L'Enfant
de la Porte

Frédéric Jeorge
Septembre 1997

 

Chapitre 1 - 2 - 3 - 4 - 5 - 6 - 7





-1-

Depuis quelques jours, la Porte est rouverte au fond de mon jardin. Elle est bien cachée, juste au pied des ruines du château, sous les branches d'un saule. Je l'entends, jour et nuit, elle m'appelle. Il faudra bien y aller à un moment ou un autre, ne serait-ce que pour la refermer. J'en ai parlé à Mathieu, à Lisa et à Abdel. Ils sont d'accord pour m'accompagner. Nous devons le faire.

 

La pendule du salon indique cinq heures. On sonne, c'est Lisa, ponctuelle, à son habitude, suivie presque aussitôt d'Abdel. Mathieu arrive quelques minutes après, un retard minime pour lui. Tous les quatre dans ma chambre, nous nous regardons sans mot dire. C'est inutile. Nous tremblons. Nous avons peur. Mais nous sommes déterminés.


Avant tout, laissez-moi faire les présentations. Moi, c'est Delsen. Treize ans, grand pour mon âge, cheveux noirs, yeux bleus, classique. Abdel est le cadet de la bande, il a à peine douze ans. Peau mate, yeux et cheveux de jais, un drôle d'accent et une maturité telle qu'il passe souvent pour plus âgé qu'il ne l'est. Mathieu a quatorze ans, mais lui, c'est un peu le contraire. Il ne cesse de faire le bébé et de se plaindre ; il a peur, en général. Mais nous savons d'expérience que l'on peut compter sur lui. Et il s'est bien amélioré depuis la dernière fois que... Et Lisa, treize ans comme moi, rousse autant qu'on peut l'être, petite et fine, vive et maligne comme une jeune chatte. C'est ma meilleure amie, depuis que nous sommes tout petits.

Ensemble, nous faisons les quatre cents coups comme disent les grands, semant joyeusement la pagaille dans ce petit bourg tranquille des Yvelines, et, entre autres occupations plus ou moins ludiques, nous avons sauvé l'humanité, l'année dernière. Nous pensions avoir gagné, mais la brèche est de nouveau béante. Plus grande qu'avant, plus dangereuse, plus tentante aussi.

Mes parents font des courses. Je laisse un mot sur le frigo pour dire que je suis chez Lisa. Chacun de nous en a laissé un équivalent, au cas où. Si nous revenons, ce sera dans moins d'une heure par rapport au temps tel qu'il s'écoule ici, mais on ne sait jamais.

 

A pas lents, nous nous dirigeons vers le fond du jardin, écartons fougères et branches basses pour accéder non sans quelques égratignures au mur de pierre qui ceint le parc du château voisin. Nous le longeons sur quelques mètres, et nous la voyons. Dans son linteau sans âge, entre des pierres sans nom, la Porte éclaire d'une lumière bleutée la terre sur son parvis, où rien n'a poussé ni ne poussera. Cet endroit est maudit entre tous. La Porte n'a ni poignée, ni serrure, ni même de consistance propre. En temps normal, elle n'est qu'un assemblage de trois planches de chêne vermoulues retenues par d'antiques ferrures rouillées, comme toute vieille porte de fond de jardin. Mais si quelqu'un - ou quelque chose - parvient à l'activer, ce portail insignifiant devient un passage entre le deuxième monde et nous.

Il peut paraître au premier abord un monde de conte de fée. Il est peuplé de nains, d'elfes, de vaillants guerriers, de licornes et de toutes sortes de créatures mythiques. Il y a des millénaires, plusieurs portes existaient sur la Terre, et les humains communiquaient par elles. Nombre de récits nous racontent les aventures de ceux qui y sont allés et parfois revenus, comme l'Odyssée, dont chaque détail est exact. Nous avons, à notre dernier voyage, rencontré un sage qui avait autrefois conversé avec Ulysse. Puis avec le temps, ces passages ont été oubliés ou détruits. Il y en avait par exemple à Alexandrie, mais il a brûlé ; à Pompéï où la lave l'a enseveli ; à Stonehendge où les druides l'ont condamné. Puis notre monde a perdu sa magie et son mystère. Certains hommes ont parfois fait le voyage récemment comme J.R.R. Tolkien, mais le secret se perd. L'année dernière, mes amis et moi sommes tombés dans un passage qui s'était rouvert, et nous avons pu ainsi déjouer les plans de conquête d'un tyran diabolique, au sens propre du terme. Par la même occasion, nous avons fait boucher les quelques entrées résiduelles, sauf une, aux États-Unis (les quelques créatures qui s'en sont échappées depuis 1947 font d'ailleurs croire aux extraterrestres).

Que celle de mon jardin se soit activée implique une chose : Ragor n'est pas mort, et il a récupéré assez de puissance pour ouvrir une porte. Il nous faut l'arrêter, avant qu'il ne soit trop tard.

Après un ultime regard, nous vidons nos poches de tout ce qui sera inutile là-bas, et que nous pourrions perdre : porte-monnaie, tickets de bus, billes, disquettes de jeux. Ensuite, nous déterrons le petit pactole que nous avions ramené de là-bas, plus comme souvenir qu'autre chose espérions-nous, puis nous serrons les dents, nous nous donnons la main, et nous sautons dans l'œil du tourbillon noir et bleu qu'est la Porte en récitant l'incantation millénaire.

Sors de la nuit de la mer et du temps,
Revis les légendes que porte le vent,
Va vaincre le mystère la faim le froid
Suis le soleil de l'oubli au pays d'Aâ.

