Q moins 5
30 Août 2004
Jaouen

JaouenAyahoo.com

 


    Le verdict de ta montre est sans appel, tu es en retard, cinq minutes déjà, et tes pas se hâtent vers le lieu du rendez-vous.
    Tu as tout juste le temps de remarquer le ciel soudain trop sombre, les éclairs qui rayent l'horizon sans un bruit, avant qu'on ne t'arraches les tripes. Toute l'énergie environnante, la tienne, celle des arbres, des herbes folles qui s'accrochent à un pan de mur, de tous les être vivants ou liés à la terre, est drainée vers un même endroit. Tu cours maintenant, tu cours, mais tu sais qu'il est déjà trop tard.
    L'homme gît sur le sol du parking, et à quelques pas de lui tu peux apercevoir une masse de cheveux blancs par trop familière. Il n'y a plus que quelques mètres à faire, quelques décimètres. Tu es enfin là. Trop tard. Bien trop tard.

    Tu t'agenouilles à côté de Thomas, enserre le corps fragile de tes bras. La douleur te déchire, intolérable.
    Tu as douze ans à nouveau et les chasseurs ramènent sur un brancard de branches et de feuilles le corps ensanglanté de ton père. Il ouvre les yeux quand tu hurles son nom, mais déjà tu sens que rien ne sera plus comme avant.
    Tu as dix mois et tu ne le sais pas encore mais autour de toi gisent les membres massacrés de ta famille, de ton vrai clan. Tu cries ta faim et ta solitude et seuls les loups sont là pour t'entendre.
    Tu as dix-sept ou dix-huit étés, et malgré le froid qui te colle encore aux os tu pleures, submergé par la mort de ceux qui viennent de tuer ton maître. Ton premier meurtre. Un jour, quelques siècles plus tard, tu sauras que toi aussi tu es mort ce jour là.
    Le même vide t'envahit, une douleur identique. Jamais plus Thomas ne t'accueilleras d'un "Gamin" affectueux, jamais plus vous ne partagerez ces moments de compréhension totale, vous qui vous teniez aux deux extrémités du spectre. La rage s'insinue peu à peu, sublimant la peine.

    Un bref aveuglement, une vibration qui parcourt tes muscles déjà tendus, un chant soudain qui résonne sinistrement à tes oreilles.
    Il est là. Le meurtrier est là. Ce sera toi ou lui. Et tu sais que ça ne peut être lui, tu ne peux pas échouer, surtout pas aujourd'hui. Les forts abusent des faibles. Vols, meurtres, viols. Il en a toujours été ainsi. Mais pas dans ton monde. Plus dans ton monde. Plus depuis longtemps, tu as fait ce qu'il fallait pour cela. Victime devenue chasseur occasionnel, tu sens la haine qui embrase à nouveau ton ventre.
    Ta main se referme sur la poigné de l'épée de Thomas qui gisait à terre, et tu te relèves en te tournant dans un même mouvement. Il faut lui faire face. Voir ses yeux. Le haïr plus encore que tu ne le hais déjà.
    Il s'amuse de ton apparence et laisse échapper un ricanement. Il croit qu'après le vieux il aura l'enfant. L'imbécile. Il ignore qu'il se tient face à sa mort. Il ne remarque même pas ta main gauche enfoncée dans la poche de ton blouson. Imbécile. Assassin.
    Tu lèves le bras, lentement. Vises. Tires.
    Son rire s'est brièvement changé en rictus de haine, avant de laisser place à la douleur. Il s'effondre, à genoux devant sa nouvelle et dernière proie trop facile. Tu aurais pu lui coller la balle entre les deux yeux, sans problème. Tu ne l'as pas voulu. Tu veux qu'il voie sa mort arriver. Qu'il te craigne. Que la terreur s'empare de lui.
    Prudemment, tu t'approches, dégages son épée d'un coup de pied bien placé. Il lève les yeux vers toi, et enfin tu y lis la peur que tu voulais y trouver, que tu sentais déjà comme un fauve avant la mise à mort.

    En d'autres temps, d'autres lieux, tu aurais hésité. Pesé le pour et le contre. Pris en considération le prix à payer. Mais la haine te ronge, demande un exutoire. Il n'y a aucun choix à faire.
    Les deux mains désormais serrées sur la poignée de l'épée, tu lèves la lame avant de l'abattre. Pour Thomas. Pour les autres. Pour toi-même.