Robert Martin
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Les Dents de la nuit
En cette fin du mois de mai, au cœur de la Grosse Pomme, affalé dans son canapé, Connor MacLeod se sent moralement très abattu. Physiquement, il n’y a rien à redire. Son récent quickening s’est bien passé, contrairement au combat qui l’a juste précédé. C’est peut-être ce dernier point qui le chagrine. La vie tient à si peu de choses qu’elle lui paraît dérisoire. Même une vie d’Immortel.
Quand trois jours plus tôt, Primo Mangiatesta, de son véritable et premier nom Tiberius Albinus Cancer (Tibère Albin, dit “Le Crabe”), ancien centurion primipile des légions d’Hadrien, a défié par téléphone ce jeunot d’Écossais mal dégrossi, il avait d’entrée la voix bien assurée, et lui avait donné rendez-vous dans un coin perdu du New-Jersey. De nuit bien entendu. Si Connor ne venait pas, son appartement serait dynamité et ses amis mortels transformés en farce à tomates jusqu’à la septième génération. Connor avait donc obtempéré, quittant New York en milieu d’après-midi dans sa MG, le sabre glissé sous les sièges de la voiture. Et il n’avait pas l’intention de prendre des auto-stoppeurs en chemin. Il arriva à l’endroit indiqué en début de soirée. Le soleil couchant ensanglantait la vieille briquetterie cernée par des ronciers. Ces décors industriels désaffectés étaient souvent le lieu idéal pour un règlement de compte à l’arme blanche, mais celui-ci, qui datait de la fin du XIXème, revêtait un charme particulier. Connor sortit de la voiture, dégagea le katana et le glissa sous son imperméable, dans lequel il avait cousu une doublure de cuir pour ne pas se tailler sans arrêt des fentes d’aération.
Dans l’usine, il attendit trois bons quarts d’heure et en profita pour bien appréhender les caractéristiques du lieu. Quelques grands fours, une basse-fosse pour le chargement de camions sans doute, puisque l’usine était à flanc de colline et que les véhicules entraient par un sous-sol. Il prit le temps de penser aussi à son ennemi. Il n’avait aperçu Mangiatesta qu’une fois, en 1853, à Londres, au cours d’un dîner mondain. À cette époque, le type se faisait appeler Lorenzo Krieger. Il avait fait preuve du plus grand mépris à l’égard de MacLeod tout au long de la soirée, mais ne l’avait pas convié, même discrètement, cela va sans dire, au moindre duel. Il n’en avait pas le temps, car il partait le lendemain pour Saint-Petersbourg. En dehors de cette rapide présentation, Connor avait surtout entendu parler de lui par un de ses amis, Hugh Fitzcairn, qui supportait mal la morgue de l’impérieux latin. L’ancien soldat était devenu, à partir du XVIe siècle, selon lui, un histrion dévoré par la vanité, un Matamore mâtiné d’Arlequin. Ça promettait.
Enfin Mangiatesta arriva, lança quelques invectives (auxquelles Connor ne répondit pas, tant il était fatigué de ces promesses de mort gratuites) et sortit de son manteau une belle épée de la Renaissance italienne, qui évoquait l’époque glorieuse des Medicis et des Sforza. Connor fit de même et le combat commença, point trop vif au début, car il ne s’agit pas de faire des moulinets pour amuser la galerie, mais plutôt d’observer la technique de son adversaire. Au bout de vingt cinq minutes, ils commençaient à être chauds et s’énervaient un peu. Au cours d’un échange rapide, Connor reçut un coup à la cuisse gauche, mais très superficiel, et il lui suffit de forcer un peu sur la jambe droite pendant quelques passes d’armes en attendant la cicatrisation. Il rendit la politesse à Primo en lui taillant le gras du flanc. Cela n’était que plaisanterie.
