Robert Martin
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Vulnerant Omnes






        Ça n’a pas de sens. Mourir comme ça n’aurait pas de sens. En pure perte, pour tout le monde. Je n’ai pas vécu si longtemps pour admettre de finir sans une once de magie. Même si la perspective de l’issue finale est acceptée depuis quelques années, attendue même, avec une impatience mesurée. Mais pas comme ça. Je veux mourir de la main d’un de mes semblables, de quelqu’un qui sait ce que je suis. Quelqu’un qui soit à la hauteur du legs.
        À quoi tiennent les choses... On accepte un voyage d’études dans le cadre d’une mission de coopération archéologique en Syrie, et le mauvais tour est joué.

        Avec deux collègues, nous sommes arrivés à Damas deux jours avant les rencontres et débats. Une visite des hauts lieux historiques du pays avait été programmée. J’étais content d’aller voir le Krak des chevaliers, même si je connaissais déjà la haute et épaisse forteresse des Croisés, pour y avoir séjourné quelque temps, jadis. Nous sommes partis pour Homs, au nord, à mi-chemin entre Damas et Alep, et le chauffeur nous a conduits directement à l’hôtel. Nous avions le temps de nous installer dans nos chambres, de prendre une douche.
        Il restait deux heures de battement avant le rendez-vous dans le hall de l’hôtel avec les archéologues syriens qui seraient nos guides. Marie-Thérèse et Luc n’étaient pas encore prêts. J’ai voulu faire un tour en ville en attendant.

        Je sors de l’hôtel sans arme et m’apprête à monter dans un taxi lorsque quelqu’un m’y pousse en me plantant un automatique dans les reins. Le taxi n’ira pas où je voulais me rendre. Dans un quartier périphérique de la ville, désert et potentiellement hostile, on me sort de l’habitable pour me faire entrer dans le coffre, et la promenade reprend son cours, sans vue sur le paysage.

        À vrai dire, la question de sortir avec ou sans arme ne se posait même pas. Ce jour-là, porter une épée sur soi était inenvisageable, et j’avais dû laisser le revolver en France. Comment passer les contrôles de l’aéroport, avec un 38 à la cheville ou même dans les bagages de soute, sur un vol Paris-Damas ? Je n’avais même pas pris le katana. Tout au long du voyage, j’allais être entouré de mes collègues, et même d’une foule d’anonymes inconnus. C’était suffisant pour empêcher tout projet de duel ou d’agression de la part d’un autre Immortel. Et par sécurité, avant mon départ, j’avais passé commande chez un antiquaire d’Alep d’un sabre russe de la fin du XIXe siècle, qui m’attendait dans ma chambre à Homs, pour la seule durée du séjour.
        Je n’aurais simplement pas dû descendre seul, dans la rue, une heure avant les autres. Et, d’ailleurs, si j’avais eu sur moi épée et pistolet, j’en aurais été délesté rapidement.

        Dans la double obscurité du ruban adhésif sur les yeux et du coffre de la voiture, l’angoisse monte vite. Je ne sais à quel mouvement appartiennent mes ravisseurs, mais je ne peux m’empêcher de penser aux sept moines de Tibérine, en Algérie, décapités en 96, ou à David Pearl... Rien n’a été dit, mais c’est peut-être ce qui m’attend. Brusquement, les heures ont pris un contour, un poids, même, et surtout, les heures vides de l’attente, les plus nombreuses désormais.

        Ils m’ont sorti du coffre. Une terre sèche crissait sous les pieds. On n’a pas fait dix mètres qu’une porte métallique a coulissé et que, tenu aux épaules et par la ceinture, on m’a fait descendre un escalier, puis parcourir un couloir. Il fait plus frais ici, en sous-sol. On m’a poussé dans une pièce et jeté par terre. Puis ils se sont mis à parler entre eux. L’un d’eux m’a arraché le ruban adhésif après m’avoir aidé à m’adosser au mur. Il m’a dit en anglais que j’étais leur otage et que d’ici trois jours l’Europe le saurait et recevrait des ultimatums.
        Ils sont tous armés. La pièce est sans fenêtre, bien sûr, sans le moindre soupirail. Elle restera baignée en permanence de la lumière du plafonnier, rond, à stries concentriques.
        Au début, ils s’affairent, sans s’occuper de moi. Les pieds et les mains attachés, je ne suis pas un gros sujet d’inquiétude.
        Par la suite, pour manger, ils me libèreront la main droite en menottant l’autre à une tuyauterie de gros diamètre. C’est également ainsi qu’ils me photographieront avec un journal portant la date de la veille.

