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Renouveau
Frédéric Jeorge - Avril 2003
zarkass@gmail.com
Le monde est fait de cycles, l’univers est un grand cercle, le destin une roue qui tourne sans fin dans l’infini du temps. Ce n’est pas une supposition, une théorie, pas même une foi. C’est un fait, immuable, qui a toujours été, et sera peut-être toujours.
Cependant, ces cycles ne sont pas aléatoires, de simples jets de dés divins, non. Il n’y a pas de grand barbu assis sur un nuage devant une piste de velours vert, qui s’exclame « Alors cette fois, il y aura 2D6 continents et 1D8+2 civilisations sur chaque », en se frottant l’auréole. En revanche, il y a des Immortels. Mêlés aux hommes, ils n’en sont pas ; mêlés aux peuples, ils les transcendent ; mêlés au monde, ils le façonnent.
Depuis toujours, ils sont condamnés à se battre, s’affrontant en des duels à mort où le vainqueur décapite l’adversaire pour lui prendre toute sa puissance. Mais au-delà de l’aspect pyrotechnique, il y a le véritable enjeu de tout ceci, le but ultime, le Prix. Passons sur les questions incessantes qu’il soulève parmi les principaux intéressés, levons le voile. Le Prix est avant tout une responsabilité énorme, un pouvoir sans limite. Ce n’est rien moins que la chance de faire le monde à son image. Quand il ne reste qu’un Immortel, un cycle s’achève, un autre commence, apportant son nouveau lot d’Immortels. Le vainqueur n’y peut rien, mais à part ceci il peut tout de même... recréer le monde !
Faire le monde... Chacun a de grandes idées sur comment le monde devrait être, mais quand il ne s’agit plus seulement de discourir à un comptoir, les choses se corsent. Chacun se dit qu’il va faire le meilleur monde possible, selon son point de vue. Du moins c’est ce que chacun espère. Surtout, ceux que nous appellerons les bons, ou les neutres, ou les sages, comme vous voulez, redoutent par-dessus tout qu’un être malfaisant hérite d’une telle puissance. Mais voyons comment chacun a façonné le monde, lors de ces derniers cycles...
Sendaril avait toujours été quelqu’un de très calme. Pendant quelques millénaires, il avait vécu tranquillement sa vie, se battant quand il était provoqué, mais sans jamais chercher la bataille. Oh, il était doué, très doué même, mais il n’en faisait pas étalage. Humble à la guerre comme au quotidien, il a triomphé de tous les siens, humblement, parce que c’était comme ça, et que, quand même, il était curieux de savoir ce que le Prix était vraiment. Alors voilà, il s’est retrouvé avec le Prix sur les bras. Faire le monde, vous parlez d’un cadeau...
Il a réfléchi longtemps, et est arrivé à la seule conclusion qui lui convenait. « Qui suis-je pour décider du monde ? » se demandait-il. « Je n’ai pas le droit d’imposer mes idées à une planète ». Alors, humblement, il a recréé le monde tel qu’il était.
Dans le nouveau cycle, c’est Alicia qui a gagné. Elle n’était pas une guerrière exceptionnelle, mais son intelligence frisait le génie. Les nombreux siècles qu’elle a traversés ont porté la marque de ses créations, de ses œuvres, de ses découvertes scientifiques. Avec le temps, elle est devenue la sagesse incarnée. Ses moindres paroles étaient pesées, ses moindres actes concertés. C’est presque par hasard qu’elle s’est hissée aux dernières places du grand tournoi des Immortels, jusqu’à se retrouver la seule, l’ultime. Alors voilà, elle s’est retrouvée avec le Prix sur les bras.
Elle a réfléchi longtemps, et est arrivée à la seule conclusion qui lui convenait. « Un monde est une mécanique complexe », se disait-elle. « Il me manque des données pour le prévoir dans ses détails, il risque d’être instable, incomplet. ». Alors, sagement, elle a recréé le monde tel qu’il était.
Le cycle suivant s’est achevé avec Hubert. Il n’était Immortel que depuis quelques siècles quand la fin est arrivée. Hubert faisait des miracles avec une épée ; entre ses grosses mains, le plus insignifiant des poignards devenait une arme terrible. Mais il était un peu... simple, disons. Pas stupide, non, pas idiot. Mais simple. Il aimait les plaisirs tranquilles, pêcher à la mouche, dévorer un bon repas, trancher éventuellement une tête de temps à autre, non par méchanceté, mais parce que l’occasion s’en présentait et qu’il la saisissait sans se poser de question. Pourtant, des questions, il a bien dû s’en poser quand il s’est retrouvé avec le Prix sur les bras.
