ROLLO LE MERCENAIRE

Liliane Gourgeon



        Après trois heures de combat avec l’ogre, Rollo gisait fracassé entre les arbres déracinés et les cratères creusés par leurs piétinements. L’ogre, lui, s’était répandu un peu plus loin, son énorme corps d’un côté et sa tête massive de l’autre. Jamais Rollo n’avait ressenti de buzz aussi puissant – quand il s’était engagé auprès du roi local à débarrasser son petit pays d’un encombrant mangeur d’hommes, il n’avait pas songé un seul instant qu’il aurait affaire à un ogre immortel – aussi immortel que stupide. La bataille avait été rude. Mais il avait fini par lui faire rendre gorge – jamais expression ne fut plus adéquate - après l’avoir rendu fou en lui virevoltant autour comme une mouche enragée. Cependant, la massue de la brute l’avait trop souvent atteint, lui brisant les os à de multiples reprises ; le quickening, bien que loin d’être aussi violent qu’il s’y attendait, avait achevé de l’épuiser.
        Les corbeaux d’un côté, les vautours de l’autre, patientaient depuis des heures. Ils avaient commencé à picorer le corps de l’ogre, mais, ils le savaient, c’était une viande beaucoup trop coriace, trop amère, même pour eux. Ils attendaient donc que la maigrelette dépouille de son adversaire se décidât enfin à exhaler cette délicieuse odeur de chair en voie de décomposition qui faisait leur régal – mais en vain.
        Rollo était très courbatu, mais vivant. Comme d’habitude.
        Un corbeau plus hardi sautilla jusque sur son épaule, piqua sa joue d’un coup de bec. Rollo, d’un geste d’une redoutable vivacité, l’attrapa par le cou et le lui tordit entre deux doigts. Les autres décollèrent en piaillant. Rollo se leva, s’épousseta, ramassa sa courte et large épée qu’il fit entrer de force dans son étui craquelé. Il chercha un moment sa besace dans le champ dévasté, puis repartit vers le château.


        Le roi avait bien essayé de lui fourguer l’une de ses filles – pas vilaine, d’ailleurs – au lieu des cent livres tournoi promises, mais Rollo avait trop l’habitude de ce genre d’escroquerie pour accepter. Sa façon calme, déterminée, légèrement blasée, de fixer le petit roi entre les yeux durant ses tentatives de malversations avait vite conduit celui-ci à y renoncer pour lui faire remettre la récompense promise dans un sac de velours, avant de le renvoyer avec un dédain compensatoire dont Rollo se moquait fort.
        Il avait acheté un bon petit cheval et s’était rendu à la plus proche ville du royaume voisin, histoire de se décrasser, de s’offrir un bon dîner et les services d’une aimable demoiselle avant de poursuivre sa route. Ni mauvaise, ni particulièrement agréable rencontre ne l’avait interrompu : un ou deux gnomes, une très jolie fée trop farouche, quelques paysans ni plus ni moins accueillants qu’ailleurs, que seule la vue de quelques piécettes d’or amadouaient au point de lui offrir l’eau de leur puits et la paille de leur étable. Il n’en demandait pas plus.


