Robert Martin
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Ultima necat






        Dès la fin des conférences, Richard Verne quitte l’amphithéâtre pendant que les orateurs et le public se congratulent. Toutes ces communications sur le commerce étrusque en Méditerranée étaient très intéressantes, nourries des toutes dernières découvertes sous-marines, mais il a hâte de prendre la route de Paris, où il doit passer quelques jours, avant de finir son congé chez lui, dans le vieux Massif, et il fera donc l’impasse sur le cocktail de clôture. L’entrée du parking souterrain n’est pas loin, c’est bien, à cette heure entre deux eaux, il sera vite hors de Montpellier.

        Sur l’autoroute, le vent s’engouffre dans l’habitacle de la 306 de location. Au parking de la barrière de péage, il a vérifié la pression des pneus et baissé les vitres, même celles des portières arrière. Le temps est doux, il n’a plus autant envie de rentrer. Rien ne presse. Le ronflement du moteur le pousse à la rêverie. Il repense à son dernier séjour agréable dans cette région, invité à Nîmes par une cousine de Monsieur de Bernis, l’ambassadeur de France à Venise. À vue de nez, il n’est pas revenu depuis trois siècles.
        Un panneau bleu indique Nîmes en lettres blanches : il faut prendre une décision rapide. Pourquoi ne pas s’y arrêter ? Passer une journée de plus dans le coin ? Un panneau blanc indique la ville en bleu, sur la droite. Le clignotant se met à tictaquer et la voiture se coule sur la bretelle de sortie.

        Le plus dur est d’entrer dans une ville bondée et en fête. Pentecôte : il se rappelle ce qu’il a lu dans les journaux. Depuis un demi-siècle, à cette date, c’est la Feria. L’Espagne « pousse sa corne », comme chantait l’autre, jusqu’en Languedoc. Au-delà du Rhône, à l’est, c’est toujours l’Italie, avec ses souvenirs de terres papales et ses ravioles. Ici, en deçà, chorizo, sangria, guitare gitane et musique cuivrée. Pas de mandoline.

        Il accède avec peine à un parking souterrain. À chaque fois qu’il ferme sa portière dans ce genre d’endroit et qu’il sait son sabre sous le siège, ou sur la moquette entre les sièges avant et la banquette arrière, une angoisse le prend. Mais la présence du Smith & Wesson .38 à sa cheville et le grand laguiole pliant à la ceinture le rassurent.
        Dehors, ça sent la merguez. Des haut-parleurs fixés dans les branches des platanes assomment les passants de techno latino, en alternance avec les airs traditionnels de fanfare. Verne se mêle à la foule encore clairsemée. Ce soir, avec les magasins fermés, les terrasses de café agrandies, la population va doubler, et on va fêter Pentecôte sans penser au moindre dieu, dans les bodegas où le vin rouge coulera à flot dans la salade de fruits. C’est assez joyeux.

        Il marche dans les rues, il ne reconnaît rien. Au bout de quelques minutes, il tombe sur la place du vieux temple romain dédié aux princes de la jeunesse, la “Maison carrée”, à côté de laquelle s’élève maintenant une médiathèque moderne de verre et de métal. Il saisit à peu près où il est arrivé. Il marche le long d’un boulevard dans l’ombre mouchetée de grands platanes, passe devant un lycée construit sous le Second Empire. Qu’y avait-il à cet endroit auparavant ? Tout est flou, les repères sont perdus. Lorsqu’il se promenait là avec Mademoiselle de Villeperdrix, la demoiselle de compagnie de la cousine de Monsieur de Bernis, il ne regardait pas l’architecture ou le paysage, mais le profil délicat de la jeune femme caressé par les boucles de cheveux châtain qui s’échappaient de son chignon. Avide de connaissance, elle le questionnait sur le monde. Il ne rêvait que d’un havre définitif, impossible à saisir.

