Robert Martin
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Noces de Bronze






        Fin de l’Âge du Bronze, bassin de la Volga


        Le temps est arrêté. Kronos dort. Les deux filles capturées avant-hier dorment peut-être aussi, sous la tente de peaux cousues. Mais lui repose sur une litière moelleuse, sous des couvertures de laine. Les deux filles allongées sur un tapis sont attachées aux poteaux centraux de la tente. Si elles ont quelque chose pour se couvrir, elles ont bien de la chance.
        Silas et Caspian boivent et rient dans leur tente. Cette lune, ils font foyer commun, et fêtent une embellie dans leur orageuse amitié. Les pulsions sexuelles chez ces deux-là étant moins liées au mental qu’au corps, plus simplement hormonales, ils ont laissé leurs garces attachées dans l’abri des chevaux. Ils ont de la bière, de l’huile pour leur lampe, des dés et un cornet. Tout ce qu’il faut pour être heureux. Pour l’instant.

        Methos prend l’air, assis au pied d’un bouleau. Il jongle avec un poignard à large lame sombre et peut voir encore la buée de son haleine dans la lumière déclinante. Les prisonnières de Silas et Caspian parlent à voix basse sous l’auvent des chevaux, construit entre deux gros hêtres. Assises sur la paille entre deux montures qui les réchauffent un peu, elles doivent se plaindre de leur sort. L’une d’elles a froid. Lorsque Caspian, ivre, l’a violée, il s’est amusé à mettre en pièces ses vêtements. Methos devine d’ailleurs une silhouette pâle et tremblante qui tente de réchauffer ses pieds en les cachant sous ses fesses.
        Sa captive à lui doit dormir sous sa tente, dans une grande peau d’aurochs. Lui aussi a joué avec elle, il s’en est amusé comme d’un oiseau craintif. Lui aussi il l’a épluchée comme un fruit un peu vert. Elle ne doit pas avoir plus de quinze hivers. Il est fin de corps, mais quand il pesait de tout son poids sur elle et qu’elle semblait suffoquer, il a ressenti le besoin de la calmer. Comme on caresse un chevreau promis au couteau. Il a écouté son souffle ralentir sous l’effet des caresses. Les lèvres du maître se sont faites légères dans le cou de l’esclave. Puis il a eu envie de la goûter tout entière, comme pour la gagner à lui, lui prouver qu’il connaissait autre chose que le meurtre et les coups, il a parcouru le chemin doré de la gorge aux seins, au ventre qui palpite, encore apeuré.
        Après s’être ainsi désaltéré, Methos l’a installée dans une couche de fourrure, en ayant soin d’attacher une de ses chevilles au mât de la tente, et de ne laisser aucun objet coupant à sa portée. Il sait que de toute manière, elle ne pourrait pas tenter grand chose ce soir. Le jeu l’a épuisée, physiquement et nerveusement.
        En sortant de la yourte, Methos a entendu le rire gras de Silas, le ricanement narquois de Caspian, à gauche. Il a marché vers la droite, passant devant l’autre tente. La respiration de Kronos est celle de quelqu’un qui dort les sens repus. En pointant mieux l’oreille, il a distingué les souffles des deux femelles : l’une ronfle presque, l’autre semble plus timide. Elle a conservé de la crainte dans le sommeil. Il s’est éloigné, vers la cabane des chevaux, et s’est assis sous un bouleau.

        Le poignard de bronze tournoie et retombe dans sa main. Les images de l’avant-veille lui reviennent à l’esprit. Ils avaient quitté le pays des Scythes une lune plus tôt, chargés d’or. Leurs deux esclaves étaient mortes, l’une de maladie, l’autre tuée par Caspian. Et leurs réserves de nourriture commençaient à s’épuiser. La vie était devenue moins drôle, moins facile. Ils avaient alors repéré un village retranché, dans une vallée qui semblait riche. Ce fut facile de l’attaquer ; ils ne craignaient pas les mauvais coups. Venir à bout du portail de la palissade, sur le talus, fut le plus long. Silas, Methos et Kronos furent tout à tour tués par les défenseurs, mais se relevèrent au bout de quelques minutes. Silas fut même tué une deuxième fois d’un coup de faux à l’intérieur du village. Tous ceux qui les avaient vus revenir à la vie perdaient tout espoir dans la défense et s’enfuyaient. Ceux qui avaient encore assez d’endurance et de rage tombèrent sous les coups des quatre cavaliers.
        Ensuite ils entassèrent le butin et firent charger chevaux et mules par les quelques villageois épargnés. Puis ils choisirent quelques femmes, jeunes, à leur goût, pour travailler et réchauffer leurs litières.

        Pour le moment, à part celle de Methos, elles ne réchauffent pas grand-chose. C’est pourtant le meilleur moment. Les premiers jours avec une esclave, ceux où elle travaille plus allongée que debout. On ferait presque le travail à sa place pour la satisfaction de la garder attachée, nue, disponible, sous les peaux de la tente.
        Methos jongle avec le poignard, le fait tournoyer, le plante dans la terre meuble. Un geste maladroit : il se coupe et soupire en regardant sa main. Quelques secondes plus tard, la plaie est refermée. Le sang frais isolé sur la paume, il l’essuie dans l’herbe.
        La nuit est tombée. Caspian sort de sa tente en rotant et marche vers les chevaux à longues enjambées. Il regarde Methos et lance un simple ricanement. Quand il est ivre, Caspian n’a pas de conversation. Il détache les filles et les relève brutalement, non sans tripoter celle qui est la plus dévêtue. Puis il les maintient fermement par le bras, au-dessus du coude, et les ramène vers sa tente. Avec un peu de chance, si leurs deux hôtes s’endorment assez rapidement en les gardant contre eux, elles auront un meilleur abri pour la nuit.
        La neige se met à tomber. Methos ferme son manteau de laine et se lève. Il est temps de rentrer. Il va sous l’auvent, vérifie les attaches de chevaux de monte et de bât, s’assure que la mangeoire de fortune est suffisamment garnie. Puis il sort de l’abri. La densité des flocons a doublé en quelques instants. Sans la toiture de branches au-dessus de sa tête et la proximité des bêtes, il ressent encore plus le froid qui tombe. Il hâte le pas. Passant devant la tente de Kronos, il y hasarde une tête. L’homme aux yeux cruels les tient pour le moment fermés et dort toujours. Les deux filles sont allongées, pieds et poings liés, à quelques mètres de là. L’une d’elles a pu s’abriter sous une couverture, mais l’autre est nue, et grelotte dans son sommeil. Methos entre, rassemble deux ou trois coussins qui ne servent à personne, une peau d’onagre et un grand manteau de laine. Lorsqu’il s’approche d’elle, il ne peut s’empêcher, par simple curiosité, de passer la main sur la peau glacée de la fille. La chair de poule. L’omoplate tressaute. La pointe du sein agace sa paume. Il dispose les coussins et la fourrure, la recouvre du manteau et d’autres couvertures encore, tirées du butin. Elle lui lance un regard craintif et reconnaissant.
        Methos regagne rapidement sa tente. L’envie lui est revenue de se glisser dans sa couche, contre le corps chaud de sa captive. Elle se réveille à peine, le laisse faire ce qu’il veut. Au plus fort de la mêlée, elle ouvre les yeux, gémit, se cramponne à lui, lui serre l’épaule de toutes ses maigres forces. À défaut de consentement, Methos reçoit le cadeau de cet abandon. Puis elle se blottit contre lui. Il sait y faire. Elle aussi, peut-être.
        Elle dort bientôt. Lui peine à trouver le sommeil. Il se trouve bien, là, pourtant, une fille à ses côtés dont l’odeur commence à lui être familière. Il sent quand même un peu de sang caillé contre sa cuisse. Décidément, il fait saigner tous les mortels qu’il croise. Quand il est la Guerre, et qu’il accompagne la Peste, la Famine et la Mort.