 

 

- 2 -
Placer le marque-page ici

 

Un étrange goût de déjà-vu et de nouveauté inquiétante nous prend tous les quatre lorsque nous nous éveillons de l'autre côté. L'étonnement et l'incompréhension de la première fois cèdent la place à une ambiance de retrouvailles lorsque nous réintégrons avec fierté, il faut bien l'avouer, notre apparence du deuxième monde. Car il faut préciser que nous nous adaptons à l'environnement fabuleux d'ici. Nous sommes devenus des êtres à la mesure ou plutôt à la démesure de ces lieux.

Mathieu se relève le premier. Sa fourrure claire ondule sur ses jambes puissantes, surmontées d'un torse impressionnant portant des bras formidablement musclés et une tête qui tente bizarrement de sourire, avec une bouche démesurée aux dents pointues, des cornes luisantes. Ses petits yeux rouges, enfoncés loin dans des orbites macabres ont une expression douce qui contraste avec l'aspect général de la bête.
Son jogging s'est changé en cotte de mailles et en plastron de cuir épais, sa casquette est devenue un casque doré, il tient à deux mains une grande hache et une rapière pend à sa ceinture, décorée d'un crâne de jeune gobelin.

 

Un rayon de soleil vient frapper la souche sur laquelle s'appuie Abdel. Il étincelle, dans son armure d'argent massif. Lentement, il plante sa grande épée à deux mains dans le sol et ôte son casque d'or surmontée de grandes ailes d'aigle moulées dans le fer des nains de Thrumblow.
C'est lui dessous, tel qu'il sera peut-être à vingt-cinq ans, superbe prince maure au grand sourire et à la fine moustache.

 

Lisa ne se retient plus, se penche en avant et s'étire dans le soleil du début de matinée. Ses ailes duveteuses, longues de deux mètres chacune, semblent ne plus finir.
Sa chevelure flamboyante encadre le visage aussi parfait que le corps d'une superbe elfe des bois.

Un arc à l'épaule, un carquois elfique toujours plein dans le dos et une fine lance argentée à la main, elle décolle dans la brise et se pose délicatement au sommet d'un grand arbre inconnu pour voir l'horizon.

D'un bond, je la rejoins. Mon aspect n'est pas très flatteur, mais ce corps assez laid m'a plus d'une fois sauvé la vie, à moi ou à mes amis. Un visage saurien aux crocs si longs qu'ils reposent contre mon menton, la peau recouverte d'écailles vert sombre, formant une
véritable carapace souple dans le dos, capable de détourner sans me faire mal un coup d'épée ou une flèche ordinaire.
Des jambes assez puissantes pour me propulser à de grandes hauteurs ou me permettre de rattraper aisément un cheval au galop. Mes bras touchent le sol tant ils sont longs, et je m'en aide pour marcher ou courir, mais ils sont pourvus de griffes coupantes comme des rasoirs lorsqu'elles sont sorties, de même que mes pieds. Une longue queue bat fièrement dans mon dos, et outre mes dents et mes griffes, mon arme favorite est un long fouet que je porte pour l'instant en ceinture.

 

C'est cet étrange quatuor qui prend peu après la route du village que nous avons repéré au loin. Nous sommes arrivés cette fois dans les contrées du Nord, au pied de la chaîne des monts d'Azul, et ce village, comme le panneau à l'entrée l'indique, s'appelle Dun Modr.

Abdel et Lisa y entrent d'abord, et Mathieu les suit quelques minutes plus tard, après avoir fait un détour pour entrer par une autre porte. Autant éviter de montrer que ce Minotaure, cette elfe et ce chevalier sans monture sont ensemble, cela ferait pour le moins louche. Quant à moi, dans ma peau d'homme-lézard, dont le peuple vit retranché loin au nord, vers la Montagne Solitaire et la Lande Desséchée d'où vinrent les grands vers, j'évite les contacts avec la population. Ma race n'a pas bonne réputation, et l'on nous confond même parfois avec des orcs ou des grands trolls, alors que nous sommes certes cruels, mais pas fourbes et traîtres comme ces derniers, au contraire. Il est même arrivé que des seigneurs elfes ou humains engagent certains d'entre nous comme gardes du corps ou mercenaires.

 

Je grimpe rapidement au sommet du promontoire qui domine le village et saute avec souplesse dans la cour des écuries de l'auberge, avant de me cacher sur le toit, d'où je peux tout voir sans être vu.

Lisa se comporte comme la compagne d'Abdel, d'une part pour éviter d'être ennuyée, et pour faire mieux accepter leur duo. Les couples mixtes homme/elfes ne sont pas exceptionnels, alors autant en profiter. Ils se dirigent vers l'auberge qui me sert de poste d'observation pour y prendre une chambre en attendant de savoir précisément où nous sommes et qui a bien put activer la Porte. A l'autre bout de la grand'rue, Mathieu avance en balançant négligemment au bout des bras ses armes impressionnantes. Les guerriers humains comme les autres s'écartent prudemment de son passage. Seuls des nains du clan septentrional restent du même côté et le saluent respectueusement. Ils sont alliés des minotaures depuis les grandes guerres de Silus Tarr. Il leur répond d'un vague grognement, qui semble leur convenir tout à fait.