        Il débouche sur l’amphithéâtre, qui lui en impose par sa permanence. La construction est vieille, érodée, mais semble en meilleur état qu’il y a trois siècles, à l’époque où des arbustes poussaient à son sommet, disjoignant les pierres, et où l’intérieur abritait des maisons, à vrai dire tout un quartier, souvenir de l’époque médiévale où il avait été converti en château, la majorité des arcades ayant été obturée pour fortifier le bâtiment ovale.
        Face au monstre de pierre blanche enroulé sur lui-même comme un serpent en phase de digestion, il a soif, une soif terrible. Une place est libre sur la terrasse ombragée du Café de la Bourse. Il s’y assied et commande un Perrier. Les gens parlent, rient. L’accent du Gard domine, mais bien d’autres intonations font des percées sonores par instants. Parisiennes, belges. Et même des langues étrangères. Espagnol et anglais, surtout ; un peu d’allemand. Le Perrier fini, il commande un demi. Un souffle de vent léger vient agiter les branches des grands platanes de la terrasse. Le bruissement des feuilles l’apaise. Il penche la tête en arrière. C’est un son universel. Un chant sans âge, qu’il aime écouter, pour se sentir encore de ce monde, pour un peu de temps encore. Il est assis face aux arènes mais ne les regarde pas. Les paupières closes, il a choisi d’écouter la plainte atone de l’arbre.
        Il perçoit une aura humaine un peu plus forte sur la gauche, qui le tire de sa rêverie. Ce n’est pas un des siens, c’est un Mortel, plein de colère, qui vient de l’intérieur du café et s’immobilise sur une des entrées de l’établissement. De toute évidence, c’est le patron, ou l’un de ses très proches clients peut-être, qui s’estime tout permis en ces lieux. Il se met à pester contre le gouvernement, qui veut supprimer un jour férié, pour « financer les aides aux vieux », et a choisi justement le jour sacré du lundi de Pentecôte, qui permet à la Feria d’être la Feria et de faire venir du monde. Si l’an prochain cette journée n’est plus chômée, c’est la mort pour la restauration et l’hôtellerie !
        Tout le monde rit sous cape de son courroux et de sa faconde. Les gens du coin avec complicité, les autres avec plus de distance. Verne ne rit pas. Il commence à entendre une rumeur sourde, puis de plus en plus puissante, qui s’élève des gradins de l’amphithéâtre. C’est une « bronca », une clameur des aficionados qui huent le matador lorsqu’il charcute le taureau. Même ceux qui aiment voir la mort à l’œuvre apprécient le travail bien fait, les règles de l’art. De l’autre côté de la façade de pierre qui hurle par ses bouches grandes ouvertes, une agonie dégueule sur le sable. Encore, toujours, la chair rouge taillée, la viande qui souffre...
        Il n’aurait pas dû étancher sa soif ici. Pourtant, l’ombre du platane était si belle, si fraîche...
        Le râleur s’est tu. Des touristes peu au fait des usages, en entendant le grand cri de réprobation, lèvent leurs demis et crient « olé ! ». Il est peut-être temps de se lever, de marcher vers le parking souterrain, de quitter cette ville et l’écœurement qu’il ressent. Mais son verre est encore à moitié plein, et il a soif...
        La monnaie est déjà prête, posée en pile sur le plateau de faux marbre de la table ronde, à côté du sous-bock. Il reste deux gorgées du liquide doré. Il ne veut pas non plus se presser et quitter les lieux comme s’il en était chassé. Le moment de partir sera le sien.

