A mon tyran
8 février 2006
Jaouen
Jaouen20ATyahoo.com

 

 

    Mon très cher frère,

    lorsque tu liras ces lignes, tu seras déjà mort.
    Je conçois ta surprise. Revenons donc sur ce qui n'aura manqué de te faire tressaillir. Mon frère. Oui, tu lis bien ces mots depuis longtemps oubliés. Le jour de ta mort, le frère que tu avais enterré revient te hanter. Tu avais pourtant réussi à me purger de ta mémoire, ou presque.

    Nous étions soudés, comme seuls des jumeaux peuvent l'être. Nous avions notre bulle à nous, à l'écart du monde extérieur. Ou plutôt, c'est ce que les autres croyaient. Si jamais l'harmonie a un jour existé, elle n'a pas duré. Les autres n'étaient pas témoins de tes mesquineries, de tes jeux cruels, des tourments auxquels tu me soumettais, des tours que tu jouais aux autres et dont tu m'accablais. Tu étais le plus fort, tant physiquement que mentalement. Tu me dominais, totalement, et jouissais de ta tyrannie. Oui, tu étais mon tyran. Je ne l'ai pas oublié.
    J'étais là, quand ils ont mis mon cercueil en terre. Un cercueil vide, soit, puisque mon corps n'a jamais été retrouvé, mais mon cercueil tout de même. Il n'y avait nulle émotion sur ton visage, comme si la chose t'indifférait au plus haut point. Ce qui n'était pas loin d'être le cas, ai-je tort?
    Et pourtant, j'étais bel et bien mort. Tout comme tu as péri ce soir. Moi aussi, je me suis relevé. Moi aussi, je n'ai pas compris tout de suite le sang, les vêtements déchirés, l'absence de blessure. Je n'ai eu personne pour me dire si rapidement ce qui s'était passé. Toi et moi, nous sommes Immortels. Tu verras, tes blessures se refermeront de suite, tu ne vieilliras pas. Il y a quelque chose d'exaltant dans cette découverte. L'éternité offerte à nous, pour découvrir le monde, en voir l'évolution. Cette perspective m'a aidée à passer outre l'affront du cimetière.

    Après ces années terribles, cette adolescence gâchée par la terreur que tu m'inspirais, j'aurais pu te haïr, vouloir ta perte. Ou j'aurais pu faire fi du passé, et commencer avec toi cette nouvelle vie. Je t'ai laissé vivre. Jusqu'à aujourd'hui.
    Bientôt, tu en comprendras toutes les implications.

    Tu as eu ce qui nous manque. Tu as joui d'une vie normale, d'une famille, tu as élevé les enfants de ta femme. Ah, oui. Ses enfants. Pas les tiens. Elle a pris un amant six mois avant votre mariage, et n'a jamais arrêté. Les vieilles habitudes ont du bon, parfois, et elle a ainsi pu avoir les enfants que tu ne lui aurais jamais donnés. Nous sommes stériles, mon cher frère, nulle parade à cela. Ne le prends pas si mal. Ces enfants t'aiment comme leur père, n'est-ce pas le principal?
    Ou plutôt, ils t'aimaient. Car tu ne pourras retourner auprès d'eux. Tu le pourrais, éventuellement, si personne n'avait été témoin de ta mort. Mais tu les mettrais dès lors en danger. Notre monde n'est pas charitable pour les mortels qui nous entourent. Pour leur bien, tu te dois de les abandonner. Ils te haïront peut-être un jour, ou t'oublierons, mais au moins tu les sauras à l'abri, tu leur épargneras tes combats.
    Quels combats? Ah, je savais qu'on finirait par en arriver là. Tu es Immortel, soit. Mais c'est plus une convention de langage qu'autre chose. Tu es Immortel, mais tu peux mourir. Quelle ironie. Il suffit qu'on te coupe le cou pour mettre fin à ton existence. Et le meurtre est le sport favori de nos semblables. Nous nous combattons, pour qu'à la fin il n'en reste qu'un. A l'épée. Toi qui admirais les chevaliers, tu en seras ravi. Là où la chose devient intéressante, c'est que nous avons la faculté de détecter les autres à distances. Difficile d'y échapper.

    Si nous étions mort en même temps, ou presque, nous aurions provoqué l'étonnement. Deux Immortels jumeaux, ça ne s'est jamais vu. Ou du moins, cela ne s'est pas su. Mais ça ne s'est pas fait. Je ne t'ai pas livré plus tôt à ton Immortalité. J'ai toujours la force et l'agilité de mes vingt-trois ans, je manie la lame depuis une trentaine d'années. Et je m'en sors plutôt bien, ma foi. Toi, tu fais bien tes cinquante-huit ans. N'aurais-tu pas un peu négligé le sport, ces deux dernières décennies? J'ignore si c'est réellement la peine de t'y mettre à présent. Si tu as réellement une chance de survivre à ton premier combat. Si tu pourras vivre autrement qu'en te cachant.
    Ca promet d'être intéressant.

    Bonne chance, mon frère.