Réminiscences
Cross-over
Highlander/Le Pacte des Loups
Par
Marie-Gwen
Disclaimer :
Aucun des personnages de cette histoire ne m'appartient, je ne fais que
les emprunter à leurs créateurs pour les faire (re)vivre sous ma plume et je ne
tire bien sur aucun profit de cette activité.
Envoûtée par le magnifique film de Christophe
Gans "Le Pacte des Loups" et grande fan de Highlander, j'ai décidé de
mêler les deux univers pour le plaisir de rendre vie au personnage
extraordinaire de Mani sacrifié dans "Le Pacte des Loups" et rendre
hommage au magnifique personnage de Sylvia. Vous aimez ? Vous détestez ? Faites
moi part de vos réactions positives comme négatives à : marie.gwenAfree.fr
Merci à Aude, improvisée beta-lectrice pour l'occasion, à Isa et Hélène, comme d'hab, ainsi qu'à Robert et Johanne pour leurs précieux conseils concernant l'histoire et le Québec.
Alentours de Florence, 15 août 2000.
Debout devant le tombeau qu'il venait de combler, Mani rendait un dernier hommage à son mentor dans la froideur d'une aube sans soleil. La belle Sylvia n'était plus. La fière florentine qu'il avait connue sous les traits d'une somptueuse putain plus de deux siècles auparavant avait livré son dernier combat cette nuit.
Aucune larme ne coulait sur les joues du
Mohawk tandis qu'il se remémorait ce matin d'hiver de 1767 où Sylvia l'avait
ramené à la vie et lui avait révélé sa véritable nature. C'est son doux et
noble visage qu'il avait aperçu en ouvrant les yeux sur un monde qu'il croyait
avoir quitté à jamais. Aucune plaie ne souillait plus sa chair meurtrie, aucune
douleur après les heures de torture
infligées par les gitans dans l'antre de la Bête. Ses ancêtres
avaient-ils refusé qu'il les rejoigne dans l'au-delà ? Son âme était-elle
impure ?
Mani se souvenait de chaque détail du premier
jour de sa deuxième vie. Il revit Sylvia poser un doigt sur ses lèvres, éludant
ses questions, et le conduire jusqu'au Château d'Apcher où, cachés dans le
jardin, ils avaient assisté à ses propres funérailles. Le visage de son ami - son
frère - Grégoire de Fronsac, tandis qu'il embrasait le bûcher s'imposa à son
esprit. Puis l'arrestation du Chevalier, auquel il avait assisté, impuissant.
"Vois, Mani, tu es mort cette nuit", lui avait dit Sylvia,
l'empêchant d'intervenir, "Aux yeux du monde que tu connais, tu n'es
plus". Le sentiment d'incompréhension, et le désarroi qui l'avaient alors
saisi, Mani les revivait comme au premier jour. La belle espionne lui avait
expliqué comment elle et ses hommes s'étaient rendus cette nuit-là chez le Marquis
d'Apcher, comment ils avaient subtilisé son corps sans vie du bûcher sur lequel
Grégoire l'avait étendu au soir de sa mort, lui substituant celui d'un autre.
Sylvia l'avait ensuite ramené dans son
repaire, l'assurant qu'elle prendrait soin elle-même du Chevalier de Fronsac.
Puis elle avait répondu à ses questions en lui révélant qu'elle et lui
appartenaient à une caste à part, à une race d'élus Immortels qui sillonnaient
ce monde pour livrer combat contre les ténèbres afin que le Mal recule…A cette époque,
Sylvia œuvrait contre le Malin en louant ses services en tant qu'espionne, et
ses prestigieux employeurs l'avaient envoyée en Gévaudan pour percer à jour le
secret de la Bête qui y terrorisait la population depuis plus de deux ans. Mani
l'avait secondée dans l'ombre tandis qu'elle organisait la mort de Fronsac et
l'arrestation des coupables. Il avait secrètement assisté au combat mortel qui
avait célébré la victoire de Grégoire contre Jean-François de Morangias.
Mani sourit malgré lui en repensant à son
frère d'armes qu'il n'avait jamais revu après son départ pour l'Afrique avec sa
bien-aimée Marianne. Il avait longtemps souffert de ne pouvoir lui révéler
qu'il était en vie, mais Sylvia l'avait assuré que tel était le destin des
Immortels. Immortels ? Le sourire de Mani s'effaça. La mystérieuse Italienne
qui était devenue son mentor était pourtant morte cette nuit.
Fermant les yeux, Mani chassa de son esprit
la vision du regard envoûtant et mystérieux de Sylvia, de son visage grave et
doux, de son port altier et gracieux, et tenta d'y substituer celui de son
meurtrier. Et, debout devant le tombeau qu'il venait de combler dans la
froideur d'une aube sans soleil, Mani rendit un dernier hommage à celle qui
l'avait ramené d'entre les morts en jurant à son âme déjà loin qu'il prendrait
la tête de son assassin.
"À nous deux, Methos".
Mani, la mort dans l'âme, regagna la
magnifique demeure de Sylvia pour y rassembler quelques affaires, de pieux
souvenirs. Il visita une par une les pièces de cette maison où l'avait conduit
l'Immortelle après avoir quitté la France, et où il avait reçu la majeure
partie de sa formation. Là, dans la salle d'armes, Sylvia lui avait enseigné
les Règles du Jeu qui régissaient la vie de chaque Immortel, et l'avait initié
au maniement de l'épée. Le jeune Mohawk s'était rapidement fait à sa nouvelle
existence loin de ses racines disparues à jamais, dénotant des capacités
d'adaptation exceptionnelles qui avaient ravi Sylvia. Son extraordinaire
aptitude au combat avait grandement facilité son apprentissage de l'escrime.
Malgré tout, Mani préférait encore livrer combat avec ses premières armes :
tomahawk et coutelas de chasse se révélaient redoutables même contre la plus
acérée des lames.
Ici, dans la bibliothèque, elle lui avait
enseigné les langues et parfait son instruction : français, anglais, italien,
mais aussi mathématiques, philosophie et sciences de la Terre et de l'Homme
avaient constitué l'essentiel de son apprentissage et lui avaient permis de
s'ouvrir au monde et à la connaissance.
Mani était ainsi devenu, en quelques années,
et en apparence du moins, un remarquable gentilhomme, parfaitement au fait des
us et coutumes du monde occidental et de la société d'alors. Sa peau et sa
chevelure sombres ne se remarquaient point dans ce pays latin où il passait
pratiquement inaperçu. À peine la forme de ses yeux et l'intensité de son
regard attiraient-elles les œillades mutines et curieuses des femmes derrière
leurs éventails. Mais aucune ne se serait risquée alors à tenter de séduire
l'énigmatique compagnon de la Comtesse Di Castiglione. Le pouvoir et
l'influence de Sylvia étaient bien connus à Florence, et nul ne cherchait à se
mettre en travers du chemin de la belle Comtesse.
Mani gagna l'étage et pénétra dans la chambre
qu'il avait occupé pendant près de quinze ans. La décoration avait peu changé
depuis l'époque de son arrivée : lit à baldaquin, tentures, fauteuils Louis
XVI.
Mani passa ensuite dans le petit salon qui
séparait sa chambre de celle de Sylvia, une sorte de boudoir confortable où le
maître et l'élève avaient des heures durant longuement discuté, et où elle
s'était peu à peu confiée à lui. Il se souvenait parfaitement de ce soir
d'hiver de 1780, quelques mois avant qu'il ne quitte son mentor pour voler de
ses propres ailes, au cours duquel Sylvia lui avait conté son histoire. Elle
était blottie dans son fauteuil près de la cheminée allumée, ses jambes
repliées sous elle, et Mani, fidèle à ses habitudes, s'était assis à même le
sol sur l'épais tapis devant l'âtre. Ils savaient tous deux que l'enseignement
du Mohawk touchait à sa fin, et qu'il partirait bientôt courir le vaste monde -
seul.
Mani sentait encore la chaleur des flammes
danser dans son dos, le vin velouté caresser son palais, et la voix sensuelle
et chaude de Sylvia le bercer tandis qu'elle lui révélait qui elle avait été.
Sylvia était née en l'an de grâce 1578 à Florence, et avait passé les huit premières années de sa vie dans un couvent, à la porte duquel elle avait été abandonnée quelques jours après sa naissance. Elle était ensuite entrée au service de la Baronne Monticelli, femme d'un des notables les plus influents de la ville. Son sort était plus enviable que celui de la plupart des autres orphelines car elle avait grandi avec un toit sur sa tête, du pain chaque jour et une certaine bienveillance de la baronne. Ses tâches quotidiennes terminées, Sylvia regagnait sa chambre sous les combles où elle lisait avec avidité les livres empruntés en secret à sa maîtresse et y apprenait le monde. En 1595, Paolo, le fils aîné de la famille, revint de Rome où il avait étudié pendant 4 ans. Sylvia, alors âgée d'à peine dix-sept ans, avait déjà cette grâce et cette sensualité qui ne laisseraient aucun mâle insensible encore quatre siècles plus tard. Ce jeune homme arrogant et suffisant se heurta cependant au refus de la belle de partager sa couche et décida de prendre de force ce que Sylvia ne voulait lui offrir. La pratique était courante alors, et Sylvia dû se résoudre à devenir le jouet de Paolo. Lorsque le père à son tour, ignorant des pratiques de son fils, tenta de gagner les faveurs de la jeune fille, Sylvia prit conscience que son corps et sa beauté étaient probablement ses meilleurs atouts pour réussir dans la vie. Hélas, si ses charmes éveillaient la concupiscence des hommes de la maisonnée, ils attirèrent aussi la jalousie de la Baronne qui ne tarda pas à jeter la pauvresse dehors.
