Cat Size

Frédéric Jeorge
1995



Chapitre 1 - 2 - 3 - 4 - 5 - 6 - 7 - 8 - 9 - 10







-1-



Le soir, tard. Jack sort sur le balcon. La nuit est belle, sans lune, mais constellée d'étoiles. D'en bas, la rumeur monte, calme, il y a peu d'autos à ces heures là en semaine. Quelques passants, un chien qui aboie - Jack n'aime pas les chiens - et puis, derrière, la masse sombre du bois. Les lampadaires s'éteignent, mais Jack voit toujours. Il veut descendre. L'ascenseur ? Non, il prend par la gouttière. C'est haut. Tant pis, on fait avec, et puis, c'est plus amusant quand c'est dangereux. Mais Jack n'a pas conscience du danger qu'il y a à descendre du cinquième étage par la gouttière et en pleine nuit, car c'est un chat, un beau matou tigré.



Le soir, tard. Trop tard pour Jason, qui roule vite, trop vite, en pensant à Linda qui doit l'attendre depuis maintenant trois heures. Vous parlez d'un troisième rendez-vous ! Dire que ça commençait à bien marcher. Mince le feu était rouge! Tant pis, pas le temps de s'arrêter. Même pas pu lui donner un coup de fil. Heureusement qu'il n'y a presque personne. Et cette fichue jauge qui déraille ! Pourvu que j'aie assez d'essence... Ainsi Jason roule, lancé à plus de 85 km/h dans les rues désertes, écrasant l'accélérateur de sa vielle guimbarde. Il grille encore un feu rouge, puis un stop. Il sait que c'est dingue, mais il est très en retard et la vitesse le grise, bien qu'il ait conscience du danger.



Jack arrive au premier étage et saute en douceur dans le petit carré d'herbe rase semé de fleurs, repliées sur elles-mêmes pour la nuit. Il lève la tête, hume l'air, trie les informations que lui apportent les odeurs. Il ne sent plus le chien, heureusement. Tranquillement il fait deux ou trois pas, puis prend son élan pour sauter la barrière. Une petite pause à son sommet, puis il passe de l'autre coté. Tout est calme.



Jason prend un virage très serré, glisse, redresse et continue sa folle course à travers la banlieue. Soudain, en passant près du bois, la lueur blafarde des phares troue l'obscurité des rues sans lumière, et éclaire un chat, immobile au milieu de la chaussée, ébloui et étonné.



Jack, parvenu sur le trottoir, avance doucement, savoure la fraîcheur de la nuit automnale. Le grondement de l'eau de l'eau dans le caniveau ne l'effraie pas, il a terminé sa boîte de Menu trois étoiles juste avant de partir et s'en lèche encore les babines. Le voici sur l'asphalte de la rue. Une patte, puis l'autre, une troisième, il en ronronnerait presque de quiétude. Soudain, une lumière troue la nuit dans un crissement aiguë de pneus torturés. Jack s'arrête. Quel est donc cet intrus qui vient le déranger ?



Jason freine, freine, mais il est trop tard, il ne peut éviter le matou, qui pourtant saute vers l'abri du bois. La voiture fait une embardée, percute le chat de plein fouet et sa course incontrôlée s'achève contre un arbre du parc. Dedans, Jason gît, le volant entre les côtes, la vieille ceinture qui ne servait plus que de décor pour les flics arrachée de son socle branlant. Il perd son sang qui se répand sur le siège de velours élimé et tombe goutte à goutte sur le plancher.



En voyant que l'intrus en question était une voiture, ennemi puissant et redouté, et qu'il n'était apparemment pas impressionné par le gros dos et les menaces de Jack, celui-ci jugea préférable de prendre la fuite. Malheureusement, cette sage décision vint trop tard, et le bolide le faucha en plein saut avant de l'envoyer parmi les tas de feuilles mortes qui jonchaient le sol. Étendu, sans mouvement, Jack se demande pourquoi ses pattes ne réagissent plus, pourquoi il ne peut se lever et continuer sa promenade nocturne, quelle est cette sensation désagréable et lancinante, et quel est ce liquide sombre qui coule de son dos, emportant un peu de vie à chaque goutte qui tombe avec un son mat sur les graviers de l'allée de promenade ?