Le combat continuait méthodiquement, quand Mangiatesta se lança dans une série d’offensives précipitées, que Connor ne put parer qu’en reculant. Un coup d’œil latéral, quelques secondes plus tôt, l’avait informé de l’endroit vers lequel l’autre le poussait : une fosse bordée d’une murette. Connor attendait d’être adossé à celle-ci pour contre-attaquer, sachant qu’un combattant acculé n’est pas forcément en position de faiblesse, car son adversaire ne peut risquer n’importe quel coup, de peur d’abîmer sa lame dans la maçonnerie — sauf, évidemment, lorsqu’on a affaire à une brute monolithique comme feu le Kurgan, qui pouvait démolir en s’esclaffant tout un donjon. Connor reculait, donc, quand il sentit, trop tard, un léger parfum d’huile d’olive. Il comprit vraiment le stratagème lorsque son pied glissa, qu’il partit en arrière et se rétablit en heurtant plus tôt que prévu la murette. Mais, déséquilibré, il ne put parer le dernier envoi, et se retrouva l’abdomen percé. Mangiatesta resta un moment en extension, savourant ce coup quasiment mortel. Connor avait très mal au foie. Ses mains retombèrent le long de son corps, sans toutefois que sa dextre lâchât le katana. L’adversaire retira lentement l’épée du corps du Highlander, un air de jubilation sur le visage. Puis il chorégraphia un prélude à la mise à mort, effectuant quelques arabesques avec sa lame. Connor, souffrant et voyant venir sa fin, fut passablement irrité par cette démonstration d’esthétisme surchargé. Dans un dernier geste et un dernier effort, il balaya d’un coup de sabre devant lui, comme pour écarter de sa vue ce fâcheux en lui balançant son dragon chinois en travers de la gueule. Hors de ma vue, toi et tes pitreries, n’eut-il pas la force de lui lancer, au moment où l’ancien oppresseur des Bretons avait immobilisé son épée au-dessus de leurs têtes, prêt — enfin — à finir son ouvrage. La dernière vision que Connor eut de Primo Mangiatesta fut sa face hilare, celle d’un “Joker” sans maquillage. Le coup de grâce resta inachevé, car le mouvement plus désespéré et désordonné de Connor n’était pas si mal placé que ça : au-dessus des épaules, le tranchant en avant. Le bravache s’effondra ; la briquetterie fut un moment plongée dans le silence. Connor, toujours aussi mal en point, fléchit les genoux sous l’effet de la douleur et glissa lentement le long de la murette. Mais il n’eut pas le temps de mourir. Des flammèches bleues, des sortes de feux de Saint-Elme commencèrent à émaner du corps affalé sur le ciment. Il sentit un bourdonnement croissant, puis des déflagrations électriques. Il n’y avait plus de vitres aux fenêtres béantes de l’usine, mais quelques carreaux de faïences éclatèrent sur les murs. Connor absorba l’énergie, sentit son foie se recoudre et eut un aperçu à rebours du parcours de Primo Mangiatesta, alias Maxim Miller, Serge Santoni, Lorenzo Krieger, Wadeck Campanella, et bien d’autres, dont, pour finir, Pélardon de Syracuse, et enfin Albinus Cancer.
Quand l’Écossais sortit de sa torpeur, il réalisa vraiment la manigance du défunt, qui lui avait préparé une petite glissade sur sol huilé. Le coup de la peau de banane revu et corrigé. Le plus étonnant, c’était que Mangiatesta ait attendu si longtemps avant de lui faire goûter sa “botte” secrète. Sans doute avait-il le goût du risque, et du jeu. Objectivement, ils avaient été adversaires de valeur égale. Mais le petit père Primo n’était pas tout à fait honnête, et un peu trop porté sur l’esbrouffe.
Connor retourna vers sa voiture après avoir caché le corps dans un recoin et pris l’épée, qui allait grossir son butin de guerre. Il savait qu’on trouverait bientôt, même dans ce coin désert, les deux bouts d’un cadavre. Il valait mieux qu’il reste le plus inexpliqué possible. Il rentra à New York, prit un bain et alla s’allonger sur sa terrasse, sous le firmament pollué.
Trois jours plus tard, le Highlander pense toujours à la fragilité de toute entreprise humaine. Cela l’obsède. Il voudrait bien parler à quelqu’un ; or peu d’amis lui restent en cette fin de siècle. Son “petit-cousin” est bien à Paris, mais il traverse une période encore plus difficile et n’a probablement pas besoin des problèmes existentiels d’autrui. Non, Connor va se débrouiller tout seul et avant tout prendre une bonne quinzaine de jours de vacances. Ses affaires attendront, et d’ailleurs il pourrait bien vivre de ses rentes pendant plusieurs années, si le désir l’en prenait. Il va alors farfouiller dans son secrétaire — un souvenir du Second Empire français — et ouvre un dossier où il a rassemblé, au fil des ans, ses actes de propriété. Il a beaucoup possédé et beaucoup perdu ou revendu, mais, sans pour autant s’embourgeoiser, il a pu conserver de ses “vies” passées quelques résidences secondaires. Et il lui semble bien en avoir une, sauf erreur, en Angleterre, dans le Surrey, où il n’est pas allé depuis... 1894. Elle a été occupée par quelques locataires entretemps, mais elle est bien vide depuis au moins quinze ans. Il serait bon d’aller l’aérer un peu, et de remettre en état quelques portes grinçantes.
