Jaouen - Eté 2002
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Une ville européenne,
19ème siècle
Plongeant dans une flaque d'eau rescapée de la dernière
averse, la roue de la carriole qui venait de manquer de l'écraser
lui aspergea généreusement le bas du pantalon. Il étouffa
un juron et contempla les dégâts; rien qu'une bonne lessive
ne pourrait réparer. Il inclina crânement sa casquette
et reprit sa balade, les mains enfoncées dans les poches et le
pas nonchalant calqué sur celui des gamins du coin. Cette ville
semblait avoir beaucoup à offrir, du moins pour quelque temps,
et serait une belle escale en attendant qu'il puisse reprendre sa route.
Il s'arrêta un instant à l'ombre d'une porte cochère
pour examiner le contenu du portefeuille qu'il venait de subtiliser
à un passant. Quelques piécettes, un ou deux billets froissés,
tout juste de quoi se payer une chambre pour quelques nuits. Il lui
faudrait rapidement trouver un autre moyen de subsistance, un moyen
moins risqué et qui rapporterait plus. Les possibilités
étaient nombreuses.
Son corps lui envoya brusquement un fort signal auquel il s'efforça
de ne pas réagir ostensiblement, et il se glissa à nouveau
dans la foule. Il y avait dans les environs un importun qu'il ne souhaitait
pas rencontrer.
Il
marchait depuis deux heures déjà, et le signal n'avait
pas cessé. Son intensité variait parfois, mais il était
toujours présent, oppressant. Il avait déjà chassé,
de nombreuses fois. Mais il avait rarement été pris en
chasse, et jamais il n'avait été traqué si longtemps
sans pouvoir égarer le chasseur. La peur montait lentement en
lui, lui tordant les entrailles, l'étouffant dans son emprise
indéfectible.
Il tourna discrètement dans
une petite ruelle, et ne découvrit que trop tardivement que la
courbe qu'elle formait cachait une impasse. Il était acculé,
pris au piège. Un bruit de pas derrière lui prit soudain
une sonorité assourdissante. Il se terra dans l'un des coins
formés par le mur qui fermait la rue, et tâtonna à
la recherche d'une arme. Il n'avait qu'un long poignard sur lui, rien
qui ne puisse parer des coups d'épées. Un grognement d'animal
blessé s'échappa de ses lèvres. Un homme apparut,
suivit de trois autres. Le premier s'avança, la main en avant,
souriant.
"N'aie pas peur
Nous
ne te voulons aucun mal
Viens avec nous, tu seras en sécurité."
La voix semblait sincère,
chaude et rassurante, mais il avait trop d'expérience pour se
laisser encore avoir par ce vieux truc. Il n'était pas nouveau
dans ce jeu, il ne l'était plus depuis bien longtemps. Ils n'auraient
pas sa tête sans combattre. En temps normal, ils n'auraient pas
eu sa tête du tout, mais cette fois ci, ils étaient quatre.
Il n'avait jamais respecté les règles de leur stupide
jeu, il n'aurait pas survécu s'il l'avait fait. Mais que d'autres
se permettent de les briser lui semblait soudainement déloyal.
Il se baissa vivement, saisit quelques
pierres qui traînaient sur le sol terreux et s'en servit pour
viser les hommes à la tête. Essayant de profiter de la
confusion pour se glisser entre eux, il tenta de fuir. Mais deux des
hommes furent plus rapide et le plaquèrent à terre.
Il se réveilla avec un goût d'éther dans la bouche.
L'obscurité était secouée de cahots qui le projetaient
parfois contre les parois de l'endroit confiné dans lequel il
se trouvait. On l'emmenait quelque part, contre sa volonté.
Il inspira profondément, jusqu'à ce que sa respiration
devienne calme. Puis il se redressa brusquement et ouvrit la portière
de la carriole dans le même mouvement. Il allait sauter lorsqu'une
main l'attrapa par le col et le ramena vivement à l'intérieur.
D'autres mains se saisirent de ses bras et de ses jambes malgré
les ruades désespérées qu'il faisait pour se libérer.
On lui plaqua un chiffon humide sur le visage, et une forte odeur d'éther
lui envahit à nouveau les narines.
Il baignait parfois dans
une demi-conscience qu'un nouvel afflux d'éther éteignait
dès qu'il faisait le moindre mouvement. La lumière et
l'obscurité semblaient se succéder l'un à l'autre,
sans qu'il ne sache s'il s'agissait vraiment de jours et de nuits. Le
temps s'étirait, sans fin, brouillé.
Et puis la lumière finit par se faire plus continue, la réalité
prenait plus de consistance. Le chiffon avait cessé de s'appliquer
sur son visage au moindre mouvement. Petit à petit, il reprenait
conscience.
Il se sentait très mal, et attendit longtemps que son estomac
finisse par sembler lui laisser un semblant de paix. Avec précaution,
il s'assit. Deux des hommes qui l'avaient capturé étaient
là, accompagnés de deux autres qu'il n'avait jamais vus.
Ils avaient l'air fatigués, et certains s'étaient assoupis.
Il s'arrêta sur le visage de l'homme qui lui avait parlé
dans la ruelle. Celui-ci était bien réveillé, et
lui sourit. "Bonjour." L'homme attendit quelques secondes
une réponse qui ne vint pas, avant de continuer.
"Je suis désolé, je ne voulais pas que ça
se passe ainsi, mais tu ne nous as guère laissé le choix.
Je comprends parfaitement ta méfiance, je sais comment ça
se passe pour vous. Mais nous sommes des amis. Nous t'emmenons dans
un lieu où tu seras protégé. Tiens, d'ailleurs,
nous serons arrivés à destination d'ici une ou deux minutes."
Les arbres qui défilaient devant la fenêtre laissèrent
place à la lisière d'un bois, puis le ciel fut entièrement
visible. Le véhicule s'arrêta un instant, et le grincement
rouillé d'une lourde porte métallique tournant sur ses
gonds se fit entendre avant que la carriole ne redémarre et ne
passe sous un tunnel de pierre.