Sylvia aurait certainement pu proposer ses services à d'autres femmes de notables, mais elle se refusait à passer sa vie au service d'hommes obscènes et d'épouses envieuses. Peu de choix s'offraient aux jeunes filles sans ressources d'alors, mais cela n'effraya pas Sylvia. Tirant les leçons de cette expérience, elle décida de s'adresser à un tout autre genre de maison où elle pourrait espérer tirer parti à meilleur escient, et non gratuitement, de ses charmes. Florence comptait alors une dizaine d'établissements de la sorte et Sylvia, sans aucune hésitation ni aucun regret, alla frapper à la porte du plus prestigieux d'entre eux, n'imaginant pas une seule seconde que l'on pourrait la refouler. Et de fait, elle fut accueillie avec empressement dans la maison close de la Signora Giuseppa. C'est ainsi que Sylvia était devenue courtisane. Elle n'avait pas dix-huit ans.
La nouvelle de l'arrivée d'une jeune et belle putain ne tarda pas à se répandre et Giuseppa vit bientôt défiler dans sa maison tout ce que Florence comptait d'hommes aisés et friands des plaisirs de la chair, désireux de voir de leurs yeux - et surtout posséder - celle qu'on surnommait déjà la puttana magnifica. Ce succès inespéré et inattendu eu pour conséquence de faire de Sylvia la favorite de Giuseppa qui lui réserva la meilleure chambre et les plus beaux atours, sans compter que le nombre de clients permettait à la jeune femme de ne coucher qu'avec ceux qu'elle avait choisis.
Sylvia acquit ainsi au fil des ans un pouvoir certain auprès d'une bonne partie de la noblesse florentine : elle connaissait les préférences et les travers de chacun de ses habitués qu'elle s'attachait à satisfaire le plus fidèlement possible. Son esprit vif et son humeur plaisante étaient loués autant que les charmes de sa beauté, et sa présence dans nombre de bals et réceptions souvent sollicitée. Mais comme auparavant, ses atouts éveillèrent la jalousie d'autres femmes, les catins de Guiseppa notamment. C'est par la main de l'une d'entre elles que le destin de Sylvia allait une fois de plus basculer, de façon irrémédiable cette fois.
Toujours debout dans le boudoir, devant la cheminée, Mani se souvenait parfaitement de la pause marquée par Sylvia à cet instant de son récit plus de deux siècles en arrière. Il n'avait pas osé la questionner, de peur de briser le charme de la confidence, et avait donc attendu patiemment qu'elle reprenne la parole. Ce qu'elle avait fait après avoir rempli son verre, les yeux perdus dans les flammes de l'âtre comme si elle revoyait elle même les évènements de sa première mort défiler devant ses yeux.
Sylvia avait un nouvel habitué depuis quelques semaines, un étranger de passage dénommé Adamo Matteï, et qui, depuis son arrivée à Florence deux mois auparavant, rendait régulièrement visite à la jeune femme. Elle était intriguée par cet homme qui avait intensément fixé son regard lors de leur première rencontre, comme s'il avait cherché à sonder son âme et pénétrer son cœur. Installée au grand salon, elle discutait avec Guiseppa et deux autres filles lorsque cet inconnu était entré dans la pièce. Son regard avait balayé l'assistance rapidement avant de s'arrêter sur le visage de Sylvia, et le demi sourire qu'affichait l'étranger, tête légèrement penchée, avait aussitôt plu à la jeune femme. Il avait les yeux clairs et rieurs, des pommettes saillantes et un nez proéminent qui n'enlevait rien à son charme évident. Il s'était alors doucement approché de Sylvia et de ses compagnes, sans défaire son regard de celui de la favorite. Guiseppa, fine mouche, avait entraîné les autres filles un peu plus loin. S'inclinant, l'étranger avait déposé un léger baiser sur la main gracile de Sylvia, qui, sans dire un mot, s'était levée et l'avait entraîné à l'étage vers ses appartements.
Il avait alors pris l'habitude de visiter Sylvia presque chaque jour et, même s'il lui faisait fort agréablement l'amour, il semblait préférer converser avec elle des heures durant. Il l'avait ainsi questionné sur ses parents, son enfance, mais Sylvia n'avait saisi que plus tard la raison de son intérêt pour son passé.
Valentina était une jeune femme vaine et présomptueuse, arrivée chez Guiseppa un an auparavant. Elle était certes jolie mais avait peu d'esprit, qu'elle compensait par une ambition sans bornes. Elle avait à maintes reprises tenté de détrôner Sylvia de son statut de favorite auprès de Guiseppa - comme des clients les plus influents - en vain. Tandis que nombre de ses consœurs se flétrissaient la vingtaine à peine passée en raison de maladies ou de grossesses inopportunes (et bien souvent mal avortées), Sylvia allait fêter ses 24 printemps avec plus de grâce et de charme que jamais. Aussi Valentina avait-elle tout bonnement décidé de se débarrasser de son encombrante rivale.
C'est au soir du 19 avril 1602 que Valentina avait fait porter la coupe fatale à Sylvia, qui recevait ce soir là l'étranger. Plus que tout autre moyen de mort, les italiennes ont toujours préféré le poison pour commettre leurs crimes. La science de l'assassinat par substance mortelle avait déjà en ce temps là atteint un tel degré de sophistication que nombre de meurtres passaient en fait pour des arrêts du cœur ou des étouffements sans cause.
Afin de ne point échouer, Valentina avait enduit les deux coupes d'un poison rapide qui ne laissait aucune trace trois heures après le décès et laissait à penser que les victimes avaient subi une attaque foudroyante. Peu lui importait que le bel étranger, qui avait refusé ses faveurs, périsse lui aussi : cela détournerait l'attention. Sylvia et Adamo Matteï trinquèrent ce soir là sans imaginer l'un comme l'autre que leurs vies allaient en être changées.
Lorsque Adamo avait repris conscience environ une heure après leur mort, étendu près du corps sans vie de Sylvia, il avait décidé de ne pas abandonner cette jeune Immortelle à son sort. Après tout, c'est bien sa pré immortalité qui l'avait retenu depuis deux mois à Florence. Ca, et la beauté de la jeune femme, certes. Il avait délicatement enroulé Sylvia dans un drap, et avait quitté la maison de Guiseppa par la porte dérobée que seuls les bons clients connaissaient. La disparition de la puttana magnifica était restée un mystère pour tous à Florence, y compris pour son assassin.
Sylvia avait repris conscience quelques heures plus tard cette nuit là, dans la voiture de Matteï qui les emmenait au galop loin de Florence. Elle avait cru d'abord qu'Adamo l'avait enlevée pour quelque obscure raison, et ne voulait pas entendre ses explications. Il avait alors sorti son épée et avait entaillé la paume délicate de Sylvia. Celle-ci avait, incrédule, assisté à la régénération de sa chair sous ses propres yeux. Elle avait alors prêté une oreille attentive aux révélations de celui qui était devenu son mentor tandis que l'aube se levait sur sa nouvelle vie.
Elle n'en avait pas dit plus à Mani ce
soir-là, mais il avait peu à peu réussi à reconstituer le reste du passé de
Sylvia : son départ d'Italie après quelques années d'apprentissage en Toscane
auprès de son Mentor, sa découverte du monde, sa rencontre avec une autre
Immortelle, une Celte bien plus expérimentée, qui avait accepté de la prendre
sous son aile pour parfaire et ajouter une touche féminine à son entraînement,
puis son retour à Florence plus d'un demi-siècle après sa première mort, sous
une autre identité. Sylvia était devenue alors la Comtesse Di Castiglione, nom
qu'elle avait conservé jusqu'à la fin et par lequel elle avait connu quelque
célébrité au milieu du XIXème siècle. Ses activités d'espionne l'avaient en
effet menée à séduire Napoléon III sous le nom de Virginia Di Castiglione et à
interférer ainsi dans les relations franco-italiennes pour le compte de ses
employeurs. Elle avait dû, à la suite de cette notoriété importune, organiser
sa mort et délaisser ce nom pendant plus d'un demi-siècle[1].
Mani délaissa le boudoir pour entrer
doucement dans la chambre de Sylvia. Il n'avait pénétré dans cette pièce qu'une
seule fois auparavant, la veille de son départ à la découverte du vaste monde.
Le soleil à présent levé entrait à flot par les grandes fenêtres d'où l'on
pouvait apercevoir le magnifique jardin entourant la propriété. Les murs de la
chambre étaient recouverts de tentures pourpres et violines, de tapisseries délicates
et de tableaux de maîtres, ainsi que de toiles réalisées par Sylvia elle-même.
Au milieu de la pièce trônait l'immense lit à baldaquin de Sylvia. Mani en
caressa tendrement le velours bleu nuit, assailli par de nouveaux souvenirs.