Le lendemain, après quelques heures d’avion, il quitte l’aéroport d’Heathrow au volant d’une voiture de location et file vers sa campagne. Il se sent déjà l’esprit plus libre et n’a donc pas trop d’effort à faire pour se concentrer sur la conduite à gauche. Il retrouve la petite maison fin XVIIIème siècle en meilleur état qu’il ne le croyait. Il est vrai que Russell Nash avait laissé des instructions et de l’argent pour qu’on surveille un tantinet la propriété, et qu’on le prévienne si un problème grave se présentait. Tout est calme. Seule la végétation du jardin fait preuve d’exubérance. Il gare la voiture devant le portillon de bois, sort son sac de voyage et un long étui qui lui donne l’air d’un joueur de basson, puis se fraye un chemin à travers la jungle qui le sépare de la porte d’entrée. À l’intérieur, la poussière a pris ses aises. Il rétablit l’électricité, puis travaille une heure ou deux à rendre habitable une des chambres, le living, la cuisine et le cabinet de toilette. En allant voir à la cave s’il reste une bonne bouteille de vin — peine perdue — il aperçoit dans un angle de la pièce un piège à rongeurs déclenché qui retient encore prisonnier le squelette d’un rat. Les locataires, voilà quinze ans, sont partis sans faire le ménage à fond. Il se souvient que lui-même encore, au siècle dernier, plaçait des pièges car la maison était peuplée de souris. Il ne le ferait plus aujourd’hui. Il avait encore progressé dans son respect de la vie mortelle, et avait changé, avec son temps, d’idées sur les animaux. Les humains ne sont pas des seigneurs et maîtres sur cette terre, et il faut savoir la partager. La cohabitation avec des rongeurs dans une maison n’est certes pas simple, mais il pense maintenant qu’il y a d’autres moyens de se garantir d’eux. La notion de “nuisible”, il le sait, est bien relative. Tous les êtres sont poussés par la nécessité de se nourrir pour vivre, par le besoin de tranquillité et d’affection. Et une longue habitude de la fatalité du combat n’y change rien.
Connor se souvient bien de la dernière souris qu’il a trouvée morte, la nuque brisée sous la barre métallique d’un piège, dans le bas d’un placard de la cuisine. C’était en 1893. Il avait réarmé le piège, pris le petit corps marron encore chaud et l’avait observé quelques secondes, pendant qu’il sortait par la porte de derrière. L’animal était encore jeune, mais avait déjà combattu. Contre un jeune rat peut-être, ou plus vraisemblablement un rival de son espèce, car les souris ne font guère le poids face aux rats, plus encore que les chats leurs prédateurs principaux. La bestiole avait une balafre en croix dans l’oreille droite. Puis, l’ayant soupesée une dernière fois avec une sorte de regret diffus, il l’avait jetée sur le tas de mauvaises herbes, dans un coin du potager.
Ce n’est que plus tard qu’il avait éprouvé une nette commisération pour toutes les créatures, grandes ou petites, et notamment pour les souris. Car dans les années 80, un de ses voisins, avec lequel il s’entendait bien et discutait souvent, le vendredi soir, autour d’une bière ou d’un scotch pur malt, entretenait quelques souris apprivoisées, dans un réseau de cages et de vivariums, au milieu de son appartement. Il lui racontait toutes ses observations des habitudes, de la vie quotidienne de ses souris, leurs drames familiaux, leurs conflits, leur solidarité, leur tendresse. Un petit monde généralement méprisé qui était en définitive très comparable au nôtre. Dans cette communication avec une espèce animale si détestée, ce voisin vivait une grande aventure. Or les souris, elles, ne vivent guère que deux ans. Un raccourci, un feu de paille par rapport à une vie d’homme, déjà si fugitive. Et quand elles étaient passées de vie à trépas, ayant en quelques mois joué leur enfance, leur insouciante jeunesse, leur mâturité inquiète et leur vieillesse souffrante, ce voisin avait sombré dans une dépression qui ne le quitterait plus jamais. Il avait perdu en elles ses parents, ses amis, ses enfants, un concentré absolument désespérant de vie. Connor le consola un peu, mais savait trop bien ce que cela pouvait représenter. Heather, le vieux Ramirez, qu’il avait connu si peu de temps, Sarah Barrington, Rachel Ellenstein, Brenda Wyatt, et bien d’autres, si éloignés dans le temps ou si proches de l’être, si présents dans sa mémoire.