Et soudain, une tempête
se déchaîna dans son crâne et dans son corps tout
entier. Il n'avait jamais ressenti le signal d'un Immortel de manière
aussi puissante. La sensation s'empara de son corps, le repoussa à
la limite de sa conscience, prenant possession de son esprit, annihilant
et remplaçant toute chose. Il bascula lentement vers l'avant,
terrassé par la force inconnue du signal.
Il ne savait pas depuis combien de temps cela durait. Des jours, des
semaines, des mois peut-être. Il ignorait s'il avait été
éveillé tout ce temps. Cela n'avait aucune importance.
Le signal était tout, le signal seul importait. Il était
au centre de sa vie, au centre de ses pensées. Rien d'autre ne
le touchait.
Il se souvenait du début pourtant. Sa première rencontre
avec le signal, avant qu'il n'apprenne à vivre avec. Il s'était
noyé en lui, incapable de se débattre, de lui échapper.
On l'avait transporté dans un grand bâtiment de pierres
sombres, et des visages avaient défilé devant ses yeux.
Des dizaines, des centaines de visages. Il les voyait encore, qui partageaient
avec lui un fragment de leur existence alors qu'ils passaient devant
lui. La plupart avaient l'air très jeunes. Des enfants. Mais
ils n'avaient aucune importance. Le signal était là, toujours
aussi puissant. Il avait regagné le contrôle de son corps,
et il aurait pu se lever s'il l'avait voulu, mais cela ne lui aurait
rien apporté. Il se contentait du signal, s'en nourrissait presque,
vivait pour et par lui.
Toujours, il avait éprouvé plus de difficultés
que les autres face aux manifestations extérieures de l'Immortalité.
Le mal de tête tenace et envahissant à l'approche d'un
autre Immortel, la souffrance atroce d'un Quickening qui le laissait
parfois malade durant des heures, il connaissait. Mais ça, ça
c'était nouveau. Evénement improbable né de la
présence de centaines d'Immortels en un même lieu, décuplant
la puissance du signal émis.
Parfois, il réfléchissait un peu avant de se rappeler
que ce n'était que futilités sans importance et que seul
le signal comptait. Il se souvenait de bribes de phrases qu'on avait
prononcées devant lui, des visages d'enfants qui passaient sans
cesse devant lui, des dizaines de lits alignés dans la pièce
où il se trouvait, des fous rires étouffés qui
naissaient parfois la nuit. Une sorte d'orphelinat, un lieu d'accueil
pour les enfants qui ne grandiraient jamais, où ils trouvaient
protection. C'était sans intérêt, un élément
d'information sur un monde extérieur irréel et effacé
par l'éclat du signal. Un monde pâle et sans vie.
Il y avait dans le signal des harmoniques d'une richesse étourdissante,
d'une variété infinie qui l'enivrait. Sa puissance énorme
l'avait assommé la première fois, mais à présent
il lui était assez familier pour qu'il puisse en isoler certaines
harmoniques, les séparant des autres comme les fils d'un écheveau.
Il avait fini par comprendre que chacune d'entre elles correspondait
à l'un des occupants du monde extérieur. Ils paraissaient
physiquement si semblables les uns aux autres, par opposition à
la richesse de chacune des composantes du signal.
L'une d'elles était particulièrement claire et vibrante,
pleine de vie et d'énergie. Il avait longtemps cherché
à qui elle appartenait, avant de découvrir que son propriétaire
était juste sous ses yeux.
Luigi. L'enfant s'asseyait souvent en face de lui, le contemplant de
ses grands yeux noirs. Puis il secouait ses boucles brunes d'un air
amusé et se lançait dans de longs discours.
Il l'assimilait parfois à son harmonique vibrante et lumineuse
qui se distinguait si facilement des autres, mais parfois aussi à
des images de collines couvertes de garrigues, de grandes prairies d'herbes
sèches où il faisait bon courir au soleil, de maisons
de pierres au milieu des genêts. Souvenirs volés d'une
enfance qui n'était pas la sienne, convoyée par la magie
des récits de Luigi qui se frayaient un chemin malgré
lui à travers ses pensées.
Il sentit soudain un déchirement dans la riche toile des harmoniques.
Elles semblèrent se resserrer autour d'un point qui explosa en
libérant une puissance phénoménale dont l'onde
de choc fondit les fils délicats en une masse informe et unique,
emportant tout sur son passage. Il vit arriver vers lui la terrible
vague, impuissant, incapable de se soustraire à l'impact.
Lorsqu'il ouvrit les yeux,
le monde tremblait, agitant les visages qui l'entouraient d'étrange
façon. Il lui fallut quelques secondes pour réaliser que
les secousses ne provenaient pas du sol, mais de son propre corps pris
de convulsions. Sa vue s'obscurcit à nouveau.
Il se réveilla allongé dans un lit, profondément
enfoncé dans les couvertures qui lui procuraient une coque chaude
et protectrice. Mais il suffoquait, paniqué. Il se sentait sourd,
aveugle, privé de tous ses sens. Et pourtant, il distinguait
parfaitement les lits alignés auprès du sien, il entendait
les chuchotements de deux enfants qui s'échangeaient des histoires
de l'autre côté de la pièce, il sentait l'odeur
discrète du savon dont on s'était servi récemment
pour laver le sol, il sentait la douceur des draps sur sa peau.
Mais tout cela était insignifiant. Il ne percevait plus le signal.
C'était pire que d'être privé de l'ouie, de l'odorat
et du toucher. Il lui manquait ce nouveau sens, qu'il avait patiemment
appris à dompter, qui surpassait tous les autres. Ce sens était
à présent absent, et ce n'était pas supportable.
L'homme de la ruelle vint, et lui parla longuement, mais il ne l'écouta
point et ne lui répondit jamais. L'homme finit par partir, l'air
sombre.
Puis vint Luigi. Il s'assit au bord du lit, pensif.
L'enfant commença
son discours comme chaque jour par un "Je suis Luigi." empli
de l'espoir de susciter une réponse ou une réaction quelconque
de la part de son interlocuteur. Mais rien ne vint, et il cacha sa déception.
