Le verdict de ta montre est sans appel, tu es en retard,
cinq minutes déjà, et tes pas se hâtent vers le lieu du
rendez-vous.
Tu as tout juste le temps de remarquer le ciel soudain
trop sombre, les éclairs qui rayent l'horizon sans un bruit, avant
qu'on ne t'arraches les tripes. Toute l'énergie environnante, la tienne,
celle des arbres, des herbes folles qui s'accrochent à un pan de mur,
de tous les être vivants ou liés à la terre, est drainée
vers un même endroit. Tu cours maintenant, tu cours, mais tu sais qu'il
est déjà trop tard.
L'homme gît sur le sol du parking, et à
quelques pas de lui tu peux apercevoir une masse de cheveux blancs par trop
familière. Il n'y a plus que quelques mètres à faire,
quelques décimètres. Tu es enfin là. Trop tard. Bien
trop tard.
Tu t'agenouilles
à côté de Thomas, enserre le corps fragile de tes bras.
La douleur te déchire, intolérable.
Tu as douze ans à nouveau et les chasseurs
ramènent sur un brancard de branches et de feuilles le corps ensanglanté
de ton père. Il ouvre les yeux quand tu hurles son nom, mais déjà
tu sens que rien ne sera plus comme avant.
Tu as dix mois et tu ne le sais pas encore mais autour
de toi gisent les membres massacrés de ta famille, de ton vrai clan.
Tu cries ta faim et ta solitude et seuls les loups sont là pour t'entendre.
Tu as dix-sept ou dix-huit étés, et
malgré le froid qui te colle encore aux os tu pleures, submergé
par la mort de ceux qui viennent de tuer ton maître. Ton premier meurtre.
Un jour, quelques siècles plus tard, tu sauras que toi aussi tu es
mort ce jour là.
Le même vide t'envahit, une douleur identique.
Jamais plus Thomas ne t'accueilleras d'un "Gamin" affectueux, jamais
plus vous ne partagerez ces moments de compréhension totale, vous qui
vous teniez aux deux extrémités du spectre. La rage s'insinue
peu à peu, sublimant la peine.
Un bref
aveuglement, une vibration qui parcourt tes muscles déjà tendus,
un chant soudain qui résonne sinistrement à tes oreilles.
Il est là. Le meurtrier est là. Ce sera
toi ou lui. Et tu sais que ça ne peut être lui, tu ne peux pas
échouer, surtout pas aujourd'hui. Les forts abusent des faibles. Vols,
meurtres, viols. Il en a toujours été ainsi. Mais pas dans ton
monde. Plus dans ton monde. Plus depuis longtemps, tu as fait ce qu'il fallait
pour cela. Victime devenue chasseur occasionnel, tu sens la haine qui embrase
à nouveau ton ventre.
Ta main se referme sur la poigné de l'épée
de Thomas qui gisait à terre, et tu te relèves en te tournant
dans un même mouvement. Il faut lui faire face. Voir ses yeux. Le haïr
plus encore que tu ne le hais déjà.
Il s'amuse de ton apparence et laisse échapper
un ricanement. Il croit qu'après le vieux il aura l'enfant. L'imbécile.
Il ignore qu'il se tient face à sa mort. Il ne remarque même
pas ta main gauche enfoncée dans la poche de ton blouson. Imbécile.
Assassin.
Tu lèves le bras, lentement. Vises. Tires.
Son rire s'est brièvement changé en
rictus de haine, avant de laisser place à la douleur. Il s'effondre,
à genoux devant sa nouvelle et dernière proie trop facile. Tu
aurais pu lui coller la balle entre les deux yeux, sans problème. Tu
ne l'as pas voulu. Tu veux qu'il voie sa mort arriver. Qu'il te craigne. Que
la terreur s'empare de lui.
Prudemment, tu t'approches, dégages son épée
d'un coup de pied bien placé. Il lève les yeux vers toi, et
enfin tu y lis la peur que tu voulais y trouver, que tu sentais déjà
comme un fauve avant la mise à mort.
En d'autres
temps, d'autres lieux, tu aurais hésité. Pesé le pour
et le contre. Pris en considération le prix à payer. Mais la
haine te ronge, demande un exutoire. Il n'y a aucun choix à faire.
Les deux mains désormais serrées sur
la poignée de l'épée, tu lèves la lame avant de
l'abattre. Pour Thomas. Pour les autres. Pour toi-même.