 

Nous sommes à l'aise dans nos rôles respectifs, mais lors de notre premier séjour, ce n'était pas brillant. Lisa savait à peine voler, je m'emmêlais les pattes dans ma queue, Mathieu avait une fâcheuse tendance à se cogner les cornes partout, et Abdel un mal fou à monter et démonter son armure ; mais nous avons du apprendre, par la force des choses, et cela nous est resté. Comme convenu, Lisa et Abdel ont demandé une chambre sous les combles. Cela a un peu étonné, ces logements n'étant pas les meilleurs pour un chevalier et sa dame elfe, mais comme il a payé autant que pour les pièces avec balcon et vue sur la place, on ne fit pas de commentaires. Dès qu'ils y sont seuls, Abdel, du bout de son épée, ouvre le vasistas et je me glisse à leurs côtés. Mathieu ne doit pas les rejoindre, pour ne pas risquer d'être vu ensemble.

Le soir vient. Je me couche sur une paillasse, derrière la porte, tandis que ceux qui sont resté présentable descendent dîner dans la salle commune. Mais j'ai faim, et ils tardent à me monter à manger. Cédant à mon instinct, je remonte sur le toit en prenant soin de laisser la fenêtre ouverte et en quelques bonds j'ai déjà quitté le village pour courir dans la forêt proche. Mon corps est fait pour la montagne avant tout, mais il fait aussi des merveilles en terrain couvert et accidenté comme en sous-bois. Moi qui suis d'ordinaire calme et gentil, et qui mange juste assez de viande pour faire plaisir à maman, je me surprends à égorger une biche au clair de lune comme un vulgaire loup-garou.

Lorsque je regagne la chambre, mes amis sont couchés. L'armure d'Abdel bien rangée au pied de son lit, Lisa de côté à cause de ses ailes. Mais l'un et l'autre ont la main posée qui sur la garde de l'épée, qui sur le manche de l'arc, un poignard sous l'oreiller. Il y a des habitudes qu'on reprend vite. A mon tour je me roule en boule, la queue autour de moi, perché dans l'ombre sous la charpente.

 

 

- 3 -
Placer le marque-page ici

 

Ce corps demande peu de sommeil, aussi malgré mon retour tardif suis-je le premier éveillé le lendemain. Le soleil pénètre par la fenêtre ouverte et, ricochant sur l'armure, illumine toute la pièce de reflets d'or et d'argent. Lisa se réveille à son tour, et de deux coups d'ailes, elle me rejoint sur ma poutre. Doucement, elle passe un bras autour de mon cou écailleux et s'appuie contre mon épaule. Elle connaît ma vraie apparence, mais pour la plupart des gens je ne suis qu'un monstre hideux. Elle est belle, avec ses cheveux de feu et son air mutin, et j'éprouve des sentiments qui ne sont pas de mon âge. J'envie aussi Abdel d'être devenu un superbe jeune humain au lieu d'une brute saurienne, mais on n'y peut rien. Et puis, cela n'a pas que des inconvénients.

 

Dans un dernier craquement de bois, Abdel se redresse sur son lit, et je me laisse tomber au sol tandis que Lisa papillonne au travers de la pièce. Rapidement, ils me mettent au courant des événements de la veille. Maussade, Mathieu dînait dans un coin déserté d'un morceau de viande au moins aussi gros que son corps habituel tandis qu'Abdel s'enquérait des nouvelles du monde, prétextant qu'il revenait d'un long séjour chez les elfes sylvains.

Comme toujours, les gobelins semaient la terreur dans les hautes terres de l'Ouest, les nains forgeaient le métal et les elfes chantaient les exploits des héros des temps anciens. Les hommes guerroyaient, les sorciers jetaient des sorts, et les dragons veillaient sur des trésors inimaginables... La routine. Il y avait en revanche du nouveau sur les rives de la grande mer dans la région de Lordaeron. Un grand seigneur formait une armée gigantesque composée uniquement d'humains. C'était ridicule, l'histoire avait suffisamment montré qu'une armée sans quelques troupes d'archers elfes ou des nains démolisseurs réduisait inutilement ses chances, mais il n'en tenait pas compte. "Mais un beau et vaillant chevalier comme vous pouvez y tenter votre chance, mon prince..." avait dit l'aubergiste. Par ailleurs une querelle avait éclaté, et l'un des combattants s'était écrasé sur la table où Mathieu finissait de manger. A vrai dire, il était même passé au travers de la table et s'était empalé sur le sabre du minotaure. Il n'y était pour rien, mais c'était un prétexte rêvé pour refuser de le garder plus longtemps. Ce n'est pas que sa race soit mauvaise, mais les gens ne l'aiment pas, et s'ils n'osent refuser quelque chose au premier abord, la moindre occasion sert d'alibi. Il avait donc payé sa chambre la veille au soir et était sensé quitter le village dès ce matin.

La piste était vague mais c'était mieux que rien. A quoi pouvait servir une armée d'humains ici, si ce n'était pour partir discrètement à l'assaut d'un monde où il n'y a qu'eux, le notre ? La personne à la tête de ces troupes ne devait pas se rendre compte que l'autre monde a bien évolué depuis deux ou trois mille ans et qu'il ne risquait plus de le conquérir à coup d'épée et de flèches. Pour savoir, les options étaient peu nombreuses. Il fallait y aller et qu'au moins Abdel s'y enrôle, éventuellement Mathieu et moi comme mercenaires, si on voulait bien de nous.

 

Nous nous mettons en route, chacun de notre côté, et nous nous retrouvons à quelques lieues du village pour continuer le chemin ensemble. Abdel a acheté un cheval, accessoire indispensable de son statut de chevalier d'argent. Pour se reposer, le vol étant quand même fatiguant, Lisa voyage en croupe, Mathieu court à côté sans plus d'effort que s'il se promenait. Pour ma part, je me déplace parallèlement à eux, dans la forêt, derrière une crête ou en avance, pour reconnaître le terrain et prévenir d'une embuscade de brigands, toujours possible, même contre des guerriers comme nous. Le pays est calme, mais des hordes errantes agissent un peu partout, au hasard des chemins. Notre tâche est trop lourde pour nous permettre de nous faire dépouiller de notre argent et nos armes.