C'est le 12 juin 1781 que Mani avait quitté Florence et son mentor pour parcourir le monde et mener sa propre vie. Il avait auparavant accompagné Sylvia lors de voyages en Espagne, en Allemagne, et même en France, à Paris, en 1775, mais il lui restait encore bien de mystérieuses contrées à découvrir et de rencontres à faire. Sylvia avait évité tout duel pendant ces 14 années, se retirant du Jeu pour se consacrer à son élève. Elle avait même renoncé temporairement à son rôle d'espionne pour le Vatican après être retournée à Rome une dernière fois en 1767 pour rendre compte de sa mission en Gévaudan. Mani n'avait donc jamais assisté à un Quickening, et n'avait livré encore aucun combat contre un véritable adversaire. Lorsque Sylvia avait estimé avoir transmis tout son savoir à Mani, elle avait incité le jeune Mohawk à prendre son envol pour mener ses propres expériences et apprendre de ses rencontres.
Au soir du 11 juin 1781, elle avait pour la première fois convié Mani dans sa chambre. Là, elle lui avait remis une magnifique dague ouvragée, au pommeau serti d'émeraudes et de rubis, un présent récompensant ses années d'entraînement et d'apprentissage. Mais plus que la dague, le souvenir que Mani emporta avec lui de Sylvia, à jamais gravé dans son coeur et sa mémoire, fut celui de cette nuit là, la seule et unique où il partagea la couche de la belle courtisane, une nuit tout à la fois tendre et passionnée.
Il avait quitté la maison bien avant l'aube le lendemain, ses quelques affaires sur l’épaule, son tomahawk et son coutelas de chasse à la ceinture, le ventre noué tant par la douleur de quitter son mentor que par l'excitation de sa vie qui à nouveau commençait.
Mani avait ainsi sillonné le vaste monde pendant de nombreuses années, voyageur solitaire et curieux des merveilles de la Terre et de ses peuples. Il était retourné en France des années avant que la Révolution n'éclate, mais n'y était resté que quelques mois. Il avait appris par Sylvia, qui avait consenti à le lui révéler, que Grégoire de Fronsac n'était jamais revenu en France, et que tous ses biens avaient été vendus. En effet le domaine des Fronsac, dont Grégoire était l'unique héritier, était devenu la propriété d'un marquis qui regretta amèrement cette acquisition lorsque le peuple vint lui demander des comptes quelques années plus tard.
Mani avait quitté la France pour parcourir le reste de l'Europe. Il avait croisé la route de quelques Immortels mais n'avait livré son premier duel qu'au printemps 1782, alors qu'il venait d'arriver en Prusse. L'homme était un massif germain, l'anti-thèse physique de Mani, qui l'avait défié sans attendre dès leur rencontre dans une auberge proche de la frontière. Le géant blond n'avait même pas pris la peine de décliner son identité. Il s'était contenté de fixer Mani d'un air mauvais et d'un bref signe de la tête lui avait intimé de le rejoindre à l'extérieur.
Il était tard et peu de voyageurs avaient fait halte dans la taverne isolée, mais les deux hommes s'étaient tout de même éloignés suffisamment pour ne pas être dérangés. A peine avaient-ils atteint un endroit tranquille et invisible de la route, que le germain s'était rué sur Mani avec un hurlement sauvage, brandissant sa lourde épée à deux mains. Le Mohawk n'avait eu qu'à faire un pas de côté pour esquiver l'attaque grossière avant d'assener un coup de pied puissant sur les reins du géant. Déséquilibré, celui-ci avait évité de justesse de s'étaler de tout son long et avait fait volte-face, furieux. Mani n'avait même pas encore saisi son tomahawk, mais le géant avait compris qu'il ne devait pas le sous-estimer. De fait, la brute avait pris tout son temps avant de porter une deuxième attaque, plus fine et plus rapide cette fois. Mais Mani avait évité le coup une fois de plus, plongeant sous le germain et balayant ses jambes d'un mouvement circulaire. Cette fois l'assaillant n'avait put empêcher sa chute et était tombé lourdement en arrière, sans toutefois lâcher son arme. Mani l'avait laissé se relever. Soufflant et suant, le géant s'était mis à quatre pattes avant de se redresser péniblement. Mani avait saisi son tomahawk et son coutelas dans chaque main, attendant placidement la nouvelle charge de la brute qui s'approchait lentement. Lorsque le germain avait à nouveau levé son épée au dessus de sa tête, la tenant à deux mains avant de l'abattre avec force sur Mani, celui-ci avait bloqué le coup avec son tomahawk, lui plongeant la lame de son coutelas dans les entrailles en un même geste. La bouche du géant s'était arrondie en un O de surprise tandis qu'il tombait à genoux devant Mani. Sans la moindre hésitation, le Mohawk avait assené le coup de grâce d'un large mouvement. Le Tomahawk s'était abattu sur la nuque du géant dont la tête avait roulé dans les fourrés alors que le reste de son corps s'affaissait..
Mani avait tué bien des hommes et pris de nombreux scalps dans sa vie de mortel. Il avait également souvent été confronté aux forces de la nature et aux esprits que son rôle de Chaman lui avait appris à contrôler et à utiliser. Mais tandis que les signes du Quickening s'étaient rassemblés autour de lui, la crainte l'avait soudain envahi. C'était la première fois qu'il était confronté à une telle puissance, inconnue et mystérieuse. Lorsque les premiers éclairs avaient jailli du corps du germain pour le frapper, le Mohawk avait saisi toute la mesure de ce que représentait l'Immortalité. Cette douloureuse jouissance qui l'avait envahi alors, cette énergie qui s'était diffusée dans tout son être jusqu'au plus profond de ses entrailles, Mani l'avait à la fois reçue comme le tribut du vainqueur, et le prix à payer pour la survie.
Mani s'éloigna du lit pour admirer le magnifique jardin. Des rosiers multicolores savamment disposés, des arbustes aux formes diverses, une pergola sous laquelle trônait une escarpolette, ravissaient l'œil depuis la chambre. Sous les fenêtres de Sylvia, un parterre de frésias, les fleurs préférées de la belle Italienne, exhalaient leur fragrance suave jusqu'à l'étage. Mani se détourna le cœur serré de la vision enchanteresse et parfumée dont Sylvia ne profiterait plus jamais. Un tableau attira son regard au dessus du secrétaire de son mentor. Le Mohawk s'en approcha. Il s'agissait d'une toile de Sylvia représentant le Chevalier de Fronsac. L'œuvre était datée de 1813, année de la mort de Grégoire, mais le Chevalier avait été dessiné tel que Sylvia l'avait connu en Gévaudan près d'un demi siècle auparavant. Mani saisit alors la profondeur des sentiments que Sylvia avait éprouvé pour de Fronsac, et comprit qu'il n'était pas la seule raison pour laquelle son mentor avait veillé sur Grégoire et les siens depuis lors. Le Mohawk se souvint de ce jour de printemps 1790 où lui était parvenu la funeste nouvelle de la mort de Marianne.
Il vivait depuis quelques mois en Perse lorsqu'il avait reçu la lettre de Sylvia l'informant du décès de Marianne de Fronsac. Mani avait alors juré à Sylvia de ne pas entrer en contact avec Grégoire, en échange de quoi son mentor avait accepté de lui révéler le lieu où le Chevalier s'était établi 23 ans plus tôt, en Guinée.
Plutôt que de traverser les terres arides de l'Afrique, Mani avait préféré contourner le continent par bateau pour rejoindre la côte occidentale. Il s'était embarqué sur un navire en partance pour le Sénégal depuis un petit port du Golfe d'Oman.
Mani avait appris les rudiments de la navigation deux ans auparavant à bord d'une goélette de commerce qui sillonnait la Méditerranée, aussi le capitaine du "Nabuchodonosor" avait-il accepté de le prendre comme mousse jusqu'à Saint Louis. L'agilité du Mohawk sur les cordages et les mats de la frégate avait achevé de le convaincre, ainsi que l'équipage qui avait adopté Mani comme l'un des leurs.
Le voyage avait duré près de 8 semaines, au cours desquelles Mani avait pu parfaire ses connaissances en de multiples domaines. Le navire avait fait escale en Somalie, à Madagascar, puis passé le Cap de Bonne Espérance pour continuer sur l'Angola, le Nigeria et le Sénégal. A chaque halte, le Nabuchodonosor vendait soieries et épices ou les échangeait contre des denrées fraîches.
A son arrivée à Saint Louis, Mani avait quitté ses compagnons de route pour s'enfoncer dans les terres en direction de Dabola, sur les rives du fleuve Tinkisso, où, d'après Sylvia, Grégoire de Fronsac avait fondé son domaine. Le Mohawk s'était joint à une caravane en partance pour Labé en échange de quelques pièces d'or. Bon cavalier, Mani avait cependant dû s'adapter au rythme lent et chaloupé des dromadaires dont la capacité de résistance à la chaleur et à la soif l'avait impressionné. Moyennant encore quelques pièces, il avait pu conserver sa monture pour continuer son périple un peu plus loin. C'était la première fois que Mani parcourait l'Afrique dont il n'avait alors connu que les ports de Méditerranée, et la beauté sauvage de ces farouches contrées l'avait fort ému. La saison des pluies venait de s'achever et l'air était saturé d'humidité, plus écrasante que la chaleur somme toute supportable.