        Cela fait plusieurs siècles qu’ils écument le monde. Au début, ils étaient toujours ensemble. Pendant plusieurs générations de mortels. Puis ils ont ressenti le besoin de revivre des aventures individuelles, pour se livrer à l’oisiveté ou à leurs autres occupations favorites. Régulièrement, ils se séparent. Régulièrement, ils se réunissent, pour rappeler au monde leur bon souvenir.
        Ce soir Methos pense. Il n’en a pas envie, mais ne peut faire autrement. Il a encore tué il y a deux jours, avec sa bonne épée d’airain. Il n’a pas souvent éprouvé de plaisir à transpercer et à tailler ; il le fait simplement parce qu’il le faut. Mais là, dans le dernier village, ce n’était même pas de l’indifférence. C’était un peu déplaisant. C’est lassant de frapper des gens qu’on ne déteste pas. Il manque une raison pour le faire. Des gens qui ont peur. C’est bien quand ils fuient rapidement. On se contente de hurler, de faire des moulinets menaçants avec son épée. Et si quelqu’un tente de défendre son bien les armes à la main, cela constitue une excellente raison pour l’occire. En revanche, un fuyard qui ne court pas assez vite ou un pauvre hère pétrifié devant la charge des Cavaliers, il l’abat avec un sentiment de vide et de vanité. Peut-être parce que cela fait des siècles que cela dure. Peut-être parce qu’on n’était pas fait pour ça au départ.
        On le fait parce qu’il le faut. Et pourquoi le faut-il ? Lorsque les quatre Cavaliers prennent momentanément congé les uns des autres pour dix, vingt ou trente ans — une saison ! —, Methos délaisse ce mode de vie et de mort, comme on quitte un manteau en rentrant chez soi. Il sait bien pourquoi il est avec eux, même s’il ne veut pas se l’avouer. C’est plus simple. Même pas : c’est moins dangereux. Quand il a rencontré le trio, il a failli y laisser sa tête. Mais on a voulu s’amuser avec lui. Lui laisser une chance. Voir ce qu’il avait dans le ventre. Et dans la tête justement. Il a passé quelques épreuves et a pu entrer dans la confrérie. Il sait bien — non, il sent — que dévier de la ligne de cette confrérie pourrait être mortel. Il pourrait partir avant le lever du jour, foncer à bride abattue à l’autre bout du monde, vers le couchant, où paraît-il de grandes pierres ont été dressées face à l’océan, il sait bien qu’un jour ou l’autre, ses trois comparses, sans même le chercher, tomberaient sur lui au hasard du voyage et lui feraient payer sa défection. Sa trahison. Car il sent bien que ce serait une trahison. Qui n’est pas avec eux est contre eux. Kronos, Silas et Caspian sont peut-être les pires tueurs qu’il ait jamais rencontrés, encore que le Kourgane soit du même acabit, mais lui n’a pas d’ami et voyage seul. Sitôt qu’ils l’ont admis parmi eux, ils l’ont toujours bien traité. Ils ont même parfois mis leur vie en péril pour lui. Leur vie, oui, leur vie totale. Même si Silas et Caspian, les plus impulsifs, se chamaillent souvent, même si Kronos est dur, il y a une vraie amitié entre tous. C’est bien ce qu’il lui semble. Et sur cette pensée réconfortante, il s’endort.

        Le lendemain, les mêmes plaisirs se répètent. On a fait du butin et les sacs à provisions sont bien remplis. Mais Kronos et Silas ont envie de viande fraîche. Ils veulent aller à la chasse, et il faut quelqu’un pour garder le campement. Methos se propose. Les trois autres s’équipent, prennent épieux, arcs et carquois et partent à pied vers la forêt toute proche. Il les regarde disparaître et rentre dans sa tente. La fille est agenouillée, elle lui montre ses doigts rouges de sang et fait le geste de frotter avec l’autre main. Il la détache et lui fait signe de l’accompagner au ruisseau. Là, elle se précipite au bord de l’eau, s’accroupit et se lave fébrilement, sans se soucier de mouiller ses hardes. Ils remontent ensuite vers la tente pour y attendre le retour de chasseurs. Une fumée commence à s’élever vers le ciel. Ça sent bon le bois de frêne.