        Ils sont jeunes pour la plupart. Cinq doivent avoir entre 18 et 25 ans. Les deux meneurs la trentaine, et un supérieur hiérarchique d’une cinquantaine d’années que je ne vois ou n’entend parler dans le couloir que tous les trois ou quatre jours. Combien de fois est-il passé ? Sept ou huit fois déjà... Je m’efforce de compter, de prendre des repères. Les repas. Les expéditions aux toilettes. Mais le corps prend d’autres rythmes et m’induit en erreur. On me donne la possibilité de me laver tous les deux jours, je crois. La pousse de la barbe et les rasages restent un moyen de compter les jours, approximativement. La lumière ne s’éteint jamais.
        Je fais ma toilette devant un lavabo, dans la ligne de mire d’un kalachnikov et d’un uzi. Au cas où je serais tenté de lancer mon rasoir jetable à deux lames à travers la pièce.

        L’un d’eux, Maati, a essayé de parler avec moi, dans un anglais rugueux, pour me faciliter la captivité, vraisemblablement. Il s’est fait rabrouer par son compagnon. Je ne leur ai pas dit que je comprenais l’arabe. Enfin, les bribes qui m’en restent : mes dernières mises à jour ont bien deux cents ans.

        La plupart du temps je suis assis par terre dos au mur, pieds et mains liés. Sinon, allongé sur un lit de camp. Seul, même lorsque je suis gardé. Volontairement muré dans cette solitude. Ne rien attendre de personne. Ni d’eux, ni des autorités syriennes, ni de la diplomatie française. Malgré mon poste, ma mission, mon statut d’employé d’un service ministériel, je suis d’ailleurs, et d’autrefois, je n’ai plus d’attaches à revendiquer dans ce monde.

        Les heures passent sans bruit. Aujourd’hui et depuis quelques années — combien : vingt, trente ? — les montres à quartz, aux poignets, ou sur les écrans des téléphones portables, ne déplacent plus aucune pièce métallique sous le verre, ne répètent plus ce petit mouvement de fourmi qui résonnait dans le bourdonnement du silence. Les aiguilles découpaient le temps en traversant l’espace et leur pas scandait sa marche. Aujourd’hui les cristaux liquides se relaient, apparaissent, disparaissent pour former des signes. Le temps est redevenu silencieux, comme à l’époque des cadrans solaires, quand l’ombre glissait lentement d’une rainure à l’autre, dans la pierre. Aux chiffres romains ont succédé des chiffres arabes anguleux, mutants.
        Parmi les phrases qui étaient traditionnellement gravées sur certains cadrans, une me revient en mémoire : Vulnerant omnes, ultima necat. Elles blessent toutes, la dernière tue. Tout le monde sait que la dernière heure tue. Mais jusqu’ici, la première proposition ne me semblait concerner que les Mortels. Toutes les heures blessent ? Pas possible ?! Je ne sens rien !
        Et pourtant, maintenant, allongé sur mon grabat en chien de fusil, je sens que chaque heure qui passe m’expose de plus en plus à une mort probable. Je n’ai pas le sentiment d’être une monnaie d’échange. Plutôt une représaille, un futur mort pour l’exemple. Un trophée.
        Pour quel idéal vais-je servir de victime expiatoire ? Querelle dérisoire de civilisations, alors que le monde se meurt lentement, alors que chaque révolution terrestre autour du soleil compte à rebours l’extinction des espèces, comme autant d’holocaustes inaperçus, commis le dos tourné... La mort est partout, et personne ne la sent.

        J’ai tout le temps pour penser. Me souvenir. Et tout vient en désordre.