Jason a mal, tellement mal que cela ne le dérange même plus, il sait qu'il va mourir. Vous parlez d'un troisième rendez-vous ! Dire que ça commençait a bien marcher. Il n'est même pas sûr qu'elle viendra le voir à la morgue. Il n'a pas de doutes quant à cette destination. D'ailleurs son esprit s'embrume. Contrairement à ce qu'il avait entendu dire, il ne revoit pas le film de sa vie en accéléré. De toute façon ça n'a pas d'importance, rien n'a plus d'importance maintenant.



Jack ne bouge plus, pas même une oreille. Il pense vaguement à sa maîtresse, mais son instinct lui dit qu'il ne la reverra plus. Tant pis. Il n'a pas de neuvième vie. Tant pis. Il miaule faiblement et ferme les yeux. Un clocher, on ne sait où, sonne trois fois. Jack est mort.



Jason songe, s'étonne d'être encore vivant et constate qu'il y a beaucoup de sang dans nos veines pour qu'il y en ait encore qui coule. Il ne bouge plus, ferme les yeux. Ca y est, enfin. Un clocher, on ne sait où, sonne trois fois. Jason est mort.



 

 

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Une lumière violente filtre à travers les paupières closes de Jason, tandis que des odeurs âcres de médicaments et de désinfectants assaillent ses narines. Où est-il ? Il a du mal a rassembler ses souvenirs. Linda, la voiture, le chat, l'accident... Il se relève en poussant un cri : Que fait il dans cet hôpital, conscient, alors qu'il est mort ? Autour de lui, un médecin, des infirmières se retournent, le regardent incrédules. L'une d'elle sursaute, deux autres s'agrippent à une table. Monsieur, ça va ? Oui, bien sûr qu'il va bien, il a juste fait un cauchemar, mais où est-il ? Comment cela, à l'hôpital Saint Antoine, vous êtes sûr ? Je m'en fiche que vous y travailliez depuis vingt ans, pourquoi suis-je ici ? Mais non, ça ne va pas me faire un choc, je suis assez grand tout de même. Pardon ? Je suis dans un coma profond depuis une semaine dites-vous ? Et ça aurait dû durer encore un mois, ah bon. Désolé d'avoir faussé vos calculs en me réveillant maintenant. Un miracle ? Vous y croyez vous ? Cas clinique exceptionnel, mort pendant dix-sept minutes, et vous m'avez ramené ? Je suppose que je dois vous en être reconnaissant. C'est maman qui va être surprise ! Mais oui je vais bien, je vous assure, juste un peu sensible ici, sous le sternum... À cet instant, ses souvenirs, jusque là retenus par un barrage, déferlèrent dans sa mémoire. Il eut un instant de stupeur, puis s'effondra sans connaissance sur le lit.



Nom ? Delars. Prénom ? Jason. Âge ? Vingt-trois. Assis sur son lit, chambre 325, il répondait aux questions mécaniquement, encore sous le choc. Ils disaient que les pompiers l'avaient sorti de sa voiture après avoir été alertés par un promeneur attardé qui l'avait trouvé assommé dans sa voiture. Ils disaient qu'il reposait sur son airbag, la voiture écrasée contre un lampadaire. Pourtant... Profession ? Pardon, photographe de presse. Pourtant, il se rappelait être mort l'abdomen perforé par son volant, contre un arbre, et il n'avait jamais eu d'airbag. Quant au chat... Dites, il n'y avait pas un chat écrasé sur les lieux de l'accident ? Un chat ? Non pas que je sache. Votre adresse ? Il n'était pourtant pas fou, ou alors si, peut-être. C'était si net dans sa tête ! Voilà, vous pourrez sortir dans quelques jours, nous n'avons aucune raison de vous garder ici plus longtemps, bien que vous ayez encore quelques bosses, vous êtes en parfaite santé. Étonnant, je dois dire, après une telle collision, conclut le docteur en sortant.