Mani avait finalement atteint Dabola à l'automne 1790, près de quatre mois après la mort de Marianne. Respectueux de sa promesse faite à Sylvia de ne pas entrer en contact avec Grégoire de Fronsac, Mani s'était fait passer pour un marchand auprès des habitants de Dabola. Les soieries dont lui avait fait présent le capitaine du "Nabuchodonosor" lui permirent ainsi d'approcher les riches propriétaires de la ville et de glaner quelques renseignements au sujet des Fronsac.
Mani avait alors appris que Marianne et Grégoire avaient eu cinq enfants. Leur fils aîné, Pierre, né en 1769, avait regagné la France quelques mois auparavant où il s'était enrôlé et avait péri aux côtés des Révolutionnaires pour défendre la liberté du peuple. Leur cadet, Alexandre, né en 1770, avait dès le plus jeune âge décidé de consacrer sa vie à Dieu et aux hommes en entrant dans les ordres. Leur première fille, Isabelle, avait épousé à l'âge de 18 ans, quelques mois avant la mort de Marianne, un Lord anglais établi dans la Nouvelle Colonie des Indes Orientales, sur les côtes du Nigeria. Leur deuxième sœur, Catherine, née en 1774, n'avait pas vécu. Martin enfin, le dernier de leurs enfants, était âgé de 15 ans à peine.
Après les funérailles de Marianne - de bien surprenantes funérailles pour les européens de la colonie puisque Grégoire avait fait brûler le corps sur un gigantesque bûcher dont il avait ensuite rassemblé les cendres dans un simple coffret de bois – le Chevalier avait vendu ses terres avant de s'embarquer pour les Amériques avec le jeune Martin.
Mani avait alors su de façon certaine où était allé Grégoire de Fronsac. La France lui avait volé ses biens et son fils aîné, elle n'était plus sa patrie. Sa terre d'adoption, la belle Afrique, qui avait vu naître ses enfants mais également mourir sa bien-aimée Marianne, était maintenant porteuse de douloureux souvenirs. Le Chevalier était retourné auprès du peuple de son frère de sang, ce peuple qui l'avait adopté, aux racines du pays Mohawk. En Nouvelle France.
Toujours perdu dans la contemplation du tableau, Mani esquissa un sourire en repensant à son retour sur ce que les européens avaient baptisé le Nouveau Monde, son Monde.
Malgré son désir de repartir là-bas, Mani n'avait pu se rendre en Nouvelle France - devenue le Québec - qu'en 1804. Il avait traversé l'Atlantique cinq ans plus tôt pour fouler à nouveau le continent de ses ancêtres, mais s'était attaché à parcourir les territoires du sud qu'il n'avait jamais vus, ce qui constituait désormais les Etats-Unis. Il avait ainsi découvert les grandes villes aux rues sales et poussiéreuses, les petits villages aux maisons de bois et les grandes propriétés du Sud dont les champs de coton s'étalaient à perte de vue. Partout l'esclavage était présent. Dans les ports où les Négriers débarquaient leur Or Noir ; sur les places publiques où hommes, femmes et enfants étaient vendus comme du bétail ; dans les plantations où ils travaillaient de l'aube jusqu'au soir sous la menace du fouet.
Ses frères d'autres tribus eux-mêmes étaient massacrés pour leurs terres, et les survivants devaient fuir toujours plus loin pour trouver d'autres endroits où s'établir. Habillé comme un riche marchand européen, Mani passait sans peine pour un espagnol ou un italien venu faire affaires dans le Nouveau Monde. Il voyageait d'ailleurs sous le nom de Marco Dacascos et se présentait comme venant de Florence. Il avait revu Sylvia avant de s'embarquer, et elle lui avait confié quelques biens et marchandises à négocier, ainsi qu'une lettre le recommandant auprès d'un envoyé du Vatican à New-York qu'il pourrait contacter en cas de besoin. Il n'avait pas eu besoin de lui réitérer sa promesse de ne pas voir le Chevalier, Mani était conscient maintenant du fossé séparant sa vie de mortel de celui qu'il était devenu.
Le sieur Dacascos avait fait fructifier son pécule en investissant dans diverses entreprises et jouissait, au terme de près de cinq ans de judicieux placements, d'un confortable capital. Il avait rencontré bien des Immortels depuis son arrivée, avait pris quelques têtes, et s'était fait un ami en la personne de Jake Hansen, un Immortel âgé de 226 ans originaire de Norvège, venu s'établir à New-York près de dix ans auparavant.
Le Mohawk était arrivé dans la région d'Hochelaga, devenue Montréal, à la fin du printemps 1804, et avait retrouvé avec émotion les paysages de sa vie passée, la forêt, les lacs. Même la ville, pourtant très différente, lui avait semblé familière. Mani ne s'était cependant pas attardé à Montréal et avait continué son périple vers Trois-Rivières où, d'après Sylvia, Grégoire de Fronsac s'était établi avec son fils. La jument baie qu'il avait acquise à Montréal l'avait ainsi docilement conduit le long du Saint Laurent en direction de l'ouest.
Mani avait pris une chambre dans l'une des pensions de la ville et s'était attaché à redécouvrir les alentours. Grégoire de Fronsac avait acheté une grande propriété sur les rives du fleuve à quelques lieues de là et Mani avait décidé de s'y rendre dans la plus grande discrétion. Laissant sa monture dans la forêt non loin, il s'était approché furtivement de la magnifique demeure entourée d'un grand parc. Le hasard avait voulu qu'il revoit ainsi pour la première fois son frère de sang le jour du mariage de son fils Martin, le 12 juin 1804. Dissimulé par les épais feuillages, Mani avait découvert, ému aux larmes, le plus jeune des enfants de Grégoire et Marianne, tandis que la noce battait son plein dans le jardin. De sa cachette, le Mohawk avait assisté à la cérémonie qui avait uni Martin de Fronsac à Caroline Le Ray, une acadienne d'origine française. Le jeune marié avait la blondeur de son père et les yeux bleus de sa mère. La ravissante épousée, âgée d'une vingtaine d'années, avait quant à elle le teint clair et une chevelure de jais. Le cœur de Mani s'était douloureusement serré lorsqu'il avait enfin aperçu Grégoire. Vieilli, le Chevalier n'avait cependant, à 68 ans, rien perdu de sa prestance. Plus que le poids des ans, il semblait évident que c'était les épreuves qui avaient accablé Grégoire. Mais en ce jour de juin 1804, la joie du moment avait eu raison de la douleur passée et le Chevalier rayonnait à l'évidence de bonheur et de fierté pour son fils.
Mani n'avait pu détacher son regard du spectacle joyeux de la noce et n'avait regagné Trois-Rivières qu'à la nuit tombée, déchiré de ne pouvoir serrer son frère dans ses bras, mais heureux de ce bonheur à nouveau présent dans la vie de Grégoire. C'était la seule et unique fois qu'il avait revu le Chevalier, décédé 9 ans plus tard.
Baissant les yeux, Mani remarqua un petit
cadre posé sur un coin du bureau. C'était une nouvelle aquarelle de Sylvia
représentant le Mohawk et une jeune femme aux cheveux blonds, enlacés. Lilie...
Comment cela était-il possible ? Sylvia n'avait jamais rencontré Lilie, Mani en
était certain.
Mani fouilla alors les tiroirs du secrétaire
où il découvrit, incrédule, d'autres dessins de lui, et même quelques photos, réalisés
à différentes périodes de sa vie. Il comprit alors que Sylvia avait également
constamment veillé sur lui depuis son départ. Il avait été son seul élève, et
c'est avec une tendresse presque maternelle et un savoir faire d'espionne que
la belle avait pris soin de lui, même à l'autre bout du monde.
Mani tomba, plus qu'il ne s'assit, dans le fauteuil qui faisait face au bureau et, serrant le cadre sur son cœur, laissa monter en lui le chagrin tandis que s'imposait à son esprit le souvenir d'Emilie de Fronsac, petite-fille de Grégoire, la seule femme qu'il ait jamais aimée.
Mani avait quitté l'Amérique quelques semaines après le mariage de Martin, décidé à découvrir la mystérieuse Asie. Au terme d'un périple de près de huit ans qui l'avait mené du Japon au Népal, Mani était retourné à Florence où Sylvia lui avait appris que Grégoire était mourant. Malgré les protestations et mises en garde de son mentor, Mani avait décidé de se rendre à nouveau au Québec avec l'intention de lui parler une dernière fois avant sa mort. Mais le Destin en avait décidé autrement.
Près de 7 semaines avaient été nécessaires au Mohawk pour gagner Trois-Rivières depuis le port de Gênes. Chevauchant à bride abattue, Mani avait atteint le St Laurent le 8 août 1813, 5 jours après avoir débarqué à New-York. Mais il était trop tard. L'appréhension étreignait sa poitrine lorsqu'il avait frappé à la porte de l'imposante demeure des Fronsac. Il avait reconnu Caroline en la charmante jeune femme, toute de noir vêtue, qui lui avait ouvert la porte, les yeux gonflés. Elle n'avait pas dit un mot, se contentant de lever un regard interrogateur vers cet étrange jeune homme aux habits soignés mais poussiéreux. Mani avait balbutié quelques mots, se présentant comme le fils d'un vieil ami de Grégoire venu rendre un dernier hommage au Chevalier. Caroline lui avait alors expliqué que Grégoire avait rendu l'âme dans la nuit et lui avait proposé d'entrer s'il désirait rencontrer Martin. Mani avait acquiescé, anéanti. Pendant les 6 semaines de la traversée, il avait répété maintes et maintes fois la conversation que Grégoire et lui auraient eu, les mots qu'il aurait choisi pour lui révéler son secret, inutilement.
