Robert Martin
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La Fille des tourbières






- I -
Etre au monde



        Longtemps il était resté en dehors des affaires. Économe de ses jours non comptés. Spectateur de changements qui ne l’affectaient pas. Comment en est-il arrivé à quitter sa réserve, puis la position acquise, pour aller se perdre, à l’Est, là où nul n’allait plus qui fût doué de raison ?...

        Longtemps auparavant, l’Empire avait crevé. Il ne restait que des vers pour s’agiter dans sa défroque. Lambeaux par lambeaux, depuis une génération de mortels, on allait au désastre. Et en aurait-il eu le pouvoir qu’il n’aurait pas levé le petit doigt pour l’empêcher.
        Le patrice Aetius et ses troupes, avec les Wisigoths de Theudrich, avaient repoussé Attila, à la bataille des Champs Mauriaques. En guise de remerciement, Valentinien le troisième avait fait assassiner son fidèle général trois ans plus tard. Puis, vendetta oblige, il tombait six mois après sous les poignards d’officiers wisigoths d’Aetius. Suivirent quelques empereurs fantoches, derrière lesquels des généraux germains faisaient la météo. On donnait aux peuples barbares les plus amicaux le statut de Fédérés, face aux nouveaux barbares encore inconnus.

        Aegidius, nommé patrice par l’empereur Majorien, prit la relève en Gaule, et maintint la situation pendant dix ans.
        Puis là-bas, en Italie, le dernier Empereur d’Occident, l’adolescent Romulus Augustule, se fit confisquer les breloques symboliques de sa fonction par Odoacre, un général d’origine skyre, qui jugea inutile de le faire trépasser, et l’envoya en villégiature avec sa mère dans une belle villa au bord d’un lac. Il s’était contenté de tuer le père, Oreste, qui pourtant n’avait pas voulu du pouvoir. Il faut bien marquer le coup.

        L’ancien empire rétrécissait comme un fruit pourrissant. Le fils d’Aegidius, Syagrius, tenta une dernière résistance contre la pression des peuples transrhénans et maintint une illusion de pouvoir autour de Soissons. Mais c’était bien la fin du temps des Foederati.

        Alors, lui, qui devait voir à plus long terme que les Mortels, observa les petits princes, et porta son choix sur Hlodweg. Il infiltra son entourage, pour le servir, l’informer, indirectement. Il préférait rester dans l’ombre, pour durer.
        En l’an 486 du Seigneur, ledit Hlodweg, roi des Francs de Tournai, avec l’aide de Raginhari, roi de Cambrai, fondit sur Soissons et s’en empara. Syagrius avait fui, et crut trouver asile à Toulouse, à la cour d’Alaric II. Mais Hlodweg menaça tant son confrère wisigoth que le « dernier des Romains », dont les ancêtres n’avaient pas beaucoup de sang latin, lui fut livré. Après quelques mois de captivité, le roi de Tournai fit mettre à mort Syagrius.

        Lui, il ne pleura pas cette mort. Ce n’était même pas une parcelle de vengeance. Juste un peu de ménage.

        Les années suivantes furent riches en succès, et il ne regretta pas d’avoir misé sur Hlodweg. On rejeta les Alamans sur la rive droite du Rhin, puis les Wisigoths furent refoulés de l’autre côté des Pyrénées.
        En 510, l’Empereur d’Orient Anastase vint à Tours pour remettre à Hlodweg les insignes de consul honoraire de Rome. C’était toujours bon à prendre, même si le Franc n’avait rien à faire du Byzantin, car il savait bien que les titres romains n’étaient plus que poudre aux yeux.

        En 511, Hlodweg mourut. Il avait eu le temps de faire le partage de ses possessions entre ses quatre fils. Theudrich obtint Reims et l’Auvergne, Hlodmar, Orléans, Hildberht, Paris, et Hlodhari, Soissons et la Neustrie. La mère des trois puînés, Hlodhilda, choisit de se retirer à Tours, près de la basilique-tombeau de saint Martin, qu’elle servit.

        On ne peut pas toujours gagner. S’il avait gagné son pari en misant sur le père, il joua le mauvais fils. Pas le pire, mais celui qui allait lui porter la poisse. Il était devenu un des leudes de Hlodmar. Pendant quelques années, tout alla bien. Jusqu'à la guerre avec les Burgondes. Leur roi, Sigmund, fut capturé et exécuté en 523. Mais quelques mois après, lors de la bataille de Vézeronce, Hlodmar fut tué. Hlodhilda recueillit ses trois petits-fils en bas âge. Il les escorta, devint un de leurs gardes du corps et leur précepteur.

        Il y eut un temps indécis, où le royaume d’Orléans resta en suspens, administré par des leudes, en attendant mieux.

        Le temps passant, deux des oncles, Hildbehrt et Hlodhari, se mirent dans l’idée d’annexer les possessions de leur frère défunt. Il fallait tuer les neveux. Mais même cette brute de Hlodhari, l’instigateur, recula dans un premier temps devant le projet...

        Hlodhilda, des années plus tard, va passer quelque temps à Paris, chez son fils Hildbehrt. Les enfants et leur précepteur la suivent. À cette nouvelle, Hlodhari rejoint son frère. Les deux fils rois en profitent pour demander à leur mère de leur confier les neveux, sous le prétexte de les placer enfin sur le trône de leur père. La grand-mère n’y voit que du feu : Theudbald et Gunthari passent dans d’autres mains, et se retrouvent serrés sous bonne garde. Les oncles trépignent un peu, car il leur manque Hlodwald. À un autre endroit du palais au moment du transfert, l’enfant a été préservé par les leudes qui l’entouraient. Plus méfiants que la reine, ils ont fait un rempart de leurs corps. Le précepteur, notamment, a eu des mots menaçants à l’égard des envoyés de Hildbehrt.

        Arcadius a l’habitude du coup fourré. Il a servi Hildbehrt naguère en tentant de soulever l’Auvergne au profit de ce dernier contre Theudrich, le demi-frère aîné. Maintenant, il joue le messager, et arrive la bouche en cœur devant la reine mère, un poignard dans une main et une paire de forces dans l’autre, les instruments du choix :
        - « Ô très glorieuse reine, vos fils, mes maîtres, attendent de vous que vous preniez une décision ; que vous décidiez du sort de vos petits-fils. Désirez-vous qu’ils vivent après qu’on aura coupé leur chevelure, ou bien préférez-vous qu’ils soient égorgés ?
        - Plutôt morts que tondus !! ».
        C’est sorti, comme ça, dans l’indignation. Elle les voit rois, et non moines. Qu’à cela ne tienne, on n’attendait que cette parole à prendre pour argent comptant. Arcadius se frotte les mains et repart à l’autre bout du palais ramener la nouvelle à ceux qui l’emploient.
        Hlodhari entend la réponse. Dégaine son scramasaxe et se rue sur Theudbald, le couche au sol, lui plonge la lame sous l’aisselle. Dans un corps de onze ans, ça rentre bien. Tous les témoins sont un peu surpris. Gunthari n’a que neuf ans et n’en mène pas large : il file se réfugier près de Hildbehrt. Un peu versatile, ce dernier tente de calmer son frère et de défendre le neveu. Des menaces de mort le font changer rapidement d’avis. Il laisse tuer le second.