Il a réfléchi longtemps, autant qu’il le pouvait, mais l’ampleur de la tâche l’effrayait. « Un monde, c’est compliqué », marmonnait-il. « Il y a des gens, des animaux et des choses, c’est grand... ». Plutôt qu’approfondir ce problème qui dépassait son entendement, il a, simplement, recréé le monde tel qu’il était.
Wesson avait toujours été un mégalomane. Pas mauvais en soi, au contraire, mais doté d’un ego qui semblait ne connaître aucune limite. Fort beau, athlétique, il se débarrassait des ses adversaire avec style et grâce, tellement convaincu de sa propre supériorité que la victoire en devenait une évidence avant même qu’il dégaine. Un jour, ses rêves les plus fous prirent forme, il se retrouva avec le Prix sur les bras.
Il a réfléchi longtemps, tout en admirant son profil dans le miroir qu’il avait commencé par créer quand tout le reste eut disparu. « Voilà ma chance de faire un monde où je serai reconnu comme le plus grand des empereurs ! » songeait-il. Mais plus il y pensait, plus le monde qu’il avait connu était fertile en telles opportunités. Des empires gigantesque avaient couvert des continents, avant de céder la place à d’autres plus magnifiques encore. En fait, ce monde possédait ce qu’il voulait. Il a donc, en toute arrogance, recréé le monde tel qu’il était.
Tsing Lee était un tendre, ce fut même à l’origine de sa première mort, la civilisation qui lui donna le jour n’étant pas spécialement portée sur la romance. Une fois Immortel, il a continué à diffuser son message d’amour et de paix sur la Terre. Cela ne l’empêchait pas de se battre quand il le fallait, après tout, il n’allait pas se laisser décapiter comme un vulgaire poulet, mais tout en parant et en contre-attaquant, il continuait à prêcher l’amitié à son adversaire. Peu écoutait, si bien qu’à force de se défendre, il a fini par être le dernier, et il s’est retrouvé avec le Prix sur les bras.
Il a réfléchi longtemps, repensant aux femmes qu’il avait aimées, à une biche dans un pré moucheté de fleurs, à une cascade poudroyante sous le soleil... Il allait pouvoir créer un monde idéal, où les hommes s’entraideraient, où la nature serait respectée... Mais en y repensant, si son monde avait des déserts et des guerres, il avait aussi des endroits si beaux et des âmes si pures que Tsing Lee ne pouvait se résoudre à les oublier ; et sa confiance en l’homme était telle qu’il croyait qu’en lui donnant une nouvelle chance, l’humanité ferait mieux qu’avant, qu’elle exploiterait plus la part de bien qui est en elle. Alors, par amour de ce qu’il contenait de beau et de bon, il a recréé le monde tel qu’il était.
Mais un jour il advint ce que qu’il pouvait advenir de pire, ce que des centaines de bons Immortels ont voulu empêcher, ce que des milliers d’Immortels neutres ont redouté. Krakenquaris Koblox a triomphé. Cet homme était le Diable, ou du moins ce que l’on peut imaginer de plus approchant, c’était comme si l’essence même des plus mauvais Immortels de tous les cycles s’était incarnée en lui. Dans son regard brûlait en permanence une haine globale, pure, paradoxalement presque affectueuse. A chacun de ses centenaires, il se vantait d’avoir ajouté un zéro au nombre faramineux de ses victimes. De nombreux challengers sont venus à lui, mais par malchance ou parce qu’il était réellement aussi puissant et invincible qu’il le prétendait, il les a tous défaits, un à un. A force, le Prix s’est retrouvé entre ses mains.
Gloire et jubilation. Il imaginait déjà le monde de cauchemar qu’il allait façonner, où des fleuves de lave couleraient sur des terres arides, où les peuples écrasés de maux et de misère ploieraient sous sa coupe inflexible, où chacun se prosternerait pour implorer quelques minutes de vie supplémentaire... Ah oui, c’en était bien fini des mondes équilibrés, un peu de mal par ci, un peu de bien par là. Il allait montrer à la face de l’éternité ce que ça faisait, un bad guy pur souche aux commandes !
Mais au tout dernier moment, alors que déjà les continents ravagés commençaient à prendre forme, une ombre se profila dans l’esprit du créateur destructeur. Plus qu’une ombre, un spectre, une prémonition. Il vit en un éclair le monde qu’il allait créer, sans plus rien à détruire qui ne soit déjà détruit, sans plus rien à voler qui ne soit déjà sien, sans plus rien à torturer qui ne souffre déjà. Un monde où, sans le bien, le mal ne signifiait plus rien. Alors par crainte de l’ennui, d’un geste las, en détournant presque le regard, il a recréé le monde tel qu’il était.
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