        Il avale une gorgée et repose le verre. Et cela vient, d’abord comme une intuition, puis comme une sensation, vibrante, en lui, dans la tête, plus précisément dans l’oreille, mais... au-delà du tympan, s’il devait le décrire. Un autre Immortel approche. Il relève la tête, regarde lentement de tous les côtés. Des groupes de jeunes marchent en chantant sur le trottoir d’en face, le long des arcades du monument. Autour de la terrasse, des flots de badauds sont ralentis par le rétrécissement du passage. Pour l’instant, l’origine du signal semble plus lointaine. Il porte son regard sur la gauche, vers le débouché d’une petite rue qui communique avec le quartier piétonnier. Une famille avance lentement, menée par un père de haute taille et un peu ventru. Non, décidément...
        Puis, un peu plus à droite, parmi les silhouettes aux vêtements colorés qui tournent autour des arènes, presque face au palais de justice, il le voit. Grand, mince, dans l’ombre d’une arcade, les mains sur les hanches. Il se tient devant une grille entr’ouverte. Lui aussi cherche autour de lui d’où vient cette vibration. Son regard se fixe sur Verne, qu’il a senti parmi toutes ces vies, toutes ces énergies bourdonnantes. Car aucune autre n’a son intensité, son ancienneté.
        Une quarantaine de mètres les sépare. L’homme quitte l’ombre de l’édifice en ayant pris soin de fermer la grille derrière lui, et marche vers le Café de la Bourse.
        Il est trop tard pour boire la dernière gorgée, se lever et partir. Verne attend. Au fond, ce rendez-vous était fixé de longue date. On verra bien.
        L’homme approche de la table, demande s’il peut s’asseoir. Oui. Il tire la chaise et s’y installe avec souplesse. Sa peau hâlée fait ressortir un sourire éclatant, bien parti pour être inaltérable.
        — « Mais... c’est Charles-Henri Delaunay, que voilà, à Nîmes, face aux Arènes ! C’est pas croyable ! On vient enfin s’instruire ? Ou prendre un peu le bon soleil d’ici ? »
        Verne a entendu un de ses anciens noms. C’est à lui de parler. Se renommer, nommer l’autre. Les présentations prennent toujours un peu plus de temps qu’entre gens d’une seule vie :
        — « Aujourd’hui, je suis Richard Verne... Et vous, toujours Felipe Sevillano ?
        — Eh non, moi aussi, j’ai bougé. Bruno Toquebiol ! Alors, quelle imprudence vous amène ici ? Voir la vraie vie ? Attention, ça peut être risqué. Mais ne vous en faites pas, je vais vous laisser en profiter. C’est la fête. Et nous ici, on est cools.
        — Et bien c’est parfait. Mais vous êtes espagnol ou français, au fait ?
        — Quelle importance ?! C’est la même civilisation, et la seule qui compte. »
        Verne saisit son verre de la main droite, tapote légèrement de l’index de la gauche sur le carton du sous-bock. Toquebiol sait qu’il a fait mouche. Ses yeux verts, narquois, pétillent :
        — « Faut pas t’énerver, Verne ! Mais aussi, quand on ne sait pas apprécier la corrida, pourquoi venir à Nîmes ? Si tu te laissais convaincre... Surtout toi... Les gens comme nous devraient tous apprécier cette cérémonie. On sait ce qu’est l’épée, non ? Tu vas pas me faire croire que ça te scandalise, et me sortir les poncifs des adversaires de la tauromachie ?
        — Le seul combat qui vaille, Toquebiol, c’est entre deux adversaires de même nature, armés de la même arme. Tout le reste n’est que connerie et saloperie. Si tu veux aller voir une corrida, tire-toi et fous-moi la paix.
        — Je fais plus que les voir, mon pauvre Verne : je les organise. »
        Il sourit toujours. Ses yeux mobiles scrutent la moindre expression de son voisin de table. Il est clair qu’il le titille, cherche à le faire sortir de ses gonds. Felipe le Sévillan a toujours été comme ça. Un matador jadis, un organisateur aujourd’hui. Peut-être réintègrera-t-il un jour l’arène, à la faveur d’une nouvelle identité. Il a toujours agi ainsi, moqueur. Il est aussi une épée redoutable.
        Verne décide de partir. Il faut partir. Regagner le parking, non loin des halles, quitter cette ville qu’il n’aurait jamais dû revoir, cette ville d’ancien reniement. Partir avant de cracher sur tout ce qui se dresserait sur sa route.
        — « Oh, Verne, tu nous quittes ? Tu fais bien ; allez, file au nord te cacher dans tes brouillards, il y a peu de chance que je vienne t’y chercher. »
        C’est stupide. Une provocation stupide, une forfanterie comme il en a entendu des milliers, depuis qu’il est au monde, et depuis qu’il connaît le défi. Et d’habitude, il les laisse passer comme un crachat sur du formica. Mais le sourire de Bruno est trop rayonnant, trop immuable, il a envie, avant de partir, de le figer dans un rictus, de planter le dernier clou.
        — « Oui, surtout, ne viens pas claquer des dents du côté de chez moi. Ou je fais une paire de castagnettes avec tes mâchoires. »
        Stupide. Mais tous les deux ou trois siècles, se laisser aller à ces enfantillages fait du bien.
        Toquebiol continue de sourire, mais sa poigne de fer attrape le bras de Verne qui s’éloigne déjà de la table.
        — « Tu ferais moins le mariole avec moi sous l’arène, lame contre lame. Mais tu vas te défiler, hein ? »
        Il grince presque des dents. Il sait que Verne, tant qu’il en a la possibilité, évite les combats.
        — « Non. Dis le lieu, et l’heure.
        — À dix-sept heures, à la grille où tu m’as vu tout à l’heure.
        — À plus tard.
        — Ouais. On verra bien... »

        Verne marche dans les petites rues du centre. Il a le temps. Le temps pour flâner, et pour réfléchir. La foule est dense, rieuse.