        Hlodhari a à peine essuyé sa lame qu’il demande à voix basse à Arcadius pourquoi on n’a pas réussi à capturer l’autre rejeton de Hlodmar.
        - « Maître, c’est Siegmar, le précepteur. Il a convaincu les autres leudes d’empêcher qu’on l’emmène. Il nous a insultés. Il l’a fait conduire en lieu sûr.
        - J’espère que ce sera dans un monastère, alors ! Et qu’on lui rasera le crâne ! Quant à ce Siegmar, qu’il n’en sorte pas vivant... »

                                                        *

        C’est exactement à ce moment que cela tourne mal pour lui. Ce fameux jour où des nervis dûment chapitrés l’attendent à la sortie du monastère. En entendant hennir les chevaux, il s’est mis en garde. D’un coup d’épaule, il a fait passer son bouclier devant. Il a sorti sa lame dans un crissement de métal. Des hommes arrivent, qui sautent de leurs montures.
        Il envoie un agresseur à terre d’un coup d’umbo, mais ne voit pas venir l’angon qui traverse le plateau de son bouclier. Lorsque son lanceur fonce sur lui et pose le pied sur le manche déjà bien lourd dont l’extrémité racle le sol, il doit lâcher son arme de défense. Il tente un moment de résister, scramasaxe en main, mais il est cerné, et un coup d’estoc bien ajusté dans la colonne vertébrale lui rompt la moelle épinière. Il tombe comme une masse.
        Son cadavre est traîné par les pieds, jusque dans la basse-cour de la ferme du monastère, et jeté sur un tas de fumier.

        Quelques heures après, à la nuit tombée, il revient à la vie, le dos encore brûlant. Plus de bruit autour de lui. Que de l’ombre, propice à s’esquiver. Mais il est mort devant une dizaine de personnes. Donc grillé.
        Il n’a plus envie de participer à la vie publique. Changer d’air, de vie, de têtes. Partir à contre-courant des mouvements d’invasions. Vers l’Est, le Nord-Est même. Ses chevaux sont toujours à l’écurie. Il passe furtivement prendre quelques effets personnels dans les appartements du prince où il logeait, jette tout dans deux grands sacs, retourne aux écuries et prépare selles et harnais. Profitant de l’obscurité, il quitte discrètement le bourg.

        Il ne saura que bien plus tard que Hlodwald, tonsuré, a fait son chemin au monastère. Connu dans les livres pieux sous le nom de Clodoaldus, il ferait une belle sortie sous le nom de saint Cloud. Mais c’est une autre histoire, une histoire de calamités et de miracles auquel lui n’avait pas droit. Il vivait hors du temps, hors de Dieu.



*


- II –
Dans les limbes



        Il ne comptait pas les journées. Il en fallut plusieurs pour sortir du royaume franc et passer chez les Saxons. Il évitait les rares agglomérations, pour ne pas voir d’enfants courir en jouant à la sortie des villages, pour ne pas lire sur leurs faces sales l’ombre approchante de la mort. Le ciel était bas, le sol gorgé d’eau, souvent, surtout lorsqu’il s’éloignait des routes et des chemins pris par les tombereaux des paysans.
        Il cessa de se raser les côtés du crâne, des tempes au tour des oreilles, et garda les longueurs du dessus et de l’arrière, relevée en queue-de-cheval. De même, sa barbe poussait et commençait à noyer l’épaisse moustache qui se mariait bien avec le col en peau de loup de sa cape de laine ocre. Il campait dans des ruines de maisons, les rafistolaient parfois pour s’y reposer deux ou trois jours, ne s’approchant des zones habitées que pour se ravitailler.
        Il avança un peu plus vers l’Est, au sud de la péninsule du Jutland.