        Ils ont ramené un chevreuil que Caspian, la Famine, a tué. Les femmes ont été sommées de préparer le repas. Elles sont cinq. Ça va vite. Tout se passe bien, au début. On mange chez Kronos. Mais l’esclave de Silas a voulu se servir trop tôt, et prendre un morceau sur lequel il avait des vues. Il l’attrape par les cheveux et la jette au sol. Elle lance une interjection dans sa langue. Silas alors la roue de coups de pieds, au visage, au ventre. Celle de Caspian essaie de s’interposer, mais un coup de poing de son maître la ramène à l’obéissance. Pendant que la Mort finit de passer sa colère, Kronos se contente d’un regard pour contenir le reste de l’assemblée. L’esclave ne bouge plus. Un filet de sang lui sort de la bouche. Un de ses yeux est fermé, l’autre est fixe. La fille de quinze ans à côté de Methos claque trois fois des dents. Lui n’a pas bougé, pas dit un mot. N’a pas voulu contrarier son ami. Il a simplement attendu que l’orage passe. Silas est maintenant dans une autre colère. Il n’a plus de femme. Il en demande une à Kronos qui en a deux. Ce dernier lui répond qu’il peut se brosser, qu’il n’avait qu’à faire attention. On ne fait pas porter à une mule le double de son poids si on veut la garder jusqu’au bout du voyage. Silas se retire furieux dans sa tente. L’esclave de Caspian se recroqueville dans un coin, bien heureuse de s’en tirer avec un bleu sur la joue.
        Methos finit de manger en se demandant ce que c’est que de grandir dans une famille. Il n’a aucun souvenir de son enfance. Mais les mortels ont des enfants, les élèvent dans leurs maisons, parfois très pauvres. Ils partagent leur pain, leur feu. Comme les Cavaliers. Quand ils perdent un des leurs, qu’ils le trouvent pendu, crucifié ou égorgé, ils pleurent, crient, se lamentent. Ces filles ont tout perdu en trois jours. Elles ont quitté un village que certaines ne reverront probablement jamais. Elles essaient de rester un peu elles-mêmes. L’une d’elles vient de mourir pour avoir voulu manger. Methos est pris de vertige. Il voit la mort tous les jours, et il ne comprend pas la nécessité de cette mort venue briser un moment d’insouciance qu’il était facile de partager. Pas seulement à quatre, mais aussi à neuf, avec des esclaves inconnues. Il en a assez de cette bêtise inutile. Il sait, maintenant, qu’il n’apprendra plus rien avec ses amis. Des brutes désespérantes. Kronos ordonne par geste à ses deux esclaves de sortir le cadavre de sa tente. Peu lui importe ce qu’elles en feront. Si elles laissent le corps aux charognards, peu lui chaut. Mais pas vers la rivière ! Ne pas gâter l’eau. Si elles veulent prendre le temps de l’enterrer, il ne s’y opposera pas. Les deux filles tirent par les pieds le corps de leur payse, et Kronos la Peste croise le regard de Methos la Guerre. Pour ce dernier, c’est simple : ne pas baisser les yeux, ne pas défier, montrer de l’amusement, ou de l’indifférence. Garder la confiance. Kronos est plus intelligent que les autres. Il demande qu’on se range à ses idées et à ses états d’âme, et ne se contente pas d’une simple obéissance. Mais Methos se rend compte, aujourd’hui seulement, après tant d’années, de siècles, que la plus fine intelligence s’amenuise sous l’effet du pouvoir, du goût du pouvoir, de la satisfaction repue du pouvoir.

        Pour les quelques jours qui restent à passer dans ce camp flanqué d’une tombe sommaire, Methos profite du mauvais temps pour paresser au lit. Il reçoit de temps en temps la visite de Kronos, qui vient le taquiner ou qui ressent le besoin d’un interlocuteur à sa mesure, mais le plus souvent, il joue avec son esclave, qui rend grâce à ses dieux d’avoir eu la chance de tomber sur le moins méchant des assassins de sa famille. Kronos est tellement amusé de cette ardeur qu’il envoie à celui qu’il considère comme son frère, pendant quelques heures, pour varier les plaisirs, une de ses femmes, celle que Methos avait recouverte pour la protéger du froid. Même en dormant, cela ne lui avait pas échappé. Le meurtre, le pillage, le viol. Le viol qui se change en soumission. La Mort qui reste la mort.
        Cette nuit-là, Methos sent qu’il a nettement progressé. Trois corps sous sa couverture de laine surmontée d’une peau de bison, car le froid augmente. Il est au milieu, bien réveillé, l’esclave de Kronos à sa droite, qui ronfle en lui agrippant un sein, lui rendant ainsi la monnaie de sa pièce, et sa petite esclave personnelle à gauche, blottie sous le bras, contre l’aisselle. Elle respire doucement, sa poitrine pressée contre le flan du guerrier. Il pense encore à ses complices, et à leur réputation auprès des peuples d’Asie, d’Afrique du Nord et d’Europe. Les quatre Cavaliers de la fin des temps, du Jour-où-le-voile-sera-levé. Kronos la Peste, Silas la Mort, Caspian la Famine et Methos la Guerre. Les trois premiers fléaux sont des morts naturelles : maladie, vieillesse, dépérissement et pauvreté. Le quatrième est une mort sciemment provoquée, un choix délibéré des Hommes. La guerre ne tombe sur les peuples que parce qu’elle est décidée par leurs chefs. Methos en tire cette conclusion : pour lui, ce mode de vie n’est plus le cours naturel des choses. Il ne s’y pliera pas toute son existence.
        Avant de s’endormir, il regarde le visage de celle qui regagnera l’autre tente au matin. Sa présence lui rappelle cette prisonnière que Kronos et lui avaient convoitée, enlevée après l’attaque d’un village du désert. Klashandar ? Qashander ?...Ils avaient senti qu’elle était comme eux, qu’elle serait immortelle. Ils l’ont tuée pour la faire renaître. Elle ne leur en a pas été reconnaissante. Dormir.

        Un matin, on lève le camp. Tous ont travaillé au démontage des tentes et au chargement des chevaux de bât. Au moment où la petite troupe s’ébranle, une rafale de vent rabat dans sa direction une odeur de charogne atténuée par le froid. D’un geste machinal, les têtes se tournent vers le haut du talus où l’on aperçoit une rangée de côtes dressées que les renards et les loups n’ont pas eu de mal à dégager du sol. La tombe était trop naïve.