        1255... La lune s’élève au-dessus des créneaux. Sur le chemin de ronde d’une courtine intérieure, celle du plus haut bastion, nous profitons de la fraîcheur du soir. Les pierres sont encore chaudes. C’est ce moment du printemps où l’air est pur, le soleil, fort en journée, et l’herbe, encore verte, qui frémit sous la brise. Geoffroy se tait. Il écoute Ligier de Provins, qui rentre de Saint-Jean d’Acre, les yeux encore brillants de ce qu’il y a vu. Et nous l’écoutons, comme si ces merveilles étaient à nous, pour toujours. Ils ont l’impression que ce pays est le leur, même si leur peau souffre, même si, la nuit, sous l’étonnement bleu du ciel étoilé, ils rêvent d’un bateau, d’un retour, d’un Noël dans un château sombre, d’une main remplie de neige. Ligier se fatigue de trop parler, baille, dit qu’il va se coucher. Il recommande nos âmes à Dieu et s’éloigne sur le chemin de ronde, vers l’escalier qui le ramènera à son logis. Il va rêver cette nuit de Saint-Jean d’Acre, et mieux encore, de Jérusalem.
        Cela fait un an que je suis en Terre Sainte. Habituellement, à chacune de mes « morts », je m’éclipsais de France en Angleterre, ou d’Angleterre en Guyenne, ou de Bretagne en Rhénanie. J’ai voulu simplement aller plus loin, suivre ces croisades dont il est question depuis si longtemps. Sans avoir la foi qui les motive. Mais me voilà avec armes et bagages au krak des chevaliers, cet ancien château arabe que les Francs ont pris et réaménagé. Je n’avais jamais vu aussi belle forteresse. Geoffroy, chevalier pauvre venu du Hainaut, espère trouver la gloire en servant Dieu et se faire un petit pécule. Moi, j’y attends le temps qu’il faut pour me faire oublier en France. Et voir un peu plus de ce monde.
        Un bruit de caillou qui roule, au pied de la muraille, nous fait sursauter. Geoffroy se penche entre deux merlons, pour en voir l’origine. La lune lui révèle une tache grise, longue : une chèvre échappée d’un enclos. Il se tourne vers moi avec un sourire. Rien de grave.
        Un relent de chair pourrie et de tannerie monte à nos narines. Le vent s’est levé et passe au-dessus de la fosse à ordures, derrière les cuisines. Geoffroy soupire. Les mots lui pèsent, il va les dire, même s’il se sent gauche de les penser ainsi :
        — « Pourquoi le Christ a-t-il si peu convaincu les gens de ces terres ? Pourquoi sa parole n’a pas été entendue ici, dans le pays où il est né ? Pourquoi sommes-nous obligés de venir de si loin pour restaurer sa maison ? »
        Il a confiance en moi, pour me confier ses doutes. Il a probablement senti les miens. Je lui réponds :
        — « Et en plus, on ne sait pas ce qu’il aurait voulu qu’on fasse. Prendre l’épée n’était pas vraiment dans sa manière...
        — Seigneur, tout cela a-t-il un sens ?...
        — Rien n’en a parfois, Geoffroy. Regarde la lune, qui brille depuis des siècles. Pour quoi, ou pour qui ? »

        La lumière ne s’éteint jamais. Comme si, avant de me plonger dans la nuit éternelle, on voulait m’en donner tout mon saoûl. Mais j’aurais préféré la lueur du jour, et non celle d’une ampoule électrique. Le fil des souvenirs se tord, se noue. J’ai souvent fréquenté des lieux retranchés.