        Le silence était écrasant, comme le poids d’un corps aimant. La terre molle, les herbes hautes étaient autant de litières où coucher ses rêveries moroses. Il se sentait libre, pour un temps, de la tyrannie du sang. Il était là où la mort se tait, où la vie chuchote à peine.
        Il arriva, au soleil couchant, à une maison abandonnée mais en bon état. Épidémie ou départ précipité pour d’autres territoires, en tout cas les gens d’ici avaient emporté tout ce qui avait la moindre valeur, la moindre utilité. Il s’installa dans la pièce unique, amassa de la paille de sphaigne dans un coin afin de s’en faire une couche et sortit ses provisions. Pour cuire des galettes et affronter le froid de la nuit à venir, il sortit chercher de quoi faire du feu. Quelques arbustes donneraient des branches, mais surtout la terre noire qu’il avait repérée, la tourbe, ferait un excellent combustible.
        À une portée d’arc, il s’accroupit et tailla quelques briques de terre avec son couteau à désosser. Lorsqu’il eut fini, l’excavation avait vaguement la forme d’une tombe, en longueur et largeur, mais n’était profonde que de deux paumes. Il fallait faire deux voyages. Au premier retour à la maison, il jeta les briques dans un coin et sortit d’une bourse pendue à sa ceinture un briquet. Pinçant le morceau d’amadou entre le majeur et l’index, le silex entre l’index et le pouce, il battit la pierre avec le morceau de fer enrichi en carbone. Les étincelles jaillirent en rafales, firent naître une braise sur le morceau de champignon, qu’il communiqua aux brindilles d’herbes sèches. Lentement, passant de brins en brins, le feu prit. Il pouvait aller chercher la deuxième partie de son stock.
        Au bord de l’excavation, il ressentit une sensation étrange, un bourdonnement diffus dans son oreille interne. Il chargea rapidement les blocs de terre et s’en retourna. Tout en marchant, il ne pouvait s’empêcher de penser au signal caractéristique de la présence d’un autre Immortel. Dans le trajet qui le ramenait à la maison, la sensation disparut.
        La nuit recouvrait maintenant la plaine déserte, mais alors que ses galettes cuisaient lentement sur une pierre chaude, il ressortit et retourna vers le trou, en protégeant de la main la flamme d’une petite lampe à huile. La vibration était toujours là, émanant du sol. Il hésita un moment, mais il était trop tard pour creuser. Il avait faim, sommeil. Il rentra au chaud et mangea. Mais dormit très mal. Comment trouver l’apaisement, lorsqu’on sent cette présence obstinée, à quelques pas, comme un appel ?
        Au matin, il démonta une des étagères vides tendues entre deux montants en bois, sur le mur en torchis. Cette pelle de fortune lui permit de continuer à creuser, jusqu’à ce qu’il parvienne, dans un angle de la fosse, à mettre à jour quelque chose de sombre et de coudé, qui n’était visiblement qu’une petite partie d’un corps. Il fallut déplacer ses efforts et creuser à côté du trou déjà fait, et cela prit du temps. Finalement, il dégagea un corps momifié, raide, un peu de chair et de peau sur les os. Le visage était assez bien conservé. C’était celui d’une jeune fille, aux cheveux relevés en chignon, et l’expression paisible de ses yeux clos, voire d’un léger sourire, contrastait avec l’état de sa gorge, fripée et fendue, encore ceinte d’une cordelette tressée.
        Le bourdonnement en lui s’affaiblit peu à peu : il se familiarisait à sa présence. C’était un phénomène réflexe, totalement indépendant de la volonté, comme le retour à la vue nette après un éblouissement.
        Elle était nue, décharnée, la peau noircie et luisante. Il était difficile de concevoir qu’un peu de vie tenace habitait encore ce cadavre si léger, alors qu’il le portait dans ses bras, vers le ruisseau, de l’autre côté de la maison. À genoux dans les hautes herbes, il l’immergea, le frotta, le lava de la tourbe qui s’accrochait aux plis, aux creux du corps, et aux cheveux secs comme de la filasse. Les cailloux blancs, au fond du lit, heurtaient sèchement les têtes des os affleurant sous la peau racornie.
        Il ne savait qu’en faire : la laisser dehors, sous l’auvent de chaume, ou la mettre à l’intérieur. Bien que la vie ne se fût pas complètement retirée de ce corps, il était si abîmé par des siècles de macération et d’asphyxie qu’elle serait longue à revenir. Au terme de ses hésitations, il choisit de le faire entrer sous son toit.
        Il ne prit pas la peine de l’essuyer, et le déposa à même le sol de la maison, à l’opposé du coin où il avait établi son foyer et sa litière.
        De loin, il l’observait. Elle était nue, mais il ne jugea pas nécessaire de la couvrir. Elle ne pouvait ressentir ni froid ni honte.
        La lueur du feu peinait à atteindre le fond de la pièce. On aurait dit un cadavre carbonisé, quoique la peau noire, qui semblait souple et dont on distinguait parfaitement les pores et les plis d’expression, démentît que le feu ait commis le moindre ravage. Les cheveux, surtout, avec leurs reflets roux, laissaient penser qu’elle dormait.
        Loin au sud, il y a très longtemps, les Egyptiens conservaient les corps de leurs défunts, après une longue et savante préparation, avant de les enfermer dans des sépulcres somptueux ou de modestes grottes. Ici, c’était simplement la nature de l’ancien marécage qui préservait les morts...
        Il sursauta. Une mèche de cheveux avait bougé. Mais ce n’était qu’un courant d’air, entré par la porte qui fermait mal. Il faudrait plus de temps que ça pour que la vie revienne dans ce vieux sac vide.

        Tous les matins, il la portait au ruisseau et la lavait, mais elle restait toujours aussi noire. Le quatrième jour, il crut remarquer que ses côtes étaient moins saillantes et qu’il sentait moins les fémurs en saisissant les cuisses, même si une main fermée en faisait toujours le tour. Les tissus se reconstituaient peu à peu. Le même travail s’effectuait probablement à l’intérieur de la cage thoracique, regonflant les viscères.
        Deux jours encore, et le processus s’accentua. Elle était plus lourde, et moins raide. Quand il la portait dans ses bras, les genoux pliaient et le bas des jambes se balançait doucement.
        Dans la maison, il l’entreposait maintenant le long du mur, près du feu. Même si elle restait une vision macabre, il s’y était habitué, et il était curieux d’observer son retour à la vie. La plaie de la gorge commençait à se refermer, imperceptiblement. Le cou restait pourtant terriblement froissé et gardait la trace profonde de la cordelette qu’il avait ôtée le premier jour. Les doigts écartés, il fouilla méthodiquement la chevelure et sentit la trace d’un coup violent, derrière l’oreille droite.

        Chaque jour, maintenant, le bain dans le ruisseau atténuait légèrement l’aspect sombre et luisant de la peau. Il la laissait sécher au grand air, puis la rentrait et l’installait allongée près du feu. C’était toujours une chose inerte, mais qui reprenait peu à peu apparence humaine. Il pouvait maintenant modifier sa position, déplier ses jambes et l’allonger sur le dos. Elle commençait à ressembler à une victime de la famine. C’était un corps insensible au froid, et il ne la couvrait pas. Peut-être même prenait-il plaisir à voir la chair revenir sous la peau de moins en moins parcheminée.

        Comme le temps était long, il aménagea la maison pour la rendre un peu plus habitée, et fabriqua une table, deux bancs et un coffre. Il fit un dernier aller-retour au bourg le plus proche, à une demi-journée de cheval, et en ramena provisions, vêtements et ustensiles de cuisine que son or, amassé depuis le début du règne de Hlodweg, lui avait permis d’acquérir sans discussion. Pendant son absence, qu’il avait voulu la plus courte possible, le corps inerte avait encore pris un peu de volume : le ventre était moins creux, le sternum disparaissait dans le creux de la poitrine. Assis près du cadavre en recomposition, il l’effleura de la pulpe des doigts. Le contact était toujours aussi froid, mais de plus en plus souple. La plaie de la gorge était cicatrisée. La balafre s’estomperait progressivement. Il passa la main dans les cheveux, palpa le crâne : la trace du coup à la tête n’était plus perceptible. Il la parcourut du regard, du visage fin aux pieds encore décharnés, s’arrêta un instant sur la toison sèche à peine visible sur la peau sombre, au bas du ventre, et se demanda si elle avait connu l’amour avant le sacrifice.

        À force de lavages quotidiens, elle devint grise. Il semblait que le corps, de l’intérieur, chassait peu à peu le pigment noir de la tourbe. Inexorablement, depuis qu’il avait retrouvé les conditions de la vie, l’air, il travaillait à sa réparation.