        On va vers le Nord. Là-haut, si l’on chevauche longtemps, c’est un pays de roche, de glace et d’eau, d’herbe verte et rugueuse au regard, où les gens ont les yeux bleus, la peau claire et les cheveux d’or. On y est passé plusieurs fois ces derniers siècles. Les quatre Cavaliers y ont laissé d’autres légendes, ont reçu d’autres noms, les noms de certains dieux de ces peuples. Ils ne sont pas, là-bas, les allégories des fléaux de la fin des temps, Peste, Guerre, Mort et Famine, mais leur galop redoutable évoque la chasse d’Odin. La guerre est représentée par trois dieux chez eux : Odin, le chef des dieux, qui est la guerre, la quête du savoir, la fureur guerrière et la poésie ; son fils Thor, qui est la guerre, le courage, la force ; son fils Tyr, qui est la guerre, l’engagement, l’autre courage, celui du respect de la parole donnée. Kronos est toujours Odin, Silas toujours Thor. Dans certaines contrées, on voit Tyr en Methos, car il est celui qui semble le plus pondéré. Et Caspian devient Heimdal, autre fils d’Odin, gardien de l’arc-en-ciel Bifrost, ce pont qui mène à l’Asgard, la citadelle des dieux.
        Mais d’autres, qui les ont côtoyés plus longtemps, et qui parfois les ont servis, ont pensé que Tyr était Caspian, car celui-ci peut faire preuve de loyauté. Et la nature moqueuse, ondoyante, de Methos ne leur a pas échappé. Ils l’ont alors identifié à Loki, celui qui sème le désordre et la zizanie, qui tire profit des convoitises et des failles de ceux qui l’entourent, qui parcourt parfois en toute amitié le monde avec Thor, la cible préférée de ses farces et railleries. En pensant à ces masques divins qu’ils portent, Methos sent un frisson parcourir son épine dorsale. Il n’ignore pas les légendes et les prophéties des Hommes du Nord : un jour, lors du Ragnarokkr, le jour du destin fatal des dieux, l’Asgard, l’Enclos des dieux Ases, sera assailli par les géants autrefois repoussés dans les confins du monde. Parmi les premiers, Heimdal périra sur le pont en luttant contre Loki. Puis de grands duels auront lieu : Thor contre le Grand Serpent du Midgard, Odin contre le loup géant Fenrir. Tous les combattants mourront. En restera-t-il un seul ? Baldr Le juste ? Existe-t-il, celui-là ? Va savoir.
        Ils ne savent pas encore s’ils seront reconnus, identifiés comme il y a soixante-quinze ou quatre-vingts ans. Habitent-ils toujours la mémoire des peuples des Fjords ? Au moins, ils changeront d’air et feront trembler d’autres villages.

        Avant de sortir du pays, les Cavaliers s’arrêtent dans une petite ville au bord d’un fleuve. Ils n’ont pas l’humeur bagarreuse et vont échanger un peu d’or contre de la viande séchée, des céréales, quelques nouvelles pièces de harnais. Dans une auberge, Methos convainc ses camarades de ne pas s’embarrasser avec les femmes. De plus, arriver avec des concubines ou des servantes ne fait pas très sérieux et brise un peu le mystère qu’ils cherchent à entretenir autour de leur apparition. Ils ne doivent pas avoir l’air de traîner une famille ou une maisonnée de simples mortelles derrière eux. Ils sont tout droit sortis du monde des morts. Kronos est d’accord. Les autres acquiescent. Methos ne montre pas son soulagement. Surtout ne pas montrer de faiblesse, pas une once d’altruisme. Chaque Cavalier agit pour lui et pour le groupe. Le reste du monde ne compte pas. Mais il sait qu’en laissant les filles dans cette bourgade, elles seront plus en sécurité. Elles pourront peut-être rejoindre leur village, ou ce qu’il en reste, à trente jours de marche ou huit à dix jours de cheval. Peut-être pourront-elles profiter d’un convoi de marchands itinérants. Methos se demande pourquoi il se soucie de cette fille. Elle va peut-être, de son côté, le regretter un peu. Et les autres remercieront leurs dieux. Tout le monde y gagnera.
        Methos finit sa bière, rit avec ses amis et s’essuie énergiquement la bouche.


                                                        * * *


        Environs de Velathri (Volterrae), été,
        an 630 de la fondation de la Ville



        Tarquinius Methellus revient du verger. Les fruits seront beaux cette année. Il a ramassé une petite poire qu’il fait rouler entre ses doigts. Il n’y a pas trop d’insectes. Celles qui sont restées sur l’arbre vont grossir.
        Les quelques semaines qu’il a passées dans la ferme que lui a prêtée son ami sont les plus agréables qu’il ait vécues depuis longtemps. Marcus Licinius a vraiment le sens de l’hospitalité. Ses affaires le retiennent à Rome, mais il permet à son hôte de jouer au petit maître dans sa villa des environs de Volterrae. « Ce sera comme un retour aux sources pour toi, mon cher Tarquinius », lui a dit Marcus le jour où il lui a proposé de fuir la capitale à l’arrivée des grosses chaleurs et des pestilences. « Pourquoi ne viens-tu pas avec moi, Marcus ? »
        — Tu sais bien que mon négoce m’en empêche cette année. Je dois discuter de nouveaux contrats avec des Massaliotes, et peut-être des Macédoniens, ajouta-t-il en mimant l’argent qui tombe dans ses mains.

        Et Tarquinius était parti seul, avec trois domestiques, pour Volterrae. La petite ville était agréable, mais n’avait bien sûr rien à voir avec La Ville. Du reste, il n’y avait passé qu’une journée, pour ensuite finir son voyage vers la villa de Marcus. L’Étrurie est un beau pays. Calme depuis quelques décennies. Le joug romain commence à s’incruster dans la chair, le cal se forme, les plaies se referment. Tarquinius Methellus est assez fier de cette terre qui est censée être la sienne, depuis qu’il a choisi de passer quelque temps en Italie, et qu’il a donné à son ancien nom, Methos, une forme plus autochtone et plus contemporaine. Il avait pensé d’abord prétendre à un nom romain, mais il n’est pas facile de se glisser dans la haute société dominante, où l’on veille jalousement sur sa généalogie. Des membres de la « gens » Metella aurait pu lui demander d’où il sortait. Il a préféré prendre l’identité d’un petit-bourgeois de la province coloniale, un étranger en cours de latinisation, qui imite le conquérant. C’est justement la coïncidence qui est amusante : l’ami Marcus a eu cette attention de lui prêter sa maison de campagne et de le « renvoyer chez lui ». Tarquinius ne le regrette pas. Il a été bien accueilli, ici. Beaucoup sont fiers de sa réussite : il est allé à Rome, y a gagné de l’argent, sans aucun doute, et il revient passer l’été au pays.