        1688. Au fort de Michillimakinac, le temps est long, bien que je ne sois là que depuis deux ans. Mais aujourd’hui cela sort de l’ordinaire. Je reçois le Rat, pour lui demander des comptes. C’est un ami ; je dois néanmoins lui signifier le mécontentement du gouverneur. Je regrette que La Hontan, qui pagaye peut-être encore sur la rivière Sainte-Claire avec Duluth et Henri de Tonti, ne soit pas rentré pour cette délicate besogne. Il le connaît mieux encore que moi, mais préfère servir le roi en aventurier.
        Le Rat se tient devant moi, dans la salle de garde, et m’a salué d’un signe de main ouverte. Il a cinquante-sept hivers. Il est grand et droit.
        — « Bonjour, L’Aulnaie. Qu’as-tu à me dire ?
        — Salut à toi, Kondiarok. Je sais que nous pouvons toujours compter sur toi, mais tes initiatives causent beaucoup de soucis à Monsieur de Denonville...
        — Ah ! Qu’est-ce qui a déplu au gouverneur des Français ?!
        — La manière dont tu t’es mêlé de notre guerre ! Le gouverneur avait demandé des pourparlers de paix. Les Iroquois en avaient accepté l’idée. Et avec tes guerriers, tu massacres les plénipotentiaires de plusieurs villages venus pour négocier ! Et tu clames haut et fort que tu agis sur les ordres du gouverneur ? »
        Le Rat passe sa main dans ses cheveux relevés sur le sommet du crâne et prend une profonde inspiration :
        — « Ainsi les Français jugent mon attitude traîtresse ? Je vais te dire, moi, comment je vois les choses : l’an dernier, Denonville a invité une cinquantaine d’hommes importants des Hodinonhsioni, Iroquois, comme vous dites. Il les a fait arrêter et emprisonner aussitôt pour les envoyer ramer dans les grands bateaux de ton roi. C’est cela, pour vous, la loyauté ? Tu sais très bien que la plupart mourront avant de revoir leur terre. Ensuite, il est passé à l’attaque contre les Senecas, avec deux mille hommes. C’est seulement parce que la tribu qu’il chassait s’est dérobée dans la forêt qu’il a demandé à parlementer. Tout ça parce qu’il a peur de les affronter dans les bois. Mais moi je les connais. Et je sais ce qu’il faut faire avec les Iroquois. Il faut savoir si on fait la guerre ou pas !
        — Oui, Kondiarok, je sais que tu as tes raisons...
        — En effet. Tu n’étais pas là pendant la grande guerre avec les Cinq-Nations des Iroquois. Elle a duré vingt-quatre hivers. Et c’est au début de cette guerre que nous, les Wendats — les Hurons, comme vous dites — ont été exterminés ou dispersés en petites bandes qui devaient chercher leur nourriture la nuit. J’étais jeune. C’était il y a quarante hivers. Mais mon peuple n’a pas oublié. Il connaît, mieux que les Français, les Iroquois. Ils veulent être les maîtres du commerce des peaux. Ils traitent déjà avec les Hollandais et les Anglais. Ils voudraient éliminer les autres nations, et même celles qui traitent avec vous. Ils ont les meilleurs fusils. Qui a fait d’eux le peuple arrogant qu’ils sont devenus ? »
        La colère froide du Rat est inattaquable. Je manque d’argument pour défendre la position de Denonville, qui n’est pas la mienne, ni celle de La Hontan. Je ressens un bourdonnement dans la tête. Un Immortel approche, qui va sans doute m’offrir une diversion dans cette discussion. Un sergent entre, et m’annonce l’arrivée du lieutenant Adrien Montague.
        — « Qu’il entre ! Je crois qu’il est aussi ton ami, Kondiarok. Eh bien, nous allons savoir ce que pense de tout ça un Écossais qui se bat sous la bannière du roi de France ! »
        Montague entre dans la salle. Je revois ce visage connu depuis si longtemps. Sous le nom d’Adrien, ou Adrian, c’est celui de Connor que je salue. Pendant qu’il enlève son manteau, je l’apostrophe gaiement :
        — « Mon cher Montague, vous qui êtes de notre bord, mais qui pouvez juger avec plus de recul, que pensez-vous de la situation dans laquelle la fougue de notre ami Huron nous a placés ?
        — La guerre est inévitable. Les dés sont jetés. Je reviens de Fort Niagara. Les Onondagas et les Oneidas ont rejoint les Senecas. Cayugas et Mohawks ne tarderont pas.
        — Voilà qui est clair. Eh bien Messieurs, buvons. Non pour fêter la guerre, mais pour affronter d’un cœur plus serein les épreuves à venir. »
        Sitôt qu’il a bu avec nous un gobelet de bordeaux, moins par goût que par politesse, en signe d’alliance, Kondiarok rejoint les siens :
        — « L’Aulnaie, Montague, je vous salue. Mais pensez à ceci : l’appétit des Gens de la longue Maison est immense. Des miens, ils ont beaucoup tués, mais ils ont aussi fait beaucoup de prisonniers, qu’ils ont peu à peu adoptés. Ceux-là sont devenus Iroquois, d’autant plus facilement que nos langues sont très voisines. Donc je sais que je vais affronter aussi des gens de mon sang. Je le ferai sans hésiter. Mais considérez pourquoi nous en sommes arrivés là. »
        Là-dessus, il s’en va. Nous nous rasseyons. Une grande lassitude m’accable soudain.
        — « Montague, mon vieux, la vanité de toutes les campagnes, expéditions, morts et tortures qui attendent les gens de ce pays m’accable déjà. Vu notre expérience, et ce que nous sommes, mon sentiment est-il naturel ?
        — Vous croyez qu’à mesure que les décennies passent, on devrait s’aguerrir ? Je crois que ni vous ni moi n’avons plus d’illusions. C’est là le plus douloureux, non ? Resservez-moi un peu du vin de Monsieur de La Hontan, car demain est un autre jour. »

        La lumière ne s’éteint jamais. Ces derniers jours, ils sont agités. On me nourrit mal. Je crois que ma mort est décrétée, mais qu’attendent-ils ? J’en ai entendu un pester contre la technologie japonaise. Ça ne m’empêche pas de dormir. Je ne pense pas qu’on me tuera pendant mon sommeil.