        Cinq jours après son voyage à la ville, alors qu’il terminait son repas du soir, il sursauta : le cadavre venait d’être pris d’une unique convulsion et lâchait un râle étranglé.
        Elle était de retour, et jetait autour d’elle des regards de panique. Il ne trouva pas de mots, ne put que s’approcher lentement d’elle, les paumes ouvertes en avant, la prit légèrement aux épaules. La peur s’estompa et elle se blottit dans ses bras. Ce n’est qu’à son contact qu’elle ressentit, par contraste, le froid de l’air ambiant, et elle se mit à grelotter. Il l’enveloppa dans la couverture sur laquelle elle reposait depuis quelques jours, depuis qu’il s’attendait à sa résurrection.
        Demain, il cuisinerait pour deux.
        Il la serra dans ses bras en fredonnant l’air d’une berceuse vandale dont il aimait la mélodie, et elle s’endormit.

        S’il n’avait su quoi lui dire, ce soir-là, le matin qui suivit il s’aperçut qu’elle ne parlait pas. Elle posait sur lui et sur l’intérieur de la maison des yeux parfois effarés ; étrangers et distants à d’autres moments. Il raviva le feu et fit chauffer un bouillon d’avoine, dont il lui tendit une écuelle, avec une cuillère en bois. En mangeant, elle laissait échapper des sons de gorge et des gémissements de satisfaction.
        - « C’est bon ? Tu en veux encore ? »
        Elle ne répondit pas, mais ne semblait pas s’étonner d’une langue inconnue. C’était comme si les paroles étaient passées à côté d’elle, comme le frottement d’un bout de bois sur le sol, ou comme un éternuement, un bruit sans intérêt.
        - « Tu ne me comprends pas, hein ? », dit-il, toujours en francique. L’intonation était si interrogative qu’elle leva les yeux vers lui. Il essaya sans trop d’espoir le latin vulgaire, mais n’obtint pas de réaction. Toutefois, elle avait cessé de manger, comme si, sentant confusément qu’il avait changé de langue, elle comprenait qu’il tentait d’entrer en communication. Elle ne bougeait plus, le regardait en tenant toujours l’écuelle sous son menton. Deux mèches de cheveux trempaient dans l’eau grise, et la vapeur réchauffait son visage.
        Il songea alors qu’elle était plus ancienne qu’il ne l’avait cru, qu’elle était là avant la descente des peuples du Gotland. Des bribes de dialecte cimbrique se rassemblèrent dans son esprit. Pendant qu’il construisait mentalement une phrase, il passa la main sur le front de la jeune fille et écarta les mèches qui baignaient dans l’écuelle, les lissant des tempes au cou. Elle ferma les yeux, esquissa un sourire.
        - « Cela fait longtemps... que tu as perdu les tiens ? »
        Elle rouvrit immédiatement les yeux. Sa lèvre inférieure se mit à trembler. Les mots vinrent, patauds, boiteux.
        - « Longtemps, oui ? Je ne sais pas. Moi, j’ai pas perdu eux. Les miens m’ont perdu moi. »
        Elle refusa les vêtements qu’il voulait lui donner. Comme si elle devait être nue, simplement abritée par la couverture dans laquelle elle s’enroulait. Trop longtemps habillée de tourbe, jusque dans les fibres de l’épiderme, pour supporter à nouveau une robe ou une tunique.

        Les premiers jours, elle ne quittait pas la maison. Puis elle se mit à sortir, toujours avec lui, l’accompagnant quand il chassait ou simplement pansait les chevaux.
        Il voyait bien qu’elle s’attachait à lui, mais d’une manière qu’il n’était pas sûr de bien saisir. De temps en temps, elle brisait le silence et lâchait une phrase comme si elle lui avait brûlé la bouche. Elle progressait plus vite que lui dans cette pratique de l’ancienne langue, et il la suivait comme il pouvait. De toute manière tous leurs mots n’étaient peut-être qu’un sabir reconstitué à la va-comme-je-te-pousse. Il n’était pas sûr qu’elle fût une Cimbre, mais peut-être d’un autre peuple cousin et voisin dans l’espace ou dans le temps. Ils se comprenaient, néanmoins, et bientôt il pourrait lui parler de leur condition, leur don, leurs devoirs, car si elle ne montrait pas le moindre étonnement d’être revenue à la vie, il doutait qu’elle ait jamais su qui elle était vraiment.

        Il aimait s’occuper d’elle, prenait en charge tous les travaux domestiques, préparait les repas, et pas seulement parce qu’elle lui semblait traverser une longue convalescence.
        Jadis, c’était dans une partie perdue de la mémoire, il avait prodigué des soins attentifs à quelqu’un. Tout ça s’était évanoui, mais les gestes revenaient instinctivement, ainsi qu’un vague sentiment de bonheur.

        Les jours passaient, cadencés par la recherche de nourriture, les travaux domestiques, les repas et les veillées. C’était autour du feu, le soir, qu’ils parlaient le plus longtemps, à voix basse, avant de se glisser dans le lit unique. Il avait aménagé une banquette en bois qui les isolait du sol et du froid, et par-dessus, un épais matelas de lin, dans lequel il avait cousu du foin et des herbes odorantes, des peaux de chèvres et de moutons, une couverture de laine.
        Dans son sommeil, elle gémissait, pleurait. Quelquefois, il la réveilla, mais elle refusait de raconter son rêve. Elle chassait momentanément le fantôme, prêt à revenir dès qu’elle franchirait à nouveau le seuil de l’Autre Monde. Alors il la laissait aux prises avec ses peurs, sa mort probablement ; il la laissait se rassurer un peu lorsqu’elle s’agrippait à lui dans un demi-sommeil, l’enlaçait des bras et des jambes, collait sa tête contre sa poitrine. Peut-être que son odeur à lui entrait dans son rêve à elle, pour la protéger. L’imaginait-elle comme un garde du corps, ou un arbre sur lequel elle se réfugiait, vertical dans le songe ?
        Souvent le contact de la cuisse, redevenue pleine, pesant sur son ventre, et celui des lèvres qui épousaient sa hanche lui agaçait les nerfs et échauffait le sang. Il suffisait qu’il tourne la tête et enfouisse le nez dans ses cheveux pour sentir un reste d’odeur de terre et de tombe qui le faisait rentrer en lui.