        Il monte la côte caillouteuse qui mène à la ferme. Elle sera en vue d’ici quelques minutes. Soudain il entend un pas précipité, et au tournant du chemin apparaît Silvia, bondissante, de l’or dans ses yeux bruns. Tarquinius lui ouvre les bras et elle s’y jette. Hissée sur la pointe de ses orteils nus, elle enfouit son visage dans le cou de l’ami de son maître, son amour depuis un mois, son amant depuis trois jours. Elle a confiance et elle a peur. Peur de croire en l’amour d’un homme libre, en la promesse de l’attacher à lui en l’achetant et en l’affranchissant. Pourtant il est honnête, elle en est sûre, elle le sent : nulle duplicité en lui, dans la voix, dans le regard. Il porte un nom de roi... Mais tout est si neuf ! Ne serait-elle qu’une étourdie ?
        Tarquinius est sincère. Il sent le petit corps vibrant contre le sien. Elle a dix-neuf ou vingt ans et elle vit, probablement, un de ses premiers amours, sinon le premier. Pendant qu’elle répète son nom, son nouveau et faux nom, qu’elle le lui chuchote à l’oreille comme une incantation, « Terxunie ! Terxunie... » dans sa langue, il est saisi par un vertige des sens. Il écarte un peu les pieds pour avoir une meilleure assise. Tout tourne autour de lui. Ce doit être un mélange parfait de pur amour, de désir physique intense, de tout ce qui fait que ce séjour à la ferme de Marcus lui donne l’impression d’habiter l’Olympe. La tête lui bourdonne comme à l’approche d’un Immortel. Il essaie de calmer les battements de son cœur.
        — Tu as pu t’esquiver ?
        — J’ai fini mon travail ! Je n’avais personne sur le dos, et je savais bien que tu étais allé faire un tour près des vergers.
        — Tu as de la chance qu’il n’y ait personne dans le logis des maîtres. Ni Marcus, ni sa femme, ni Lucia.
        — Et heureusement, car sa fille est pénible ! Trop gâtée. Par bonheur, il y a toi ! Et tu représentes le maître, ici, non ?
        Tarquinius sourit, sans savoir lui-même si c’est d’un air humble ou dominateur. Il la repousse légèrement pour mieux la contempler, puis lui fait faire un demi-tour pour l’entraîner sur le chemin du retour, et la prend par la taille. Ils baissent les yeux et marchent lentement. Il admire ses pieds dorés couverts de la poussière du chemin. La plante doit être dure pour supporter les aspérités du sol, mais le dessus est uni, lisse, délicat. Elle pourrait très bien porter des sandales, mais préfère courir pieds nus. Cette liberté-là.
        Il glisse sa main sous la tunique et la pose, les doigts bien écartés, sur la hanche. Il sent le frisson qui parcourt Silvia sous ce simple contact. Il n’en dit rien, n’enhardit pas sa caresse. A-t-il déjà profité d’un bonheur aussi simple et aussi animal à la fois ? Probablement, mais cela lui semble si neuf. Quelle légèreté, à être heureux sans que personne n’en soit offensé. Sans qu’il n’y ait à craindre la moindre riposte à l’offense.
        On arrive en vue de la villa. Au moment où ils approchent du bâtiment des ouvriers agricoles, Silvia, d’elle-même, s’écarte et reprend sa position de servante. Tarquinius échange un regard et un salut avec le gardien des oies, qu’il n’avait pas encore croisé aujourd’hui, puis il suit Silvia dans la maison et s’arrête dans l’atrium où il se délassera un peu, assis au bord du bassin, en mangeant quelques fruits.

        Le soir, après le repas très simple qu’il s’est fait servir dans le tablinum, il écrit à la lueur de la lampe à huile, dans sa chambre.


        « IIIème jour avant les Nones de Quintilis

        Cher Marcus,

        Je ne peux que te remercier mille fois de l’offre que tu m’as faite il y a deux mois, et que, je dois te l’avouer, je n’ai accepté que contraint par les devoirs de l’amitié. M’éloigner de toi, de nos discussions passionnantes, de toutes tes lumières sur la politique de la République, de la Ville et des nombreux spectacles de toutes sortes que tu m’y as montrés, cela signifiait pour moi sombrer dans l’ennui. Mais c’était ne pas rendre justice à Volterrae, ses environs en cette saison et l’accueil délicieux que tes gens m’ont réservé. Sans doute mon origine n’y est pas étrangère, j’avais cependant quitté l’Étrurie depuis fort longtemps, et je pouvais craindre d’y être considéré comme un intrus. Il n’en fut rien. Le vieux Sabinus, ton majordome, a su rendre mon séjour insouciant. Toute la maisonnée est d’ailleurs à mes soins, et en particulier Silvia, dont je me passe difficilement, tant ses attentions sont toujours opportunes.
        Il fait ici un temps magnifique et ta villa est très agréable. De la fenêtre de ma chambre — je t’écris sur la petite table de chêne, assis dans ton fauteuil dont les accoudoirs représentent des pattes de lion — j’aperçois les peupliers près de la mare et les cyprès près du chemin, ombres pointues qui se découpent dans le soir qui tombe. L’épaisseur des murs nous préserve de la canicule, et doit être en revanche une bonne protection contre les rigueurs de l’hiver. L’atrium est plus petit, plus rustique qu’une maison romaine, mais l’impluvium, avec sa mosaïque des cygnes, a des charmes que je n’ai jamais connus qu’ici.
        Et pendant que je me livre à l’oisiveté sur une terre généreuse, parmi les fruits et les sourires de tes gens, tu cours dans Rome et palabres durement pour nouer des liens, signer des contrats, bâtir des projets incertains, confiant ta fortune au caprice des mers ! Ces efforts auront-ils cette année leur récompense ? Me rejoindras-tu pour profiter de notre amitié, du calme des champs, et de ton bien qui prospère ?
        En attendant ta réponse, je formule des vœux pour la réussite de tes affaires. Porte toi bien.
                                                                          Ton ami,
                                                                          Tarquinius Methellus »


        Il se relit. Il a bien fait de parler de Silvia. Il commence à préparer le terrain, pour convaincre Marcus de la lui vendre. Mais il sait que cela ne sera pas facile : elle est appréciée de ses maîtres.
        L’encre est sèche. Il roule le volume, se lève en emportant la lampe et sort de sa chambre. L’escalier est sur la droite. Il descend au rez-de-chaussée. Non loin de la cuisine sont les chambres des domestiques attachés à la maison. Il rentre dans celle de Publius Celer et le réveille.
        — Qu’y a-t-il, maître ?
        — Demain, au lever du soleil, porte cette lettre à Volterrae. Un courrier part pour Rome avant midi.
        — Bien. J’y serai bien avant.

        Tarquinius regagne le couloir qui mène à l’escalier et passe devant la chambre de Silvia. Vide. Où est-elle ? Aurait-elle prévenu son idée ? Il monte les marches deux à deux, parcourt le couloir de l’étage à grandes enjambées et entre dans sa chambre dont la porte est entrebâillée, alors qu’il l’avait fermée. La lumière de la lune inonde la pièce par la fenêtre grande ouverte qui accueille un parfum de terre humide. Sur le lit, Silvia est allongée, ses vêtements roulés en coussin sous sa tête. Le contour bleuté de son corps prend des teintes plus chaudes lorsque la lampe à huile s’approche. Le jour semble se lever sur l’arrondi d’un sein. Elle lui tend les bras. Tarquinius pose la lampe, souffle la flamme, s’allonge près d’elle qui a replongé dans la nuit.