 

 

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Cela fait une semaine que Jason est de retour chez lui, et il n'a eu aucune des séquelles prévues par les médecins. Son congé maladie se termine demain, et il sirote un jus de fruit devant sa fenêtre en chien assis qui donne sur les toits de Paris, du coté des jardins du Luxembourg. Il songe. Il est très rêveur ces temps-ci. Il n'a pas revu Linda, qui en a trouvé un autre "qui ne pose pas de lapins sans arrêt, lui.". Mais il y en a d'autres, et depuis qu'il est mort, c'est comme si la vie l'ennuyait. Il se rappelle du calme absolu de l'agonie, où plus rien ne compte, sans aucun souci, aussi tranquille que s'il avait atteint le Nirvana. Il pense au chat. Il a failli en reprendre un, mais où le mettrait-il dans son petit deux-pièces-cuisine sous les combles ? Il s'accoude à la fenêtre, regarde dehors, soupire. Deux heures du matin, les réverbères s'éteignent. L'air ne lui apporte que des relents de gaz d'échappement. Soudain, la nuit ne lui paraît plus aussi sombre, et cherchant bien, il reconnaît sous les volutes de fumée d'autres indices : Un restaurant, pas loin, embaume la pizza. Les éboueurs ne sont pas passé ce matin, il sent les poubelles. Un chien aboie, et il sait qu'il est juste là derrière ce magasin. Il relève la tête, respire profondément et sort sur les toits.



Jason se promène, tranquille. La nuit est noire, sans lune, trouée de ci de là par des lumières pâles. Il fait frais, mais Jason se sent bien. Un coup d'œil à droite, il écoute à gauche, et continue sa promenade solitaire.



 

 

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Six heures moins dix, le réveil sonne dans la chambre sombre. Jason se redresse et s'assoie sur son lit. Quel rêve étrange : Il était un chat, sur les toits, et puis... Et puis ? Était-ce agréable ou non ? Il ne s'en souvient plus. De toute façon, il n'a guère le temps d'y penser, il reprend le travail aujourd'hui. Et en plus, il lui faudra prendre les transports en commun, sa voiture étant définitivement hors d'usage.



Dix-huit heures quarante-cinq, la porte claque, Jason rentre exténué et furieux. Ses patrons, sous prétexte de le réhabituer progressivement l'ont rétrogradé à la mise en page. Ce n'est pas désagréable comme boulot, mais son salaire s'en ressent. Il sait qu'il a manqué deux semaines d'une affaire importante sur laquelle ils avaient l'exclusivité, mais il était mort tout de même !



Jason est de nouveau sur les toits, mais il veut aller plus loin cette fois-ci, vers les jardins qui l'attirent inexplicablement. Soudain, il devine en face de lui un rival. Ses moustaches frémissent, son dos se hérisse et il crache, mais le propriétaire des lieux, vieux roux gras et borgne, fait de même. Ils se tournent autour, le jeune cherchant à distraire l'attention du vieux rusé qui lui calcule ses chances de se débarrasser de cet arrogant avec le moins de bataille possible. Il a en effet perdu ainsi un œil, une oreille, le bout de sa queue, et sa souplesse diminue de jour en jour. Il se jette sur Jason, le griffe, le mord, puis se recule, haletant, revient à l'assaut deux, trois fois, sans laisser à Jason le temps de réagir. Jason, comprenant qu'il ne passera pas ce soir, renonce et s'en va, l'air hautain, mais sans quitter son adversaire des yeux. Il rentre, la patte avant droite en sang et douloureuse.



Le réveil sonne. Dormir. Le réveil sonne toujours. Il faut pourtant se lever. Encore le même rêve, mais il s'en rappelle mieux cette fois, par exemple d'un combat avec un autre chat. Bizarre, lui qui ne rêvait presque jamais avant. En se rasant, il s'aperçoit qu'il a la main et l'avant bras tout griffé, mais il n'y prête pas attention et se contente de mettre un bandage.



 

Depuis deux mois, Jason fait chaque soir le même rêve, et s'en souvient de mieux en mieux. Malgré des variantes, il se voit toutes les nuits en chat, et décide d'en savoir un peu plus. À la bibliothèque, il n'y a pas grand-chose, et puis il a reprit son travail comme avant, la vie continue... Toutefois il a remarqué que ses rêves sont en accord avec la réalité, lorsqu'il fait beau, la nuit est belle; lorsqu'il a mal à la jambe, le chat de son rêve à mal à la patte, et cela l'intrigue. Il en a parlé à sa mère qui en a rit et à sa nouvelle amie, qui s'en est fâchée. Alors il n'en dit plus rien.



