Le Bus

Jaouen
Jaouen20Ayahoo.com
20&23 mai 2003

 
        Il ne l'avait pas remarquée tout de suite.
      Elle était montée avec un groupe de lycéens au cours d'un arrêt ensoleillé. Il y avait eu des cris en direction de leurs camarades restés devant le fronton du lycée, des rires, des chuchotements, quelques bousculades.
        Puis le bus avait lentement retrouvé son calme, au fur et à mesure que le petit groupe s'égrenait le long du trajet. Bientôt il n'en resta plus que trois, plus que deux, plus qu'elle.
        Du coin de l’œil, il l’avait vue rire aux blagues de ses camarades, échanger quelques mots avec certains d’entre eux. Et maintenant qu’elle était seule, tournée vers la vitre et Paris qui se déroulait le long du bus, il se surprit à la regarder plus attentivement. Il y avait quelque chose de familier dans son regard pensif, dans sa façon de sourire, dans la manière dont elle repoussait une mèche en arrière... Il attendit un peu, laissant les souvenirs affluer d’eux-mêmes. Ils vinrent, un par un.
        Elle lui rappelait une jeune fille dont il avait un jour croisé le chemin aux abords d’un petit village asiatique. Il lui avait demandé sa route. Ils avaient discuté. Il ne devait passer là bas qu'une nuit, il était resté le temps de l'épouser, de la voir mourir en couches, d'élever un fils qui n'était pas le sien et qui la lui avait prise. Il était revenu, plusieurs fois. Il y avait retrouvé un homme, pilier de sa communauté. Au cours des siècles, de passage dans la région, il avait machinalement essayé de retrouver dans les visages des gens qu'il rencontrait ceux de Bao Anh et de Minh Duc.
        Il se surprit à les chercher sur les traits fins de la fille, dans ses cheveux d’un noir profond, sur sa peau légèrement dorée. Elle mêlait dans son sang l’Asie et l’Europe, portant en elle toutes les richesses de ce continent géant qu’il avait arpenté durant des millénaires.

        Les stations défilaient, une à une, et il ne pouvait détacher d’elle son regard. Il prit lentement conscience du fait qu’il avait commencé à éprouver ce qu’il n’avait pas ressenti depuis très longtemps. C’était devenu trop compliqué, difficile pour les siens, impossible pour lui. En ce siècle de libertés, on était moins tolérant envers les différences d’ages, il était plus ardu de se faire accepter.
        Il se prit à espérer pourtant. Il y avait des endroits où c’était encore possible. Elle avait l’age idéal, il aurait d’abord l’air d’être de sa génération avant qu’il ne la sente prête à entendre la vérité, avant qu’il ne lui dise qui il était. Certains le dissimulaient, s’en arrangeaient quelques années avant de disparaître. Il ne pouvait se le permettre. Les gens s’attendaient toujours à le voir terminer sa croissance, mûrir, devenir l’homme qu’il ne serait jamais. Même s’il l’avait voulu, il ne pouvait cacher à celles qu’il aimait ce qu’il était réellement.
        Le regard des autres, les formalités administratives, les réalités économiques, tout se mettait en travers de son chemin. Mais ce qu’il ne pouvait faire ici, ils pouvaient le faire ailleurs.
        Il s’enfonça dans son siège, la tête appuyée contre la vitre. Réfrénant les espoirs et les désirs qui naissaient toujours plus nombreux, il voyait se dérouler leurs futurs.