" Je sais que tu m'entends maintenant. T'es pas pareil. Et puis
Albert il a dit que tu étais de retour parmi nous. Albert, c'est
lui là-bas. " Il pointait du doigt l'homme de la ruelle,
qui leur adressa un sourire depuis l'autre côté de la salle.
" Il sourit tout le temps, tu vas voir. Et ils sont tous très
gentils ici, tu sais. Ca va te plaire, c'est un endroit pour les enfants
comme nous. Comme ça, on a plus à avoir peur. C'est bien,
même si on peut pas sortir. Les adultes, ils disent qu'il faut
pas sortir. Ils disent que c'est dangereux dehors, et que si on sort
on peut se faire tuer. Et puis que les autres pourraient trouver le
château, et qu'ils tueraient tout le monde. Alors tu peux pas
sortir, mais c'est pas grave, c'est mieux ici que dehors. Ici, tu as
à manger, et puis un lit, et puis il fait chaud l'hiver. Pas
comme là bas." Son visage s'assombrit un instant, peut être
au souvenir d'épreuves traversées au dehors, avant de
s'éclairer à nouveau, brièvement.
"Tu vas voir, c'est bien ici. Même si c'était mieux
quand Ian était là. Y a les grands, ils disent que Ian
il est mort, même si les adultes ils veulent rien dire. Ils disent
que quelqu'un l'a tué. Même que c'est à ce moment
là que tu t'es réveillé même si tu étais
tout bizarre et tout tremblant."
Il cessa ses efforts démesurés pour se concentrer, et
laissa Luigi s'embarquer dans un autre de ses discours fleuves. Il se
surprenait à essayer de retrouver les harmoniques du signal,
l'univers vibrant et coloré dont il venait d'être déchu,
mais il ne rencontrait que le bourdonnement oppressant émis continuellement
par ceux qui l'entouraient. Il n'y avait plus que souffrance là
où il y avait eu un monde riche et exaltant. Il sentait le sang
battre à ses tempes, et luttant un instant contre la migraine
grandissante il examina les bribes de renseignements dont il se souvenait.
Pas de sortie. Il n'était pas en état de se déplacer
de toute façon. Un Quickening. Oui, maintenant il savait ce qu'était
le raz-de-marée qui l'avait submergé et l'avait arraché
au monde du signal. Luigi. Il avait six ou sept ans peut être.
Ca avait déjà été dur de survivre en ayant
l'air d'un adolescent, il ne pouvait imaginer ce que c'était
lorsqu'on avait à jamais sept ans. Pour autant qu'il pouvait
en juger, les paroles de l'enfant étaient plus troublées
aujourd'hui, moins assurées. Quelque chose le perturbait.
Il ne pouvait lutter plus longtemps, et s'abandonna à la douleur
qui lui vrillait le crâne.
Les semaines suivantes s'écoulèrent horriblement lentement,
le laissant dans un état semblable à celui des hommes
qu'il avait autrefois vus essayer de s'arracher à l'emprise de
substances illicites. A la sensation de manque qui le torturait nuit
et jour s'ajoutait l'impression continuelle de ne percevoir qu'à
travers des organes atrophiés qui ne lui offraient qu'un monde
bien pâle à côté de celui qu'il venait de
quitter.
Puis les effets s'atténuèrent, peu à peu. Le monde
se colora de jour en jour, devint plus audible, plus rugueux. Et les
signaux envoyés par chacun des Immortels qui l'entouraient se
firent de plus en plus consistants, de plus en plus réels. Il
les sentait à nouveau pleinement, et ces interférences
omniprésentes dans son esprit lui laissaient peu de répit.
Elles étaient toujours là, un bruit de fond qui se mêlait
à la moindre de ses pensées.
Il commença cependant à s'intéresser un peu à
ce qui l'entourait. Il suivait les autres à l'heure des repas,
participait aux sorties organisées dans le grand parc du château
lorsque le temps hivernal le permettait, commençait à
connaître les noms des autres locataires de son étage.
Ceux qui le désiraient suivaient des cours, découvrant
une partie de ce que l'humanité avait un jour exploré,
allant parfois là où les étudiants des grands collèges
auraient eux même été perdus. Il passait ce temps
enfermé dans la bibliothèque, dévorant les ouvrages
hétéroclites qui s'y trouvaient au milieu de l'odeur de
cuir des couvertures anciennes. Partir à l'assaut des rayonnages
était un véritable voyage à travers les pays et
le temps, chacun des habitants adultes de ce lieu y ayant apporté
une part de sa culture. Il y trouva des langues dont il avait oublié
l'existence mais qui lui revinrent rapidement, d'autres dont il n'avait
jamais entendu parler, des ouvrages qu'il croyait définitivement
perdus.
Il aurait pu se mêler aux autres durant les cours, mais il ne
voyait pas l'intérêt de les voir plus que nécessaire.
Il était aussi étranger à ce lieu qu'il lui était
possible de l'être, et refusait de reconnaître qu'il en
faisait désormais partie. De temps en temps, Albert essayait
de l'inciter à s'investir dans d'autres activités, mais
il se heurtait à un mur de refus silencieux.
Il réalisa un jour qu'il n'avait pas dit un mot depuis son arrivé.
Il tenta alors de répondre à Luigi lors de l'un de ses
longs monologues quotidiens, mais sa bouche resta désespérément
close. Il s'interrogea vaguement sur ce phénomène, mais
ne s'en préoccupa guère, et ne fit pas de nouvelle tentative.
Il se réveillait parfois
la nuit, s'arrachant des griffes d'un long cauchemar qui n'était
peut être que le souvenir d'un monde qu'il avait brièvement
exploré. Il ne pouvait plonger à nouveau dans le sommeil,
et il se levait alors, négligeant parfois d'enfiler un vêtement
supplémentaire malgré la relative fraîcheur apportée
par les pierres froides du bâtiment. Il parcourait les couloirs
et les salles, explorait le château, en découvrait les
moindres passages, jusqu'à en connaître le plan par cur.
Il pouvait désormais en voir en pensée la carte, et connaissait
précisément les zones encore inaccessibles.