Depuis deux mois, Jason sort chaque soir. Il va maintenant jusqu'au parc ou aux jardins du Luxembourg. Le vieux roux est mort, il a glissé d'une gouttière trois semaines plus tôt, et Jason en a profité pour s'approprier son territoire.



Le réveil sonne. Il sonne, mais personne n'est là pour l'arrêter. Jason n'est pas rentré.



Huit heures. Jason sursaute. Que fait-il encore au lit alors qu'il devrait être à l'aéroport pour "couvrir" l'arrivée du président du Tamalou pour sa visite officielle en France ? Il bondit sur son téléphone et appelle le journal, on lui dit qu'il a encore été remplacé.



"Désolé, patron, mais en ce moment, je... Je ne me sens pas bien..." Il est dans le bureau de M. Pailoux, le directeur, et essaie de se justifier. "Je veux bien mon petit Delars, mais cinq absences et douze retards en deux mois, c'est trop, ou au moins prévenez-nous."



 

 

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Jason rentre chez lui en traînant les pieds. Il est en congé forcé pour quelque temps, "et encore, se dit-il, j'aurais put être renvoyé". Il pense encore à ses rêves. Il est arrivé à une conclusion absurde, et refuse d'y croire, mais il y a tant de coïncidences ! Il tente de se raisonner, ça n'existe pas les "chats-garoux", il ne peut devenir un chat pendant la nuit ! Et pourtant...



Trois semaines, plus tard, il n'y a plus de doutes, il ne s'était pas trompé. Curieusement, cela ne l'effraye pas, et même il y prend goût, le corps d'un chat est si merveilleux, si souple, si rapide, si sensible aussi, il peut la nuit percevoir les moindres mouvements autour de lui, entendre un pas sur le gravier, des amoureux qui s'embrassent, il peut passer par des ouvertures d'une quinzaine de centimètres de diamètre, sauter avec élan jusqu'à dix fois sa taille ! Peu à peu, il parvient à maîtriser ses transformations, et son esprit prend le pas sur son instinct. Il sait qu'il est tigré, avec des yeux verts et une grosse queue touffue, il s'est vu dans le reflet d'une vitrine, et il compense même ses déceptions amoureuses du jour avec de jolies chattes qu'il rencontre dans le parc la nuit. Il travaille normalement, sans retards ni absences injustifiées, mais ne vit plus que pour la nuit. Il y a des fois où il resterait bien chat, mais il ne peut pas se maîtriser de jour, pas encore.



Jason court le long des jardins, il fait très froid, c'est l'hiver maintenant, mais il ne saurait se passer du merveilleux moment qu'il passe dans ce corps félin. Soudain, il s'arrête et tend l'oreille. Un bruit bizarre lui parvient, comme un son métallique. Il s'approche et découvre dans le hall d'un bel immeuble deux hommes cagoulés en train de désactiver le code d'accès. Ils entrent, Jason les suit discrètement. Arrivés au troisième étage, ils entreprennent de forcer la serrure d'un appartement. Comprenant leurs intentions, Jason miaule pour alerter les voisins, mais sa voix n'égale pas celle d'un chien de garde et ne sert qu'à le faire découvrir. L'un d'eux se retourne brusquement et gesticule pour le faire fuir, puis devant l'inanité du chat lui court après pour lui décocher un coup de pied, mais Jason est déjà loin.



Soit donc pas si nerveux, mec, on a tout le temps et les proprios sont en vacances. Je sais mais j'aime pas les chats, ils sont toujours là a vous épier comme des démons, brrr...