Caroline l'avait mené jusqu'à un petit salon où elle l'avait prié de patienter quelques instants. Détaillant la pièce, Mani avait alors découvert, abasourdi, de nombreux dessins de Grégoire tapissant les murs. Le talent de son frère, sa capacité à retranscrire si fidèlement les êtres et la nature, avaient toujours émerveillé Mani, et il s'était approché pour les admirer, le cœur serré. Mais lorsque ses yeux s'étaient posé sur une aquarelle le représentant, lui, paré de sa tenue Mohawk et de ses peintures de guerre, il avait cru défaillir. Incapable de faire face à l'émotion qui le submergeait ni d'affronter le fils de Grégoire, Mani s'était alors enfui de la maison tel un voleur par la fenêtre ouverte.
Il s'était éloigné au galop vers la forêt, laissant son cheval le mener sans but, jusqu'à ce que la bête s'épuise et ralentisse. Au soir du 8 août, il avait décidé de rendre à sa manière un dernier hommage à Grégoire et était lentement retourné vers le fleuve. Il était certain que le Chevalier avait laissé des instructions pour sa sépulture, et s'il ne se trompait pas le corps de Grégoire serait érigé sur un bûcher et brûlé le lendemain à l'aube, comme il l'avait fait pour Marianne en 1790 et pour lui-même 46 ans auparavant. Mani avait alors revêtu sa tenue traditionnelle, celle-là même qu'il portait sur la toile de Grégoire et, pour la première fois depuis sa première mort, avait invoqué les esprits de la forêt et ceux de ses ancêtres afin que, lorsque l'âme de son frère serait enfin libérée de son enveloppe charnelle à l'issue de la crémation, elle soit guidée jusqu'au Territoire des Chasses Eternelles pour rejoindre les braves.
Aux premières lueurs de l’aube, Mani s’était approché sans bruit du jardin et avait assisté à l’intime cérémonie d’adieu au Chevalier. Dissimulé dans les hautes-herbes, comme au jour du mariage de Martin et de Caroline, il voyait parfaitement la scène. Martin se tenait debout près du bûcher, une torche à la main, impassible. Caroline restait en retrait, non loin de la maison, et Mani vit pour la première fois leurs deux enfants, qu’elle tenait par la main dans l’air humide précédant l’aurore.
L’aîné était un garçon d’environ 6 ou 7 ans, au teint pâle et aux cheveux bruns hérités de sa mère. L’air grave qu’il affichait témoignait du sérieux qu’il accordait à la cérémonie qui se déroulait devant lui. L’autre enfant, une fillette d’environ 5 ans, aux cheveux plus clairs, était emmitouflée dans une robe de chambre. Elle se frottait les yeux, pour en chasser les larmes ou les dernières traces de sommeil – peut-être les deux – et sa moue boudeuse d’enfant affichait elle aussi un air sage et tragique.
Le premier rayon du soleil avait soudain percé au dessus des montagnes au loin et Martin avait fait un pas en avant pour embraser le bûcher. Les flammes avaient rapidement gagné l’ensemble et la fumée âcre s’était élevée en hautes volutes dans le ciel. Mani avait fermé les yeux pour entamer les muettes prières qui dureraient tant que brûlerait le feu de la purification.
Il était bientôt entré en transe et avait oublié les heures jusqu’à ce qu’une petite voix derrière lui le fasse sursauter.
Une larme coula lentement le long de la joue de Mani tandis qu’il se remémorait avec émotion les premières heures de ce jour d’août 1813. Les images qu’il avait enfoui au plus profond de lui depuis près de 150 ans, il les voyaient derrière ses yeux clos comme s’il revivait l’instant de sa première rencontre avec Lilie.
Domaine des Fronsac, 9 août 1813
" T'es
un fantôme ?"
Mani,
surpris, se retourna vivement pour se retrouver nez à nez avec la fillette
aperçue dans le jardin quelques heures plus tôt. Le soleil était maintenant
haut dans le ciel et le bûcher finissait de se consumer lentement. Devant le
silence de Mani, la petite répéta avec insistance : "T'es un fantôme
?!".
"Un
fantôme ?", murmura le Mohawk. "Pourquoi dis-tu que je suis un
fantôme ?"
"Parce
que Grand-Père disait que tu étais mort et que tu étais au Paradis des
braves…" répondit la gamine sur le ton de l'évidence. Elle le dévisageait
sans peur, simplement curieuse, de ses grands yeux clairs.
Mani avait
vu juste, elle ne devait pas avoir plus de 5 ans. La fillette avait hérité, à
l'instar de son père, des cheveux d'or de Grégoire et yeux bleus de Marianne.
Elle était vêtue d'une robe bleu marine, des rubans assortis retenaient ses
boucles blondes, et elle tenait une poupée dans ses bras.
Le mohawk
était abasourdi. Il ne faisait aucun doute que la gamine, dont il ignorait
encore le nom, ne l'avait pas pris pour un autre. Il imaginait sans peine
Grégoire narrant ses exploits passés à ses enfants puis ses petits enfants,
leur racontant l'histoire de son frère de sang né dans ces contrées, et
illustrant ses récits par la description de ses dessins. Mais comment la petite
avait-elle fait le lien ? Puis il réalisa qu'il avait affaire à une enfant d'à
peine 5 ans. A cet âge là, la frontière entre l'imaginaire et le réel n'est pas
encore précise, et il avait suffi à la fillette de voir Mani dans la tenue même
qu'il arborait sur l'aquarelle qui ornait le salon de Grégoire pour le prendre
exactement pour ce qu'il était, un homme mort depuis près d'un demi siècle.
Alors qu'il
cherchait une réponse à offrir à la gamine, une voix s'éleva dans le jardin de
la maison derrière eux.
"Lilie
? Lilie ! Emilie viens là s'il te plaît !" Caroline de Fronsac cherchait
sa fille qui s'était à l'évidence aventurée hors de la propriété sans son
accord. Jetant un dernier regard à Mani, Emilie – puisque c'était son nom –
haussa les épaules et courut à travers les fourrés pour rejoindre sa mère dans
le jardin. Mani observa la mère et la fille rentrer dans la maison avant de rejoindre
son cheval pour s'éloigner. Emu et intrigué par cette enfant, Mani prit alors
la décision de veiller à son tour sur la famille de Martin en hommage à
Grégoire.
Immobile dans le fauteuil, Mani laissa son esprit vagabonder et le
ramener près de deux cents ans en arrière pour ressusciter en pensées les
évènements qui l'avaient conduit à revoir Emilie.
Il était reparti pour l'Europe afin de liquider les différentes affaires qu'il avait entrepris avant son voyage en Asie et préparer son établissement au Canada. Il avait également informé Sylvia du décès de Grégoire et de sa résolution de vivre désormais Outre-Atlantique, ce à quoi la belle Florentine avait répondu par un sourire indulgent. C'est à Québec que Mani s'était installé à la fin de l'hiver suivant, en mars 1814.
Il avait acheté une simple demeure en bordure du St Laurent et avait décidé d'étudier la médecine occidentale. Conservant l'identité de Marco Dacascos, inconnu à Québec, Mani s'était inscrit à l'Université Laval où il avait accompli de brillantes études couronnées par un diplôme de Médecine six ans plus tard. Il avait ensuite ouvert un cabinet dans le centre de la ville où il soignait les plus démunis. Prostitués, indiens, émigrés, tous connaissaient la bonté et la dévotion du Dr Dacascos qui mêlait technique moderne et remèdes anciens pour prodiguer les meilleurs soins. Et, fidèle à son serment, il avait pendant tout ce temps veillé sur Martin et sa famille.
Mani avait ainsi appris en 1823 que le fils de Martin, prénommé Grégoire en l'honneur de son grand père, était venu étudier le droit à Québec. Promis à un avenir brillant, le jeune Grégoire était un élève assidu et studieux. Aussi grand que son père et son grand-père, il avait les cheveux bruns de sa mère et ses traits fins. Mani suivit avec intérêt et non sans une certaine fierté les études de Grégoire qui choisit de se spécialiser dans le droit criminel. Il lui arrivait également de retourner de temps en temps près de la demeure de Martin pour épier avec bienveillance la vie de la maisonnée.
Emilie quant à elle était une jeune fille joyeuse et pleine de vie, de plus en plus belle au fil des ans. Elle semblait vouloir se destiner à l'écriture, vocation à laquelle ses parents ne s'opposèrent pas malgré l'incongruité de la chose à l'époque. Martin, journaliste auprès de la Trois-rivières Gazette, soutint les projets de sa fille en la faisant entrer au journal pour y faire ses armes. Belle, aimable et intelligente, Emilie ne tarda pas à voir se presser autour d'elle nombre de prétendants qu'elle repoussait les uns après les autres. A presque 20 ans, elle semblait ne pas vouloir renoncer à sa liberté et à sa passion pour les beaux yeux de l'un ou l'autre des riches partis des environs. Mani retrouvait un peu en elle la détermination de Grégoire et le caractère de Marianne. Il se demandait souvent si elle se souvenait de leur étrange rencontre des années auparavant, espérait parfois que oui, mais sans imaginer un instant les conséquences de ce vœu muet.