        - « Ne me laisse pas...
        - Je ne te laisserai pas.
        - Tu ne me feras pas de mal ?
        - Non. Mais... tu dors ou tu es éveillée ?
        - Tu me protègeras ?
        - Mais oui, je suis là.
        - Je dors, oui. Toujours je dors. Je dors dans la terre.
        - Tu en es sortie maintenant. On est tranquilles, à l’abri.
        - Tranquille... Ne me laisse pas m’enfoncer dans les marais. Ne me pousse pas. Pitié. Aime-moi. »

        Les silences du jour avaient le même sens que les litanies murmurées de la nuit. Avait-elle commis une faute, pour qu’on la tue comme ça, pour qu’on l’offre à la terre ? Il imaginait une scène : conduite en un lieu du marais. Par les siens peut-être. Par ceux de son village. Condamnée, « exclue » ? Exécution en petit comité ou sacrifice face à toute la communauté ? Dévêtue avant les coups ou après la mort ? Le coup sur le côté de la tête avant la strangulation, par surprise, pour lui éviter les affres de l’agonie, ou après, pour l’achever ? La cordelette autour du cou, qui presse la carotide, puis le coup de couteau, le sang qui gicle. Offrande. Après le liquide, la chair : le pantin inanimé et mou jeté dans l’eau peu profonde du marais, s’enlisant lentement dans la vase du fond, dont les siècles feront une terre acide et sombre, si bonne à brûler...
        Il faudra qu’il lui parle bientôt de la vie, longue et répétée, de la mort, des duels et des épées. D’une autre horreur, toujours recommencée. Bientôt.



*


- III -
La déraison



        Ils partirent deux mois après qu’elle eut cessé de parler la nuit, loin vers le Sud. Il voulait revoir le Danube. Voir si Regina Castra existait toujours.
        Elle avait fini par accepter de se vêtir d’une tunique de lin, d’une robe de laine tissée et d’une cape à capuche. Et même souri en passant autour de sa taille une ceinture à boucle de métal émaillé. Son plus beau cadeau. Il avait dû insister pour qu’elle consentît à porter des brogues de cuir souple. Elle l’avait laissé les lui passer aux pieds, comme une enfant docile.
        En chemin, ils s’arrêtaient dans des villages saxons, puis thuringiens. Elle ne comprenait pas la langue, lui se débrouillait. Le parler autochtone et le francique avaient quelque parenté. De toute manière, elle n’avait rien à demander aux inconnus, et ne le quittait jamais d’une semelle.
        Dans les bourgades les plus importantes, ils logeaient dans les granges des auberges, comme mari et femme, alors qu’ils dormaient toujours rivés l’un à l’autre comme frère et sœur. Ils chassaient leurs angoisses en silence, elle d’être un jour séparée de lui, lui de ne pas parvenir à lui révéler leur secret, et de ne pas la préparer à être autonome. Mais comment faire ? Comment la former à ce métier si dur, elle, fine comme un chevreau encore tremblant sur ses pattes ?

        On s’étonnait souvent de leur équipage : il était rare qu’un couple isolé voyageât ainsi. Un homme d’armes n’allait pas par les chemins accompagné de sa femme ou de sa fille, et il était trop armé, avec trop peu de bagages pour passer pour un commerçant. Si elle était fille de grande naissance, alors son escorte était trop maigre... Non, décidément, ils intriguaient. Mais, même en ces temps troublés, on ne cherchait pas forcément noise au voyageur de sombre humeur.

        Quelques jours avant d’arriver à Regina Castra, il choisit de bivouaquer loin de toute habitation. Le temps était doux et sec, et elle l’aida à construire une cabane et à s’occuper des chevaux.
        - « Pourquoi on ne s’est pas arrêtés dans une auberge ?
        - Je dois te parler, et je préfère que nous soyons seuls. »
        Pendant le repas, il lui demanda ce qu’elle savait de la vie et de la mort, de sa propre vie, de son passé. Elle s’immobilisa et fixa les pierres qui délimitaient le feu de camp.
        - « Je... je ne sais pas. Je n’aime pas penser à ça. Je n’ai pas compris où sont passés les gens de mon village, et pourquoi je me suis retrouvée avec toi.
        - Avant que tu me rencontres, que t’est-il arrivé ?
        - Je ne me souviens pas... Je n’ai pas envie d’y penser. Je ne suis pas sûre... C’est embrouillé dans ma tête.
        - On t’a fait du mal ?
        - Je ne sais pas... »
        Sa bouche qui tremblait et les larmes qui inondaient son écuelle de lentilles répondaient autrement.
        - « Tu as déjà vu quelqu’un se blesser, et être soigné ?
        - Oui... Je crois. Mon petit frère s’était blessé la main avec un morceau de bois pointu...
        - Il a guéri ?
        - Oui.
        - Ça a pris du temps ?
        - Oui.
        - Regarde ! »
        Il s’ouvrit le poignet avec son couteau, en grimaçant. Elle frissonna en voyant le sang jaillir.
        - « Regarde bien. »
        Il épongea le sang avec une touffe d’herbe et tendit la main vers la lueur du feu. Elle se força à regarder la plaie, qui la fascinait. Ils ne parlaient plus. Cela dura quelques minutes, mais les chairs se refermaient, avec la lenteur sûre et obstinée d’une limace. Le rouge tourna au rose, qui vira au blanc. La cicatrice était nette, propre. Il gratta de l’index de l’autre main quelques écailles de sang séché.
        - « Dans une heure, le trait blanc aura disparu. Tu vois, je ne suis pas comme les autres. Et toi non plus. Tu as reçu de graves blessures, à la tête et à la gorge. Des blessures mortelles. Tu étais morte et tu es revenue à la vie. Toi et moi, et quelques autres, nos sommes immortels. Ou presque. »
        Elle ne disait rien. Alors il passa à l’étape suivante. Pas de vieillesse. Pas de maladie. La guérison de toutes les blessures, sauf une, la tête séparée du corps. La fin de l’immunité, la perte de l’énergie vitale. Les autres Immortels, avides de survie. Le Jeu, ses règles. Les duels, les épées et autres armes tranchantes. La nécessité d’affronter les autres — les semblables — pour survivre.
        Après une accalmie, après la surprise et la curiosité, elle s’était reprise à pleurer, et pleurait de plus belle, à mesure que l’avenir se peignait de contours plus précis.
        - « Je ne veux pas... tu as beaucoup tué, toi ?
        - Oui... C’est la seule façon.
        - Et si je reste avec toi ? Tu me défendras...
        - Oui, mais je ne serai peut-être pas toujours là. Il faut que tu puisses sauver ta vie toi-même.
        - Tu vois, tu penses déjà à me laisser...
        - Non. Mais je ne serai pas toujours victorieux. Si je meurs...
        - Alors je me laisserais tuer.
        - Ce n’est pas une bonne solution. »
        Elle finit son repas, mécaniquement, sans lever les yeux, puis se leva et marcha dans l’herbe, hors de portée de la lumière. Comme si elle bravait sa peur, comme si elle allait défier l’ombre, les frayeurs, la mort. Il l’entendit fredonner une complainte, dont il pensa qu’elle devait dater du temps des Cimbres. De temps à autre, un hoquet hachait la mélodie.