Jason rentre d'une traite chez lui par les toits et bondit sur son lit par la fenêtre ouverte, puis il la ferme en jurant parce que la pièce est gelée. Il faudra tout de même qu'il installe une chatière. Il pense aux cambrioleurs qu'il a surpris au travail et compose le numéro de la police, mais il se rend compte qu'il est incapable de donner des repères précis, il ne sait même pas quelle rue ni quel immeuble. Il ne croit pas que "l'immeuble où les boîtes à lettres empestent le souffre" ou "là où la cage d'escalier sent encore la cire" soient des renseignements valables et utiles. Finalement, il se couche, il ne peut rien faire d'autre.



Le lendemain, Jason essaie de retrouver le chemin qu'il a emprunté la veille, mais il renonce, car comment faire depuis le trottoir alors qu'il était sur les toits ? De plus, il voit tout différemment la nuit, car s'il distingue les nuances de couleurs le jour, ce n'est quand même qu'en noir et blanc la nuit. Surtout, il se sert autant de ses autres sens que de la vue, car les formes et les espaces lui sont transmises par les moustaches et les vibrisses, les mouvements et les présences par les oreilles, il a remarqué qu'en effet dans un grand silence il pouvait entendre une respiration. Même le point de vue est différent, car il n'est plus à un mètre quatre vingt cinq, mais à vingt centimètres du sol, et tout le guidage par les odeurs est impossible a comprendre pour un humain.



À nouveau, Jason galope au ras du sol, sur la neige fraîche, et il a complètement oublié l'épisode des malfrats, quand il les voit charger une camionnette qui sent l'huile usée et le gas-oil. Tout en cherchant ce qu'il pourrait bien faire pour les arrêter, il monte dans un arbre pour avoir une vue générale. Il pense aller dans une cabine pour appeler la police, mais il est habillé comme un chat en maraude, c'est-à-dire tout nu, et il voit mal se promener dans Paris, même si tard, vêtu d'une simple feuille de chêne morte. Une seconde fois, il assiste impuissant à ces méfaits, mais cette fois-ci, repère soigneusement l'endroit... Mais sans s'en rendre compte avec un jet d'urine.



Jason a une nouvelle assistante, charmante, prénommée Clara, et avec laquelle il a rendez-vous ce soir. Le dîner se passe bien, mais il s'aperçoit qu'il a de plus en plus de mal a se contenir. La soirée est très avancée, il se sent enfermé, a envie d'aller courir, d'attraper un oiseau et de se faire les griffes sur un arbre... Retiens-toi Jason, ne te transforme pas devant elle, il ne faut pas. En s'excusant, Jason va aux toilettes, mais il sait qu'il faut y retourner, il ne peut la laisser seule, Vous aimez les chats, Clara ? Je les adore, mais vous pouvez me tutoyer vous savez. Ca ne vous... ne te dérange pas si je laisse entrer le mien ? Non, non pas du tout, au contraire. Une minute, j'arrive tout de suite. Il entrouvre la porte, et Jason sort tranquillement de la salle de bain, va vers Clara, enroule sa queue autour des jambes fines de la jeune femme, qui le caresse et le prend dans ses bras, le cajole, lui fait des compliments doucement, le chatouille sur le ventre... Jason est au paradis, mais il sait qu'il doit revenir. Sous prétexte d'une caresse trop rude, il quitte avec regret les genoux de Clara, et retourne dans la salle de bains.



Il vous plaît ? C'est une vraie canaille, je l'adore. Tandis que Clara approuve et renchérit, il se perd dans ses pensées, tente de revivre ce moment d'incomparable bonheur qu'il a vécu dans les bras de son flirt, et qui pourrait bien lui donner une idée qui résoudrait tous ses problèmes en même temps. Au moment de partir, il lui demande si elle peut lui rendre un grand service le week-end prochain, car il doit partir et ne peut pas emmener son chat comme il fait d'habitude. Bien sûr, avec plaisir, mais au fait comment s'appelle-t-il ? Je vous le dirai la prochaine fois, pour être sûr que vous reviendrez.



C'est une bonne question, comment s'appelle-t-il ? Jason tout simplement. En se couchant, il reste obsédé par cette béatitude, cette extase à se faire gratter le ventre par un être aimé, car il en est sûr maintenant, il aime Clara, plus qu'aucune autre avant elle, parce qu'aucune autre ne l'avait pris sur ses genoux pour le caresser.