Le soir approche après une journée monotone. Le temps a fraîchi, le chemin est toujours identique, et il y a peu de passage. Nous avons seulement croisé un groupe de pèlerins, puis sept nains qui rentraient de la mine. A chaque fois, Mathieu s'est caché dans les buissons avec moi. Inutile de nous faire remarquer, l'équipage Abdel et Lisa est assez frappant comme cela. Nous nous arrêtons pour bivouaquer dans une grotte, quelque part dans les montagnes. Mathieu réunit du bois mort pour un feu que Lisa allume grâce à ses quelques pouvoirs elfiques tandis qu'Abdel s'occupe de son cheval. Pendant ce temps, je chasse, à main nue, tant qu'à faire. La nuit est déjà tombé et les flammes crépitent dans le froid qui s'installe lorsque je rapporte un sanglier, fraîchement égorgé. En le coursant, j'ai remarqué un autre campement plus loin dans le bois. Je laisse la bête que j'ai bien entamée sur le retour, comme une baguette en revenant de la boulangerie, et repart dans le noir. Mes yeux n'y voient pas très bien, mais j'ai d'autres sens qui compensent et me permettent de me déplacer sans le moindre bruit ni la moindre odeur, comme le prédateur que je suis.

Je saute dans un arbre dont une branche s'avance au dessus du foyer et écoute les conversations. Il y a là quelques hobbits, bien loin de leur vallée natale, une petite dizaine de nains et un humain enveloppé dans une cape sombre. Ils discutent avec animation, et leur récit est émaillé de fragments de chansons et de grands gestes pour appuyer leurs dires. L'homme ne dit rien. Soudain il lève les yeux vers moi, et fait un geste de la main. Un éclair dans mon dos me fait sursauter et la branche sur laquelle je suis assis, pourtant solide, se détache comme une brindille, je tombe sur le dos au beau milieu du cercle des campeurs.

 

Aussitôt, ils sont tous debout et me pointent leurs courtes mais tranchantes épées sur la gorge. Prudemment, un vieux hobbit aux cheveux blancs s'avance au milieu d'eux.
- Pouah, un homme-lezard ! Je les supporte pas, ils me donnent de l'urticaire, jeta un jeune nain avec une grimace de dégoût. Je pourrai sans doute me débarrasser d'eux, mais je ne voudrai pas les blesser ou les tuer pour rien. Après tout, c'est moi qui les espionnais.
- Qu'est-ce qu'on en fait Frodon ? On le tue ? demande un autre nain au hobbit.
- Attendons d'abord de voir ce qu'il veut. Rappelez-vous ce que disait mon oncle "ne tue pas si tu n'es pas menacé". S'il avait tué Golum lors de sa rencontre, il n'aurait jamais eu l'Anneau. Alors, étranger qui es-tu ?
- Je m'appelle Delsen, et je ne vous veux aucun mal. J'ai juste vu de la lumière de votre feu et j'ai voulu savoir qui était là, c'est tout.
- Tu parle bien pour un homme-lézard, et tu es très loin de chez toi.
- Je participe à une quête essentielle pour les miens. Mais, pardon, êtes-vous Frodon Sacquet, neveu de Bilbo Baggins, qui accompagna Thorïn Oakenshield et ses nains dans la quête du trésor de Smaug ?
Je leur aurais offert un trésor équivalent que je n'aurais pas fait plus d'effet. Les gardes mollissent, Frodon ouvre toute grande la bouche. L'histoire de Bilbo est connue dans la contrée, mais moins que chez nous grâce aux livres de Tolkien, et en tout cas qu'un être comme moi, réputé sauvage et isolé dans des montagnes inaccessibles connaisse même son héritier a de quoi surprendre. Les nains s'écartent pour laisser passer l'homme qui m'a fait tomber de l'arbre par sa magie. Il parait beaucoup plus grand, et il tient un bâton noueux dans une main toute aussi desséchée.
- Qui êtes-vous réellement ? Delsen n'est pas un nom saurien, et comment connaissez-vous ces détails. Espionnez-vous, et pour qui ?
Je n'écoute pas ses questions, mais regarde fasciné ses yeux sans pupille, dans un visage dévoré d'une grande barbe blanche. Je ne peux me retenir et lâche imprudemment :
- Gandalf le Gris ! Devenu Gandalf le Blanc après la fin du roi sous la montagne... Même lui perd de sa majesté tant son étonnement est grand.
- Nul ne sait cela... Même Bilbo et Frodon l'ignorent, comment diable... Il n'y a que le maître des Aigles qui...

Cf. Bilbo le Hobbit et Le Seigneur des Anneaux, de JRR Tolkien

Je comprends que j'ai fait une gaffe. Profitant de la stupéfaction générale, je bondis droit vers le ciel de toute la puissance de mes jambes, et j'agrippe une branche proche, puis, d'arbre en arbre, je m'éloigne rapidement, dans la direction opposée à notre propre campement, mais de toute façon, ils ne cherchent pas à me suivre. M. Tolkien a fait un superbe travail d'enquête et de reconstitution historique, et en savait probablement plus que chacun des personnages eux-mêmes. Il a du interviewer des témoins de cette époque glorieuse, et l'a ainsi reconstitué à la façon d'un historien.