        Cinq jours plus tard un courrier arrive de Volterrae avec une lettre. Le cavalier lui dit qu’elle est arrivée la veille au soir, de Rome. Tarquinius en prend livraison, envoie l’homme se désaltérer et s’isole dans l’atrium.

        « Nones de Quintilis
        Mon cher Tarquinius,

        Je viens de recevoir ta lettre des mains d’un messager harassé, et je te réponds immédiatement, profitant d’une journée calme. Je suis heureux d’apprendre que ton séjour est agréable. Au moins un ami profite des plaisirs que je m’étais réservés ! Mais rassure-toi, je te rejoindrai d’ici sept ou huit jours. Les discussions et tractations avec les Macédoniens se sont bien passées. Je vais leur acheter des épices qu’ils tiennent eux-mêmes d’Asie Mineure, voire de plus loin, de pays dont je ne connais pas le nom. Avec les Massaliotes, j’ai dû sacrifier une grande partie de mon temps. Ces gens sont de bons commerçants mais volubiles, instables. Leur colonie, industrieuse, entretenait de bons rapports avec leurs voisins, mais des conflits sont apparus. Ils ont appelé notre république à leur secours. Le Sénat et le peuple romains ne pouvaient refuser leur aide à des alliés. L’an dernier, tu le sais, le consul M. Fulvius Flaccus a remporté une victoire sur les Salyens. Les Massaliotes étaient tout contents, mais leurs ennemis se sont réveillés quelques mois plus tard, et voici nos Phocéens à nouveau tremblants de peur ! Ce fut au tour, tout dernièrement, de C. Sextius Calvinus de vaincre les Salyens et leurs alliés. Je profite de l’embellie pour signer des contrats euphoriques, mais les bruits que j’entends me laissent penser que, les Salyens défaits, la tension monte entre nos consuls et les Allobroges. Je profite donc du ciel clair avant le retour des nuages ! Mais je t’embête avec mes affaires. Patiente encore un peu, et tu verras la villa en fête. Je te promets, si tu ne l’as déjà bue en cachette, de déboucher une amphore d’excellent vin de Falerne dès notre arrivée.
        Ma fille me demande de te dire qu’elle veut que tu lui apprennes un peu de grec, car elle t’a entendu le parler lors de ton séjour chez nous.

                                                                                  À très bientôt.
                                                                                  Marcus. »


        Tarquinius Methellus sourit. Content de revoir son ami dans une dizaine de jours et aussi d’avoir une occasion prochaine de lui parler de Silvia.

        Les jours passent, dans la quiétude, l’insouciance, rythmés par les travaux des champs, qui ne sont pas trop pénibles. La terre est bonne, cette année. Les chants des moissonneurs parviennent jusqu’à la maison.

        Puis Marcus, sa femme, leur fille et quelques domestiques arrivent, s’installent, le bruit envahit la villa, et les réjouissances commencent.
        Tarquinius, le deuxième soir, lors du repas pris sous un péristyle, une coupe de vin coupé d’eau à la main, demande à Marcus de lui céder Silvia. Il ne lui demande pas de faveur pour le prix à payer, l’amitié ne devant pas être un prétexte pour marchander une esclave que le maître comme l’acheteur tiennent en grande estime.
        Marcus éclate de rire :
        — En grande estime ? C’est l’estime qui te mène ? Ton éloquence est brillante et concise, Tarquinius, mais il n’est pas question que je te vende Silvia ! Crois-tu que je ne vois pas clair en toi comme en elle, qui nous sert à table et te frôle à chaque arrivée de plat ? Depuis hier, j’ai pu comprendre que vous vous aimez, et quel mal pourrais-je y voir ? J’ai accueilli Silvia quand elle était enfant, et je ne souhaite que son bonheur. Si c’est avec toi, qu’il en soit ainsi, et je serai tranquille. Je vais donc l’affranchir.
        Tarquinius rit à son tour, un peu bêtement, de joie et de reconnaissance.

        Le reste de l’été s’écoule paisiblement. Les deux amis profitent de la chaleur moins implacable pour se promener en parlant des auteurs grecs dont ils avaient lu les œuvres. Aemilia, la femme de Marcus, ne savait pas lire, mais, fort vive d’esprit, elle se joint à eux pour parler des pièces de théâtre vues pendant les Saturnales. Parfois, pendant que Marcus inspecte son domaine, Tarquinius tient son journal. Mais souvent, on reprend les discussions autour du repas. On en vient au grand Homère. Marcus passe en revue ses personnages préférés de l’Iliade, et, en dehors des héros guerriers, il trouve attachante cette fille de Priam dont la clairvoyance prophétique était condamnée à n’être jamais prise au sérieux, Cassandre. Ce nom fait resurgir le souvenir de la captive immortelle qu’il n’a pas osé disputer à Kronos. Elle est peut-être encore quelque part sur la terre, en vie. A-t-elle oublié ? Lui en veut-elle encore ? Il sait que sa rancune était tenace. Lui reprochait-elle de ne pas l’avoir défendue de Kronos, lui qui semblait le moins insensible ? Lui reprochait-elle, finalement, de ne pas l’avoir assez aimée pour la protéger, ou d’avoir lâchement « joué » avec elle ? Il ne le saura peut-être jamais... Il se demande aussi si son nom a été porté par plusieurs femmes ou si Homère s’est vraiment inspiré d’elle. Priam, le roi aux cinquante fils et cinquante filles, n’aurait-il pas adopté la prophétesse ? Et si on ne la prenait pas au sérieux, était-ce parce qu’elle n’était pas de sang royal ?
        Heureusement, Tarquinius oublie ce soir-là Cassandre, Methos et Kronos dans les bras de Silvia, dans les caresses du présent. L’amour est comme une drogue qui coule dans ses veines et lui fait battre les tempes. Avant de souffler la lampe, la jeune femme tente de sonder le regard de son nouveau maître. Elle n’y voit pour l’instant que ce qui affleure, la passion qu’elle inspire. Il faudra du temps, sans doute, pour qu’elle puisse pressentir le gouffre de l’âge invisible. Et elle ne l’a pas vue, encore, un glaive à la main.