        1598. Île de Skye. Le château de Dunvegan est vertical, posé près de la mer, comme une vigie. Dans la grande salle de séjour, devant la cheminée, Rory Mor me parle, calmement. Il prend plaisir à nettoyer lui-même son arquebuse préférée, à crosse et platine incrustées de nacre, tout en me racontant ce que j’ai déjà entendu à Glenfinnan : l’attaque de l’île de Lewis, l’année précédente, par une poignée d’aventuriers de Fife et leurs quatre cents mercenaires.
        — « Où croyez-vous qu’ils ont trouvé de quoi solder tant d’hommes ? Le promesse du butin n’a pas dû suffire. Les fonds devaient provenir de Londres, ou du coffre de Mackenzie de Kintail... Qu’il pourrisse sur pieds ! »
        Je le laisse avancer ses hypothèses, invérifiables pour l’instant. Je tente une question naïve, que peut se permettre un étranger :
        — « Pourquoi ces guerres entre clans ? Pourquoi les MacGregors sont-ils l’objet de l’hostilité de tous, depuis longtemps, et pourquoi les biens des MacLeods suscitent-ils la convoitise depuis quelques années ?
        — Je me garderai bien d’expliquer le cas des MacGregors ! Mais en ce qui nous concerne, nous nous sommes beaucoup étendus depuis des siècles, depuis Lewis et Harris. D’autres clans aussi veulent s’étendre. Mais j’ai peine à croire qu’un Français ait du mal à trouver des exemples, dans son propre pays, de convoitises et de jalousies ! Quand la couronne anglaise nous a confisqués nos titres, les autres ont voulu fondre sur nous comme sur un cerf blessé. Mais nous sommes là, et nous tiendrons bon, avec de la poudre et des balles. Et quand nous n’en aurons plus, nous aurons encore nos claymores ! »
        Rory Mor cesse de parler. Il a tout dit, pour l’instant.
        Je pense à Ian, à son frêle village, encore à l’écart des projets de rapines. À Marie, dans sa maison à l’écart du village. Au vent qui siffle dans la toiture de bruyère sèche. Tout pourrait être balayé, dans les cris, le feu, la chair ouverte, pour étendre un territoire, pour porter plus loin sa borne...

        Un souvenir plus ancien passe, imprécis. Deux armées sont face à face, dans la brume. Mais la brume n’est peut-être pas d’origine. Elle a été rajoutée après, pour apaiser un esprit malade, ou pour faire plus joli.
        « Donnez-nous des terres ! Donnez-nous de quoi nous installer et cultiver ! »
        Non. En face, derrière la brume, ce sera « non ». Par méchanceté ? Par esprit de contradiction ? Pas vraiment. Les policés ont beau jeu de refuser aux hirsutes, comme s’ils voulaient les punir de leur grossièreté, mais la vérité est plus simple : il n’y a plus de terres à donner, plus de concessions à faire. Le monde commence à être fini, et il faut aller se faire pendre ailleurs. Ou se battre, jusqu’à la victoire brutale, ou la déconfiture. Plus rien ne sera négocié. Le soc de la charrue passe par le fil de l’épée. Là-haut, au nord, la disette tue. On veut des terres qui nourrissent. Un pays où le soleil fait pousser les récoltes. Un soleil plus long. Moins voilé.

        La lumière ne s’éteint jamais. En plus, ils me réveillent, ils gueulent sans arrêt, entre eux, contre moi. Je reprends mes esprits. Je comprends quelques phrases. Le supérieur hiérarchique est là. Il dit que garder un otage n’a pas de sens. Le mieux est de faire un exemple, de secouer l’Occident, de fustiger les Infidèles. Il faut filmer ma mise en mort, par décapitation, et tout envoyer sur Internet. Mais la caméra numérique Sony, cette prostituée japonaise, ne marche pas. Qu’est-ce que c’est que cette merde ?