L'accident de Grégoire survint le 12 septembre 1828. Mani s'était longuement interrogé par la suite sur ce caprice du destin qui lui avait permis d'entrer dans la vie d'Emilie.
Le Dr Dacascos se trouvait ce jour là à son cabinet lorsqu'un homme avait fait irruption, criant à Mani de le suivre au plus vite pour secourir un jeune homme renversé par un coche. L'accident avait eu lieu juste en face du cabinet et, saisissant sa trousse, Mani avait suivi l'homme dans la rue. Il avait immédiatement reconnu Grégoire sous les traits du blessé qui gisait inconscient dans la poussière. Ecartant la foule de curieux qui se pressait autour du jeune homme et s'agenouillant près de lui, Mani avait constaté avec horreur que le fils de Martin souffrait de multiples fractures au bassin et aux jambes. Son crâne ouvert au-dessus du front laissait entrevoir une blessure peu profonde mais qui saignait abondamment. Ayant ordonné à deux hommes parmi les badauds d'aller chercher un brancard dans son cabinet, Mani avait pu transporter Grégoire à l'intérieur pour le dévêtir et le soigner. Le jeune homme, toujours inconscient, avait les jambes brisées en plusieurs endroits. Son fémur gauche avait même déchiré le derme et jaillissait de sa jambe dans un amas de chairs sanglantes.
Pendant des heures, Mani avait soigné ses plaies sans relâche, remettant les os en place tant bien que mal, recousant le front ouvert et les déchirures, puis pansant le jeune Grégoire. Il avait également veillé sur lui toute la nuit, lui prodiguant les soins nécessaires pour que les blessures ne s'infectent pas et éviter ainsi la gangrène. Lorsque le jeune homme avait repris connaissance le lendemain suivant après une nuit fiévreuse et agitée, Mani avait commencé à reprendre espoir. Il avait alors décidé de le transporter jusqu'au domaine de ses parents. Hissant Grégoire, dont les jambes étaient enserrées dans d'étroits bandages et des attelles, sur un chariot, Mani avait pris la route de Trois-Rivières et avait atteint le domaine des Fronsac dans l'après-midi.
C'est Caroline de Fronsac qui avait accueilli Mani et son fils à leur arrivée. Elle n'avait fort heureusement pas reconnu sous les traits du Dr Dacascos l'homme qui s'était présenté chez eux plus de 15 ans auparavant au lendemain de la mort de Grégoire. Un de leurs domestiques avait aussitôt été envoyé chercher Martin et Emilie au journal pendant que Grégoire était installé dans une chambre au rez-de-chaussée. Dès son retour, et après les explications de Mani, Martin avait chaleureusement remercié le docteur Dacascos et avait proposé de le dédommager. Mani avait refusé, offrant au contraire de rester au chevet de Grégoire le temps nécessaire en prétextant que les soins spécifiques qu'il avait apporté au jeune homme requéraient une surveillance constante et des connaissances spéciales. Martin avait accepté avec gratitude et lui avait fait préparer une chambre.
Toujours sourd au pépiement des oiseaux à
l'extérieur et au soleil qui entamait à présent sa lente descente vers le soir,
Mani serra inconsciemment le cadre plus près de son cœur.
Domaine des Fronsac, 13 septembre 1828
Emilie entra dans la chambre sans bruit tandis que Mani était occupé à
changer les pansements de Grégoire à présent endormi, vaincu par la fatigue du
voyage et les remèdes aux vertus tranquillisantes du Dr Dacascos. Elle referma
doucement la porte derrière elle et s'assit au chevet de son frère, observant
attentivement les gestes calmes et précis du Mohawk.
Lorsqu'il eut terminé, il leva les yeux sur elle. Il n'avait osé la
dévisager auparavant de peur qu'elle ne lise dans son regard plus qu'il ne
voulait en révéler. Emilie était plus que ravissante. Elle avait un visage aux
traits fins et délicats, mais la mâchoire était ferme, les pommettes hautes et
le menton bien décidé. De grands yeux d'azur contemplaient le monde avec
curiosité et détermination, tandis que ses boucles blondes tombaient en cascade
sur ses épaules. La robe bleue qu'elle portait ce jour là soulignait son teint
de porcelaine et mettait en valeur sa silhouette élancée. Mani détourna le
regard, troublé par la jeune fille. Elle s'approcha de lui et chuchota quelques
remerciements auxquels Mani répondit qu'il n'avait fait que son devoir.
"Vous auriez pu le laisser
dans un Hôpital une fois les premiers soins apportés…" continua-t-elle à
voix basse, cherchant le regard de Mani qui se dérobait. L'Immortel s'absorba
dans le rangement des bandages et de sa trousse.
"Il me semblait que ce
jeune homme aurait plus de chances de guérir vite auprès des siens.",
répondit-il d'un ton égal.
Emilie s'approcha un peu plus et, dans un souffle
à peine audible, murmura à son oreille :
"C'est vous n'est-ce pas
?"
Cette fois, Mani leva les yeux vers la jeune
femme qui soutint son regard sans ciller comme elle l'avait fait 15 ans
auparavant. Il ne répondit pas, de peur que sa voix ne trahisse l'émotion qui
l'avait saisi. Un léger sourire se dessina sur les lèvres d'Emilie et Mani
détourna une fois de plus le regard, troublé. Elle reprit doucement la parole :
"Toutes ces années, je me
suis demandée si j'avais réellement vécu cette rencontre ou si elle n'était que
le fruit de mon imagination. Le souvenir de ce matin là faisait-il partie de
mes rêves d'enfant ? Il me semblait souvent que oui, et pourtant il s'imposait
parfois à moi avec tant de netteté qu'il me semblait alors impossible d'avoir
tout imaginé. Mais tout cela était bien réel n'est-ce pas ? Et vous n'êtes pas
un fantôme…", ajouta-t-elle dans un sourire.
Mani demeura silencieux. Comme au jour de
leur première rencontre, Emilie le laissait sans voix. Il aurait aimé nier, lui
rétorquer qu'il ne comprenait pas de quoi elle voulait parler, qu'il n'était
qu'un simple médecin soucieux de ses patients. Mais il savait que cela ne
servirait à rien. Le sang de Grégoire de Fronsac coulait dans les veines
d'Emilie. Peut-être était-ce le destin qui voulait le lier encore et toujours à
la lignée de son frère de sang.
Le Mohawk
s'assit sur la chaise près du lit et vérifia d'un coup d'œil que Grégoire
dormait toujours d'un sommeil paisible. Puis il prit une profonde inspiration
et, plantant son regard dans les grands yeux bleus d'Emilie de Fronsac, murmura
:
"Je m'appelle Mani, je
suis né en 1731, et je ne peux pas mourir".
Comme elle ne répondait rien, il allait poursuivre lorsque des pas se firent entendre dans l'escalier. Emilie se pencha prestement vers lui.
"Retrouvez-moi ce soir après le souper dans le jardin, sous le grand Aulne", lui glissa-t-elle à l'oreille avant de se rasseoir de l'autre côté du lit au chevet de son frère. La porte s'ouvrit alors pour laisser entrer Caroline venue s'enquérir de la santé de son fils.
Un gémissement sourd jaillit soudain de la gorge de Mani, le ramenant à la réalité. Il regarda une fois de plus le cadre au travers du voile de larmes qui glissaient sans bruit le long de ses joues. Il tenta en vain d'arrêter le fil de ses souvenirs mais sa mémoire, impitoyable, lui fit revivre malgré lui les plus chères années de sa vie. Ses fiançailles avec Emilie de Fronsac, petite fille de Grégoire de Fronsac et Marianne de Morangias, le soir de Noël 1828, leur mariage le 14 mai de l'année suivante, et leur vie heureuse et sans nuage jusqu'au décès tragique et prématuré de sa bien-aimée, emportée par la fièvre à l'aube de ses 30 ans. Après toutes ces années, la culpabilité n'avait toujours pas quitté Mani. Il avait été incapable de la sauver. Incapable de trouver le remède pour épargner Emilie. Depuis ce jour Mani avait cessé d'être le Dr Dacascos et avait regagné l'Europe. Pendant près de dix ans il n'avait vécu que pour les combats, provoquant – et fauchant – chaque Immortel sur son passage. Il croyait trouver dans le danger et la mort une raison pour continuer à vivre. A chaque duel qu'il engageait, Mani espérait faillir. Mais il n'y avait que dans ces moments intenses où sa vie était menacée qu'il se sentait vivant, et il avait invariablement le dessus sur son malheureux adversaire. A chaque tête tombée, la rage du vainqueur l'envahissait en même temps que le Quickening – et disparaissait aussi vite… Il avait ainsi pris de nombreuses vies, jusqu'au jour où il avait compris que c'est à travers lui seul qu'Emilie pouvait désormais vivre et qu'il ne pouvait attendre de châtiment ou de pardon d'un autre que lui-même.
Mani reposa le cadre
sur le bureau, à l'endroit où il l'avait trouvé. Il avait un moment songé à
l'emporter avec lui pour finalement y renoncer. Emilie était à jamais présente
dans sa mémoire et dans son cœur.