        Il parvint en vue d’une colline qui s’élevait, seul relief notable, dans un paysage à peine vallonné, verdoyant mais étrangement désert. Pas un humain, pas un djinn, pas un cerf ni le moindre lièvre ne paraissaient occuper les parages. Intrigué, Rollo approcha. Il s’aperçut que la colline était en fait une masse extraordinairement imbriquée de branches tordues emmêlées de lianes, de ronces grosses comme des boas et de toutes sortes de plantes rampantes, grimpantes, piquantes, urticantes, vénéneuses, pour tout dire impénétrables ; on distinguait cependant de hautes tours crénelées émergeant à peine du centre du maelström végétal. Le château à qui elles devaient appartenir était totalement cerné, sans doute envahi lui-même par le lierre et les orties. Rollo entreprit de faire le tour sans trouver le plus petit passage. L’enchevêtrement paraissait inextricable. Il se demandait s’il valait le coup d’aller voir quand un cavalier surgit derrière lui en le hélant avec courroux. Rollo dégaina aussitôt, mais aucun buzz n’accompagnait la rencontre.
        - Vous n’avez rien à faire ici, compagnon ! Déguerpissez, de grâce.
        Surpris par le mélange de courtoisie et d’outrecuidance de l’arrivant, Rollo fronça les sourcils et conserva son épée en main d’un air menaçant.
        - Qui êtes-vous pour m’interpeller ainsi ? Et pour quelle raison devrais-je déguerpir ?
        Le cavalier avait immobilisé sa monture, un superbe étalon blanc qu’il montait avec grâce. Rollo s’aperçut que c’était un jeune homme d’une grande beauté et d’une rare élégance, qui paraissait cependant las et découragé.
        - Veuillez excuser mon impertinence. Mais il y a tant de jours que j’essaie moi-même de pénétrer cette infecte jungle sans y parvenir, j’ai craint votre intervention car, voyez-vous...
        - Je vous écoute ?
        - Je dois absolument y arriver. Moi, et personne d’autre.
        - Et pourquoi donc, je vous prie ? Que se cache-t-il derrière ces lianes et ces ronces ?
        - Ma fiancée.


        Quelques instants plus tard, les deux jeunes hommes – l’un élancé, séduisant, le regard langoureux et les gestes raffinés, l’autre râblé, donnant une impression de force peu commune en dépit de sa petite taille, avec des yeux comme des billes de jais dans un visage maigre et pointu – s’étaient assis dans l’herbe et partageaient une outre de cidre. Le beau cavalier s’était désigné comme le prince Philippe ; il devait délivrer sa fiancée prisonnière du château encerclé après avoir tué le dragon caché dans les souterrains. Mais jusqu’à présent, il s’était épuisé à tenter de pénétrer en vain la forêt maudite et commençait à désespérer.
        Rollo l’écouta, puis lui proposa son aide en quelques mots. Il n’avait rien de mieux à faire en ce moment ; à deux, ils auraient de meilleures chances. Ragaillardi, le prince Philippe accepta en faisant taire ses scrupules. Avec difficulté, Rollo parvint à tailler un chemin étroit entre branches, lianes et ronces. Philippe le suivait de près, réservant ses forces pour le combat contre le dragon. Selon leur plan, tandis qu’il affronterait le monstre, Rollo continuerait de dégager l’accès à la tour où attendait la princesse, puis, une fois vainqueur, Philippe s’élancerait à son tour. Il ne craignait pas la concurrence de Rollo auprès de la jeune fille. Quand elle aurait l’occasion de comparer, il n’y aurait aucun doute à ses yeux.
        Ils parvinrent au pied des murailles où s’accrochait une multitude de tentacules végétaux. Un souffle puissant et une vague de chaleur les avertirent que le dragon avait perçu leur présence. Ils passèrent le pont-levis abaissé et le prince Philippe se jeta à la rencontre du monstre tapi dans les souterrains, tandis que Rollo pénétrait avec plus de circonspection dans les cours et les salles somptueuses que la végétation avait à peu près épargnées. Tout était désert, abandonné depuis longtemps. Le pauvre Philippe avait été abusé : personne ne l’attendait ici. Cependant...