Ces sorties nocturnes lui permettaient d'échapper un instant
à la présence oppressante des autres, même s'il
n'existait pas une pièce du château où il ne pouvait
les ressentir. Le signal était cependant atténué,
suffisamment faible pour qu'il puisse enfin concentrer son esprit sur
autre chose.
Il voyait parfois l'extérieur par les fenêtres, et il était
alors pris d'une envie irrésistible de s'enfuir. Mais ses explorations
n'avaient pas encore livré de passage vers la liberté,
et il devait se contenter de ces images volées à travers
le verre sali par les intempéries.
Ce jour là, il avait plu de longues heures, et même le
parc leur avait été interdit. Il rongeait son frein depuis
la matinée, collé à une fenêtre, n'aspirant
qu'à sortir. Mais le soir vint sans qu'on leur permette de fouler
l'herbe humide et les allées boueuses. Il ne put dormir, et se
leva plus tôt qu'à l'habitude pour parcourir en vain les
sombres couloirs.
Il enfila sans tarder ses vêtements et une paire de chaussures,
frissonnant au contact de l'air frais. Le printemps était entamé
depuis plusieurs semaines mais le temps était toujours aussi
mauvais. Il rejoignit rapidement le quatrième étage. Il
savait qu'il était inutile de chercher une voie de sortie aussi
haut, mais il y trouverait une vue suffisamment dégagée
sur l'extérieur. A défaut d'avoir pu sortir dans la journée,
il pourrait contempler quelques heures le monde interdit.
Il se faufilait dans l'obscurité d'un couloir privé de
fenêtres lorsqu'il sentit un Immortel tout proche. Il se plaqua
contre le mur, attentif aux sons de la nuit. Il entendit des pas légers
sur sa droite, qui venaient dans sa direction. Il ne pouvait pas s'éclipser
discrètement, il ne restait qu'à attendre que l'autre
passe à côté sans le voir. Si ses sens n'étaient
pas aussi aiguisés, il pouvait être incapable de localiser
avec précision le signal.
Mais il s'était réfugié contre le mur que l'autre
suivait à tâtons, et bientôt il sentit une main tiède
se poser sur son bras. La petite silhouette qui se découpait
à présent contre la semi-obscurité du hall tout
proche sursauta, étouffant un cri de surprise. Il put apercevoir
une masse de cheveux blonds avant que l'autre ne se reprenne et le tire
à la lumière toute relative qui régnait dans le
hall. " Qui t'es, toi ? "
L'autre avait l'air d'avoir une douzaine d'années peut être,
et ses yeux bleus l'observaient avec une méfiance non dissimulée.
Il ignora la question, et l'examina de la tête aux pieds. La posture
assurée, le ton agressif et autoritaire malgré sa stature
inférieure, l'éclat qui luisait dans les yeux azur étaient
autant d'indices sur l'age véritable de l'Immortel qui lui faisait
face. Il se trouvait devant un vieil Immortel, désarmé.
Il fit taire le soudain sentiment d'angoisse, et haussa les épaules
en réponse à la question posée avant de fixer le
mur.
" Oh
T'es celui qui ne parle pas ? " Il perçut
autre chose dans le ton de la voix. Celui qui ne parle pas. Les
mots sonnaient plus comme le débile, le demeuré.
Il pouvait en tirer avantage, et il ne chercha pas à lui prouver
le contraire. La voix sonnait plus comme celle d'un enfant à
présent, assumant à nouveau son rôle, complétant
l'illusion donnée par le corps frêle.
" Moi, c'est Kenneth. " Kenneth tendit brièvement la
main avant de la laisser retomber faute de susciter la moindre réaction
chez son interlocuteur. " Qu'est-ce que tu fais ici ? "
Il hésita un instant, puis tendit lentement la main vers la fenêtre.
" Tu veux sortir toi aussi ? C'est pas le bon étage pour
ça tu sais
Et tu n'y arriveras jamais. Tu ferais mieux
de retourner te coucher. "
Kenneth se pencha vers lui avant de lui murmurer à l'oreille
" Surtout qu'il paraît qu'il y a un tueur qui rôde
dans les couloirs la nuit. "
L'autre cherchait sans doute à effrayer celui qu'il prenait pour
un simple d'esprit, mais il y vit une porte de sortie. Il recula lentement,
sans rien laisser transparaître sur son visage, avant de tourner
les talons et de dévaler l'escalier.
Tout en se dirigeant vers
le dortoir, il rumina sur ce qui venait de se passer. Cette rencontre
changeait tout. Même dans les couloirs en pleine nuit, il ne semblait
plus désormais y avoir moyen d'être tranquille. Il décida
de mettre en uvre la seule possibilité de fuite qu'il avait
trouvée jusqu'à présent. Il tenterait sa chance
au cours d'une sortie dans le parc, même si l'alerte serait donnée
beaucoup plus rapidement.
Le léger mépris qu'il avait senti dans la voix de l'autre
lui revint brièvement à l'esprit avant qu'il ne chasse
négligemment la rencontre de son esprit. Débile. Demeuré.
Il l'avait senti dans le regard des autres aussi. Est-ce que l'incident
avait pu avoir de tels effets? Il avait récupéré
la pleine maîtrise de ses sens, son acuité et son ouie
étaient toujours aussi aiguisées, il contrôlait
parfaitement le moindre mouvement de son corps, percevait les autres
Immortels avant qu'ils ne le perçoivent, et jouait toujours instinctivement
le rôle adapté à la situation sans même y
penser. Il avait peut-être quelques difficultés à
se concentrer, mais il ne s'agissait que d'une conséquence de
la présence de tant d'Immortels autour de lui. Il avait toujours
fait preuve d'une sensibilité particulière à ce
niveau. Ca s'améliorerait dès qu'il aurait pu fuir cet
endroit.
Non. Ils avaient tort. Mais il ne les détromperait pas. C'était
un avantage trop précieux pour être gaspillé.
Il jeta un coup d'il par la fenêtre avant de pénétrer
dans le dortoir. Demain. Demain, il serait libre.