        Partir est encore possible. Voulait-il aller plus loin que la phrase assassine ? Au moment de la prononcer, non. Mais il lui semble, maintenant, qu’il a une furieuse envie d’écraser son ennemi.

        Protéger sa vie. Prolonger sa vie. Il s’est donné, naguère, une trentaine d’années pour accomplir son dernier vœu. Un délai au terme duquel il souhaite arriver, tant qu’il n’a pas atteint son but, et au-delà duquel il renoncera à perdurer. Après, il sait qu’il n’aura plus de défense, plus de désir de vivre. S’il lui reste un combat à vouloir, ce n’est pas celui-là. Il y en a un plus important : flinguer son cauchemar récurrent, oui, est plus important, sans commune mesure. Retrouver l’autre sourire, celui de la belle brune, moqueur mais surtout compatissant, qui a fait jouer la plus grande partie de sa vie en mode mineur.
        Mais Bruno Toquebiol, son sourire et ses bêtes esthétiquement tuées est également au cœur d’un autre cauchemar de Verne. Celui qui a pris corps l’hiver 1500, avec le vol d’une flèche dans la gorge d’un cerf, sa dernière victime animale. Après le tir et la chute, il s’est approché. Le sang se répandait sur la neige. Le cerf couché sur le flanc droit était en agonie, et le regardait de son œil fardé. Il eut l’impression qu’il pleurait, dans le calme et la résignation la plus absolue. Cette vie prise fut la vie de trop. Lui qui vivait depuis des siècles, mangeait de la chair depuis des siècles, et ne rendait rien au monde, à la terre, prenait des vies sans payer de la sienne. Les duels, ce n’était rien à côté de cette mort. Ce n’était rien que l’observance d’une règle de société secrète, une affaire de linge sale en famille. Mais sa longévité obscène lui saute aux yeux, face aux générations de proies qu’il a mis à mort. Il n’en tuera plus.
        Pour tout ce qui a été immolé à la voracité humaine, tout ce qui l’est, et tout ce qui le sera, il affrontera le metteur en scène de la mort, devrait-il être emporté dans la spirale de la défaite, et devrait-il être lui-même absorbé par le prédateur, avec ses songes moroses et ses regrets.
        Il faut bien se résigner à perdre, quelle que soit l’issue.

        Il se donne le temps d’une réflexion, au comptoir d’un bar des halles. Une autre bière. La certitude que l’engagement aura lieu.

        Il retrouve sa voiture au deuxième sous-sol du parking. Du coffre, il tire un grand étui cylindrique de plastique noir, de ceux dans lesquels on roule et transporte des plans d’architecte, et où il introduit son sabre. Il referme les portières et passe la bretelle de l’étui en sautoir. Il est 16 heures.

        Il retraverse la ville, lentement, goûtant la dernière heure avant l’affrontement. Il s’arrête encore pour étancher sa soif, demande un verre de sangria. Il jette les pièces sur le comptoir avant d’être servi. Que coule le vin du sud. Dans ce pays, on a commis des folies pour le vin. On a vendu des esclaves. Il va entrer tout à l’heure sous l’arène, avec l’autre. Sous le sable. Ils seront le sous-titre du dialogue de sueur, de souffle et de sang de l’étage supérieur. Dans l’ombre, ils en seront le sens caché.
        Le vin fruité coule dans sa gorge. Il mord dans une écorce de citron.

        Les rues se remplissent. Beaucoup quittent plus tôt leur travail, pour commencer la fête. Il entend la rumeur de la foule à travers un filtre. Il n’est pas en communion avec elle. Il s’est remis en marche, de la chaleur dans les yeux. Le grand étui bat contre son dos. Ceux qui le remarquent s’écartent de lui, contournent l’éclat bleu de son regard. Le bleu a toujours été pour eux la couleur de la barbarie.

        Sur une place, près d’un bassin orné d’un crocodile de métal, une petite fille perdue tourne sur elle-même, la respiration coupée, au bord du sanglot. Il regarde autour d’elle, finit par apercevoir, à une trentaine de mètres, un jeune couple tout aussi paniqué qui la cherche. Mais ils ne peuvent la voir, trop de passants, en banc compact, forment un écran. Il s’approche de l’enfant, s’accroupit à côté d’elle. Elle doit avoir cinq ans.
        « Petite ! »
        Elle le regarde avec effarement mais sans peur. Il tend le bras vers le couple. Elle fixe ce qu’il montre, et part en courant vers ses parents.
        Voilà. C’est parfois simple, de se mettre, ou de placer quelqu’un, dans sa bonne direction. À lui aussi, on a montré des directions, il y a bien longtemps. Mais saura-t-il jamais si elles étaient les bonnes ?
        Il s’engouffre dans la dernière ruelle, fraîche, mais courte, qui débouche sur l’espace découvert et inondé de soleil qu’écrasent les arènes.