        Elle savait. Apprendre à se battre était autre chose, mais maintenant elle savait, et elle lui en savait gré. Il lui avait parlé aussi du refuge que constituaient les sols sacrés, temples de divers cultes, cimetières, tous ces lieux chargés de la foi des mortels et peut-être caressés de la pensée des dieux. Mais elle fermait la sienne à cette idée.
        - « Les dieux ne m’abriteront pas. Je ne veux pas de leur protection. S’ils doivent me dévorer, qu’ils le fassent. Je ne veux plus entendre parler d’eux.
        - Il le faudra bien, pourtant. Le Dieu unique a ses temples partout maintenant. Ses serviteurs sont nombreux et puissants. Tu n’es pas obligée de croire. Sache seulement qu’en terre consacrée, on ne peut te combattre, ou t’attaquer. »

        Ils chevauchaient vers Regina Castra. Elle lui semblait plus fragile mais plus déterminée. Le hongre sous elle était nerveux, faisait souvent des écarts.
        - « On arrive bientôt ? », demanda-t-elle avec impatience.
        - « On y sera ce soir.
        - On rencontrera d’autres Immortels ?
        - Peut-être.
        - Comment je les reconnaîtrai ? Tu m’as dit qu’on le sentait dans sa tête.
        - Si je m’étais éloigné suffisamment de toi pendant quelques heures depuis que tu es ressuscitée, tu l’aurais senti à mon retour. Mais on est toujours ensemble...
        - Tu dis ça comme si tu me le reprochais.
        - Mais non. Ne fais pas l’enfant... »

        La ville s’était dotée de remparts. Le temps où Rome écrasait tout de sa superbe était terminé. La sécurité avait disparu depuis longtemps déjà, depuis que du Levant et du Septentrion d’autres vagues de peuples étaient venues porter leur faim sur l’empire.
        - « Regina Castra. Mais autrefois, cela s’appelait Ratisbona. »
        Elle s’émerveillait des rues, des bâtiments de pierre, si hauts. Elle ne remarquait pas le délabrement de certains d’entre eux. Il lui montra le forum, dont la taille avait été considérablement réduite par de nouvelles constructions, un temple qui menaçait ruine.à côté d’une église flambant neuve, un petit amphithéâtre aux gradins envahis d’herbes folles.
        Le soir, à l’auberge, à la lueur de la lampe à huile, face aux yeux brillants de curiosité de la jeune fille, il résuma les dernières générations de mortels. Elle assimilait avec attention. Mais ses yeux commençaient à se fermer.
        - « Dormons. Demain, nous irons aux bains. »

        Il l’emmena aux thermes, mais lorsqu’elle se rendit compte que les bains des hommes et ceux des femmes étaient séparés, et qu’ils allaient prendre des couloirs différents pour aller à leurs vestiaires, l’angoisse la prit et elle refusa de le quitter.
        - « Cela ne fait rien. Allons nous baigner dans le fleuve. »
        Ils le longèrent un certain temps, en dehors de la ville, jusqu'à trouver un endroit sans danger, avec des petites anses d’eau calme où les roseaux poussaient.

        Ils jouent dans l’eau, douce et grasse sur leur peau. Elle s’esclaffe, l’invite à plus s’écarter du bord, mais il tient à ne pas s’éloigner des vêtements et de ses armes, qu’il peut rejoindre en quelques bonds. Alors elle nage vers lui, éclabousse son visage en poussant des cris, puis elle l’enlace en frissonnant. Elle a les cheveux plaqués sur le crâne, rejetés en arrière, et un large sourire qui ressemble au bonheur. Il sent cette chair ferme et souple, fraîche et chaude à la fois sous l’eau, et ne sait pas comment nommer cette connivence, qui n’est pourtant pas du désir. Ils ne sont ni amants, ni frère et sœur, et pourtant si proches. Il lui frotte le dos, provoquant des saccades hachées dans ses paroles et son rire...
        ...Qui s’interrompt soudain. Elle grimace de douleur, et il sent, bien moins péniblement, une vibration lui vriller le tympan. Il la lâche, sort de l’eau et en trois pas sur la berge rejoint le bouquet de roseaux où gisent leurs affaires. Le cheval à l’approche est encore à bonne distance, et n’avance qu’au pas. Il enfile rapidement ses braies, en noue la ceinture et ramasse son épée qu’il laisse dans le fourreau. Il n’est pas bon d’aller trop avant dans la provocation des gestes.
        Le cavalier approche, l’aperçoit, arrête sa monture à quelques pas.
        Ils se regardent sans parler. Elle a voulu sortir aussi, mais s’est arrêtée à mi-corps hors de l’eau. L’inconnu l’a vue et une lueur s’est allumée dans ses yeux.
        Elle a croisé ses bras sur sa poitrine.
        - « Alors, que ferons-nous ? »
        Le cavalier écarte le pan de son manteau rouge, du côté droit, et découvre la garde de son épée. Il regarde les remparts de la ville où il arrivera dans quelques instants. Il répond à la question :
        - « Je ne crois pas que ce soit l’endroit. Ni vous ni moi n’en avons l’envie, pour l’instant. »
        Il pique des éperons.
        - « Qui est-ce ? », demande-t-elle.
        Il quitte des yeux le cavalier qui s’éloigne et se tourne vers elle. Avant même de répondre, il a remarqué le trouble dans sa voix, dans son regard.
        - « Un Immortel, comme nous. Pas commode, à ce que j’ai senti. Et à sa mise et son équipement, un Sarmate.
        - Qui sont-ils ?
        - Ils sont venus de Perse, loin au sud-est, comme mercenaires de l’empire. Il y a déjà quelques siècles. Allez, rhabille-toi ».

        Il était doublement inquiet, flanqué d’une Immortelle rétive à toute idée de violence, et sachant par ailleurs qu’un des leurs séjournait dans la même cité qu’eux. Ils changèrent d’auberge. Il en choisit une en fonction de ses accès, entrées et sorties. Leur chambre était à l’étage, spacieuse et claire. Une chambre de négociant ou d’officier. Une fenêtre à carreaux de verre sertis de plomb jetait sur les dalles du sol une lumière multicolore.
        Elle était agitée, passait beaucoup de temps à la fenêtre, à observer l’agitation de la rue, le va-et-vient devant les échoppes.
        Il la surprenait à la dérobée, et craignait que la tentation de l’inconnu ne l’aveugle. Que savait-elle des dangers que pouvait représenter un cavalier de belle prestance, elle qui avait passé sept cents ans d’innocence dans le berceau de la tourbe ?