        Lorsque le temps du retour à Rome s’approche pour Marcus Licinius et les siennes, il pense à proposer à Tarquinius, dont il connaît l’incorrigible bougeotte, une mission de quelques mois à Massalia, pour le représenter. Marcus voudrait mesurer le zèle de ceux qu’ils emploient dans la colonie phocéenne. Tarquinius accepte. Tout est alors préparé : l’affranchissement de Silvia, qui le suivra dans son voyage, les lettres de recommandations. Des messages sont envoyés pour prévenir de l’arrivée de son « secrétaire ».
        Un matin, Tarquinius, sa compagne et trois domestiques prennent la route de la Cisalpine après avoir fait leurs adieux aux maîtres des lieux, qui vont regagner sous peu la Ville. C’est au moment où ils quittent la propriété de son ami qu’il réalise vraiment la jeunesse et la fragilité de la femme qui est à ses côtés, dans la voiture. Elle quitte le domaine où elle a toujours vécu. Elle est au printemps d’une vie qui sera courte. Carpe diem, carpe noctem, carpe horas fugentes !

        On rejoint la Via Aemilia. Les jours passent, et l’on traverse, les terres des Cénomans, dont Tarquinius sait qu’ils viennent du nord, qu’ils sont un rameau d’un peuple installé loin au-delà les Alpes, en marchant des semaines vers la mer de Bretagne .
        Un soir, lors d’une halte dans une auberge, ils se reposent près d’un poêle, car si c’est encore la belle saison, une journée de crachin les a mouillés jusqu’aux os. Silvia appuie sa tête contre la poitrine de Tarquinius. Elle va s’endormir lorsqu’elle sent un tressaillement parcourir le corps de son amant. Elle s’écarte et le regarde se lever. Il semble ailleurs, comme s’il était en communication avec un autre monde.
        Il sait qu’un Immortel est dans les parages. La porte s’ouvre, trois hommes entrent, encapuchonnés. L’un d’eux, figure noire aperçue à contre-jour, tourne la tête en tous sens ; il doit avoir repéré la présence de Tarquinius. Puis il s’arrête de bouger. Il sait qui est, ici, son sournois observateur, son semblable, son frère. Il échange quelques mots avec ses compagnons de voyage, des mortels, qu’il charge de régler les questions pratiques avec l’aubergiste, et se dirige vers l’homme d’affaire étrusque, qui lui-même s’est un peu écarté de ses proches. Au dernier moment, il rejette en arrière sa capuche, découvrant un visage balafré.
        — Methos ! Ou, sous quelque autre nom, peut-être...
        — Tarquinius Methellus Fulgur. Et Kronos est devenu...
        — Saturninus Morbus. Que fais-tu ici ?
        — Je vais à Massalia vérifier les affaires d’un ami.
        — Ah, tu as réussi à te faire un ami. C’est bien une faiblesse dont tu es capable, remarque.
        — Et toi ?
        — Je viens de là-bas, justement. J’accompagnais l’armée de Sextius. Je l’ai vu écraser les Salyens et les Allobroges. Il se débrouille bien.
        — Et tu t’es contenté de regarder ?
        — Quasiment. J’étais là surtout pour m’enrichir. Revendre les prisonniers. J’ai fait de bonnes affaires à Mediolanum.

        Pendant que la conversation roule à voix basse, Methos observe la bouche de Kronos, puis ses yeux, va de l’une aux autres, se demandant si tout cela est régi par une même pensée. Il est à côté d’un vieil ami, et en est encore à se demander si lui, Silvia et leurs serviteurs vont s’en sortir indemnes. Kronos est toujours le même. Son nouveau nom en témoigne : Saturninus, « cher à Saturne », le Kronos des Latins, et Morbus, « maladie », montre bien qu’il est toujours la Peste s’étendant sur le monde.
        Le regard de Kronos se porte vers le foyer. La lueur des flammes lui permet de voir Silvia qui le fixe d’un air inquiet. Il devine une belle silhouette sous le manteau de voyage.
        - Tu me la laisserais un moment, celle-là ? Hum, non, je ne crois pas...
        Kronos fait les questions et les réponses. Methos n’a qu’à attendre. S’il est deviné, il laisse dire et se tait ; si Kronos part sur une mauvaise piste, ce sera alors plus pénible. Il faudra user de finesse et de diplomatie. Mais c’est Kronos, finalement, qui semble se lasser le premier du jeu. Ce soir-là, sa cruauté est en veilleuse.
        - Bon, j’ai une longue route demain. Je vais dormir. À un de ces jours, Methos, lorsqu’il nous faudra... reconquérir le monde !...
        Il tourne les talons, rejoint ses hommes et ils disparaissent dans une autre salle.
        Le cœur de Tarquinius accélère alors brusquement, puis se calme. Il rejoint Silvia, se dirige avec elle vers l’angle de la pièce où se trouve leur litière. Les deux amants tirent les rideaux qui les isolent des autres et se dévêtent. Tarquinius place son épée le long du matelas rempli de foin, à portée de main. Une nuit inquiète à passer. Au petit matin, ils reprendront leur route.


                                                        * * *


        Paris, 1997


        Adam Pierson longe une voie ferrée. Il ne sait pas, dans ce dédale de rails qui s’entrecroisent, s’il est toujours dans les limites de Paris ou déjà à Charenton. Il fait nuit. Il ne peut pas dormir. « Va, le sommeil reviendra bien un jour, et l’envie de sourire », lui a dit quelqu’un. Il ne sait plus qui. Non ce n’est pas Duncan. Lui sait le poids des coups et la vanité des mots.
        Alexa n’est plus. Qui était-elle, d’ailleurs, au-delà de ce regard d’eau mélancolique ? Il l’avait rencontrée dans le bar de son ami Joseph Dawson, un des mortels avec lequel il a partagé le plus de secrets. Peut-être qu’en ce lieu où il était en confiance, il a trop baissé la garde. Alexa Bond y était serveuse. Une fois de plus, le vieux Methos et le doux Adam se sont laissés aller à leur penchant pour les amours ancillaires. Elle lui demande ce qu’il veut boire, il commande une bière et il ne se souvient plus des autres mots. Il ne voit plus que la démarche ondulante et résignée de la jeune femme accomplissant son travail. Était-elle ondulante, d’ailleurs, ou raide et appliquée ? Il n’a plus de souvenir non plus des sons. Effacé le blues que diffusaient les hauts parleurs, le blues de Joe, qui est devenu le blues d’Adam. Sans musique. Alexa sert des bières comme on marche à l’échafaud, la tête à la fois haute et baissée, digne, silencieuse. Sa voix est grise, d’un gris inoubliable qui tapisse la mémoire plus sûrement qu’une peinture au sang. Son regard est celui des immolés qu’on n’a jamais vraiment vaincus. Il ne sait pas encore tout ça, mais elle lui tord l’âme comme on essore une éponge après la plonge. Il ferait bien la vaisselle pour elle.
        Il lui parle, lui propose un rendez-vous, elle se dérobe, révélant dans un bref moment de faiblesse les facettes austères de son visage anguleux. Adam enregistre la vision, Methos se fendille.
        Plus tard, se confiant à l’ami Joe, le presque vieux Joseph, celui qui a déjà tant laissé de lui–même dans la guerre et le devoir, il apprend de lui qu’elle est condamnée. Elle porte en elle un vampire, un loup-garou buveur de sang. Elle, si jeune — une étudiante ? — mourra avant Joseph, avant le vieux Joe dont le visage paraît encore plus fatigué d’avoir livré cette révélation.
        Methos et Joe, face à face, sous la lumière tamisée du bar, partageant de la bière et quelques secondes de pure détresse. Un souvenir pour un morceau d’éternité.

