The show must go on

Frédéric Jeorge - Mai 2003
zarkass@gmail.com



        Ce qui devait arriver arriva. Après avoir essayé au cours des âges d’innombrables formes de gouvernement, du despotisme à la démocratie en passant par les dictatures, les monarchies plus ou moins parlementaires, l’impérialisme et l’anarchie, l’autocratie et l’oligarchie, la Terre a fini par s’unifier sous un gouvernement commun. Dans l’absolu, cela n’a pas changé tant que cela, il n’y a pas eu de révolution, de grand chamboulement des sociétés, juste une officialisation d’un état de fait qui durait déjà depuis des décennies. La médiacratie tenait les rênes. L’un dans l’autre, ce système ne fonctionnait pas plus mal qu’un autre, et il avait au moins l’avantage d’admettre ses torts. Oui on vous manipule, disait ce système, mais au moins vous le savez.
        Dans ce système, la publicité était reine, l’information princesse, le sport prince consort, et le roi incontesté se nommait divertissement.

        Dans ce monde contrôlé par les médias, les Immortels continuaient leur lutte, comme ils l’avaient fait sous le despotisme, la monarchie et la démocratie, sous les empires et les dictatures, et même au fond des déserts ou dans des endroits si peu peuplés que jamais le besoin d’un gouvernement ne s’était fait sentir. Mais ils étaient passés publics. Un secret comme l’immortalité ne pouvait éternellement en rester un, et il a éclaté au moment où la société était prête à les accepter. Le monde était redevenu polythéiste, les stars du cinéma et des stades étaient adulés comme des dieux vivants et continuaient par la magie de l’informatique à tourner des films bien après leur mort, les présentateurs stéréotypés des journaux, figés dans leur maquillage et leurs liftings, semblait ne plus vieillir depuis leur accession à la popularité, quand ils n’étaient pas simplement remplacés par leur doubles numériques, tandis qu’eux-mêmes allaient couler une retraite dorée alimentée de royalties et de droits d’auteurs ; alors tant qu’à faire pourquoi ne pas admettre de véritables Immortels ?

        Dans ce contexte, ils étaient devenus peu à peu des attractions comme les autres, entre les grands sportifs et les militaires connus. Leurs duels étaient surmédiatisés et diffusés en prime time, au point parfois de faire déprogrammer la finale d’un autre sport moins apprécié car moins sanglant et aseptisé par l’obsession sécuritaire générale. Les duels à mort, à l’épée, impressionnants et violents, accompagnés d’un spectacle pyrotechnique final, économique car sans aucun frais d’effets spéciaux, présentaient donc de nombreux avantages et servaient de défouloir au monde bridé dans ses instincts réprimés. Les cartes à collectionner à l’effigie des champions Immortels étaient particulièrement populaires, et les paris qui se prenaient avant chaque duel, après étude soigneuse de l’histoire et du palmarès des challengeurs, atteignaient des sommets inimaginables. En tout cas, les Guetteurs avaient rentabilisé au centuple leur investissement en collecte d’informations !

        A mesure que le temps passait, ces combats se faisaient plus rares et d’autant plus recherchés et médiatisés, tandis que le nombre d’Immortels déclinait inexorablement. On vit bientôt se profiler l’ombre de la fin. Ce n’était pas pour tout de suite, mais il fallait s’y préparer.

        En secret d’abord, puis de plus en plus ouvertement, une gigantesque bataille s’engagea, qui gagna rapidement le monde entier. Une lutte à coup de milliards, une joute d’influence au plus haut niveau, pour la négociation des exclusivités, du privilège de l’interview du vainqueur, la sécurisation des canaux de diffusion, la négociation des contrats publicitaires. Tous les coups bas, toutes les manigances furent déployées comme jamais auparavant, plus d’un assassinat stratégique fut commandité, mais le duel ne pouvait être éternellement repoussé.

        Une gigantesque arène fut bâtie en terrain neutre, un plateau couvert par des milliers d’yeux électroniques, cernés de dizaines de milliers de gradins, protégés par cent systèmes de secours, pour surtout que rien ne puisse interrompre cette diffusion historique. Ce duel allait être suivi par tous les humains de la terre ; jamais, jamais aucune émission n’avait réuni autant de spectateurs.
        Faute d’avoir pu trouver un accord, les abords de l’arène étaient dépourvus de panneaux publicitaires. A la place, de grandes surfaces bleues devaient être remplacées au coup par coup par les annonceurs des différents diffuseurs, une méthode ancienne sur le principe, mais que la mondialisation totale de la publicité avait rendu obsolète. Toutes les échelles étaient dépassées, rien ne se comparait à l’événement en préparation, le coût, les frais, les retombées, les dividendes, et quand même, par-dessus tout, le spectacle que ça allait être !
        Avec une finale sportive, ce n’est toujours que partie remise. Il y aura toujours d’autres tournois, d’autres équipes. Avec une guerre, la paix n’est toujours qu’un armistice, il y aura toujours d’autres ultimatums, d’autres armées. Mais là... c’était le dernier match, la dernière lutte, depuis le début des temps et jusqu’à la fin du monde.