 

En faisant un grand détour, je regagne le campement. Comme la veille ils dorment déjà. Ils m'ont mis de côté des morceaux de sanglier rôti, mais je dois dire que je préfère la chair crue, encore tiède et imbibée du sang de l'animal. Un comble pour moi qui d'ordinaire n'accepte la viande que bien cuite. Je ne dors pas cette nuit là. Mes amis ont omis de laisser quelqu'un en veille, et il faut bien que je me dévoue, la région n'est pas si déserte que cela, et de plus, j'ai dormi au moins cinq heures la nuit précédente. C'est énorme pour un homme-lézard.

L'aube vient, et Mathieu se lève en grognant, imité par les autres. J'ai ravivé le foyer et leur distribue les restes du gibier d'hier en guise de déjeuner tout en leur racontant ma rencontre.
- Ils devaient faire une sorte de pèlerinage au pays brûlé, sur les traces de Bilbo, je pense. C'est devenu une tradition. Mais j'ai fais une erreur en montrant que je les connaissais si bien. Ils doivent se poser des questions, mais c'est trop tard.

Peu après, nous nous remettons en route.

 

 

- 4 -
Placer le marque-page ici

Une semaine plus tard, nous arrivons en vue de Mirkwood la grande, une gigantesque forêt qui barre les terres sauvages, frontière végétale entre l'ouest et l'est. Elle est beaucoup plus sûre depuis quelques décennies, mais sa traversée reste périlleuse, et surtout celle des monts Brumeux, qui la précèdent et restent infestés de gobelins. Pourtant, c'est un passage obligé, et il nous faudra au mieux trois jours pour ce faire. Les contourner prendrait plusieurs mois, nous n'avons pas le temps.

La première nuit se passe sans encombre. Pour la suivante, les trois chevaux (Lisa et Mathieu en ont acheté aussi vu le trajet à parcourir) et nous quatre nous mettons l'abri d'un orage menaçant sous une avancée rocheuse formant un plafond naturel. Malgré les pouvoirs de Lisa, le bois est vraiment trop humide dans ces régions pour allumer un feu, aussi nous serrons-nous les uns contre les autres pour nous tenir chaud.

La lune est déjà haute dans le ciel lorsqu'un cri d'effroi me réveille en sursaut. C'est Abdel. Il est de garde, et dans la lumière blafarde, son armure luit d'un éclat sinistre. Il porte son heaume, et son épée au clair. Du sang coule de celle-ci, contrastant avec la blancheur laiteuse de la lame. Sans bruit, je dénoue mon fouet de ma taille. Un corps jaillit soudain de l'ombre en hurlant, et s'écroule, une flèche au travers de la gorge. Lisa est debout, et bande à nouveau son arc. Deux points rouges dans le noir m'apprennent que Mathieu est aussi réveillé. Ses cornes raclent le sol quand il se lève.

Mes écailles mates et mon absence d'odeur me rendent pratiquement invisible dans la nuit, et je m'esquive discrètement pour prendre l'ennemi à revers. Mes trois amis sont dos à dos, cernés par une horde de gobelins nocturnes et affamés, mais qui hésitent devant les cadavres des deux téméraires qui s'étaient risqués à charger. Je sais d'expérience que ce répit ne va pas durer, et qu'il faut les attaquer les premier pour ne pas être submergé par le nombre. Je repère un petit groupe de six jeunes qui s'éloignent apparemment pour nous contourner et nous frapper par-dessus. Mais je les attends sur le chemin, en un endroit étroit ou ils ne peuvent passer qu'un à un. Laissant faire mes instincts de prédateur, je les laisse passer, puis, de mon fouet aussi coupant qu'une lame de poignard, je décapite presque le dernier. Il s'effondre dans un râle. Ses compagnons, terrifiés, veulent fuir. Ils n'ont pas vu d'où venait le coup, et tombent juste dans mes griffes. Le combat est bref, mais brutal. J'ai l'avantage et j'en profite. Lorsque je redescends, les autres sont passé à l'attaque. Abdel et Mathieu contiennent l'avancée des Gobelins tandis que Lisa, sur une hauteur, décoche de façon ininterrompue ses flèches mortelles. Je prends les attaquants à revers, les jetant les uns sur les autres. Se voyant submergés, ils fuient, et nous ne les poursuivons pas.

 

Mathieu, malgré son bouclier, a pris un méchant coup au bras et saigne abondamment, et tandis que Lisa utilise ses pouvoirs de guérison, Abdel et moi levons le camp. Par crainte de représailles, nous allons prendre le risque de continuer la route de nuit. D'ailleurs l'aube n'est pas loin.

Quand le jour se lève, nous devons paraître effrayants à qui nous croiserai. Je nous imagine un instant aller à l'école comme cela. Couverts de sang, une flamme meurtrière dans les yeux, les armes à la main. Les Gobelins ont du passer le mot que mieux valait ne pas trop s'attaquer à nous. A quatre et pris la nuit par surprise, nous avons décimé la troupe, laissant derrière nous une cinquantaine de corps, avec pour tout bilan une blessure au bras chez nous. En tout cas le reste du périple se passe sans mauvaise surprise.

La traversée de la forêt de Mirkwood ne posa pas non plus de problème particulier, mais c'est en regagnant les plaines, une semaine après, que les choses se gâtent. Nous sommes arrivés, épuisés par ce voyage, dans un village à dominante humaine, et, lassé de me cacher toujours, j'ai décidé de prendre une chambre à l'auberge comme tout être civilisé. Je porte une grande cape et un pantalon ample, pour me donner une apparence moins repoussante aux yeux des hommes, mais mon visage ne trompe pas.