        Methos est passé outre. Il est allé chez Alexa. Ils ont longuement débattu, elle déjà tournée vers sa fin, lui l’exhortant à vivre intensément jusqu’au bout. Carpe diem. Elle a cédé à cette tentation. Il savait sans savoir ce qui l’attendait. Il le savait avec sa tête, pas avec ses fibres. Maintenant tout son corps est asphyxié.
        Ils sont partis en voyage. La maladie était plus rapide que tous les véhicules disponibles. Alors qu’elle était sur un lit d’hôpital, des cathéters dans les veines, il a senti s’ouvrir une trappe sous ses pieds, ce moment où le cœur vous remonte dans la gorge. Lui, athée, rationnel, pragmatique sans illusion, il a couru après une sorte de pierre philosophale dont il ne saura jamais si c’était un vulgaire gri-gri pour Immortel crédule ou une possibilité de guérison. Même les Immortels ont leur superstition. La « Pierre de Mathusalem », cristal composite que sa propriétaire, Rebecca Horne, une Immortelle de grande sagesse, craignant peut-être un trop grand pouvoir, avait fragmenté et réparti entre ses disciples, avait suscité la convoitise de certains d’entre eux, et lui avait finalement coûté la vie. Après bien des morts, dont quelques mortels initiés au secret, et ce genre de combat où toutes les forces s’annulent, où la victoire n’a que le parfum éventé de la survie, le butin avait échappé à tous, tombant dans une rivière, s’éparpillant au fil du courant comme les membres d’Osiris. La superstition, ou la vie d’Alexa, avait filé entre ses doigts...
        Vaine colère. Dans la chambre d’hôpital où il était retourné, impuissant, puis dans tous les autres lieux où il passe depuis la mort d’Alexa, il est une mouche qui se cogne aux vitres. La mort, qui ne peut le prendre sans combat, qui ne peut tuer sa chair à petit feu, lui tourne autour, s’insinue dans son esprit.
        Le principe est simple : aimer déplace quelque chose d’indéfinissable de soi dans l’autre, dont la disparition devient une sorte d’amputation. La mort d’Alexa est donc une sorte de mort partielle de lui-même, dont il ne peut ressusciter, comme ça, en quelques dizaines de minutes, par l’opération du Saint-Esprit. Voilà. Et qu’est-ce que tu gagnes à expliquer ? À comprendre et disséquer ? À donner un nom aux choses ? Les boyaux se nouent.
        Il tape du pied dans le ballast, éparpillant quelques cailloux. À cet endroit, l’espace consacré aux voies doit faire deux cents mètres de large. Quelques petites constructions basses, des locaux techniques, avec des fenêtres à barreaux sont disséminées çà et là. Il passe près de l’une d’elles, qui abrite du matériel et, dans une deuxième petite pièce, un bureau poussiéreux au mobilier utilitaire démodé. Une table en bois jaune, une chaise en skaï vert aux tubes chromés écaillés, et des classeurs métalliques. Ici, aucun souci esthétique, on n’y passe que quelques heures et ça doit sentir le tabac froid. Il aimerait y élire domicile, se coucher sur un lit de camp et dormir, un peu, loin de tout, loin des hommes, dans une petite cahute de briques peintes en blanc sous la crasse, une maisonnette sans charmes en dehors du courant de l’Histoire.
        Il s’éloigne des fenêtres, puis de la baraque dans son ensemble. Un grand espace vide l’entoure. Le vide est maintenant son élément quotidien. Au loin, au-delà des viaducs routiers, des bâtiments dressés vers le ciel barrent l’horizon. Quelques fenêtres sont encore éclairées, témoignant de petites vies lointaines, clignotantes, fugaces. Il est toujours là, debout. Mais le monde n’a tout de même pas été créé pour lui, pour l’amuser et le torturer, lui, le plus vieil occupant des lieux ? Au-dessus, le ciel sombre, le cosmos pesant de tout son poids sur ses épaules qui se voûtent.
        Désireux de durer, il a toujours cherché à éviter les combats. Mais un Immortel en maraude sur les voies, ce soir, serait le bienvenu. Il sentirait sa présence d’abord, le chercherait du regard, pupilles dilatées, verrait une silhouette tout de long vêtue, entendrait sans y prendre garde quelques paroles de défi, pure convention, formules figées comme des schémas d’opéras chinois, de tragédies grecques ou de vaudevilles. Puis il verrait une lame briller sous la clarté lunaire, et il sortirait à son tour, de sous son grand manteau, son épée, la belle Ivanhoë. Pour une fois, prendre un risque, tuer ou mourir, se mettre en jeu...
        Mais la vie fait rarement de tels cadeaux. Frotte la lampe, mon petit bonhomme, et le génie sortira pour exaucer tes vœux.

        La nuit est calme. Partout autour de lui, à l’horizon, des gens dorment, lisent, regardent la télévision, s’aiment, s’ennuient ou se désespèrent. Ailleurs sur la terre, cette même nuit est peut-être troublée par des haines fanatiques, des tirs d’armes automatiques, des explosions. Un peu partout des êtres naissent en criant ou meurent en silence. Mais ici, à quelque chose près, la nuit va rester calme.
        Il reprend sa marche sans but. Il est inutile de chercher quelle est la meilleure image : « une part de lui est morte avec Alexa », ou « une part d’Alexa était en lui, et en mourant, a laissé un trou ». Cela n’a aucune importance. Il a vécu, il vit, et probablement il vivra, encore longtemps peut-être. Mais même lorsqu’on a connu l’Âge du Bronze, on en apprend encore tous les siècles. Et il sait un peu mieux ce que c’est d’être seul au monde. Peut-être parce qu’il sait un peu mieux ce que c’était d’avoir été deux.




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