        Bruno est devant la grille.
        — « T’es ponctuel. Allez, suis-moi. »
        Verne lui emboîte le pas après qu’il a fermé la grille derrière eux. Ils marchent sous les arcades, à nouveau dans la fraîcheur.
        La lumière alterne avec l’ombre. Elles se hachent l’une l’autre. Ils avancent à pas lents, passant de piliers en piliers, en silence. Des clameurs enthousiastes descendent des gradins par les vomitoria.
        Le cœur de Verne accélère ses battements et il se met à suer. Il perçoit l’émotion de la bête, là-haut, le sang, dedans, qui bat, et celui qui luit sur les poils sombres. Le travail de la pique a commencé.
        Bruno tourne à gauche, vers l’intérieur. Une odeur de crottin annonce quelques chevaux qui patientent là, attendant leur heure. Les caparaçons sont disposés sur des cloisons de bois. La lumière artificielle, dans ce lieu confiné, presque souterrain, donne à Verne un teint blafard.
        Bruno s’est tourné vers lui, le dévisage :
        — « Nerveux, Richard ? Attends de voir le plus beau. Laissons les chevaux tranquilles. »
        L’un d’eux a sans doute senti la tension électrique entre les deux hommes. Il tape du sabot sur le ciment, sa peau luisante tressaute, il fait un écart, tire sur la bride qui l’attache face au mur.
        Bruno est déjà plus loin, passe dans une autre salle, sort de sa poche une clef et fait jouer la serrure d’une porte très discrète.
        — « Entre et ferme la porte derrière toi. Ça descend. »
        Verne s’exécute. Mais aussitôt est-il entré que Bruno accélère le pas, s’éloigne dans la longue salle, et disparaît dans l’ombre d’un couloir à gauche. C’est peut-être la fin des civilités. Verne se débarrasse rapidement de l’étui cylindrique, en ouvre le couvercle et sort son katana. L’étui tombe sur le sol poussiéreux. Sa main gauche serre le sommet du fourreau. La droite saisit la tsuka, la poignée.
        En prenant le temps d’observer le lieu mal éclairé par une série d’ampoules d’assez faible intensité, il comprend mieux. La salle est longue, comme un large couloir. À mi-parcours, à droite et à gauche s’ouvre un couloir semblable. On est sous l’arène. Sous l’ovale de la piste, un souterrain en forme de croix, les dessous de l’amphithéâtre, coulisses infernales d’où se tramaient jadis toutes sortes de farces spectaculaires. Une quinzaine de mètres le sépare du croisement. Tout est silencieux. Il attend un long moment, mais rien ne bouge.
        L’inaction commence à le ronger. Il sort lentement le sabre de son fourreau, qu’il pose au sol, et s’avance, en position de garde, vers le croisement des couloirs. Ses pas légers font un vacarme épouvantable.
        Là, au carrefour, Toquebiol sort de l’ombre, et se met en position à deux mètres de lui. Il pointe devant lui une rapière à taza damasquinée.

        Ils bougent à peine, s’observent, ramassés dans leur concentration, prêts à se détendre d’un coup. Chacun mise sur le tapis du Jeu définitif ses siècles d’expérience.

        Dans de telles situations, le duelliste qui prend l’initiative de l’attaque ne possède pas que des avantages. Celui de la surprise ne joue pas. Si son coup est sans génie, la riposte peut être plus dangereuse. Verne lance une fausse attaque, trop prudente, dont la seule fonction est de déclencher un enchaînement de tentatives et de parades. Les épées tintent quatre fois. Ils reculent. Toquebiol sourit toujours. Il prend cette rupture de calme pour un aveu de nervosité.