Il a acheté des boîtes d'aliment pour chat, et un panier de transport.



Il a goûté aux premières et les a trouvées passables, a testé le panier et l'a trouvé inconfortable, mais il subirait n'importe quoi pour ce week-end si long à venir. Il reste a résoudre le problème du transport : comment s'amener ?



 

 

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Samedi matin, Clara Lemercit reçut cet étrange message sur son répondeur : "Ma très chère Clara, Je suis vraiment navré de ne pouvoir t'amener Jason en personne (oui, il s'appelle comme moi), mais mes horaires ont changé et je dois partir immédiatement. Je te serais des plus reconnaissant si tu pouvais aller le chercher chez moi avec les clés que je t'ai passées au journal. Tu trouveras son panier et des boîtes de nourriture. Pour des raisons que je ne peux t'exposer au téléphone et par manque de temps, voudrais-tu aussi le redéposer dans mon appartement dimanche soir ? Je te remercie de tout mon cœur, tu me sauves la vie. Je te donnerai de plus amples explications à mon retour."



Clara s'exécuta, et trouva le chat sur le canapé en train de faire la sieste. Elle le mit dans le panier, prit les boîtes et l'emmena.



Quand il entendit la clé dans la serrure, Jason bondit dans le canapé et fit semblant de dormir, puis il se laissa faire docilement pour le panier, et s'agita le moins possible dans la voiture. Il était aux anges.



Elle partage avec une amie un appartement du Marais bien situé sur la rue de Rivoli et peu bruyant grâce aux doubles vitrages. Justement, ces jours-ci, Cécile loge chez son copain, et Clara a l'appartement pour elle toute seule. Elle pose le panier, l'ouvre, et tandis que Jason explore jusqu'au moindre recoin en bon chat qu'il est, elle range ses affaires. Jason s'est ennuyé l'après-midi quand elle était chez ses parents, mais le soir...



À deux reprises, Jason est devenu homme, car il n'a pas encore l'habitude de rester chat de jour, et heureusement qu'il était seul, mais cette "crise" est passée avec le retour des ombres. Maintenant, elle est là et s'affaire dans la cuisine, puis lui sert les restes de poisson, qu'il mange avec entrain pour lui faire plaisir. Vient la nuit, elle se déshabille et se couche, devant Jason, qui s'applique à sa toilette pour dissimuler son trouble, et enfouir son sentiment de culpabilité et de voyeur. Mais après tout pourquoi ? Il est un chat, se dit-il, et quel mal y a-t-il a voir se déshabiller une humaine au corps superbe, même si elle se trouve un peu trop ronde ? Elle doit faire 95-63-94, et Jason en baverait s'il était un chien. Après avoir lu un peu, elle éteint la lumière, et Jason, qui n'en croit pas ses oreilles entent susurrer viens mon tout beau, viens.



Allongé contre elle, il ronronne plus fort qu'il ne l'a jamais fait, pendant que Clara le caresse et lui explique que son maître lui plaît bien, malgré ses côtés bizarres, et qu'il a bien de la chance de vivre avec lui. Elle est maintenant à la limite entre la veille et le sommeil, et Jason, poussé par un instinct qu'il croyait enfoui, se lève et tente de passer sous la couverture. Ah, toi aussi tu fais ça, dit-elle en soulevant complaisamment le drap. Il se glisse jusqu'à ses pieds, frissonnant intérieurement en frôlant les seins, les hanches, les cuisses de Clara, et s'enroule entre ses mollets, au paroxysme du bonheur.



Dimanche soir, Clara dépose Jason dans son appartement, et décide d'attendre Jason. Catastrophe ! Comment faire pour être deux ? Jason s'éclipse en douceur et il revient dans le salon, en peignoir. Clara ! Désolé, je suis rentré plus tôt et j'étais sous la douche. Ca c'est bien passé ? Il a été sage ? Tu sais, il a l'habitude d'aller ainsi chez des amis pour le week-end quand je ne peux pas l'emmener. J'étais chez un vieil ami qui a perdu ses parents et qui avait besoin de moi. Comme il est allergique aux poils de félins...