A notre habitude, nous sommes arrivés séparément au village, et nous ne montrons pas que nous nous connaissons. Malgré les regards haineux qui m'accompagnent depuis mon arrivée, je m'assieds à une table isolée dans l'ombre. Je suis de fort mauvaise humeur, et commence à regretter de n'être pas resté dans la forêt. Le tenancier ne vient pas me voir, il faut que je l'appelle à plusieurs reprises pour qu'il daigne s'approcher de moi. Tout en évitant de trop montrer mes crocs, je lui demande un repas et une chambre.
- Pour manger, t'as qu'à aller dans la porcherie. Et j'ai plus de chambre. File de mon auberge ou j'appelle la milice.
Je tente de garder mon calme, mais je crains de ne pouvoir tenir longtemps.
- Je suis dans mon droit, et n'ai rien fait de mal. Apportez-moi à manger tout de suite. Je peux payer si c'est ce qui vous inquiète.
L'homme se retourne en s'esclaffant et en prend la salle à partie.
- Vous entendez ça les gars ? Le crapaud baveux n'a rien fait de mal, gna gna gna...
Ma patience est à bout. Tant pis, je craque. Poussant un rugissement je bondis de ma chaise sur le pauvre homme, toutes griffes dehors. Je ne le tue pas, mais le plaquer au sol avec de telles armes sorties le laisse en assez mauvais état.
- Eh, ne m'abandonnez pas les gars !
Quelques clients se lèvent et tirent qui une hache, qui une épée, qui des tessons de bouteilles. Ils ne manquent pas de cran de s'attaquer ainsi à moi. Retenant la leçon, je rentre mes griffes et me contente de frapper du plat de la main. Je suis bien plus rapide dans mes mouvements qu'un simple humain, et avant tout je les désarme. Deux abandonnent tout de suite, les autres se mettent en garde. Ils doivent être en manque de bagarre pour réagir comme ça. Le premier coup de poing fuse et s'écrase contre mon visage. J'entends distinctement les os qui craquent contre mes dents qui dépassent. Celui qui m'a frappé hurle de douleur. Inutile de rester, je n'aurai pas gain de cause, et comme je ne veux pas les tuer, il vaut mieux partir. En quelques mouvements, j'envoie ces téméraires s'écraser dans les tables ou derrière le comptoir et sort, la tête haute.
Je considère cela comme un échec d'intégration, mais je n'y suis vraiment pour rien. Perdu dans mes pensées, je ne vois pas les hommes en noir s'approcher, ni le filet tomber. Il est déjà trop tard lorsque je réagis, je suis prisonnier.

Ligoté très serré, enchaîné au fond d'une geôle, j'ignore ce qui se passe et pourquoi on m'a mis là. Je n'ai rien eu à manger depuis deux jours, et mon estomac crie famine. C'est intolérable, mon peuple à beau vivre retranché et loin d'ici, nous sommes quand même des gens libres et doués d'intelligence !

Lorsque enfin on vient me chercher, pour me juger, je pense, les gardiens me manipulent de loin et se gardent bien de m'ôter mes liens. Ils me conduisent dans une petite pièce et sans que je sache comment les cordes et les chaînes qui me retenaient tombent à mes pieds. La suite est très floue dans mon esprit.

Je suis poussé dans une sorte d'arène très lumineuse qui brûle mes yeux de prédateur nocturne. Une créature est en face de moi, immense, atroce, et terrifiante, même pour moi. Elle fait bien quatre mètres de haut, et est couverte d'une immonde fourrure noirâtre. Je ne sais pas ce que c'est, mais ce ne doit pas être très amical. Cette impression est vite confirmée : la brute saute sur moi en bavant comme un loup affamé. Des cris tout autour me font prendre conscience de la présence hostile de centaines de spectateurs avides de combats et de sang sur les gradins. Au dernier moment j'évite l'assaut en sautant très haut pour retomber quelques pas plus loin. Surprise, la bête se retourne et me fonce à nouveau dessous, la tête baissée, pointant vers moi trois cornes menaçantes. A nouveau je l'évite vers le haut, mais cette fois-ci elle a prévu l'esquive et se redresse brusquement juste quand je détends mes jambes.

La partie bombée de sa corne centrale m'atteint en plein ventre et m'envoie encore plus haut. Je chute violemment sur le dos, le souffle coupé. Il faut pourtant que je me relève : le monstre revient à la charge, et si je ne bouge pas, il va me piétiner !

Je roule de côté et me relève péniblement. Je ne pourrai pas l'éviter ainsi éternellement, mieux vaut passer à l'attaque tant que je le peux. Je n'ai plus mon fouet, et cette chose doit avoir une peau trop épaisse pour mes crocs. Il me reste mes griffes, mais je crains que cela ne soit un peu juste.

Je fais face au monstre qui charge. Je feinte de me baisser pour sauter, entame le mouvement, et comme prévu il se redresse pour frapper de ses cornes, mais je ne décolle pas et lui plante mes deux mains dans le visage.

Fou de rage, ivre de douleur, aveugle et couvert de sang, il court en tout sens, se cogne contre les murs de l'arène, charge au hasard. Je l'esquive une fois de plus comme le ferait un toréador et l'égorge au passage. Cela me casse une griffe, tant son derme et ses tendons sont durs, mais dans un dernier sursaut, il s'écroule, mort. Sur moi.

Je n'ai pas pu l'éviter. Sa masse énorme pèse sur mon corps meurtrit. J'étouffe sous les flots de sang noir qui ruisselle sur mon visage, lorsqu'enfin, quelques chevaux et les organisateurs tirent le cadavre puant vers une fosse lointaine, me libérant à temps.

