, s’apprêtent à saisir leurs verres pleins. À boire ensemble, gens d’épée unis par de rares liens d’affection familiale, d’amour charnel et d’amitié, d’estime mutuelle. L’impétrant dans la confrérie se tient au milieu de la table. Un peu de champagne lui a été versé dans un petit godet à saké. Duncan revient de la cuisine avec un bol de chips et un autre rempli à ras bord de petites saucisses qu’il vient de réchauffer. Il les dispose de chaque côté de la souris et distribue à ses invités de petites piques en forme d’épée.
        - « Comme vous le voyez, il a déjà la sienne. »
        On trinque, on caresse délicatement le petit corps ramassé sur lui-même, et on boit. Kondiarok se dresse, place ses mains sur le rebord du godet et lape la boisson gazeuse, forte et sucrée, consciencieusement.
        Methos l’observe, intrigué. L’animal, tout en buvant, a l’air songeur, comme s’il pensait à autre chose qu’à son plaisir.
        - « Je crois que notre ami a ouvert malgré lui une porte dont il ne soupçonnait pas l’existence. Heureusement qu’il t’a, Connor, pour son équilibre. Il aura besoin d’être accompagné et rassuré.
        - Il s’est bien sorti d’affaire, quand même », intervient Amanda. « C’est une sacrée victoire !
        - Oui. Mais les victoires ne sont pas toujours des joies sans mélange. »

        Methos n’en dit pas plus et boit une autre gorgée en baissant les yeux. Tous les regards se tournent vers le centre de la table.
        Kondiarok a cessé de boire. Posé sur ses quatre pattes, il est immobile, les yeux perdus dans le vague. Il a affronté bien des humains, a subi leur haine, leur colère. Mais ce n’est que depuis qu’il a absorbé une partie de la mémoire de Felicia Martin, de son vécu, de ses sentiments, qu’il sait à quel point l’être humain est un danger terrifiant.




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