L'eau ruisselait de feuille en feuille, parcourant le monde complexe
du feuillage, avant de couler goutte à goutte sur son cou. Il
sentait l'écorce rêche et grise lui érafler la peau,
un filet d'eau froide couler le long de sa colonne vertébrale,
un début de crampe enflammer son bras gauche. Il ne bougea pas
pourtant, plus immobile que le vieil arbre qui l'abritait. Il attendit
de longues minutes encore, les yeux mi-clos pour ne pas laisser la vue
interférer avec l'ouie. Il écoutait, intensément,
reconstruisant le monde sonore qui l'entourait.
Les centaines de gouttes retenues par les feuillages tombant d'une feuille
à l'autre, le frémissement de la litière qui se
redressait lentement une fois l'averse finie, le vol presque silencieux
de deux chauves-souris tentant une sortie sans grand espoir de voir
une chasse fructueuse si peu de temps après la pluie, le déplacement
empreint d'une discrétion toute éléphantesque d'un
hérisson, le craquement soudain d'une branche alourdie par l'eau,
les pas furtifs d'un rongeur sous les buissons...
Il n'y avait aucun signe audible de bipède, aucun Immortel à
portée de signal. La voie était libre, enfin, après
trois jours et nuits passées à la cime des arbres. Il
se coula le long de l'arbre du côté opposé à
la lune, plaqué contre le tronc protecteur. Une fois au sol,
il attendit encore le temps de dix battements de cur. Il n'y avait
toujours aucun bruit alarmant, et il poursuivit sa lente progression
silencieuse au milieu de la forêt du parc. Une odeur forte montait
de l'humus détrempé, et autour de lui l'air vif et frais
sentait l'après-pluie, lavé et purifié par
le passage de l'eau.
Il arriva enfin au pied du mur tant espéré durant ces
trois jours passés à se cacher dans le propre parc des
geôliers auxquels il avait échappé. Par chance,
ils n'y avaient envoyé que des mortels, les Immortels se réservant
la fouille de la campagne environnante. Ils avaient des chiens cependant,
et tromper ceux-ci n'avait pas été chose aisée.
Mais au matin du troisième jour, la vigilance de ses poursuivants
s'était relâchée, peut être consécutivement
aux cris et au remue-ménage qu'il avait entendus venant du château.
Patiemment, il avait attendu la tombée de la nuit, où
la lune rongée et réduite à un mince filament ne
le trahirait pas.
Il ne lui restait plus qu'à franchir le haut mur d'enceinte avant
de parvenir enfin à la liberté. Il leva lentement les
yeux, examinant le chemin à parcourir. Le mur était ancien,
et les pierres saillantes ne poseraient aucune difficulté. Il
entreprit l'ascension, rendue lente par la nécessité de
silence absolue. Les mouvements mesurés soumettaient ses muscles
à rude épreuve et ne rendaient la progression que plus
difficile.
Il était parvenu à bonne hauteur lorsqu'il se figea. Il
avait perçu un léger bruit sur sa gauche, un bruit qui
n'appartenait pas à l'univers sonore de la forêt. Il assura
ses prises et se plaqua contre la paroi, le cur battant, souhaitant
ardemment être invisible pour qui venait d'en bas.
Ils sortirent des buissons, longeant le mur. Deux gardes. Sans chiens.
Il sentait confusément qu'il venait d'être favorisé
par le sort. Un chien aurait aisément pu repérer son odeur
et mener les deux gardes à l'objet de leur recherche. Seuls,
ils n'avaient aucune chance de le repérer. La portion de mur
qu'il avait choisi était proche d'un arbre, et les branches le
dissimulaient en partie, précaution presque superflue dans la
quasi-obscurité de la nuit.
Ils s'approchèrent, suivant avec lassitude le mur qui leur servait
de guide dans leur patrouille nocturne. Il les sentit plutôt qu'il
ne les vit passer sous lui, et poursuivre leur route en discutant à
voix basse. Le danger était presque écarté, il
n'avait plus qu'à attendre deux ou trois minutes avant de poursuivre
l'ascension. Il était sauf. Il allait être libre.
Il sentit soudain les pierres se dérober sous ses mains et ses
pieds, et, rongé par le temps et les intempéries, le pan
de mur auquel il s'agrippait céda sous son poids, l'entraînant
dans sa chute.
Il ne réessaya pas. Il s'était réveillé
dans le dortoir, entouré d'une foule compacte d'enfants et d'adultes
qui se pressaient autour de son lit. Il avait eu le temps de voir les
yeux rougis de Luigi avant qu'Albert, averti de son réveil, ne
vienne occuper son champ de vision. Il ne cria pas, mais parla au contraire
d'une voix douce qui avait sans doute un fort impact sur les enfants.
Quoi de plus terrible qu'un ton calme et apaisant là où
on attendait des cris, de la colère et une punition? C'est une
voix qui vous rend nerveux, vous laisse inquiet, désorienté,
vous demandant où est le piège, quand viendra la punition
et quelle sera sa nature, puis qui fait naître les remords, la
repentance. Oui, cette voix devait très bien fonctionner avec
les enfants.
Mais elle fut sans effet sur lui. Il n'était plus un enfant depuis
trop longtemps, s'il en avait jamais été un. Il regarda
d'un air impassible Albert lui expliquer le danger dans lequel il les
mettait tous, et lui-même en particulier. Il lui parla longuement,
mais ne put en tirer un mot.
Ce ne fut pas le discours
d'Albert qui le convainquit de ne pas recommencer. Mais il y avait désormais
des tours de garde assurés tour à tour par chacun des
adultes, Immortels ou mortels. Ce n'était pas tant pour l'empêcher
de sortir que pour prévenir toute autre incursion du mystérieux
tueur. Car il avait frappé à nouveau pendant sa courte
escapade. Ce fut Luigi qui le lui apprit, au milieu d'un flot de paroles
ininterrompues contant en détail la moindre petite nouvelle sur
chacun des habitants du château.