        Un deuxième engagement, à son initiative cette fois, dure un peu plus longtemps. Douze fois les lames s’entrechoquent, des chocs légers, car les coups sont mesurés, intelligents, inquisiteurs.
        — « C’est une belle ouverture, Verne. Mais il faut que je t’initie, tout de même. Le vrai combat va commencer maintenant. Tu vois, après le paseo, le défilé du torero et son équipe, le combat se déroule en trois tercios... »
        Verne connaît la chanson. Il ne faut pas le prendre pour une bille. Il reste sourd à l’exposé, fonce sur son adversaire en tentant un coup de taille à la cuisse. Celui-ci, surpris, saute en arrière, perd l’équilibre et recule en catastrophe contre la paroi de pierre. Il s’agrippe à une sorte de tuyau qui court du sol au plafond, et le choc est si violent qu’il semble le desceller du mur.
        Mais cette interprétation des faits doit être revue totalement. Toquebiol ne devait pas être si surpris que ça. Peut-être attendait-il précisément cette attitude, et peut-être joue-t-il très bien la comédie. Théâtre dans l’amphithéâtre. Sa reculade désordonnée était une manœuvre pour atteindre le premier point de son exposé. Non pas un tuyau mais, mal perçue dans cette lumière atténuée, une pique. Posée verticalement contre le mur, il la met en un clin d’œil à l’horizontale et, au moment où Verne l’identifie, le fer lui entre en l’épaule gauche.
        « Donc, le premier tercio, c’est le tercio de la pique. Tu sais, le picador, sur son cheval revêtu du caparaçon, se fait charger par le toro, et le tient à distance avec la pique. Il l’aiguillonne, l’énerve. Tu saisis ? »
        Verne a reculé à son tour, mais son dos bute sur le mur. Toquebiol enfonce mieux la pointe et, d’un mouvement expert de la main, il fait tourner le fer dans la plaie. La clavicule cède dans un bruit sourd. La douleur imprévue irradie dans la poitrine. Les larmes perlent aux coins des yeux. À cet endroit qu’on appelle le larmier, chez le cerf. Dans un sursaut, il frappe du sabre sur la hampe de la pique, l’attaque en biais : plus de bois à fendre, mais dans le sens de sa faiblesse. Il l’entaille sévèrement ; un deuxième coup aussitôt porté la casse.
        Toquebiol essaie de le meurtrir avec le bout de bois taillé en pointe qui lui reste en main, mais Verne s’est déjà esquivé sur le côté, et la grande écharde s’écrase sur la pierre.
        — « Bien ! Petit intermède à l’épée ? Avant le deuxième tercio ? Les peones de la cuadrilla et le torero testent le toro par des passes de cape. »
        Toquebiol l’attaque, pour le plaisir. Il ne cherche pas à le tuer tout de suite. Son exposé n’est pas fini.
        Le sang a cessé de couler. Verne a immobilisé son bras gauche et se défend en travers, son flanc droit en avant. Les chairs se réparent, les morceaux de l’os s’épousent à nouveau.
        Toquebiol voit que son adversaire reprend du poil de la bête. Il peut passer à la suite de son propos.
        — « Tu ne dis rien ? Tu n’opposes rien à mon point de vue ? Le discours n’est pas le fort des barbares, je sais, mais après tous ces siècles, tu pourrais faire un effort. Bon. Viens ensuite le tercio des banderilles. »
        Là, Toquebiol, après une fente qui fait reculer son adversaire, bondit en arrière pour prendre du champ et lâche son épée. Ses mains disparaissent derrière son dos et reparaissent aussitôt armées de deux lames brillantes, en langue de carpe, deux couteaux de lancer.
        — « Tu m’excuseras, les vraies banderilles, j’aurais trouvé ça déplacé avec toi... Normalement, on vise le garrot, toujours. »
        Verne se met en garde, tapi sur lui-même, prêt à essuyer le tir. Il se déplace, à droite, à gauche. Toquebiol esquisse des lancers, retient ses couteaux...
        Puis ça part, admirablement. De la stéréobalistique. Verne choisit de se jeter du côté gauche. Il évite un couteau qui rebondit sur la paroi et le blesse au rein, sans se planter. L’autre s’est fiché entre ses côtes. La sueur franchit la digue de ses sourcils, lui brûle les yeux. Il tombe sur un genou.
        Toquebiol s’avance. Verne n’en voit quasiment que les dents blanches. Un émail comme du diamant. Il balaie rageusement l’espace devant lui avec son sabre pour le tenir à distance. Il retire le couteau de la plaie, d’où le sang jaillit avec un “splotch”, et il lance l’arme. Toquebiol pivote en levant un bras, évite gracieusement son propre couteau.
        — « Allez, lève-toi. J’attaque le dernier tercio, celui de la muerte. Le torero devient vraiment le matador. Il troque sa cape contre la muleta, un bâton pour la tenir étale, et une épée. Mais là on s’éloigne encore plus de la pratique taurine. Je ne vais pas agiter un tissu rouge sous tes yeux, non ? »
        Cette fois-ci, il n’attend pas que son adversaire se remette. Il a ramassé la rapière et attaque.
        Verne est épuisé, pare péniblement les coups. Ses tentatives manquent d’originalité. Il a de plus en plus de mal à tenir debout, et prend garde à la position de ses pieds, bien écartés pour ne pas être déséquilibré. C’est justement un pied un peu trop en avant, un peu trop vulnérable, que remarque Toquebiol. L’occasion est trop belle de trancher une cheville. Il lance le coup, sur l’intérieur de la jambe, très bas, mais ne tranche que le tissu du pantalon. La lame frappe le barillet du revolver.
        — « Ah, coup de chance pour toi, Verne. Tout aurait pu se décider là. Je continue. Le matador communie avec la bête, fait les dernières passes... »
        Toquebiol attaque, submerge Verne, qui recule, trébuche sur une caisse de bois pourri perdue dans l’ombre, et la fait voler en éclats en s’écrasant au sol. Il lâche le sabre, mais sa main droite le retrouve aussitôt, tandis que les doigts de sa main gauche tombe sur un objet froid.
        — « Mais pourquoi tu ne dis rien, Richard ? Le moment est venu de l’estocade. »
        Verne comprend qu’il faut parler. Il est allongé, tend le sabre devant lui, en garde. Une garde diminuée mais tenace.
        — « Pourquoi je ne dis rien ? Parce que tout est dit depuis longtemps entre nous. Tu crois que les mots te servent à t’expliquer, à faire passer des idées ? Si ce doit être mes dernières paroles, Felipe Sevillano, alors écoute-les... »