Depuis quelques temps, Clara vient dîner presque chaque soir, quand ce n'est pas Jason qui va chez elle, et de plus en plus souvent, ils restent ensemble pour la nuit.



 

 

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Cela fait trois ans que Clara et Jason vivent ensemble. Il lui a dit qu'il avait perdu son chat et il ne se transforme presque plus, et n'a jamais essayé de lui dire la vérité. Il a trouvé son équilibre. Pourtant, ce soir, la nuit est belle, il sort dans le jardin de sa nouvelle maison,
et il s'aperçoit qu'il ne l'a pas encore vraiment explorée. C'est l'occasion, et il découvre son nouveau territoire avec plaisir, mais sa démarche est un peu lourde, il a perdu l'habitude... Mais Clara l'appelle et il se dépêche de
rentrer dîner. Le soir, comme d'habitude maintenant, les nouvelles sont mauvaises : crises, inflation, chômage, guerres, famines forment le quotidien. Il a déjà subi deux baisses successives de son salaire; et dans son secteur on licencie beaucoup, le journal n'est plus rentable. Ainsi, Clara est revenue à la composition, et c'est moins bien payé. Ils vivent un peu au-dessus de leurs moyens, et s'ils ne veulent se l'avouer, le petit pavillon dans lequel ils viennent d'emménager ne vaut pas leur ancienne maison, mais les charges étaient devenues trop lourdes. Ce soir, Clara annonce péniblement qu'elle ne pourra plus retourner plus au journal, et qu'elle a commencé à chercher un nouvel emploi. De son coté, Jason a encore vu le montant de ses contrats diminuer. Ils ne tiendront pas longtemps à ce rythme-là, ce n'est pourtant par manque de volonté, mais la société est comme ça. De plus, ni l'un ni l'autre ne pourront toucher de chômage, car ce sont des professions libérales.



Depuis quelques jours, Jason est d'humeur massacrante. Le journal a fait faillite et ferme la semaine prochaine. Toutes ses demandes auprès d'autres périodiques où magazines sont restées sans réponse. Clara n'a trouvé qu'un mi-temps comme secrétaire médicale (Elle a fait un peu de médecine avant de se lancer dans la photo) chez le docteur Desgrioux, à Paris. Il a revu le film d'Alfred Hitchcock, "La main au collet", et il rumine de sombres pensées.



Un mois plus tard, il n'en peut plus. Il leur est impossible de vivre à deux avec les trois mille francs que ramène mensuellement Clara, et ils n'ont pas retrouvé de travail, et, sa famille étant assez réduite et éparse, celle de Clara modeste et beaucoup de leurs amis étant dans une situation aussi précaire que la leur, ils ne bénéficient d'aucune aide extérieure. Le délai d'expulsion se termine demain, et ils n'ont pas retrouvé de logement. La secrétaire habituelle du médecin est revenue de convalescence, ils n'ont plus rien. Une nuit, Jason sort sous un prétexte quelconque, et se dirige vers le libraire qui est du coté de la mairie de leur commune. Tout dort, une voiture passe dans un vrombissement de moteur, soulevant des vieux papiers qui tourbillonnent dans son sillage. Jason fait le tour, va dans le square adjacent à la papeterie.



Il laisse ses vêtements sous un banc avant de sauter sur le toit. Il fait chaud, c'est l'été, et comme il l'espérait, un soupirail est ouvert pour aérer la boutique. L'ouverture, d'environ 20 centimètres sur 15, est inaccessible pour un cambrioleur, mais Jason le franchit souplement, et atterrit en douceur dans le magasin désert. Ca ira, une étagère lui permettra de remonter facilement. Il se dirige vers la caisse. Tant pis ! Cette libraire n'aurait pas dû refuser de lui faire crédit !