        - « Que regardes-tu ?
        - La rue. Si on sortait ?
        - On est mieux ici.
        - Il est là ! Il est dans les parages ! Tu le sens ?
        - Oui. Reste ici. Tire le loquet derrière moi. N’ouvre qu’à moi. »

        Dans la rue, il se laissa guider par la sensation de présence de l’Immortel. Il fendait la cohue, jusqu’à sentir l’accélération plus forte. Il vit enfin l’homme au manteau rouge assis à une table de taverne, sous des arcades. Il se restaurait de pain gris, de fromage et de légumes, d’olives en saumure. Ils engagèrent la conversation. L’un comme l’autre, ils avaient réticence à se présenter.
        Le Franc demanda :
        - « Que veux-tu ? Paix ou guerre ? Je n’ai pas le cœur à ce qu’on joue avec mes nerfs. »
        Le Sarmate, tout en mâchant une olive, prit tout son temps pour recracher le noyau dans sa main pliée.
        - « Essuie ton front, barbare. Tu transpires. »
        Siegmar ricana.
        - « Tu te prends pour le fleuron des Romains ? Si tu ne veux pas me répondre, va te faire foutre en Macédoine ! Je ne cherche pas à collectionner les têtes ! Mais si c’est ce que tu veux, toi, je ne me laisserai pas faire.
        - Huuumm... Paroles fortes à entendre... Et les actes, oui, je serais curieux de les voir. Tu n’aurais pas peur que... je te ravisse ta compagne ?
        - Si tu lui fais du mal, je te couperai en beaucoup de morceaux avant de m’en prendre à ton cou.
        - J’en tiendrai compte. »
        Il était furieux contre lui de s’être ainsi laissé emporter par la colère. Une rage qui n’avait pu s’éteindre, depuis des années, qui s’épanchait rarement mais qu’il ne maîtrisait pas. Il retourna à l’auberge.

        - « Tu l’as vu ? Tu lui as parlé ?
        - Oui. On fait nos bagages. On part.
        - Mais pourquoi ?! On est bien ici. C’est beau, il y a du monde.
        - Oui, du monde ! Du monde qui nous épie, qui nous guette, qui attend un moment de faiblesse pour nous percer de sa lame, pour nous trancher la tête, pour boire ce qu’il reste de nous !
        - Mais que t’a-t-il fait ? Je ne l’ai pas senti mauvais...
        - Tu l’as vu une seule fois et tu peux en juger ?
        - Non, hier...
        - Tu l’as vu hier ?
        - Juste par la fenêtre ! Il a levé la tête, il m’a vue. Ses yeux étaient bons.
        - Alors il en a une paire de rechange ! Ceux que j’ai vus ne laissaient pas voir les mêmes qualités d’âme. Je pars. Tu fais comme tu veux. »
        Elle ne savait que répondre, restait immobile, pendant qu’il rassemblait ses affaires. Elle jetait des regards indécis dans tous les sens. Sur lui, courbé sur son sac. Sur la fenêtre, d’où montaient les rumeurs de la rue. Elle jeta une dernière riposte :
        - « Et alors, il te fait peur, et tu fuis ? »
        Il suspendit son geste et la regarda, les yeux brûlants de colère :
        - « C’est toi qui dis ça ? Qui me jette ma peur à la figure ? Tu veux qu’on s’affronte ? Et qu’il me tue ? C’est ça, hein ? Tu détestes la guerre, mais dès qu’il s’agit d’éviter le sang, on parle des braves et des lâches ! »
        Il tira sur la lanière du sac et se releva d’un bond.
        - « Non, attends ! Je viens avec toi. »
        Il attendit sans dire un mot qu’elle finisse de préparer son bagage, et ils quittèrent l’auberge.

        Au fil des jours, ils retrouvèrent leur entente première. Traversant les campagnes de champs et de pâtures, allant de villages en landes désolées, ils retournaient au Nord, vers le pays des tourbières.

        Sans l’avoir vraiment cherché, ils parvinrent un soir à la maison qu’ils avaient quitté quelques mois plus tôt, là où il l’avait trouvée, là où elle avait repris vie. Ils en furent surpris, mais n’en dirent mot ni l’un ni l’autre. La maison était toujours déserte et semblait les attendre. Ils y retrouvèrent les quelques ustensiles qu’ils avaient laissés, des écuelles et des cruches trop encombrantes à emporter. La nuit tombait. Il fallut chercher du bois mort et de la tourbe. Le froid était de retour. À contresens des courants de migrations raisonnables, ils étaient allés passer la belle saison au sud, et remontaient vers le Nord alors que les nuits se faisaient mordantes.
        Ils dînèrent devant un bon feu, sans regret de la maison de maître de Ratisbona, puis se couchèrent sur le lit en bois, l’un contre l’autre, sous l’amoncellement des couvertures. Il lui raconta encore quelques histoires, les aventures des Wisigoths cette fois-ci. Au moment de la succession d’Alaric, elle s’endormit.

        Au matin, il était évident qu’ils n’allaient pas repartir immédiatement. Quelques jours de repos feraient du bien aux chevaux. Ils n’avaient plus beaucoup de temps avant les grands froids, mais ils pouvaient perdre deux ou trois jours avant d’entreprendre le retour vers la Gaule. Il avait dans l’idée d’aller au royaume burgonde, et d’offrir ses services au roi Gundhramn ou à son successeur. Elle était prête à le suivre, et curieuse de découvrir un nouveau pays.
        Il y eut encore une nuit tranquille, avec seulement le bruit du vent qui secouait la porte et emportait violemment la fumée passant à travers le toit de chaume. Puis une autre journée. Il profita de la lumière vive et du ciel dégagé pour réparer ses harnais, recoudre des pièces de cuir, assis devant la maison, sous l’avancée du toit, à l’abri de la bise.