 

Je me relève péniblement. Tout mon corps me fait mal, surtout mon doigt à la griffe brisée et mon ventre. Je vacille, j'ai du mal à tenir debout, et les hurlements qui emplissent le stade me vrillent les tempes. Un homme approche discrètement et s'apprête à m'entraver de nouveau, mais une flèche lui perce le cœur. Il s'écroule sans un bruit. Alors ma vue s'affine, c'est comme si je zoomais sur un point précis des gradins. Abdel est là, Lisa vole au-dessus de lui, elle a tiré d'en haut. En un effort surhumain, qui me stupéfie moi-même, je repousse ceux qui veulent me reprendre, et je cours, très vite, avant de sauter aussi haut que possible. Lisa me rattrape au vol, et comme elle ne peut pas voler avec une telle masse dans les bras, elle se laisse glisser le long du vent, en vol plané, jusqu'à une forêt proche. Mathieu nous y attend, avec une charrette. Lisa me cache sous la paille, s'y blottit avec moi, et nous nous ébranlons. A partir de ce moment, je n'ai plus conscience du monde autour de moi.

 

 

- 5 -
Placer le marque-page ici

Quand je m'éveille, je suis allongé dans de l'herbe fraîche, à proximité d'une cascade. Ma main est bandée, et une ligature de bois et de feuillages protège mon abdomen meurtri. Lisa, quelques pas plus loin, dort appuyée sur son arc, ses ailes repliée autour d'elle comme un cocon. Sans l'expliquer, je sens cet endroit sûr ; je me laisse retomber doucement sur ma couche végétale et me rendors.

 

La fois suivante, je m'éveille en sursaut. La nuit a commencé à tomber, et déjà des milliers d'étoiles brillent au firmament. Une lumière chaude troue la relative obscurité des arbres alentours, et des rires, des chants se font entendre, plus mélodieux que tout ceux que j'ai pu entendre jusqu'alors sur terre ou dans ma vie. Sauf une fois. Chez les elfes du sud lointain. Il n'y a qu'eux pour produire de tels sons...

A ma grande surprise, je découvre que je suis en état de me lever, aussi je me dirige à pas lents et précautionneux vers le foyer.

Un immense feu de joie illumine la prairie. Des tables sont dressées et portent un banquet végétarien. Partout, au sol comme dans les airs, des centaines d'elfes festoient. L'un d'eux se pose à mes côtés. C'est Lisa. Après s'être assurée que j'allais bien, elle me raconte ce qui s'est passé depuis mon enlèvement. Abdel a réussit à se faire enrôler dans l'armée d'humains qui se forme sur les rives de Kadatheron, mais ils y ont refusé Mathieu. Alors celui-ci a mené son enquête pour savoir ce qui était le chef de ces troupes, sans résultat pour l'instant. Quant à elle, elle s'était occupée de moi. Mes blessures étaient graves, mais grâce à l'habileté et aux pouvoirs de nos alliés elfiques, je devrai être complètement rétabli d'ici quelques jours. De plus, les elfes ont envoyé un émissaire prévenir les hommes-lézard de la façon dont les hommes du sud traitent leurs représentants. Des représailles sont à prévoir. Je n'ai pas voulu ceci, mais les humains le méritent. Est-ce donc dans leur nature même que de toujours être intolérants envers ceux qui sont différents?

 

Cinq jours plus tard, un gnome messager mandaté par Abdel vint nous transmettre un avis de rendez-vous avec lui, le soir même à proximité de la base militaire ou il logeait.

Il nous introduisit par une petite porte à l'intérieure de la forteresse où vivait le chef de cette armée. Comme nous l'avions pressenti, c'était Ragor. Avec l'aide de je ne sais quelle puissance obscure, il s'était échappé de sa prison de temps et de mots, et ne pensait qu'à se venger de l'affront que nous lui avions fait subir, avec l'aide des elfes et des nains, pour la survie de l'humanité de la terre.

 

Il a usé ses derniers pouvoirs pour rouvrir la porte mais ne sait pas où la brèche s'était formée. Il envoyait donc partout des hommes à lui pour la trouver. En attendant, il consolide son armée.

Bien sûr, maintenant qu'il n'a plus l'appui des grands démons et des djinns, qu'il a perdu ses pouvoirs, il est bien moins dangereux, et ce n'est pas quelques chevaliers en armure qui peuvent menacer notre monde entier, mais je n'ai quand même pas envie de voir ces troupes médiévales débarquer dans mon jardin !

 

Abdel s'est arrangé pour soudoyer les gardes qui nous laissent passer sans trop de problèmes. Nous nous retrouvons bientôt dans un escalier en colimaçon, approchant le somment du donjon. Nos armes au clair brillent d'un éclat morbide. Cette fois, il faut se débarrasser de Ragor pour de bon, avec des techniques bien terrestres.

J'égorge un vigile tandis que Lisa en poignarde un autre. Ceux-là lui sont dévoués, mieux vaut éviter de sonner l'alerte générale.

Mathieu, la tête et les cornes en avant, défonce la porte de la grande pièce où trône Ragor. Aussitôt, trois gardes dégainent et avancent vers nous. Presque en même temps, une flèche, un couteau et la pointe acérée de mon fouet fusent et les abattent.

Nous sommes trop près du but pour être arrêtés maintenant. Chacun a en tête les images de nos amis elfes ou humains tombés durant la guerre contre ses troupes du mal, l'année dernière. Il se lève, terrifié, et le messager à qui il parlait tente de s'enfuir. Il s'écroule un peu plus loin, une flèche en travers de la gorge. Il est seul avec nous à présent, et nous l'acculons contre un mur. Il ne peut appeler personne, et nous sommes plus résolus que jamais. A ce moment, il ressemble plus à un vieillard qu'à un grand sorcier, mais il est vrai qu'il n'a plus aucune influence. Alors que, toutes griffes dehors et poing levé, je m'avance vers lui, il lève haut son bâton maléfique où ne brille plus qu'une faible lueur, tout ce qui reste de sa puissance déchue, et un éclair déchire la salle, nous aveuglant.