La victime s'appelait Ingrid. Il ne la connaissait pas, et ne ressentit
rien à cette nouvelle. Mais la garde dont l'effet secondaire
était de l'empêcher de sortir lui parut absurde. Le tueur
ne pouvait être à l'extérieur. Il était donc
à l'intérieur, et ils étaient à présent
tous enfermés avec lui. Ce n'était pas son problème,
et il revint au discours de Luigi.
Celui-ci, sentant sans doute son auditoire plus attentif, s'interrompit
brusquement pour souffler : " Alors, c'était comment dehors
? " Il n'attendit pas, désormais habitué à
son silencieux compagnon. " C'était bien ? " Et un
air joyeux illumina son visage à la vue du mince sourire qui
lui répondit.
Le lent cycle du temps recommença.
Les semaines s'enchaînaient les unes à la suite des autres,
toutes semblables, inodores, incolores et sans saveur. Seuls deux événements
vinrent rompre un instant l'ennui quotidien. L'arrivée de deux
nouveaux pensionnaires, originaires d'Asie et encore incapables de communiquer
avec ceux qui les entouraient, prisonniers de la barrière du
langage, et la découverte d'un nouveau corps sans tête.
Luis, un jeune Immortel qui aidait parfois à la cuisine et qui
régalait les enfants de chansons de son invention.
Il sentait la tension monter parmi les adultes, incapables de mettre
un frein au massacre. De jour en jour, leur mine se faisait plus soucieuse,
leur regard plus grave. Il les surprenait souvent à parler à
voix basse dans les couloirs, jetant autour d'eux des regards inquiets.
Même Albert ne souriait plus, et, à corps défendant,
il s'aperçut que cela l'avait touché. Il souhaita presque
lui glisser un mot de réconfort, mais il ne le fit pas.
Cette atmosphère d'angoisse avait encore épargné
les enfants qui se comportaient toujours avec la même insouciance
joyeuse. Il ne comprenait pas comment on pouvait être heureux
de vivre continuellement la même suite de jours identiques, sans
changement, sans évolution. Il recommençait à aspirer
à la liberté, à vibrer à la moindre évocation
du monde extérieur. Incapable de dormir, il avait repris ses
déambulations nocturnes bien que l'espoir de se glisser au dehors
sans plan minutieusement préparé fut vain.
Il ne parlait toujours pas. Il commença à s'en inquiéter.
Il ignorait s'il était juste incapable de s'y résoudre
pour le moment ou s'il ne pouvait réellement pas le faire. Il
avait pénétré un instant un monde inconnu et interdit,
et il en avait peut-être gardé des séquelles plus
sévères qu'il ne l'avait d'abord cru.
Les ombres du plafond se firent de plus en plus nettes, jusqu'à
ce qu'il réalise qu'il avait franchi la mince frontière
séparant le rêve de l'éveil. Il se redressa doucement,
silencieux au milieu des draps froissés. Le contact de la pierre
froide contre ses pieds lui arracha un frisson. Une forme sombre gisait
au pied du lit. Il la ramassa, et enfila le pantalon sans un bruit.
Lentement, il avança entre les lits portant les corps endormis,
au milieu du murmure bruissant des respirations. Il s'arrêtait
parfois pour observer un instant les visages minces et lisses, porteurs
d'une promesse d'homme qui ne serait jamais accomplie. Il y en avait
tant, tant de vies figées dans une enfance immuable.
L'océan confus de sensations créées par le rassemblement
de tant d'Immortels était à peine atténué
dans les couloirs sombres mais l'obscurité relative et le silence
qui y régnait lui apportaient un certain soulagement. C'était
un lieu moins oppressant que les salles communes, qui lui servait à
nouveau de refuge depuis un certain temps. Cette nuit, les murs y étaient
baignés d'une douce lueur qui faisait surgir des ombres au cur
de la nuit.
Il avança sans avoir besoin de tâtonner, appréciant
la fraîcheur de l'air inspiré par ses poumons, s'imprégnant
du calme du lieu. Il y avait dans la partie la plus ancienne du château
de hautes fenêtres logées au creux d'un renfoncement. Il
se hissa sans difficulté dans l'une des alcôves. Le dos
appuyé contre les pierres fraîches du mur, il faisait face
à l'Extérieur. L'Extérieur était là,
à peine séparé par une mince cloison de verre et
de métal, et déployé sous ses yeux le monde s'offrait
à lui.
Le disque plein et curieusement aplati de la lune, surmontant l'horizon,
lui rappelait l'il d'un loup. L'astre fixait le monde nocturne
de son énorme il jaunâtre, éclairant champs,
collines et forêts d'une lumière pâle et irréelle.
Il suspendit son souffle un instant, guettant un hurlement lointain
qui aurait déchiré la tranquillité de la nuit.
Mais rien ne vint, et le mince espoir de découvrir une meute
proche s'évanouit.
Il se perdit dans les masses sombres des forêts, courut dans les
draps pâles des champs de blé qui s'étalaient dans
les creux, gravit sans peine les flancs herbeux des collines. Il parcourait
ce monde en pensée, presque libre, aussi libre qu'on pouvait
l'être enfermé en ce lieu. Ce ne fut bientôt plus
le monde de la fenêtre mais celui de ses souvenirs. Il s'enfonça
jusque aux genoux dans la neige poudreuse des hivers du nord, longea
la crête d'une dune de sable dans un paysage désolé
et assoiffé, écarta les branches et les lianes d'une forêt
pluvieuse pour se frayer un passage, pagaya jusqu'à l'embouchure
d'un fleuve à cheval sur une embarcation précaire, galopa
au milieu des longues herbes de la steppe qui ondulaient au rythme du
vent, reprit son souffle assis auprès d'un maigre feu en contemplant
le paysage triste offert par la toundra, se fit griffer les jambes par
les ajoncs cachés au milieu des violets et ors de la lande, dévala
une colline couverte de garrigue vers une vallée verdoyante annonciatrice
d'un cours d'eau, ressentit... un léger picotement au bout des
doigts, ses muscles qui se tendaient soudain, une angoisse sourde au
creux de l'estomac, le lent battement d'une veine près de son
oreille.
Il s'enfonça un peu plus dans le creux présent entre le
mur et la fenêtre, qui offrait une protection toute relative.