        Ils parcourraient peut-être le monde, témoins de ses merveilles, voyageurs éternels avides de nouvelles découvertes, engrangeant les souvenirs de milliers d’endroits, s’intégrant pour quelques mois au sein des peuples rencontrés, sans jamais atteindre les limites de la diversité de cette planète.
        Ils pourraient aussi s’installer dans une tranquille vallée nichée au creux de collines sauvages, isolés des troubles du reste du monde, où ils passeraient le reste de sa vie. Elle mourrait dans ses bras, entourée des amis qu’ils s’y seraient fait.
        Elle voudrait des enfants peut-être, et il la laisserait faire. Il la conseillerait même sur les différentes manières de s’y prendre, développées au fil des siècles, et ils choisiraient ensemble le père. Un père, même biologique, c’était important. Ils les élèveraient, leur apprendraient à subvenir à leurs besoins et à ceux de leur famille, à protéger les leurs, à défendre leur terre. Il leur ferait aussi découvrir le monde plus vaste qui les entourait, les millénaires de sciences et de savoirs qui les auraient précédés. Ils en feraient des êtres sages et éclairés, bien plus intégrés dans le monde des hommes qu'il ne l'avait jamais été. Il était doué pour ça. Il en avait toujours été le premier étonné, mais il avait un certain talent pour élever des enfants. Ou peut-être n’en voudrait-elle pas, et ils auraient une vie tranquille, à l’ombre des manguiers, prenant soin de leurs terres.
        Peut-être aussi aurait-elle envie de vivre dans une grande ville, de sentir autour d’elle la frénésie humaine, le chaos de la circulation. Elle serait artiste, ou médecin. Ils devraient cacher au monde ce qu’ils étaient l’un pour l’autre, mais il avait une certaine expérience en la matière, il en avait l’habitude, ça ne le dérangerait pas.

        Un arrêt un peu brutal le projeta contre la cloison du bus, le rappelant à la réalité de l’étui fixé contre son mollet droit, du couteau soigneusement rangé dans sa poche, du neuf millimètres chargé à peine dissimulé dans son sac à dos. Il pressa son genou contre la cloison, enfonçant le manche de la courte dague dans sa chair.
        Il examina à nouveau son visage rêveur, plongé dans la contemplation des vieilles pierres qui défilaient devant eux.
        Ils devraient peut-être fuir, poursuivis sans fin par des tueurs centenaires qui n’auraient de cesse avant d’avoir sa tête, ou se cacher pour avoir un semblant de tranquillité. Ils seraient témoins de la fureur de ce monde, des guerres et des massacres, de tout ce que l’humanité faisait de pire. Ils devraient peut-être suivre leur exemple, pour gagner quelques années, quelques mois, quelques jours.
        Elle mourrait peut-être dans ses bras, non pas de vieillesse mais défigurée par un monstre immortel ayant voulu jouer un peu plus longtemps avec sa proie. Il finirait peut-être sa longue vie devant ses yeux, terrorisée par cette tempête électrique qui lui ravissait celui qu’elle pensait garder inchangé pour l’éternité.

        Il n’avait nul moyen de prévoir l’avenir, nulle garantie sur ce que leur réservait le futur. Il avait déjà vécu ça, c’était un pari qu’il avait déjà fait, qu’elles avaient fait avec lui, en toute connaissance de cause.

        L’affichage lumineux se modifia, précédant de quelques secondes un nouvel arrêt.
        Elle agrippa le pilier métallique, se leva d’un mouvement souple, jeta un bref coup d’œil en arrière pour vérifier qu’elle n’avait rien laissé, et se dirigea vers les portes. Au moment de poser le pied à terre, elle se retourna et lui lança un sourire timide avant de poursuivre sa route.

        Pendant un instant, il tint le fil de sa vie entre ses mains. Il était maître de sa destinée. Il pouvait la laisser s’enfoncer dans la foule anonyme, ne subsister qu’à l’état d’un bref souvenir. Ou il pouvait descendre à son tour, la rattraper, se présenter. Il la raccompagnerait jusqu’à chez elle, parlant de l’actualité cinématographique, des derniers livres qu’ils avaient lus, des derniers CDs écoutés, de leurs voyages respectifs. Au fil des semaines, ils deviendraient amis. Et plus tard, peut-être, si elle lui plaisait, si il lui plaisait, il s’appliquerait à transformer cette amitié en quelque chose de plus profond.
        Il pouvait l’entraîner dans son monde, bouleverser sa vie, changer l’univers de ses possibles. Il n’avait qu’un geste à faire, dérisoire, dont tout découlerait.

        Lentement, il desserra le poing, relâchant le fil, la laissant s’envoler.