        Pendant la nuit, alors qu’il commençait juste à dormir, une vibration familière le réveilla en sursaut. Elle ouvrit également les yeux et se tourna vers lui. Il était déjà debout, s’habillait et s’armait. Les braises du foyer rougeoyaient encore et lui permettaient de se déplacer dans la pièce. Il ouvrit précautionneusement la porte et se glissa à l’extérieur, sous la lueur de la lune. Il avança dans la pénombre. Les chevaux étaient calmes, maintenant derrière lui, sous l’appentis. Une forme humaine se détacha à quelques pas devant lui. C’était bien l’origine du signal qu’il avait perçu.
        À sa taille, ainsi qu’au tombé de son manteau, il reconnut sans peine le Sarmate, et, à vrai dire, il ne s’attendait pas à rencontrer quelqu’un d’autre.
        Les épées en main, ils n’eurent qu’à engager le combat sans un mot. Siegmar paraît surtout les attaques. Le Sarmate le remarqua et augmenta la vitesse et la fréquence de ses offensives. Lors d’un de ces assauts, particulièrement dangereux, Siegmar sauta en arrière, esquivant au lieu de parer et, contrairement à toute attente, contre-attaqua dans le même enchaînement, d’un grand mouvement de taille de bas en haut, qui atteint partiellement son but. Mais l’autre avait réagi, et ne fut entamé, de la ceinture à la poitrine, que de la profondeur d’un doigt. Il poussa néanmoins un cri de douleur, avant de prendre la fuite et de s’abstraire dans l’ombre.
        Siegmar resta un moment en garde, puis regagna la maison. L’intérieur, pour lui qui venait de la nuit, semblait vivement éclairé par le feu mourant. Elle était à genoux sur le lit, pétrie d’angoisse. Il alluma la lampe à huile.
        - « Où est-il ? Que s’est-il passé ?
        - Je l’ai blessé. Il est parti.
        - On est tranquilles maintenant...
        - Non. Soit il renonce, parce que sa victoire ne lui semble pas assez facile et il ne veut pas prendre ce risque, soit il attend que sa blessure se referme.
        - Combien de temps ?
        - Ça dépend. Le temps d’allumer un feu, ou le temps de faire chauffer un chaudron d’eau. »
        Elle regardait le sol de terre battue et psalmodiait à voix à peine audible : « Qu’il parte ; qu’il parte... »
        Il ne bougeait pas. Assis près du feu, mais les yeux tournés vers la pénombre pour ne pas s’habituer à la lumière. La nuit était suspendue. Il ne pensait qu’à cette longue balafre du ventre à la poitrine, superficielle aux deux extrémités et plus profonde au milieu du parcours. Il imaginait le travail de cicatrisation en cours. Elle était sûrement refermée en haut et en bas. Au centre, le sang ne coulait sans doute plus. Les lèvres de la plaie se refermaient peu à peu. Ensuite...
        Une partie de la nuit passa ainsi, aux aguets. Puis il sentit la présence oppressante naître en lui. Dans la tête et dans la poitrine. Le signal et l’angoisse qui en découlait. L’autre revenait. C’était de plus en plus net : il revenait.
        Elle s’était raidie. Tout était à nouveau à remettre en jeu. Il se leva, contourna le foyer, dégaina son épée lentement en marchant vers la porte. Il fallait se concentrer sur l’idée du combat, chasser la lassitude. Il n’y avait pas d’autre issue. Et surtout, il n’y avait plus que cet horizon à regarder : les gestes du fer, la vie et la mort. Il ouvrit la porte et fit un pas en avant.
        Il avait mal estimé la progression de l’adversaire. Il le croyait encore à quelque distance de la maison, comme s’il était évident qu’ils allaient reprendre l’affrontement à l’endroit où ils l’avaient commencé, dans une sorte de champ ouvert sans limites, mais néanmoins pourvu d’un centre tacitement convenu.
        Il était sur le seuil en train de tirer la porte derrière lui dans un grincement peu discret lorsque le Sarmate surgit de l’ombre, le bras droit déjà armé derrière la tête.
        Siegmar se fige. Quand apparaît l’éclair d’argent, il jette la tête en arrière. C’est le poteau gauche du chambranle de la porte qui reçoit le coup. La lame se fiche dans ce qui fut le tronc d’un jeune hêtre. Le Sarmate tente un effort pour dégager l’épée, qui ne sera pas rendue au premier essai. Siegmar se courbe, passe sous la lame, porte l’estoc aux entrailles. Il retire l’arme immédiatement, bondit sur le côté, et envoie le dernier coup. Le corps s’effondre, et parvient, post mortem, à détacher l’épée du poteau.
        Siegmar titube. Un silence de mort l’envahit, bourdonnant. Que fait-elle, à l’intérieur ? Reste-t-elle prostrée ? Il sent un souffle dans ses cheveux, et l’air ambiant devient laiteux. Tout grésille, et l’orage bleu commence.
        Giflé par un éclair, il dérape sur le sol boueux malgré ses semelles cloutées, et s’affale sur le dos.
        C’est à ce moment qu’elle court hors de la maison, criant et se tenant la tête à deux mains. Elle reste d’abord sur le seuil, là où il se tenait pour attendre le coup de l’adversaire quelques instants plus tôt. Il la voit, mais ne peut rien dire ; l’accélération le dévore. Lequel sortira le premier de sa tétanie ?
        Puis tout se calme, et s’arrête. Le silence révèle alors le hurlement qu’elle pousse depuis qu’elle est apparue. Elle se jette à califourchon sur lui, le roue de coups, à poings fermés.
        - « Pourquoi ?! Pourquoi tu as fait ça ? Mais pourquoi ?!! »
        Il ne peut aligner trois mots. Trop faible, il se laisse frapper. Son corps remue lourdement comme un sac d’avoine.
        Elle s’arrête, tend la tête vers le ciel vide et pousse un dernier cri qui s’achève en sanglots, puis se relève d’un bond et rentre dans la maison, pour en ressortir presque aussitôt, un châle sur la tête et son sac sur le dos. Elle contourne la maison.

        Il parvient péniblement à se relever, fait les trois pas qui le séparent de la maison, s’y appuie pour reprendre son souffle, et la contourne à son tour. Le jour se lève. Son regard se porte sur la grande étendue où les ajoncs se balancent sous la brise du matin. Par là-bas, la fosse d’où il l’a tirée quelques saisons plus tôt. Au-delà, la plaine, vide de toute présence. Elle a déjà disparu.
        Ses jambes sont encore faibles. Il ne pourra pas la rattraper. Il a déjà compris qu’il ne la reverra jamais.
        - « Deruonia ! Deruonia !... Deruonia !! »

        C’est la première fois, et la dernière, qu’il crie son nom.





Notes


Les anciens noms germaniques des personnages de la première partie sont connus dans l’histoire sous d’autres formes, latinisées puis francisées :
Raginhari (de ragin, conseil, et hari, armée) : Ragnachaire, Régnier
Hlodweg (de hlod, gloire, et weg, voie, chemin) : Clovis (Louis)
Hlodhilda (de hlod, et hild, combat) : Clotilde
Theudrich (de theud, peuple, et rîc, ou rich, puissant) : Théodoric, Thierry
Hlodmar (de hlod, et mar, grand, célèbre) : Clodomir
Theudbald (de theud, et bald, audacieux) : Théodebald, Thibaud
Gunthari (de gund, combat, et hari) : Gunther, Gonthier
Hlodwald (de hlod, et waldan, gouverner) : Clodoald, Cloud
Hildbehrt (de hild, et behrt, brillant, illustre) : Childebert
Hlodhari (de hlod, et hari) : Clotaire
Sigmund (de sig, victoire, et mund, protection) : Sigismond
Gundhramn (de gund, et hramn, corbeau) : Gontran

Leur histoire fut rapportée par Grégoire de Tours dans l’Historia Francorum.

Regina Castra est devenue Regensburg en allemand, Ratisbonne en Français.




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