        Jadis. Julia se tient devant moi, fière, narquoise. Les coins de sa bouche se relèvent, légèrement. On ne peut que la regarder jusqu’à en avoir mal. Elle enfile mes humiliations comme les perles d’un collier. Quand elle assez joui de la cruauté, elle se lave d’indulgence et donne un mouvement lascif de la tête pour rejeter en arrière ses cheveux épais, noirs de jais. Sa main droite, à cinq pas de la mienne, tient toujours l’épée, mais je sais qu’elle n’attaquera pas, et je n’attaquerai pas non plus. Avec moi, elle joue un autre jeu que le Jeu. Elle profite plus de ce jeu qu’elle invente depuis des années, des siècles, même. Elle se paie ma tête d’une autre manière. Elle la fait durer. Ses yeux verts me fouillent, mais ce n’est pas en moi qu’elle lit, puisqu’elle est dans la confidence d’Albert. Elle doit savoir qu’il m’a vaincu, il y a quelques mois, et qu’il m’a laissé la vie. « Tu vas mieux ? Tu as l’air en forme... Si je peux t’être un réconfort, Verne, n’oublie pas que je suis là... » Sa pitié se fiche en moi comme un coin de bûcheron. J’attends les prochains coups qui l’enfonceront, et prends le risque de remettre l’épée au fourreau. Elle bat sensuellement des paupières dans un sourire. Il me semble qu’elle a fini par croire à sa générosité.
        Ses lèvres, on ne peut s’en détacher. Qu’est-ce que j’en attends ? Un baiser, enfin ? Ou la vérité ? Elle sait ce que je ne sais plus. Pourtant, il me semble qu’au début de tout, il y a une terre, une terre convoitée, une terre annexée, une terre volée qui s’agite sous mon nez, dans la brume. « Verne, n’oublie jamais, si tu as besoin de moi, je suis là... » Je ne lui demanderai rien. Pas de pitié pour moi. Ses yeux verts ne semblent jamais ciller, sauf quand elle le choisit sciemment. La lumière de son regard ne s’éteint jamais.

        Ils ont compris. La batterie est morte. Elle ne se recharge plus. Et sur secteur, ça ne marche pas non plus. Ils doivent aller à Homs en racheter une. Ils se crient des ordres dans le couloir, plusieurs pas montent l’escalier. Je n’ai plus qu’un sursis de deux ou trois heures. Prendre un temps de réflexion. Un temps pour compter, estimer le nombre de ceux qui sont restés. Décider d’un plan d’urgence. C’est parti.

        Je braille. Maati arrive dans la pièce. Il faut que j’aille aux toilettes, vite, sinon je vais tout salir. Il appelle un de ses comparses, et ressort chercher son uzi. Ils arrivent en même temps. Le second tient son kalachnikov, tout en jouant avec fierté avec un pistolet automatique muni d’un réducteur de son particulièrement inadapté à la situation, mais dont il est visiblement fier, et qui doit faire partie de ses rêves d’agent secret. Il cesse de le faire tournoyer et le passe dans sa ceinture pour pouvoir me tenir en respect avec son pistolet-mitrailleur. Maati ouvre les menottes, me libère le poignet droit et m’aide à me relever. Ils ne m’enlèveront pas la chaîne de vingt-cinq centimètres qui relie mes chevilles, mais mes mains sont libres.
        C’est le moment, le seul.
        L’extrémité de l’arme est à portée de main, bras tendu. Je le lance et attrape le bout du canon, aussi fermement que possible. Une fraction de seconde de stupeur, puis il essaie de tirer son arme en arrière. Mais mes doigts cramponnent bien le guidon de visée. Par peur, ou parce qu’il exerce involontairement une pression sur la détente, une courte rafale part. Trois balles, idéalement placées, juste au-dessus de l’abdomen. Je ne pourrai pas faire un beau martyr. Je tombe à la renverse, le souffle coupé. Ma tête heurte le bord métallique du lit de camp. Avant de mourir, je vois le plafond, deux visages très inquiets au-dessus de moi. Aouda s’accroupit, grimace de douleur puis se relève brusquement, tire le pistolet de sa ceinture et le jette sur la table au centre de la pièce. Pendant qu’il tâte ma jugulaire, je peux voir le mur au-dessus du lit de camp : trois impacts dans le ciment, et des taches de sang. Les projectiles m’ont traversé, comme je l’espérais. Je m’éteins.