Il s'apprêtait à ressortir de la chambre
lorsqu'un objet accroché au mur attira son regard. Mani sourit malgré lui. Il
s'agissait du très particulier éventail de Sylvia. Caressant le tissu noir du
bout des doigts, Mani se souvint de la première fois où il avait vu la belle
italienne se servir de cette arme redoutable, au soir de l'arrestation des
conjurés du Pacte en Gévaudan, où il avait assisté à la mort de la gitane qui
avait scellé son destin.
Personne, pas même Sylvia, n'avait jamais
soupçonné l'étrange lien qui unissait Mani à cette femme qui elle même ignorait
tout du Mohawk. Cette gitane aux yeux noirs, Mani l'avait rencontrée pour la
première fois le jour de son arrivée en Gévaudan avec Grégoire de Fronsac, mais
il la connaissait depuis longtemps. Elle hantait ses rêves et ses transes
depuis près de quinze ans, depuis le jour où il avait été désigné pour succéder
au Chaman de sa tribu.
Mani se laissa une fois de plus porter par
ses souvenirs jusqu'à sa vie d'avant, sa vie de mortel, au soir de la cérémonie
d'initiation aux secrets et aux mystères des Chamans.
C'était le jour du solstice d'hiver 1752. Mani venait d'avoir 21 ans. Fils adoptif du plus valeureux guerrier du clan et neveu du Chef du Village, Mani était un jeune homme solitaire et taciturne depuis la mort de son jeune frère l'année passée. Bon chasseur et fin guerrier, comme son père et son grand-père avant lui, Mani avait pourtant décidé après cet événement de suivre l'enseignement du Chaman de sa tribu afin de lui succéder le moment venu. Le vieux sage avait accepté le fils du frère du chef comme élève et l'apprentissage avait commencé quelques mois auparavant par l'étude des plantes et des remèdes, des recettes et des décoctions, des pansements et autres traitements permettant de soigner et guérir.
La seconde partie de son enseignement serait consacrée au côté à la fois sombre et lumineux de la magie, des forces naturelles et des esprits. Mais le jeune aspirant devait auparavant passer l'épreuve d'initiation par laquelle les âmes des sages allaient accepter ou non de le laisser accéder à leurs secrets.
La neige était comme à son habitude abondante et les épaisses fourrures protégeaient à peine le clan du froid. Au soir du jour dit, alors que la lune était pleine, le vieux Chaman avait mené Mani au cœur de la forêt, à travers des sentiers connus de lui seul, suivant un chemin invisible à l'œil du profane. Arrivés dans une clairière, Mani avait dû se dévêtir entièrement avant de prendre place à même le sol gelé dans la position du sage, jambes croisées devant lui. Son maître avait ensuite allumé un feu avec un bois qu'il avait apporté pour l'occasion, et les flammes qui s'étaient élevées dans la nuit avaient jailli vertes, bleues et rouges dans un scintillement hypnotique. Bientôt les effluves envoûtantes émanant de l'âtre avaient envahi les sens de Mani, emplissant sa tête d'images surprenantes. Mani savait qu'il devait passer la nuit ainsi, seul, à invoquer la bénédiction des anciens qui feraient naître en lui des visions, et il s'était concentré de toutes ses forces pour ne point faillir.
Après environ une heure, Mani était entré en transe. Son corps était secoué de spasmes qui n'étaient pas seulement dus au froid, et derrière ses paupières closes il avait vu apparaître une lumière vaporeuse et irréelle. Puis la lueur avait fait place au mouvement. Mani volait. Il survolait tel un aigle les paysages environnant la tribu, en direction de l'est. Il avait ainsi plané au dessus du grand Océan jusqu'à une terre inconnue, faite de vallées et de montagnes, elles aussi enneigées. C'est la qu'il avait vu la Gitane. Cette femme brune aux yeux noirs lui était apparue dans un flash, et Mani avait plongé son regard dans le sien. Il y avait vu sa mort. Au plus profond de son âme, il avait alors su que cette femme serait l'instrument de sa perte, celle par qui sa vie prendrait fin sur un continent inconnu, dans un pays lointain.
Lorsque l'aube s'était levée le matin suivant, Mani était sorti de sa transe. Le vieux Chaman était à nouveau près de lui. "Les visions que les esprits t'ont envoyées cette nuit sont pour toi, et pour toi seul. Nul ne doit jamais en connaître la nature", avait-il dit. Puis, enveloppant Mani dans d'épaisses peaux, il l'avait reconduit au village pour annoncer que les Anciens l'avaient accepté.
Mani détourna son regard de l'éventail. Il s'était souvent demandé depuis sa première mort si les esprits des anciens savaient ou non qu'il renaîtrait pour devenir Immortel. Peut-être ne l'ignoraient-ils pas et avaient-ils voulu préserver Mani afin qu'il ne se dérobe pas à son destin.
Jetant un dernier coup d'œil à la chambre de
Sylvia, Mani referma la fenêtre et sortit dans le couloir. Il parcourut rapidement
les dernières pièces, s'attardant çà et là, jusqu'à ce que la lumière
déclinante ne lui rappelle la fin du jour.
Il avait une tâche à accomplir. Il devait
trouver l'assassin de Sylvia et lui faire payer son crime.
Rassemblant ses affaires dans le hall avant
de quitter la demeure pour toujours, Mani ouvrit une fois de plus le journal de
Sylvia qu'il avait trouvé la nuit précédente, à son arrivée. De son écriture
aux pleins et déliés délicieusement anachroniques, son mentor y avait inscrit à
la date de la veille ces mots sibyllins :
"Je sais qu'il m'a retrouvée. Je sens son
souffle sur mon cou. Cette fois, je ne me déroberai pas, je livrerai combat. Et
quelle qu'en soit l'issue, Methos verra de quoi je suis capable…"
L'identité de son assassin, Sylvia l'avait
donc inscrite en toutes lettres sur cette page. Mani n'avait jamais rencontré
Methos, mais il en avait vu les portraits de Sylvia. Il avait également croisé
bien des Immortels qui lui avaient parlé de leur doyen, de cet homme né plus de
5000 ans auparavant, et il avait rapidement compris en recoupant les
informations glanées ça et là avec les récits de Sylvia que cet Immortel ne
faisait qu'un avec Adamo Mattei, le mentor de la belle Florentine. Elle ne lui
avait parlé que très peu de lui, et Mani ignorait donc la raison qui avait pu
pousser Methos à prendre la tête de celle qui avait été son élève. Mais peu lui
importait.
Mani jeta le sac sur son épaule et se dirigea
vers la lourde porte pour sortir de la maison. Le soleil couchant disparaissait
derrière les arbres et le ciel s'assombrissait rapidement. Déjà quelques
étoiles perçaient le voile crépusculaire mais la lune restait pour le moment
invisible. Le Mohawk tourna deux fois la clé dans la serrure et la glissa dans
sa poche.
A ce moment précis la présence d'un Immortel
se fit sentir. Laissant le sac glisser à terre, Mani saisit son tomahawk et
l'épée de Sylvia qu'il avait ramassée près du corps et, faisant le tour de la
maison, se dirigea vers la tombe de son mentor. Un homme était agenouillé près
du monticule de terre et de pierres, tournant le dos à Mani. Il se releva à son
approche et se retourna. Vêtu de sombre, un long manteau descendant jusqu'à ses
chevilles, l'homme dévisageait Mani sans mot dire. Ses traits caractéristiques,
son nez aquilin et le léger sourire qui étirait ses lèvres ne laissaient aucune
place au doute. Mani avait devant lui l'homme qu'il cherchait. Methos lui
faisait face.
"Vous êtes Mani n'est-ce pas ?",
demanda le ROG[2].
"Pourquoi ?", répondit Mani la voix
tremblante de haine.
Methos ne répondit pas, interloqué. Il fit
mine de s'avancer vers le Mohawk mais se figea lorsque celui-ci brandit ses
armes d'un air menaçant.
"Pourquoi ?", répéta Mani.
Gardant ses yeux fixés dans ceux du plus
vieil Immortel, il fit un pas vers lui. Methos recula et tendit une main devant
lui, cherchant de l'autre son épée à son flanc.
"Qu'est ce que… pourquoi quoi Mani
?", demanda-t-il, visiblement surpris de la réaction du Mohawk. Celui-ci
se jeta alors sur lui avec l'épée de Sylvia.
"Pourquoi avoir pris sa tête ?",
répéta Mani dans un hurlement de rage alors que, Methos contrant le coup qui
visait son cœur, le choc des lames retentissait dans la semi-pénombre. Mani
chargea de nouveau et Methos para encore une fois, sans contre attaquer.
"Mani ! Arrête, je ne…"
Mais Mani ne lui laissa pas le temps de finir
et porta une nouvelle attaque à l'épaule. Methos contra une fois de plus et
cette fois, répliqua. Se fut au tour de Mani de reculer devant le coup puissant
et il dut utiliser son tomahawk pour bloquer la lourde Ivanhoé, tandis que la
rapière de Sylvia frôlait en sifflant la tête de Methos. La rage et le chagrin
aveuglaient Mani, le rendant vulnérable, mais il n'en avait pas conscience. Les
souvenirs remontés à la surface pendant cette journée avaient décuplé sa peine
et sa douleur, et le poids de sa perte s'abattait à présent sur lui telle une
masse, le terrassant, annihilant toute pensée cohérente. Methos désengagea son
épée de la prise du tomahawk et, d'un solide coup de pied, repoussa Mani au loin.
