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Il
ne l'avait pas remarquée tout de suite.
Elle était montée avec un groupe de lycéens au cours d'un arrêt ensoleillé. Il y avait eu des cris en direction de leurs camarades restés devant le fronton du lycée, des rires, des chuchotements, quelques bousculades. Puis le bus avait lentement retrouvé son calme, au fur et à mesure que le petit groupe s'égrenait le long du trajet. Bientôt il n'en resta plus que trois, plus que deux, plus qu'elle. Du coin de lil, il lavait vue rire aux blagues de ses camarades, échanger quelques mots avec certains dentre eux. Et maintenant quelle était seule, tournée vers la vitre et Paris qui se déroulait le long du bus, il se surprit à la regarder plus attentivement. Il y avait quelque chose de familier dans son regard pensif, dans sa façon de sourire, dans la manière dont elle repoussait une mèche en arrière... Il attendit un peu, laissant les souvenirs affluer deux-mêmes. Ils vinrent, un par un. Elle lui rappelait une jeune fille dont il avait un jour croisé le chemin aux abords dun petit village asiatique. Il lui avait demandé sa route. Ils avaient discuté. Il ne devait passer là bas qu'une nuit, il était resté le temps de l'épouser, de la voir mourir en couches, d'élever un fils qui n'était pas le sien et qui la lui avait prise. Il était revenu, plusieurs fois. Il y avait retrouvé un homme, pilier de sa communauté. Au cours des siècles, de passage dans la région, il avait machinalement essayé de retrouver dans les visages des gens qu'il rencontrait ceux de Bao Anh et de Minh Duc. Il se surprit à les chercher sur les traits fins de la fille, dans ses cheveux dun noir profond, sur sa peau légèrement dorée. Elle mêlait dans son sang lAsie et lEurope, portant en elle toutes les richesses de ce continent géant quil avait arpenté durant des millénaires. Les stations
défilaient, une à une, et il ne pouvait détacher
delle son regard. Il prit lentement conscience du fait quil
avait commencé à éprouver ce quil navait
pas ressenti depuis très longtemps. Cétait devenu
trop compliqué, difficile pour les siens, impossible pour lui.
En ce siècle de libertés, on était moins tolérant
envers les différences dages, il était plus ardu de
se faire accepter. Ils parcourraient
peut-être le monde, témoins de ses merveilles, voyageurs
éternels avides de nouvelles découvertes, engrangeant les
souvenirs de milliers dendroits, sintégrant pour quelques
mois au sein des peuples rencontrés, sans jamais atteindre les
limites de la diversité de cette planète. Un arrêt
un peu brutal le projeta contre la cloison du bus, le rappelant à
la réalité de létui fixé contre son
mollet droit, du couteau soigneusement rangé dans sa poche, du
neuf millimètres chargé à peine dissimulé
dans son sac à dos. Il pressa son genou contre la cloison, enfonçant
le manche de la courte dague dans sa chair. Il navait nul moyen de prévoir lavenir, nulle garantie sur ce que leur réservait le futur. Il avait déjà vécu ça, cétait un pari quil avait déjà fait, quelles avaient fait avec lui, en toute connaissance de cause. Laffichage
lumineux se modifia, précédant de quelques secondes un nouvel
arrêt. Pendant
un instant, il tint le fil de sa vie entre ses mains. Il était
maître de sa destinée. Il pouvait la laisser senfoncer
dans la foule anonyme, ne subsister quà létat
dun bref souvenir. Ou il pouvait descendre à son tour, la
rattraper, se présenter. Il la raccompagnerait jusquà
chez elle, parlant de lactualité cinématographique,
des derniers livres quils avaient lus, des derniers CDs écoutés,
de leurs voyages respectifs. Au fil des semaines, ils deviendraient amis.
Et plus tard, peut-être, si elle lui plaisait, si il lui plaisait,
il sappliquerait à transformer cette amitié en quelque
chose de plus profond. Lentement, il desserra le poing, relâchant le fil, la laissant senvoler. |
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