Aujourd’hui, dans ce coin de cave, il laissera le piège s’enliser dans sa gangue de rouille, pour ne plus resservir. Les os du rat reposeront en paix. On ne sait pas où va la vie qui s’en va.
Les jours suivants, il ne chôme pas. Après des courses au supermarché du bourg le plus proche et la remise en état de la maison dans son ensemble, il jardine en saluant des voisins qui ne le questionnent pas. Les Anglais respectent la vie privée, et c’est tant mieux. Après avoir taillé la végétation, il soigne les plantes étouffées par la concurrence, en replante certaines, répartit mieux la terre. Les trois premières nuits, à cause du décalage horaire d’abord, et de la fatigue physique ensuite, il s’endort comme une souche après le coucher du soleil. Mais la quatrième, il prend le temps de relire un exemplaire poussiéreux du "Cœur du Mid-Lothian", de Walter Scott, près de la cheminée où s’éteint un feu. On est à la belle saison, mais le Surrey est verdoyant et la maison a beaucoup d’humidité à chasser. Terminant un chapitre, il referme le volume sur le signet tissé qui s’effiloche et penche la tête en arrière sur le cuir rapé du fauteuil. Le silence du soir couvre les derniers crépitements des braises dans l’âtre. Il pourrait s’endormir là, dans cette langueur paisible... lorsque qu’une rumeur prend naissance et ampleur dans sa tête, l’incontestable révélation de la présence d’un de ses semblables. Son katana est la-haut, dans la chambre, juste au-dessus de sa tête. En attendant, en cas de besoin, il saisit lentement le grand tisonnier suspendu dans la cheminée et ne bouge pas, à l’écoute de sa sensation. La présence qu’il perçoit est lointaine. Ce n’est pas à l’intérieur de la maison. Personne ne l’observe par la fenêtre. Ce pourrait être, en effet, un Immortel qui passe simplement sur le chemin, avec un tout autre projet que celui de “cueillir” un collègue. Mais si Connor l’a senti, l’autre aussi l’a perçu. Et la crainte mutuelle peut tout provoquer. Il monte à sa chambre, prend son sabre et inspecte l’étage. Puis il redescend, replace le tisonnier et vérifie les pièces du bas. Sortant par la porte de derrière, il parcourt prudemment les deux parties du jardin. C’est un soir tranquille de début juin, point final. Le plus sage est donc de rentrer, de bien boucler la maison et d’aller se coucher, le dragon chinois à portée de main, sous le lit, comme la tueuse au pic à glace.
Dans le courant de la nuit, il sent à nouveau la présence, toujours aussi lointaine, qui rôde. Il se tient sur ses gardes, mais la modeste maison reste un abri sûr. Ce n’est pas une forteresse imprenable, pourtant les huisseries, qu’il inspecte le matin suivant, n’ont pas fait l’objet de la moindre tentative d’effraction. L’Immortel qui est dans le secteur l’observe probablement. Peut-être fait-il du camping dans les prés ou les bosquets des alentours.
Au matin, en rangeant les ingrédients du petit déjeuner, il s’aperçoit que la boîte de céréales perd son contenu. Un trou dentelé gros comme une noisette a ouvert un des angles inférieurs de la boîte en carton. Du travail de souris. « Les muridés sont de retour », se dit-il, « il va falloir veiller au grain ». Dans la journée, il pose au fond de la cuisine, près du placard aux provisions, une souricière inoffensive trouvée au grenier. Le soir, il y place quelques flocons d’avoine et un morceau de cheddar, puis va veiller près du feu pour lire la suite du pavé de Walter Scott. Cette fois, le sabre est à côté du tisonnier, et le suit partout dans la maison, même aux toilettes.