        L’autre en effet suspend ses gestes. Il est bon d’entendre la défaite dans la bouche de son ennemi, aussi bon que de porter le coup imparable.

        La main gauche de Verne est dans l’ombre. Il palpe l’objet. C’est une matière plastique.

        — « ...tu sembles vouloir me dire qu’il y a mieux que la force physique : ton art suprême de la faena, et le discours de l’homme de l’art... »

        Il déplace ses doigts le long de l’objet. Le plastique est galbé. Il s’élargit. Une garde d’arme blanche ?

        — « ...Mais les mots sont des instruments de domination autant que de finesse d’esprit. Tu veux régner par eux, humilier avec eux...

        Après le plastique, c’est du métal, froid, poli. Une lame. En langue de carpe. Un des couteaux de lancer, celui qui a rebondi contre le mur.

        — « ...le brillant de ton discours ne vaut pas plus que la poigne d’une grosse brute.
        — Bien ! Alors, je ne te parle plus. J’estoque. »
        Toquebiol s’est mis en position, l’épée haute, prête à plonger, à passer la garde du katana.
        La main de Verne s’est refermée sur la lame du couteau. Il relève le buste, s’assied. Soudain, Toquebiol envoie un coup de pied latéral pour détourner le sabre pointé vers lui, et plonge en visant la gorge. Verne lance le couteau tournoyant vers le visage du matador, qui fait un écart pour l’éviter. Son coup sera à refaire. Mais Verne roule sur lui-même, se lève d’un bond. Il est encore voûté quand la lame de l’ennemi cherche encore à l’atteindre, en estoc vers la carotide. Il se rebaisse et se fend autant que l’autre. La lame de la rapière passe juste au-dessus de son épaule, à cinq centimètres de sa gorge. Il lance le bras gauche en avant, saisit le ricasso à pleine main.
        — « Ton art n’est rien d’autre que la loi du plus fort, Felipe.
        Le katana lui traverse déjà les entrailles.
        — « C’est une vraie mort de torero, vieux. »
        Il retire l’arme d’un coup sec et lui imprime un grand mouvement circulaire qui amène le tranchant au-dessus du crâne de Toquebiol.
        « Le toro a sa chance, dit-on. Tu as toréé à Arles ? Je crois que la dernière oreille humaine tranchée à Arles a été celle de Van Gogh. »
        Il abat la lame en rasant le côté de la tête. L’oreille saute.
        Toquebiol lâche son arme, tombe à genoux.
        — « Je ne t’aime vraiment pas, Felipe. Ça se sent ? »
        Le sabre passe une fois de plus à travers le corps du maître des lieux, met du désordre dans les côtes et fait craquer la base du sternum. Il le retire avec effort.
        — « D’abord, quand on doit tuer, on tue, on raconte pas sa vie. Et puis, tu le savais : il ne peux en rester qu’un. »
        Verne lève son sabre, tenu à deux mains, met toute sa force dans le dernier coup, qui porte à trois le nombre de morceaux. Le corps s’effondre dans un bruit mou.