Alors que le Mohawk s'apprêtait à charger
encore, Methos tenta une fois de plus de le raisonner.
"Attends ! Mani, je n'ai pas tué Sylvia
!"
Mais le son de sa voix se perdit lorsque les
lames s'entrechoquèrent. Le soleil avait complètement disparu à présent, et ne
subsistait qu'une vague rougeur vers l'ouest, rendant le combat plus difficile
encore. Enchaînant les attaques désordonnées et inefficaces, Mani continuait
d'avancer sur Methos, porté par sa haine.
"Pourquoi l'avoir tuée ? Hein ? Vous étiez son Mentor, vous n'aviez pas le DROIT !" rugit-il en tentant d'abattre son tomahawk sur le bras de Methos. Celui-ci esquiva sans peine et riposta aussitôt. Sa lame s'enfonça profondément dans la cuisse de Mani qui tomba à genoux, levant ses armes au-dessus de lui pour parer le prochain coup. Mais Methos le désarma en un mouvement et le Mohawk se retrouva à terre devant lui, la pointe de l'Ivanhoé sur son cou.
Methos le dévisagea sans bouger pendant quelques secondes, reprenant son souffle. Les yeux emplis de haine de Mani ne quittaient pas les siens, le défiant de poursuivre son geste. L'approche d'un nouvel Immortel se révéla soudain à eux et un rire féroce retentit sur leur gauche.
Methos recula de quelques pas, permettant
ainsi à Mani de se relever et de reprendre ses armes. Les deux Immortels côte à
côte firent alors face au nouveau venu. Une silhouette massive se détacha
devant le rideau d'arbres qui bordait le promontoire sur lequel Mani avait
enterré Sylvia le matin même, et s'avança vers eux. La lune à présent levée
darda un rayon blafard sur le visage de l'homme qui se révéla. Ni Methos ni
Mani ne reconnurent l'arrivant. Blond, les cheveux longs et sales tombant sur
ses épaules larges, il arborait un rictus mauvais sur son visage épais aux yeux
sombres et à la barbe naissante. "Un vrai cliché…", pensa Methos.
"Quelle charmante petite réunion de
famille !", éructa l'inconnu d'une voix forte. "Mais il semble que
j'arrive un peu tôt : quelques minutes de plus et je n'aurait eu qu'une tête à
prendre !" poursuivit-il et il se remit à rire de plus belle.
Mani se tourna vers Methos et l'interrogea du
regard. Celui-ci secoua la tête pour confirmer qu'il ne connaissait pas
l'Immortel, puis eut une moue comme pour dire au Mohawk : "Je te l'avais
bien dit !"
Mani comprit alors sa méprise. Avec un
hurlement de rage, et avant que Methos n'esquisse un geste, il se rua vers
l'inconnu. La blessure de sa cuisse était presque refermée à présent, et il fut
sur lui en un instant. Avec une surprenante habileté pour sa corpulence, son
imposant adversaire esquiva l'attaque et jeta Mani à terre. Le Mohawk roula de
côté juste à temps pour éviter que l'énorme glaive de la brute ne le coupe en
deux et se releva prestement. Si sa haine restait intacte et sa fureur entière,
il semblait cependant avoir suffisamment retrouvé ses esprits pour mener un
combat cohérent et réfléchir avant chaque coup.
Il commença à tourner tel un fauve autour de
son adversaire. Il lui rappelait vaguement le premier Immortel qu'il avait
affronté, le géant blond dont il avait pris la tête en Prusse plus de deux
cents ans en arrière. Les pensées se bousculaient dans sa tête. Qui était cet
homme ? Pourquoi avait-il tué Sylvia qui semblait le connaître depuis longtemps
? Mais l'affrontement repris de plus belle et Mani laissa les questions de
côté. Qu'importaient les raisons de cet homme, le châtiment que Mani lui
réservait seul comptait.
Concentré sur chacun de ses gestes malgré la
nuit tombée, Mani essayait d'anticiper tous les mouvements de son opposant, le
moindre tressaillement qui annoncerait la charge. Plongeant sous une attaque
puissante, Mani balaya les jambes de la brute qui s'affaissa, un genou en
terre, mais se releva avant que l'épée de Mani ne le cueille à la gorge.
Methos restait en retrait, semblant suivre le
combat avec attention.
"Ah !, je vois que la putain t'a bien
dressé, dit l'homme avec un sourire mauvais, le chiot suit les traces de sa
chienne !"
Son épée fendit l'air à quelques millimètres
de la tempe de Mani qui tenta de désarmer son adversaire en assenant le
tomahawk sur son avant-bras. Mais l'autre fut plus rapide et esquiva le coup à
temps. Un rictus déformait ses traits grossiers tandis qu'il chargeait à
nouveau vers le Mohawk qui parvint à lui décocher un coup de pied au menton. La
brute recula de quelques pas mais l'impact ne semblait pas l'avoir affecté
outre mesure. Il cracha dédaigneusement le sang qui envahissait sa bouche et
s'essuya les lèvres du revers de la main. Ses yeux ne quittaient pas Mani qui
ne cessait de tourner autour de lui pour le déstabiliser. Comment cette brute
épaisse avait-elle pu venir à bout de l'habile escrimeuse qu'était Sylvia ?
Mani ne tarda pas à avoir la réponse.
Alors qu'il portait une nouvelle attaque, son
opposant lança dans sa direction un objet métallique. La manœuvre surpris Mani
qui ne put l'éviter. Un éclair de douleur irradia son bras droit tandis que
l'objet se fichait avec force dans son épaule, stoppant net son élan et le
forçant à reculer à son tour. Le rire de la brute s'éleva une fois de plus dans
la nuit et Mani découvrit avec stupeur une étoile d'argent enfoncée dans sa
chair. Il l'enleva dans un hurlement de rage et de douleur et la lança à son
tour sur l'assassin de Sylvia. Celui-ci la dérouta de son glaive et en saisit
deux autres. Mani eut à peine le temps d'apercevoir l'éclat du métal que les
engins de mort l'atteignaient. Touché à la cuisse et à l'aine, Mani tomba à
terre. Cette fois il ne chercha pas à retirer les shuriken et tenta de se
relever, mais le molosse en lançait déjà deux autres. Le Mohawk esquiva la
première mais la seconde se ficha dans son bras encore valide, le faisant
lâcher la précieuse rapière de Sylvia. L'inconnu se dirigea alors vers lui avec
un cri de triomphe. Mani se remit péniblement debout mais l'autre était déjà
sur lui. La pointe de son glaive s'enfonça profondément dans ses entrailles et
le Mohawk laissa échapper un gémissement de douleur. C'en était fini. Il allait
mourir par la main même de celui qui avait pris la vie de la merveilleuse
Sylvia. Mani avait vu défiler sa vie devant ses yeux pendant toute cette longue
journée, et il se dit que telle était peut-être la volonté de ceux qui
l'avaient voué à ce destin. Il s'effondra sans bruit, sans même une pensée pour
Methos qui avait tout observé sans interférer. Il ferma les yeux et attendit la
mort.
***
Alentours de
Florence, 15 août 2001.
Debout devant le tombeau qu'un autre que lui
avait comblé, Methos rendait hommage à la plus merveilleuse et la plus
passionnée de ses élèves dans la douce quiétude d'un matin d'été. Voici un an
que la belle Sylvia n'était plus. La fière Florentine qu'il avait connu sous
les traits d'une somptueuse putain quatre siècles auparavant avait livré son
dernier combat l'année passée.
Aucune larme ne coulait sur les joues du plus
vieil Immortel tandis qu'il se remémorait ce soir où il avait pris la tête de
l'assassin de Sylvia, il y avait un an jour pour jour.
L'homme agenouillé à ses côtés déposa un
bouquet de frésias sur la tombe avant de se relever. Mani et Methos échangèrent
un regard. Sylvia vivait à travers eux désormais. Maître et élève avaient
combattu ensemble pour que son souvenir ne soit pas prisonnier de son assassin
sans foi ni loi. Methos avait reçu par le Quickening une partie de la mémoire
de la belle Italienne. Mani avait reçu son enseignement et son affection
Après une brève accolade, les deux hommes se
séparèrent et reprirent chacun leur route. Mais ils resteraient liés l'un à
l'autre pour toujours par l'amour singulier que leur avait porté et qu'il
porteraient à jamais à Sylvia, Comtesse de Castiglione.
Fin
Note de l'auteur :
Je n'ai pas résisté au plaisir de faire de la magnifique et énigmatique Sylvia la Comtesse de Castiglione, dont l'influence fut déterminante auprès de Napoléon III puis de Bismarck pendant la seconde moitié du XIXème siècle. Voici ce qu'il est dit sur ce personnage (source Yahoo! encyclopédie) :
Virginia Oldoini , comtesse Verasis de
Castiglione
Aristocrate italienne (Florence, 1837 —
Paris, 1899).
Son esprit et sa beauté en firent une des femmes
les plus admirées de la cour de Victor-Emmanuel, où elle fut surnommée la Divina Contessa. Cavour l'envoya auprès de Napoléon III —
dont elle devint la maîtresse — pour gagner l'empereur à la cause de l'unité
italienne. Brouillée avec l'empereur en 1859, elle soutint, après 1871, la
cause orléaniste et mourut dans l'oubli.
De la puttana magnifica à la Divina Contessa, que de chemin parcouru !