Dans la nuit, la sensation de la présence lointaine revient. Cela semble venir d’au-delà la route. Mais on dirait que l’immortel court en large et en travers. Fait-il un jogging circulaire autour de la propriété ? Connor, même s’il est venu ici pour avoir la paix, en vient à souhaiter une rencontre prochaine, plutôt que ce harcèlement psychologique. Croiser le fer ou prendre le thé en parlant de ce que l’on a fait ces derniers siècles sont les deux seules alternatives qu’il envisage. Néanmoins ce ne sera pas pour cette nuit.
Il fait grand jour. Connor descend déjeuner, le sabre sur l’épaule. Il traverse la pénombre du living et ouvre fenêtre et volets. La lumière réchauffe son visage. Il va vers la cuisine et, au moment d’entrer, le signal retentit dans sa tête. Il se met en garde, pousse doucement la porte du pied, entre dans la pièce. D’une main, il ouvre les volets pour faire entrer le jour et déjouer les pièges.
Le seul détail qu’il remarque dans la pièce maintenant éclairée, c’est que son piège à lui a marché : une souris s’agite dans la cage, sur le plancher. Mais il ne faut pas se laisser distraire. Quelqu’un peut encore se cacher dans l’angle mort derrière le réfrigérateur ou dans le placard à provisions. L’un après l’autre, il vérifie les deux endroits. Personne.
Et au moment où il doute au plus au point de ses facultés, il réalise qu’à mesure qu’il se rapproche de la nasse, le bourdonnement étouffé devient plus fort dans sa tête. Cela vient de la cage. L’être, non pas éloigné, mais petit et rapide, qui lui donne l’impression d’un rôdeur autour de la maison, c’est cette souris. Il ne comprend pas. Il soulève la souricière, la pose sur un tabouret et s’assoie à côté pour observer l’animal inquiet qui néanmoins se gratte à une vitesse hallucinante avec la patte arrière. Alors que la lumière du matin fait briller le pelage lustré du petit rongeur et éclaire par transparence la fine membrane de ses oreilles, Connor voit enfin la cicatrice en croix qui ressemble à un fixe-torchon. Il en a maintenant la certitude : c’est la même souris.
C’est un petit mâle dont l’apparence physique a été fixée à environ six mois par sa première mort temporaire — qui remonte à quand, d’ailleurs ? Difficile à dire. Connor verse du lait dans un bouchon de bouteille d’eau minérale qu’il place devant l’entrée de la souricière, dont il ouvre la porte d’un doigt. Contrairement à toute attente, la souris sort calmement et lappe le lait, sans aucune appréhension. Sans doute sa longue expérience de la vie a-t-elle modifié ses instincts de base, notamment la peur ? Ou, au contraire, c’est l’instinct qui s’est aiguisé avec le temps, et elle sait qu’elle n’a rien à craindre de cet homme. Le suspense est dissipé, mais Connor a du mal à se faire à cette nouvelle réalité. Il ressent rétrospectivement un sacré vertige. Pendant toutes ces années, il a peut-être, parfois, croisé un chat, un chien, un cheval immortel... Quelquefois, il avait cru sentir une présence d’Immortel sur une place, un marché, dans une foule confuse, mais finalement aucun humain n’avait croisé son regard. Ou alors Kondiarok est une exception, une anomalie. Connor a choisi en effet de l’appeler Kondiarok, en souvenir d’un chef huron que les Français appelaient Le Rat, et qu’il avait rencontré en 1690, pendant un séjour en Nouvelle-France auprès de son ami Louis Armand de Lom d’Arce, baron de La Hontan. Le Huron était un peu teigneux, détestait les Iroquois qui avaient massacré la plupart des siens quelques décennies plus tôt. Il était sociable et solitaire à la fois, et intrépide. Le petit rongeur lui rappelait sa sagacité raisonneuse et sa pugnacité.
Quoi qu’il en soit, ils dînent tous les soirs à la même table, et le petit moustachu est rapidement devenu un comparse affectueux et pas rancunier pour deux sous, qui a tiré un trait sur les pièges du siècle dernier. Connor le protègera, s’il le faut. Il lui laissera la maison, où il reviendra de temps en temps. Kondiarok ne pouvant se reproduire, il n’y a pas de risque d’invasion. Peut-il l’emmènera-t-il parfois dans ses voyages...