        Au retour à la vie, la pièce est vide. Quel besoin de surveiller un mort ? J’entends du bruit, une agitation panique, dans d’autres pièces du sous-sol. Je me relève. Sur la table, le pistolet, et contre le mur, près de la porte, le kalachnikov. Je saisis l’arme de poing.
        Allongé sur le lit, les jambes levées tendant la chaîne, je tire deux balles pour la casser. Les détonations sont assourdies mais assez fortes. Le bruit des impacts dans la cloison résonne aussi comme deux coups mats. Quelqu’un arrive en courant, les bruits de pas approchent. J’ai basculé en position assise. Je suis à trois mètres du pistolet-mitrailleur. Trop loin. Je braque l’automatique vers l’encadrement de la porte. Une forme, à toute vitesse, se place dans le rectangle, s’interposant entre la lumière de la pièce et celle du plafonnier du couloir. Je tire deux fois. Aouda tombe. Je cours vers la porte, attrape le kalachnikov et dépouille le mort de deux chargeurs qu’il portait dans son gilet militaire. Je suis accroupi dans le couloir, et me tourne rapidement du côté de l’escalier. Trois portes sur le côté droit, fermées. Deux sur le côté gauche. La première fermée, la seconde ouverte. Le canon du pistolet-mitrailleur est encore légèrement chaud. C’est celui qui a tiré sur moi ; il est donc armé. Je commence à avancer.
        L’un des meneurs sort brusquement par la porte ouverte et braque son arme sur moi. Nous tirons quasiment en même temps. La rafale l’atteint au milieu du corps ; il s’effondre, un mètre devant les premières marches. Le sang gicle d’une artère tranchée, et frappe le mur par saccades de plus en plus faibles. Tassé sur moi-même, rasant le mur, j’avance dans le couloir et j’entre dans la pièce. Maati lève les bras, encore abasourdi par le vacarme des détonations. Je réalise que je n’entends même pas le bruit de mes pas sur le sol de ciment brut. Il ne dit rien, ne me supplie pas. La situation est tellement claire. Je lui demande de reculer contre le mur du fond. Sur un bureau, tout un arsenal, chargeurs, boîtes de munitions, cagoules, une sorte de sabre court et des paires de menottes. J’en prends une et la jette devant mon prisonnier. Je n’ai plus qu’à lui dire, en arabe :
        — « Attache-toi au cadre de ce lit ».
        Passé le premier étonnement de m’entendre lui parler dans sa langue, il obéit. Ensuite, avec une deuxième paire, j’attache ses deux mains.
        — « Maintenant, pense au Très Miséricordieux, au Très Compatissant. Et à la vanité de toutes nos entreprises. »
        Aller maintenant vers la sortie. Regagner le couloir. Au moment d’y entrer, j’entends, là-haut, étouffé, le bruit d’une voiture qui s’arrête et dont les pneus crissent dans la terre sèche. Ils ne peuvent pas être de retour d’Homs, déjà ? Bien sûr, pas besoin d’y aller à cinq.
        Je suis au pied de l’escalier. Au sommet, à dix mètres, sur la gauche du palier, la porte vers l’extérieur. Quelqu’un court, s’arrête, une clef joue dans la serrure, la porte coulisse violemment. Le premier à entrer est le chef, l’homme de cinquante ans. Il est épais, se découpe bien sur le palier supérieur. Il a un revolver à la main. J’ouvre le feu. Il part en arrière, plaqué contre le mur. Riposte maladroitement plusieurs fois. Une dernière et courte rafale l’abat au sol. Aussitôt, des tirs plus prudents partent de l’angle de la porte de sortie. Je tire aussi. Mes balles font voler des éclats de béton. L’autre s’arrête. Il est peut-être blessé au visage par tous ces éclats... Il doit rester une ou deux balles dans mon chargeur. Je fais quelques pas en arrière pour ne plus être dans la ligne de tir de la porte, et je mets en place un chargeur plein. Là-haut, une portière de la voiture claque. Fuite ? Ce serait étonnant. Le tireur d’en haut a dû aller chercher quelque chose dans le véhicule. Munitions ? Arme plus lourde, pour être à égalité avec moi ? J’arme le kalachnikov et m’avance. Une pluie de balles me fait reculer. Elles ricochent de partout. Un nuage de poussière de ciment m’environne. J’avance juste les bras dans la cage d’escalier et tire à mon tour, au jugé. Jusqu’à épuisement du magasin. En retrait, je fais le dernier échange de chargeur. J’ai toujours le pistolet automatique glissé dans la ceinture. Il doit rester cinq balles. Je me contente d’enlever le silencieux, pour gagner en précision et en puissance.
        Quelque chose tombe dans l’escalier. L’ennemi et moi, nous sommes embusqués, hors de vue l’un de l’autre. Quel va être son message ? Il roule enfin sur les dernières marches : une grenade à fragmentation. Elle arrive à mes pieds. D’un coup de crosse, je l’envoie derrière moi, au fond du couloir. Elle rebondit sur un mur pendant que je saute dans la pièce où Maati est attaché. Je m’accroupis et lâche mon arme.
        — « Bouche-toi les oreilles ! »
        Il plonge la tête entre ses mains menottées.
        L’explosion est sourde, terrible dans ce milieu confiné. Aucun éclat ne vient jusqu’à nous, mais l’effet mécanique ébranle les membres, la cage thoracique résonne comme un tambour, les tympans sont douloureux malgré la mains pressées sur les pavillons.
        Je ramasse le kalachnikov. Un geste sec fait monter une balle dans la chambre. J’attrape un uzi muni d’une bretelle et le passe en sautoir. Le couloir est plein de poussière et de fumée. Sur le seuil de la pièce, un coup d’œil sur la droite me laisse entrevoir une des portes éventrées. Par là, nulle voie de sortie. Je me tourne vers la gauche et part à l’assaut de l’escalier, le canon pointé vers la lumière voilée du jour.
        Là-haut, il perçoit le bruit de mes pas précipités sur les marches. Je vois son ombre qui obscurcit un bord du rectangle de lumière et je me jette sur le côté gauche pour le gêner le plus possible. Les deux armes se mettent à crépiter dans la même seconde. Ça n’en finit plus. Je monte encore, le doigt sur la détente. Il n’y a plus que le vacarme des détonations amplifié par les murs. Mais derrière, j’entends la musique des anges. Le tintement très net des étuis qui tombent sur les marches, une cascade de notes cristallines. Une balle me traverse le bras droit, mais je ne sens rien, sinon une impulsion pour me faire reculer, et contre laquelle je m’entête à avancer. Je lâche le kalachnikov vide et ouvre le feu avec l’uzi, de l’autre main. En approchant de la sortie, le son des explosions change de tonalité. Celui des étuis qui tintent reste inchangé.
        J’arrive au sommet, surpris d’être déjà sur le palier. Je ne l’avais pas vu tomber. Un coup de vent dissipe la fumée qui stagnait encore dans l’entrée. Il gît en travers, sur le seuil. Une balle est entrée sous la pommette gauche.
        Je m’avance doucement vers l’extérieur. Il semble n’y avoir personne. C’est un petit quartier industriel désert, en périphérie d’une bourgade, aux portes de la campagne. La voiture est à quelques mètres. Vide. Les clefs sont sur le contact. C’est au moment où je m’assois sur le siège du conducteur que je ressens la douleur de la blessure. Mais elle va s’estomper.