Il y avait un Immortel tout proche, suffisamment prêt pour qu'il
puisse le sentir, mais peut-être pas assez pour que l'autre le
détecte également. Il attendit, fouillant des yeux l'obscurité
du couloir, respirant à peine. Une ombre, plus sombre et mouvante,
se détacha enfin au milieu des autres, au moment précis
où il perçut un second Immortel. Une deuxième ombre,
plus petite, suivit à bonne distance. Il aperçut un reflet
dans des cheveux clairs, un bref éclat de lune le long d'une
lame.
Il retint son souffle jusqu'à ce que la deuxième silhouette
ait disparu. Puis, aussi silencieux qu'un chat, il se laissa glisser
jusqu'au sol. Il hésita un instant sur la direction à
prendre. Découvrir qui était le tueur nocturne, ou retourner
au dortoir se glisser entre les draps chauds de son lit? La deuxième
option était la plus tentante maintenant que la pierre froide
avait absorbé une partie de la chaleur de son corps, mais la
curiosité l'emporta. Il désira un instant découvrir
celui qui l'avait arraché à la plénitude du signal.
Il avait été un chasseur longtemps avant d'avoir été
un Immortel, habitué à traquer sans bruit les proies à
l'oreille la plus fine depuis ce qui semblait parfois être l'éternité.
Avec l'assurance apportée par l'expérience, il se faufila
à la suite des ombres, rasant le mur le plus sombre, invisible
au cur de l'obscurité, inaudible dans le silence tranquille
de la nuit.
Il entendit un son étouffé, suivi d'un faible cri puis
d'un bruit de chute. Il pressa le pas, et atteignit enfin le hall où
se jouait le drame. La sensation était plus forte à présent,
plus riche, mais le tueur, oublieux de sa présence, se concentrait
sur sa victime. L'Immortel était de dos, mais il reconnut Kenneth,
surplombant le corps allongé, tenant à deux mains une
épée qu'il s'apprêtait à abattre.
Il jeta un cou d'il à la forme immobile qui gisait au sol.
Il ne voyait pas son visage, mais la corpulence, certains détails
vestimentaires, lui rappelèrent Sacha. Sacha, qui laçait
les chaussures des plus jeunes, qui était toujours d'humeur à
leur raconter une histoire, qui servait de confident aux plus âgés.
Ce serait une grande perte pour eux. Et puis survint devant lui la figure
de Luigi. Luigi en adoration devant cette figure paternelle, Luigi blotti
sur ses genoux le temps d'un conte, Luigi riant aux éclats en
chahutant avec ce père de substitution.
Il reporta son regard sur le dos de l'adolescent. C'était celui
qui l'avait arraché à un monde plus exaltant, celui qui
répandait la mort et la souffrance autour de lui.
Jamais il ne sut vraiment pourquoi il réagit ainsi, alors que
des siècles d'expérience lui dictaient de retourner dans
l'ombre d'où il venait et d'y demeurer, en sécurité,
mais il s'élança soudain, les muscles de ses cuisses jouant
parfaitement leur rôle malgré les mois d'emprisonnement,
ses pieds nus mordant le sol sans un bruit, silencieux comme une panthère,
rapide comme un guépard. En une seconde, il fut à bonne
distance, et bondit en avant, heurtant de l'épaule le dos de
l'autre qui lâcha son arme sous le choc.
Il roula en avant, tendit la main pour la poser sur la poignée
de l'épée avant de rouler à nouveau hors de portée.
Il atterrit souplement sur ses pieds, dans un équilibre parfait,
et dans le même mouvement effectua une rotation qui le plaça
face à face avec l'autre Immortel. Les deux jambes fermement
ancrées dans le sol, il se tint sur la défensive, prêt
à bondir ou à parer toute attaque. Il observa son adversaire
se relever péniblement avant de lui faire face, les muscles tendus,
portant un masque de haine et de rage.
Il plongea son regard dans celui de Kenneth, pour y lire la colère
que lui inspirait ce retournement de situation, la peur déclenchée
par la vue de l'épée dans d'autres mains que les siennes,
et une haine nouvelle et brûlante pour celui qui avait osé
contrecarrer ses plans. Il vit cette haine qui surpassait tout le reste,
et sut qu'il venait de se faire un nouvel ennemi. Un ennemi qui saurait
le reconnaître, un ennemi qui chercherait à se venger,
un ennemi qui serait peut être porteur de sa mort. Il n'y avait
qu'un seul remède à cette situation, une unique solution,
évidente et sans parade.
L'autre se redressa, prêt à fuir cette situation qui avait
échappé à son contrôle, et relâcha
involontairement son attention un court instant, le temps de vérifier
qu'il n'y avait aucun obstacle sur le chemin de sa retraite. Il ne réfléchit
même pas, profitant instinctivement de cet avantage momentané,
et bondit, la pointe en avant. La lame s'enfonça profondément,
sans effort, presque trop facilement.
Plié en deux par la douleur, les mains crispées sur le
ventre, Kenneth s'affaissa, les genoux à terre. Il releva la
tête pour dévisager celui qui allait mettre fin à
son parcours meurtrier, et ses yeux ne trahissaient plus qu'une terreur
aveugle.
Il se mit en position, ses appuis idéalement pris pour conserver
un équilibre parfait lors du mouvement qui allait suivre tout
en lui permettant de rester sur ses gardes et de parer à toute
attaque surprise de celui qui était à terre. Il leva l'épée,
prêt à frapper. La lune éclairait la scène
d'une lueur sinistre, qui se reflétait dans les cheveux blonds
de Kenneth, dans la lame dressée, dans les taches de liquide
sombre qui parsemaient le sol.
Il abaissa la lame, dans un mouvement circulaire parfait dont la trajectoire
s'achèverait dans le creux tendre du cou.
Al garda le silence un moment avant de tenter un geste de rapprochement
vite abandonné. "Tu sais, c'est tout à fait normal
de n'avoir pu le tuer."