Kondiarok vient voir Connor quotidiennement, plusieurs fois dans la même journée. Il le suit dans la maison, l’observe. Ses moustaches frétrillent : il perçoit les odeurs encore mieux qu’il ne voit. Il est gourmand mais surtout curieux. Même repu, il recherche la compagnie, aime par-dessus tout être transporté d’une pièce à l’autre dans la main de Connor, comme dans une nacelle de mongolfière.
Sa compagnie a dissipé toutes les idées noires du Highlander, toutes ses questions : à quoi tient ma survie ? Quelle est la part de hasard dans l’issue d’un combat ? Pourquoi plusieurs siècles de vie peuvent-ils être interrompus, non par un meilleur que soi, mais par un traquenard aussi vaseux qu’une flaque d’huile d’olive ? Cette souris, là, ne compte pas ses ans. N’a-t-elle qu’un peu plus d’un siècle ? Ou vient-elle de plus loin, du temps des guerres jacobites, de celui de Cromwell, du Schisme anglican ?… Kondiarok essaie simplement d’échapper à des prédateurs qui pourraient très bien lui couper la tête avec les dents. Peut-être a-t-il déjà été avalé, gobé par un gros chat à l’intérieur duquel il est revenu à la vie, provoquant ensuite un vomissement salvateur — imaginez la terreur du chat ! Mais il est là, avec sa petite science à lui du monde qui l’entoure...
Kondiarok a-t-il connu un quickening ? En croquant une tête d’insecte immortel peut-être ?... Évocation un peu répugnante ; encore que, finalement... Quand Connor lui caresse doucement la tête d’un index léger, il perçoit un courant affectueux, un mélange de satisfaction et de reconnaissance qu’il a eu peu souvent l’occasion de ressentir durant ces dernières vies. Il ne sait si cela passe par le contact des corps, la télépathie ou l’échange des regards, et il n’en a cure. Kondiarok, sur la table, fixe de ses yeux vifs, ronds et noirs comme des grains de mûres, le lourd regard bleu du Highlander. Puis se gratte frénétiquement avec une patte arrière. Il passe à sa toilette, se récure comme s’il allait être reçu à Buckingham Palace — les souris, contrairement à l’idée reçue, sont d’une propreté maniaque — et, s’apercevant que le géant s’est lassé de l’observer, court vers lui en frétillant pour attirer son attention. Il monte sur sa main, son bras, ses épaules, escalade la tête, redescend de l’autre côté.
Ainsi passent, en si petite société, quelques jours de pur bonheur. Il y en aura probablement d’autres, dans quelques semaines, quelques mois, quelques années, puisqu’il le retrouvera régulièrement, mais si tout devait s’arrêter dans quelques jours pour l’un ou pour l’autre, si un nouveau kurgan devait tout dévaster, l’anéantir, il aurait au moins la satisfaction d’avoir vécu ces moments-là. Il n’en parlera à personne : il passerait pour fou. Petit, il n’avait de compte à rendre à personne quand, devant la maison de son père, il se roulait sur la terre battue avec les chiots criards qui garderaient bientôt les troupeaux du clan. Il s’inscrustait dans la meute. C’était le temps du jeu, de l’insouciance, des dents, des poils et de la tignasse, des yeux fous, des coups de pattes et de langues. Il n’avait pas traversé quatre siècles d’errance humaine, de balbutiements de morale, de progrès et d’effroyables régressions, pour s’entendre dire qu’un petit rongeur n’était pas digne de son affection. La prétention de l’homme à dominer le monde était si ridicule qu’il frémissait parfois à l’idée qu’une brute tyrannique emporte l’Ultime Combat. Les mortels ravaleraient vite leur superbe. Leur punition serait à l’aune de leur vanité.
Connor, dans la douceur tiède d’un soir de juin, se prélasse dans une chaise longue, sur le seuil du jardin. La souris, perchée sur un de ses genoux, lisse sa fourrure, baille et nettoie ses doigts avec ses dents. Il présentera Kondiarok à Duncan un de ces jours. Et à l’ami de celui-ci, Methos. Quelqu’un d’aussi ancien et d’aussi sage tirera forcément une réflexion de cette confrontation.
« Alors, Kondiarok, tu veux une bière ? »
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