        Le grand jour arriva. La Terre entière était paralysée, en attente. La cérémonie préparatoire fut grandiose, reléguant au rang de simple soirée entre amis les plus fabuleuses réceptions, les célébrations les plus impressionnantes du passé.
        Les deux adversaires montèrent lentement les marches menant à la vaste arène, leurs épées rutilantes à la main, accompagnés de la clameur rugissante du million de spectateurs directs et des milliards d’autres qui suivaient l’événement sur tous les écrans du monde.
        Peu à peu les cris s’apaisent, les bruits s’estompent, un silence assourdissant s’abat comme le couperet d’un jugement. S’ils n’étaient déjà habitués depuis longtemps à se battre en public, les derniers Immortels auraient sûrement le trac, mais les caméras et les gradins importent moins désormais que ce pourquoi ils sont nés et se battent depuis des millénaires, le combat final.

        Un pas après l’autre, ils gravissent le grand escalier, lents et graves, les doigts blanchis à force de se crisper sur la garde de leurs armes. Soudain, l’un deux trébuche. Trop de pression, trop de concentration, de peur aussi peut-être ? Toujours est-il qu’il manque une marche et bascule de côté. Dans la foule, personne ne rie comme on pourrait s’y attendre. Le moment est trop grave, ce n’est pas une maladresse qui va compromettre la puissance de l’instant. Mais emporté par sa chute, l’Immortel ne parvient pas à se remettre sur pied à temps et tombe, tombe et s’écrase au pied du grand escalier, bien moins majestueux du coup. L’épée que l’Immortel a lâchée saute au loin, et son tranchant parfait cisaille un câble qui se trouvait sur sa trajectoire. Le projecteur que retenait ce câble à son tour bascule sur son axe et se décroche de son support, avant de partir en vrille, retenu par sa seule alimentation électrique. Dans sa course désordonnée, ce projecteur cogne une caméra, qui tombe et percute violement l’un des gros filins d’acier qui maintient en équilibre au-dessus de l’arène un bouquet de microphones et d’appareils de mesure. Pendant un instant, plus rien ne bouge, puis le filin à son tour se rompt. La tension le fait claquer comme la corde d’un arc, mais il ne rencontre rien de spécial et s’étale au sol sans provoquer plus de dégâts.

        Les techniciens affolés vérifient en urgence tous les systèmes, mais rien de vital n’a été atteint, les équipements sont tellement redondants qu’ils pourraient en perdre les trois quarts et toujours être capables de diffuser la Rencontre.
        Le public reprend son souffle, suspendu tout le temps de l’incident, les premières blagues fusent malgré tout, mais dans l’ensemble le calme est maintenu.

        Tous les regards convergent alors à nouveau vers l’Immortel qui entre temps a atteint le sommet de l’arène et cherche son adversaire des yeux, quand un premier éclair jaillit de la fosse entourant la scène géante. Les yeux écarquillés d’horreur, les spectateurs les mieux placés distinguent alors le corps du maladroit écrasé au bas des marches, sa tête à quelques pas, proprement détachée par le filin d’acier.
        Le survivant reçoit en baissant les yeux le dernier quickening de l’histoire, tornade de lumière l’enveloppant et se répercutant en échos toujours amplifiés sur les gradins. A vaincre sans péril, on triomphe sans gloire, dit l’adage. Peut-être, mais combat ou pas, il est quand même le dernier, et il vient de remporter le Prix !

        Quand le formidable quickening se calme enfin, il ouvre les yeux, un sourire béat sur son visage noyé de larmes. Il lâche son épée et tend les mains vers les hommes qui l’entourent, ceux d’ici et ceux d’ailleurs, ceux d’aujourd’hui et ceux de demain.
        - Tout va aller bien maintenant, mes frères...
        Sa voix porte loin malgré la différence de volume avec le quickening, tant l’arène est plongée dans un silence surnaturel.

        Mais pourquoi ses frères humains ne rient-ils pas avec lui ? Il a le Prix maintenant, il va les aider, tout va s’arranger sur la Terre, et...

        Si les hommes ne sourient pas, c’est qu’ils viennent d’être privés du spectacle qu’ils attendent depuis des siècles, et qu’il est hors de question d’en rester là. L’un de ces anonymes au comble de la fureur ramasse l’épée abandonnée au pied de l’escalier. A défaut du spectacle qu’ils convoitaient, les hommes vont s’offrir en direct live le plus terrible lynchage de tous les temps.





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