Il se rappela avec son corps plus qu'avec son esprit les effets de la
mise à mort d'un Immortel, le déferlement d'énergie
qui passait brusquement d'un être à l'autre. Il en avait
toujours ressenti les effets avec plus d'acuité que la moyenne
des autres Immortels. Il se souvint de la déferlante de souffrance
qui déchirait son corps, le laissant agonisant, tordu de douleur
sur le sol. Les bénéfices et le contentement qu'en recevaient
les autres étaient remplacés chez lui par un surcroît
de souffrance. Et c'était avant. Avant. Il n'avait pas pu le
retenter si tôt, alors qu'il commençait tout juste à
reprendre pied dans ce monde ci. C'était encore trop tôt,
trop tôt pour ne pas risquer de replonger, trop tôt pour
qu'il ose s'y essayer. Il n'avait pu achever son geste, paralysé
par l'appréhension.
"Ce n'est pas quelque chose aisé à faire. Et d'autant
plus lorsque
lorsqu'ils sont
lorsqu'ils ressemblent à
un enfant. Même nous n'avons pu nous y résoudre. Et tuer
pour la première fois est un pas très difficile à
franchir."
Les derniers mots le ramenèrent à l'instant présent.
Il releva brusquement la tête, et plongea son regard dans celui
d'Albert.
" Qu'est ce qui vous dit que c'était la première
fois?"
Il fut surpris d'entendre les mots sortir avec autant d'assurance après
tant de mois de silence. Le ton de sa voix sonna neutre à ses
oreilles, dénué de tout sentiment. Froid, posé,
sûr de lui. Copiant instinctivement l'accent d'Albert, vieux réflexe
acquis au cours des siècles, contraint par la nécessité
de se fondre dans la masse, de passer inaperçu. Il sentit ses
mains redevenir calmes. Albert se raidit, étonné d'entendre
enfin une voix qu'il s'était résolu à ne jamais
rencontrer.
Il revit le long défilé de tous ceux à qui il avait
ôté la vie. Immortels, mortels, cela n'avait jamais eu
d'importance. Ca avait été eux ou lui. Il ressentit à
nouveau dans les bras le choc de la lame rencontrant les cartilages
et les os du cou, le lent plongeon des lames entre les côtes,
le soudain vide laissé par le poignard qui vient de s'envoler
de la main. Le léger dégoût à la vue du corps
désormais privé de tête, la lente agonie sans salut
des mortels. Il ignorait combien il y en a avait eu. Il n'avait jamais
cherché à tuer, il n'en avait pas non plus éprouvé
de remords. Sans remords, mais sans passion. Avec indifférence,
presque. Avec efficacité aussi. Il avait fait ce qui était
nécessaire. Pas plus. Pas moins non plus.
Il ne sut jamais ce qu'Albert avait perçu de tout cela à
travers ses yeux. Mais celui-ci se détacha lentement de son regard
avant de baisser la tête un instant. Puis l'homme examina son
visage attentivement, y voyant soudain des choses qu'il n'y avait jamais
vu avant. Il tenta un bref sourire.
"Le conseil s'est réuni il y a deux heures. Ils ont décidé
de bannir Kenneth, à défaut de pouvoir faire plus."
"Pourquoi est-il récompensé, tandis que je reste
puni?" Il devait y avoir quelque chose dans sa voix qui amena un
air désolé sur le visage d'Al. Du désespoir peut
être, de l'amertume, de la colère
"C'est donc si terrible que ça ici?" La voix était
douce, presque encourageante. Pour la première fois depuis longtemps,
il se mit à espérer.
Il dut conserver les yeux bandés au cours du voyage qui le ramenait
à la vie. Il entendait la respiration de Kenneth, drogué
et attaché à côté de lui, et la présence
de l'assassin et de leurs gardes dans l'espace réduit de la carriole
l'oppressait. Il perdit la notion du temps, et il ne sut pas combien
de jours s'écoulèrent avant qu'ils ne s'arrêtent
enfin.
Il put sortir faire quelques pas dehors, curieux de ce qui l'y attendait.
Mais il n'y avait qu'une forêt anonyme, sans identité propre,
sans nationalité. Il observa sans un mot les gardes descendre
le corps de Kenneth et l'adosser à un arbre au bord de la route.
Ils attendirent un moment qu'il commence à reprendre conscience
avant de repartir sur la voie cahoteuse, suivis par un regard de haine.
Le voyage harassant repris.
Il ignorait la direction qu'ils avaient prise, et il se demandait parfois
s'ils s'étaient réellement éloignés d'une
telle distance ou si ils étaient revenus sur leurs pas. C'était
sans intérêt, il ne tenait pas à retrouver le chemin
de ce lieu qu'il avait abhorré.
Il descendit lentement, aveuglé
par la luminosité ambiante qui contrastait violemment avec la
pénombre à laquelle il s'était accoutumé
au fil des jours. Il laissa ses yeux s'habituer à la lumière
nouvelle avant d'observer ce qui l'entourait. Une ville, une grande
ville, aux maisons hautes de plusieurs étages, aux rues principales
pavées, aux places agrémentées de fontaines et
de parcs. Un lieu grouillant de vie, de piétons pressés
de régler leurs affaires, de cavaliers tout aussi pressés,
de véhicules qui circulaient sans égards pour les bipèdes
qui osaient croiser leur chemin. Ils se trouvaient dans une rue importante,
non loin d'une petite place d'où venait le son rafraîchissant
et aquatique d'une fontaine.
Albert descendit à ses côtés.
"C'est d'ici même que vient Luigi."
"Mais
. Il parlait de champs de blés, d'un hameau blotti
au creux d'une vallée, de fermes, de troupeaux
" Il
se sentait perdu, déçu pour Luigi et ses rêves,
trahi par Albert.
Celui ci le regarda avec un sourire triste.
"Oui. Luigi a effectivement grandi dans une petite ferme."
Albert parcourut la rue du regard avant de laisser échapper un
léger soupir.
Il se retourna. Il examina les maisons usées par les siècles,
les pavés polis par les pieds des habitants, la fontaine aux
sculptures délicates érodées par le vent. Il ne
prêta pas attention au bruit de la carriole qui s'éloignait
tandis qu'il découvrait le secret de Luigi.