        Cependant Rollo éprouvait une sensation très légère, à peine un frémissement, qui le conduisirent néanmoins, par un escalier en colimaçon à donner le tournis, au sommet de la plus haute tour. Et là, plus de doute : c’était de la ravissante jeune personne qui dormait sur un lit d’apparat, tendu de velours bleu et de voiles d’or, que parvenait le buzz semblable au picotement plaisant d’une averse printanière.
        Rollo approcha à pas lents. Elle était vraiment adorable, avec ses boucles blondes, son teint de lys, ses lèvres en bouton de rose, dormant paisiblement, les mains croisées sur la poitrine. Mais c’était ainsi. Il ne devait en rester qu’un, Rollo le savait depuis longtemps et ne s’était jamais dérobé à la loi. Avec regret, il leva son épée bien haut et l’abattit sans hésiter – mais en fermant les yeux, car c’était vraiment trop dommage.
        Il y eut un déchirement de soie et l’épée rebondit étrangement. Rollo écarquilla les yeux. L’épée n’avait tranché que l’oreiller brodé, la princesse s’était jetée de côté juste à temps et le regardait d’un air à la fois terrorisé et indigné.
        - Mais qu’est-ce qui vous prend ? Vous êtes fou ? Vous êtes censé m’embrasser, espèce de brute, pas me couper le cou !
        Elle s’était redressée de toute sa taille – fort jolie taille, décolleté ravissant – tout à fait furieuse à présent.
        - Alors ? Je vous attends depuis cent ans, six jours et trois heures vingt deux minutes, vous êtes en retard, et vous cherchez à me décapiter ?
        - Oui, dit Rollo le plus bêtement du monde.
        - Mais pourquoi, grands dieux ! Vous ne croyez pas que j’ai assez langui comme ça, toute seule à m’ennuyer dans ce sinistre château, à n’espérer que le jour où vous viendriez enfin me délivrer ?
        - Cent ans, dites-vous ?
        - Mais oui, cent ans, six jours et trois...
        - Comment se fait-il que vous soyez encore en vie, et aussi... aussi, enfin, belle ?
        - Cela, je n’en sais rien. Je me souviens m’être piqué le doigt à un fuseau. En principe, c’était supposé me faire dormir, mais la douleur a été si terrible que j’en suis morte. On ne peut pas faire confiance aux sorcières, vous savez. Et puis, je me suis réveillée, enfermée ici, toute seule. Ce que j’ai pu m’ennuyer ! Et vous, alors ? Vous voulez réellement me tuer ? Pas m’épouser ?
        - Non, je veux dire, je ne suis pas le Prince.
        - Mais alors...
        Soudain elle blêmit en poussant un cri et posa la main sur son cœur. Elle était adorable.
        - C’est elle qui vous envoie ?
        - Qui donc ? Je ne suis envoyé par personne. J’ai aidé Philippe à pénétrer dans la forêt, et...
        - Le prince Philippe ? Il est là ?
        - Oui, il est en train de combattre le dragon.
        - Dieu soit loué !
        Elle se précipita à la fenêtre de la tour et s’écria :
        - Philippe ! Prince ! Venez vite, cet homme veut me tuer !
        - Non, attendez, non, je ne vais pas vous tuer.
        Il n’allait pas la tuer parce qu’il s’en sentait parfaitement, entièrement, définitivement incapable.
        - Ecoutez-moi.
        Il lui expliqua tout.


        Lorsque Philippe, vainqueur, l’épée à la main, à peine décoiffé et sentant juste un peu le roussi, parvint peu après au sommet de la tour, il trouva la princesse endormie sur son lit d’apparat tendu de velours bleu et de voiles d’or, les mains jointes, belle comme un rêve au milieu de ses boucles blondes. Rollo se tenait dans l’ombre, près d’une meurtrière, caressant distraitement la soie déchirée d’un oreiller dont le duvet léger voletait autour de lui avant de se poser sur les dalles. Il regarda du coin de l’œil le prince poser un baiser délicat sur les lèvres closes de la Belle qui s’éveilla dans un sourire d’une infinie douceur. Elle avait eu une larme en apprenant qu’elle n’aurait jamais beaucoup d’enfants, mais s’était consolée à l’idée de conserver intacte sa beauté de légende. Rollo n’attendit pas plus et regagna les salles d’apparat, les cours, le pont-levis, en traînant le pas. Une fumée noire s’élevait encore des souterrains, mais à l’extérieur des murailles, la forêt funeste avait disparu. A sa place, des milliers de fleurs répandaient un parfum enivrant, celui des amants réunis.
        Rollo retrouva son brave petit cheval, sauta en selle et s’éloigna. Il avait entendu parler d’une fille aux cheveux noirs et au teint de neige qui respirait dans son cercueil après avoir été mortellement empoisonnée, veillée par des nains. Il allait voir cela de plus près.




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