        La haine est épuisante. Verne sent en lui comme une remontée de bile. Il fait un pas, son pied bute dans la rapière, qui roule en tintant. Il la ramasse. Une acclamation lui parvient. Là-haut, le toro vient de s’effondrer dans la poussière, l’épée fichée près du garrot, dans ce qu’on appelle “la croix”.
        Lui, Richard Verne, il ne peut plus rien faire que cracher dans l’ombre du souterrain une salive pleine de poussière. Et il lui en reste dans la bouche, qui devient acide. Comme s’il mettait la langue sur les deux pôles d’une pile. C’est le signe avant-coureur de la venue de l’accélération.
        Du cadavre semble émaner une luminescence de phosphore.
        Puis d’un coup, un arc électrique lie les deux adversaires. Verne est aveuglé, cravaché, ses muscles se tétanisent, il n’est plus qu’un jouet dans les mains de l’orage
        Il n’est plus, une dernière fois, que l’esclave de son ennemi.
        La lueur des ampoules augmente, il voit tout plus net, plus clair, puis elles éclatent, les unes après les autres. Reste seulement l’éclat bleu du transfert d’énergie.
        Même s’il en absorbe la plus grande partie, la cave close est saturée. Les éclairs cognent les murs, le plafond. S’insinuent entre les pierres, traversent les couches supérieures, le sable de l’arène. La flaque de sang conduit l’énergie. Invisible sous le soleil aveuglant du dehors, le flux remonte dans le corps du toro. La vie rentre en lui. Il rouvre les yeux. Mécontent de revenir au monde après avoir goûté au soulagement de la mort. Il n’est pas question de rester là. Son corps souffre, l’épée est encore en lui.
        Mais il aperçoit l’homme en couleurs, qui brille à quelques enjambées de sa dépouille. Il lui tourne le dos, les bras levés, face à une foule qui l’acclame. S’il y a un dernier geste à faire avant de se coucher pour toujours, c’est celui-là !
        Se relever sur les quatre pattes. Ignorer l’épée, qui a dévasté les organes vitaux. Trois, quatre secondes de sursis suffiront. Courir, tête baissée. Ignorer le cri de terreur de la foule, qui cherche à prévenir l’homme chiffon. Puis, quand on sent son odeur infecte au plus proche, relever la tête de toute sa force, dans un dernier geste qui rompt les nerfs.
        Les cornes l’ont pris aux reins. L’homme lumière vole comme un flamand rose.
        S’effondrer, le travail fait. Fermer les yeux à toute souffrance, avant que l’homme retombe.

        Il y a un tel émoi, dans les minutes qui suivent, à ramasser le corps disloqué de Paquito Sanchez, exsangue sur le sable, qu’on ne prête pas attention à l’homme taché de sang et muni d’un grand étui cylindrique qui sort par une des grilles de l’amphithéâtre. La rumeur court déjà dans les alentours : le matador s’est fait encorné. Le toro n’était pas encore mort ? Merde alors ! Fan de pute !

        Les chevaux traînent le toro dans la poussière. Les brancardiers courent en portant l’homme couvert d’un drap sur lequel la tache rouge s’agrandit.
        Débitera-t-on celui qui l’a tué, pour le vendre dans les boucheries de la ville, comme de coutume ? Sans doute sa viande n’en aurait que plus de valeur...

        Richard Verne marche dans les rues, vers le parking souterrain, pour s’y glisser, cacher son arme, changer ses vêtements troués et tachés. Il va d’enfer en enfer, à contre courant de l’émotion générale.

        Il a passé la barrière du parking. Traverse la ville, s’achemine tant bien que mal vers le périphérique. La journée est bien avancée, mais tant pis, il roulera de nuit. Il n’aura pas sommeil. Sur la route d’Avignon, il atteint l’entrée de l’autoroute. Une autre barrière se lève. Il place le ticket dans la poche du pare-soleil, augmente peu à peu la vitesse. Le vent s’engouffre par les fenêtres ouvertes. Il allume la radio, qui capte une fréquence locale.
        Quand il enclenche la cinquième, les Gipsy Kings attaquent Volare.



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