A l'aide d'un trombone, Jason crochète la serrure du tiroir. Il s'est entraîné durant ses longues attentes à guetter le facteur ou le téléphone, et celui-ci n'est pas renforcé, des alarmes étant disposées sur la porte, la vitrine, tous les accès... ou presque. Ca y est le tiroir cède. Toujours nu, Jason prend une liasse de billets de 500 et 200 francs, referme le tiroir, remet tout en place. Il serre délicatement les billets entre ses dents,
saute sur le rayon des dictionnaires, quitte le lieu de son méfait,
se rhabille et rentre chez lui comme si de rien n'était. Le libraire ne pourra constater qu'un trou dans sa comptabilité, il accusera sa femme. Jason les a bien vus se reprocher mutuellement des manques de rigueur dans les comptes, ils le font même devant les clients. Enfin, ces 3400 francs sont quand même importants pour un petit commerçant, mais après tout ce n'est pas sa faute si la société les a éjecté de son système, Clara et lui.



 

 

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Dorénavant, Jason a pris l'habitude de "faire" les boutiques de son quartier, à chaque fois il prend peu, mais on commence à se méfier : comment le voleur peut-il rentrer dans les magasins fermés sans déclencher d'alarme ? Pour régler les problèmes de loyer, Jason a acheté une caravane d'occasion qui leur suffit en attendant d'avoir mieux. Clara se demande d'où il sort son argent mais elle ne pose pas de questions, assez préoccupée par ses propres problèmes. Elle en est à faire des ménages pour avoir de quoi manger, et son mari n'a toujours pas de travail. L'état de leur couple dégénère. Un soir Jason découvre que Clara a une liaison avec son patron, et, comme le froid de l'automne est revenu, les aérations des boutiques sont fermées, il ne peut plus s'approvisionner dans les caisses.



Un soir, il se transforme une fois de plus en chat, et part chasser. Au matin il n'est pas rentré, et Clara a beau le chercher, il a disparu.



Au printemps suivant, Clara s'est remariée, avec son employeur. Jason était partit depuis six mois, sans même prendre ses affaires.



 

 

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Pourtant, celui-ci, depuis six mois, vit comme un haret, subsistant de la chasse et de la mendicité. L'hiver fut difficile a passer, car les proies se faisaient rares et la concurrence ardue. Il avait aussi dut se battre pour ensemencer les femelles lorsque vint la saison des amours. Un jour, il revint vers la ville, poussé par un reste d'humanité. C'est la nuit, déserte et calme. Soudain, alors qu'il traverse le port endormit, des feux de route trouent l'obscurité. Il n'a plus l'habitude des voitures, et reste immobile, se contentant de se hérisser et de cracher.



La grosse voiture va vite, trop vite pour cette ruelle de bout de port, et lorsque sa conductrice freina pour éviter le chat, les roues se bloquèrent, trop tard et trop fort. Elle fit une embardée, percuta le chat et continua sa course par une série de tonneaux qui s'achevèrent lorsque, parvenue sur la jetée, la voiture tomba à l'eau. Dedans, Clara était saoule. Elle revenait d'un cocktail bien arrosé chez des amis, et son mari était dans le coma après avoir parié qu'il tenait mieux l'alcool que son collègue. La démonstration avait fini en concours entre les invités. M. Gründ, son mari, était allé trop loin. Clara se savait trop ivre pour prendre le volant, mais elle avait dépassé le stade d'analyse du danger. Maintenant, elle coule avec sa voiture, ne parvient plus à ouvrir les portières.



Sur le quai, Jason a les côtes enfoncées, il agonise. Sa respiration se fait plus hachée, les battement de son cœur ralentissent.



L'eau pénètre dans la voiture par toutes les ouvertures, les vitres entrouverte, les grilles d'aération. Rapidement, Clara manque d'air, n'en a plus, est sous l'eau, ne respire que du liquide…



Jason ne respire plus. Un camion, au loin, fait sonner sa corne de brume. Jason est mort.



Clara se débat faiblement, mais elle ne peut rien contre cette eau qui l'envahit. À l'air libre, dehors, une corne de brume de remorqueur vibre dans la nuit. Clara est morte, noyée.



 

 

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Un hôpital, des infirmiers, des docteurs. Clara est assise dans son lit. Elle pense. Que fait-elle ici alors qu'elle s'est noyée ? On lui a dit que sa voiture avait été retrouvée écrasée contre le mur d'un entrepôt, dans le vieux port.



Etc…



Clara n'allait pas tarder a découvrir que la nuit, elle pouvait devenir une chatte, tigrée, au yeux verts.



Et l'histoire recommence…



 

 

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