Quand je peux voir à nouveau, il est avachi sur son trône, les mains tremblantes, un filet de bave au coin des lèvres, marmonnant tout seul. Dans son bâton, seules des ombres demeurent.

 

A présent, il est inoffensif, ce n'est plus qu'un vieil homme sénile. Dans un geste proche du suicide, il a vidé d'un coup ce qui permettait de survivre et de commander comme quelqu'un plus jeune de quelques siècles contre moi. J'ai reculé de plusieurs pas, et n'y tenant plus, Abdel abat sa grande lame. Ce n'était plus nécessaire, mais il nous a fait trop de mal, sans parler de ses exactions et des horreurs commises en son nom dans tout le royaume et au-delà. Avec un bruit mat, l'épée d'argent se plante à travers lui dans le dossier du siège. Ragor était déjà si sec que c'est à peine si un filet de sang vient en tâcher le velours. Notre tâche a finalement été minime, il ne pouvait plus grand chose, mais tant pis, nous devions le faire en souvenir de ceux qui sont trépassés.

Lisa se retourne vers moi et pousse un petit cri, imitée par les deux autres.
- Ben quoi ? lui demande-je.
Abdel me paraît immense, Mathieu impressionnant par sa stature et les ailes de Lisa interminables. Et ma voix me semble étrange aussi, alors que d'ordinaire je suis de loin le plus grand, faisant plus de deux mètres trente de la tête au bout de la queue.

Je connais la voix avec laquelle j'ai parlé c'est...

Je tends les mains devant moi et constate avec horreur que sont bien mes mains, mais pas celles, vigoureuses, écailleuses et musclées d'un homme-lézard. Ce sont mes mains fines et blanches de petit garçon. Inutile de chercher un miroir ou de me toucher le visage pour comprendre que Ragor m'a rendu mon apparence de chez moi.

 

 

- 6 -
Placer le marque-page ici

Depuis trois semaines, nous remontons vers le nord, vers la Porte, vers chez nous. Je voyage en croupe devant Lisa, mais il ne fait pas bon vivre dans ce monde quand on n'est qu'un petit homme perdu sur les routes de Mirkwood ou des terres brûlées. Moi qui était le plus fort, le plus grand, je pèse à peine le poids de l'épée d'Abdel, je suis incapable de bander un arc. J'avais la peau dure comme une cuirasse, j'ai des escarres à cause de la selle et des bleus quand je me cogne contre Mathieu. Je pouvais ne dormir que cinq heures toutes les deux nuit et être en forme, je suis à présent trop fatigable pour tenir une garde efficace.

Je rage d'être dans cet état de faiblesse, du moins si tôt. Mes amis et moi avons vécu la même chose à notre dernier retour, mais nous étions chez nous au moins. Lisa se sentait lourde, collée au sol, Abdel tout petit, Mathieu faible et méprisé par les adultes... Cela est normal, mais être là, et n'être qu'un poids mort, ne pouvant ni chasser, ni me battre, alors qu'à moi seul je décimais des hordes de gobelins est vraiment frustrant.

 

Enfin, le terme de notre périple arrive. Nous n'avons pas réalisé cette fois-ci de hauts faits de guerre ou libéré des régions opprimées du joug d'un tyran mais simplement précipité la fin d'un vieillard, certes maléfique, mais déclinant et somme toute inoffensif, ne se rendant pas compte que ce qu'il visait était désormais hors de sa portée.

La Porte est là, tranquille, dans son écrin de feuilles et de mousse. Tout est si calme que même les remous du tourbillon noir et bleu du passage semblent dormir. Après un dernier regard autour, après avoir une dernière fois qui voleté, qui dégainé son épée, qui soulevé un roc de deux quintaux comme un vulgaire caillou, nous nous donnons la main et plongeons dans l'œil de la Porte.

 

 

- 7 -
Placer le marque-page ici

A genoux dans la terre humide, Mathieu se relève et visse sa casquette à l'envers sur son crâne. Luttant contre le réflexe de se frotter des cornes qu'il n'a plus, il ramasse les objets que nous avions laissés en partant.

Doucement la Porte s'éteint. Ce n'est déjà plus qu'une vieille porte vermoulue donnant sur le parc du château municipal. Lisa remet de l'ordre dans ses cheveux de feu, Abdel palpe sa cotte de maille redevenue T-shirt. J'entends ma mère qui m'appelle depuis la maison. D'après l'une de nos montres, nous sommes partis depuis bientôt deux heures.

A mon tour, je m'ébroue et me dirige vers mon logis. Lisa me crie quelque chose mais je ne l'entends pas : en quelques bonds, j'atteins la façade et l'escalade en plantant mes griffes dans le mur, puis je me glisse dans ma chambre par la fenêtre ouverte, manquant de me coincer la queue au passage. Dieu, que le plafond est bas, je n'avais jamais remarqué... Le chat fuit en me voyant. Il est vrai qu'il n'a pas l'habitude de voir un homme-lézard dans la force de l'âge.

 

Un homme-lézard... Oh mon Dieu !




Cette nouvelle vous a plu ?
Vous pouvez m'envoyer un mail pour en parler.
Vous pouvez aussi la télécharger ici au format Word 95.
Je vous demande simplement de ne pas la rediffuser
sans mon autorisation.