        Parti bien avant le retour des trois autres membres du groupe, j’ai tourné un moment dans le secteur avant de retrouver la route d’Homs.
        Les policiers syriens, en pleine agitation, ont pris ma déposition, m’ont donné à manger, puis ont contacté le consulat de France. Ils ont été étonnés de ma chemise trouée, tachée de sang et de mon corps intact. J’ai dit que j’étais nu, et que j’avais dû voler des vêtements à mes ravisseurs, après m’en être débarrassé.

        Un fonctionnaire est venu du consulat de France à Alep et m’y a emmené.
        Après ça, le retour en France n’est plus qu’une formalité.



        J’ai retrouvé ma perception du temps. Les heures ont recommencé à passer sans bruit, à couler lentement, sans urgence. À mon arrivée à Paris, on m’a fait passer des examens médicaux. J’ai eu un long entretien avec un psychologue. On m’a accordé un congé de convalescence de quinze jours.
        Je profite du printemps. Devant la maison, le pré descend doucement vers la route. Les pâquerettes explosent dans le vert violent de l’herbe.
        Parfois, pourtant, comme une hallucination auditive, il me semble entendre un tic-tac secret, celui d’une montre, ou d’un retardateur de bombe.
        Les combattants d’aujourd’hui entendent la voix de Dieu dans leurs cris de guerre, et d’autres le bruit de leur tiroir-caisse. Ce tintamarre couvre le silence de l’agonie imminente du monde.
        La sixième extinction massive du vivant est en marche. Nous, les Immortels, chaque siècle moins nombreux que le précédent, malgré les nouveaux venus, parviendrons-nous à l’Ultime Affrontement, à la Rencontre, dans un monde qui vaille encor la peine d’être ?

        Dans la brume des gaz mortels, des colonnes de sourds et d’aveugles avancent. Toutes ont ce sentiment vibrant, exaltant, inaltérable, d’être le sel de la terre.



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